L'enquête publique du gouvernement canadien sur les femmes et les filles autochtones assassinées et disparues (ENFFADA) a publié son rapport final le 3 juin.
Fruit d'une enquête de trois ans sur les «causes systémiques de toutes les formes de violence – y compris la violence sexuelle − à l’égard des femmes et des filles autochtones» au Canada, le rapport fait référence à bon nombre des crimes que le capitalisme canadien et l'État canadien ont commis contre les peuples autochtones. Il s'agit notamment de leur dépossession violente, du système des pensionnats en vertu duquel des générations d'enfants autochtones ont été systématiquement séparées de leur famille et de leur culture, et de la Loi sur les Indiens, une loi raciste qui continue de réglementer la vie de centaines de milliers de personnes autochtones.
Cependant, le rapport occulte la responsabilité du capitalisme canadien et de l'élite dirigeante canadienne dans ces crimes. Dotée d'une politique raciale, de genre et d'identité autochtone, elle blâme plutôt une mentalité «colonialiste» et une «société blanche» pour un «génocide» en cours dont tous les Canadiens non autochtones sont complices.
Les «appels à la justice» du rapport de l’ENFFADA comprennent des demandes de financement accru pour le logement, les soins de santé et l'éducation des femmes, des filles et des personnes «2ELGBTQQIA (2 esprits, lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer, en questionnement, intersexuelles, asexuelles)». Des recommandations semblables ont été formulées dans le cadre des nombreuses enquêtes gouvernementales antérieures sur les conditions sociales horribles auxquelles sont confrontés la grande majorité des peuples autochtones du Canada. Invariablement, les politiciens bourgeois ne les ont pas mis en œuvre.
Les recommandations du rapport font également état d'une revendication réactionnaire de «maintien de l'ordre» en faveur de peines plus sévères pour les personnes coupables de crimes violents et d'une augmentation du financement de la police. Mais la plupart des «appels à la justice» – comme la revendication d'une représentation autochtone à la Cour suprême – visent à faire avancer les ambitions de l'élite autochtone, peu nombreuse mais influente, en lui accordant un rôle accru dans les institutions politiques et juridiques du capitalisme canadien et, plus généralement, un meilleur accès à la richesse et aux privilèges.
La fraude de la «réconciliation autochtone»
L’ENFFADA a été mise sur pied par le gouvernement libéral Trudeau peu après son arrivée au pouvoir en octobre 2015 dans le cadre de son programme tant vanté de «réconciliation» avec les Autochtones. Ce programme, dont l'une des pierres angulaires est l'engagement à construire une relation de «nation à nation» avec les peuples autochtones, bénéficie d'un large soutien du public. C'est parce qu'elle est perçue comme une répudiation de l'oppression historique des peuples autochtones du Canada et une tentative d'y remédier.
Malgré les discours des libéraux sur la «justice sociale» et l'«égalité», leur programme de «réconciliation» vise en réalité à soutenir le capitalisme canadien. Les libéraux, le parti du gouvernement préféré des grandes entreprises canadiennes au XXe siècle, ainsi qu'une grande partie de la classe dirigeante, voient l’appui d'une élite autochtone comme un moyen d'obtenir une «licence sociale» pour les projets d'extraction des ressources et les pipelines d'énergie, et d'ouvrir les terres autochtones traditionnelles à l'exploitation commerciale. Ils sont également soucieux de renforcer une élite autochtone de la petite bourgeoisie, composée de professionnels et de petits entrepreneurs, pour servir de tampon afin de réprimer le mécontentement social croissant chez les Autochtones, qui constituent une partie de plus en plus importante de la population active de l'Ouest canadien.
Cette volonté de «réconcilier» les peuples autochtones – les Premières Nations, les Inuits et les Métis – avec le capitalisme canadien est appuyée par le NPD et la pseudo-gauche de la classe moyenne supérieure. Lors d'une itération précédente, la promotion d'un leadership autochtone petit-bourgeois comme mécanisme de contrôle de la population autochtone avait également reçu l'appui des gouvernements conservateurs. Sous le gouvernement Mulroney, qui a tenté en 1992 de modifier la Constitution (l'Accord de Charlottetown), «l'autonomie gouvernementale» autochtone devait être reconnue comme un «troisième ordre» de gouvernement au sein de l'État fédéral canadien.
Cependant, dans le cadre de sa politique de restructuration des relations de classe et d’austérité dans l'intérêt des grandes entreprises, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a abandonné ce stratagème. Harper a snobé et intimidé l'élite autochtone et ses organisations, comme l'Assemblée des Premières Nations (APN), tout en sabrant des milliards de dollars dans le financement des soins de santé, de l'éducation et du logement des Autochtones.
La colère des autochtones contre le gouvernement Harper, et plus généralement les privations, les abus de l'État et la violence dont sont victimes les autochtones, a explosé dans le mouvement «Idle No More». Ces manifestations de 2012-2013 ont éclaté hors du contrôle de l'APN et des dirigeants autochtones officiels. C'est dans leur sillage que les appels à la tenue d'une enquête sur les mauvais traitements et la discrimination flagrante dont les autochtones ont été victimes de la part de la police et de la justice, y compris l'indifférence officielle face au sort du grand nombre de femmes autochtones assassinées et disparues, ont gagné en importance.
Lorsque le gouvernement Trudeau a mis sur pied l’ENFFADA, suivant une promesse électorale libérale de 2015, le World Socialist Web Site a prévenu qu'elle faisait partie d'un effort plus vaste de la classe dirigeante visant à utiliser la politique identitaire pour donner un faux visage «progressiste» au capitalisme canadien et cultiver le soutien de couches privilégiées de la petite-bourgeoisie, tout en imposant l'austérité au pays et la guerre à l'étranger. (Le Parti libéral du Canada lance une commission d’enquête sur les «femmes autochtones tuées ou disparues»)
Le capitalisme canadien, la dépossession et le dénuement social des autochtones
Au cours de ses deux années d'audiences publiques, l’ENFFADA a entendu des témoignages poignants de familles et d'amis de femmes et de filles autochtones assassinées ou disparues. Ils ont décrit en détail les mauvais traitements et la discrimination que bon nombre de leurs proches avaient subis de la part de l'État et ont témoigné du traumatisme et des difficultés que leur perte et l'indifférence impitoyable de la police et d'autres autorités leur causaient.
La pauvreté, l'itinérance, la myriade d'autres formes de privation sociale, la répression de l'État et le racisme font en sorte que les Autochtones sont la cible de la violence à des taux bien plus élevés que la population générale.
Au cours des dernières années, les Autochtones ont toujours représenté près du quart de toutes les victimes d'homicide, bien qu'ils représentent moins de 5% de la population canadienne. Les Autochtones – hommes et garçons, ainsi que les femmes et les filles – sont également incarcérés à des taux bien supérieurs à ceux de tous les autres groupes. Selon Statistique Canada, les jeunes Autochtones représentaient 46 % de toutes les admissions dans les services correctionnels pour les jeunes en 2016-2017, et les adultes autochtones 28% et 27%, respectivement, de toutes les admissions dans les services correctionnels provinciaux et fédéraux.
Le suicide et les blessures auto-infligées sont la principale cause de décès chez les membres des Premières Nations âgés de 44 ans et moins.
Les conditions sociales brutales auxquelles font face les peuples autochtones sont enracinées dans l'essor et le développement du capitalisme canadien. La propriété privée capitaliste et l'État-nation canadien ont été imposés, et consolidés par la dépossession et l'asservissement des peuples autochtones, la saisie de leurs terres et la destruction de leurs relations de propriété communale. Dans le cadre du «système des traités», les autochtones étaient transférés dans des réserves qui étaient privées de ressources essentielles et soumises au contrôle intrusif de l'État.
Aujourd'hui, la situation dans de nombreuses réserves des Premières nations ressemble à celle qui prévaut dans un pays en voie de développement. Beaucoup n'ont pas accès à l'eau potable, aux soins de santé et à d'autres services publics élémentaires.
Le rapport de l’ENFFADA critique de nombreuses mesures gouvernementales passées et présentes. Cependant, elle le fait dans le cadre d'un discours identitaire et politique qui jette le blâme sur les préjugés raciaux motivés subjectivement d'une «société blanche» piégée dans des modes de pensée «coloniaux» pour les mauvais traitements et l'oppression des peuples autochtones.
Le capitalisme, l'État canadien et ses principaux représentants sont, dans les faits, acquittés de leur responsabilité politique dans la dépossession et l'extermination d'une grande partie de la population autochtone. L'incompatibilité de la volonté de personnalités comme sir John A. Macdonald, principal architecte de la Confédération et premier Premier ministre du Canada, d'établir, de consolider et d'entretenir des relations de propriété privée, d'un océan à l'autre, avec des sociétés autochtones fondées sur des formes communautaires de propriété, est obscurcie. Au lieu de cela, le rapport accuse l'ensemble de la population «blanche» ou «colons», ignorant délibérément que la grande majorité des «colons» étaient des travailleurs sans ressources et de petits agriculteurs, eux-mêmes victimes de l'exploitation capitaliste.
De même, le rapport pointe du doigt l'ensemble de la population, c'est-à-dire les travailleurs de tout le Canada, pour le «génocide» en cours contre les femmes et les filles autochtones.
Prétendant que l'idéologie colonialiste raciste, et non le capitalisme, porte la responsabilité historique et actuelle du sort des peuples autochtones, le rapport de l’ENFFADA exige, au nom de «l’autodétermination» autochtone, que l'élite autochtone joue un plus grand rôle dans l'establishment canadien, ses institutions publiques et sa recherche du profit.
Ce programme réactionnaire, qui est tout à fait conforme au programme de réconciliation autochtone du gouvernement Trudeau, est couvert de déclamations contre le racisme (qui est entièrement détaché de ses racines sociales d'oppression de classe), et de rhétorique d’essentialisme nationaliste autochtone. Ainsi, le rapport déclare que «la “décolonisation” se définit comme un processus social et politique ayant pour but... de rétablir des peuples, des Nations et des institutions autochtones contemporains solides qui sont fondés sur les valeurs, les philosophies et les systèmes de connaissances traditionnels».
Les propos de Marion Buller, chef de l'ENFFADA et première juge autochtone de l'histoire de la Colombie-Britannique, illustrent bien sa tentative de faire passer la responsabilité du sort des autochtones de la classe dominante canadienne aux travailleurs. Interrogée après la publication du rapport sur ce que la population canadienne pouvait faire pour aider les autochtones à lutter contre l'oppression, elle a déclaré: «Se décolonialiser».
L'accusation de génocide et l'impérialisme des droits de l'homme
La réponse de l'establishment au rapport final de l'ENFFADA s'est largement concentrée sur la réfutation de son accusation selon laquelle le grand nombre de femmes et de filles autochtones assassinées et disparues constitue un «génocide».
Aujourd'hui, comme sous le règne de Macdonald, l'élite canadienne est insensible à la dévastation sociale qu'elle a causée dans les collectivités autochtones, d'un océan à l'autre.
Le sombre bilan des suicides chez les Autochtones, l'épidémie de tuberculose dans le Grand Nord, l'empoisonnement au mercure de la Première Nation de Grassy Narrows dans le nord de l'Ontario et d'innombrables autres tragédies sont allègrement ignorés ou repoussés à des études futures.
Mais pour leurs conséquences en matière de politique étrangère, l'establishment politique et les grands médias du Canada se sont rapidement montrés scandalisés par les accusations de «génocide» de l’ENFFADA.
En tant que premier ministre, Stephen Harper a rejeté les demandes d'enquête sur le grand nombre de femmes et de filles autochtones assassinées et disparues, insistant sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'un problème social, et encore moins d'une crise sociale, mais simplement d'une affaire criminelle. Andrew Scheer, son successeur à la tête du Parti conservateur, s'est empressé de déclarer l'utilisation du terme génocide «inapproprié». Il a ensuite proclamé cyniquement «c'est sa propre tragédie», refusant même de reconnaître que cette «tragédie» est un crime social parmi tant d'autres infligés aux peuples autochtones du Canada contemporain.
Le gouvernement libéral a d'abord réagi avec plus de prudence, car il ne voulait pas donner l'impression de répudier publiquement une conclusion clé de sa propre enquête. Cependant, après que les médias corporatifs, du libéral Toronto Star au néoconservateur National Post, se sont insurgés contre la souillure de la «bonne réputation» du Canada, le gouvernement a annoncé qu'il «respectait» les conclusions de l'enquête sur le génocide, tout en les rejetant.
Cette contre-attaque de la classe dirigeante a été motivée par une préoccupation plus fondamentale, à savoir que l’accusation de génocide remet en cause la propagande de l'impérialisme canadien, qui défend ses intérêts partout dans le monde par l'agression et la guerre, tout en affirmant défendre les droits de la personne. Actuellement, le gouvernement libéral joue un rôle de premier plan dans la campagne américaine visant à renverser le gouvernement élu du Venezuela – un acte de brigandage impérialiste qu'il justifie par des affirmations cyniques selon lesquelles le président Nicolás Maduro viole les droits de l’Homme.
Il est incontestable que le capitalisme canadien s'est étendu et que l'État-nation canadien a été consolidé par des actions génocidaires contre les peuples autochtones. Il est également justifié de prétendre que le système des pensionnats a pratiqué un «génocide culturel».
Éduquer les travailleurs et les jeunes sur ces crimes est un élément important dans la lutte pour développer une conscience socialiste et un esprit d'opposition intransigeante à l'État capitaliste canadien dans la classe ouvrière.
Toutefois, la présente accusation de génocide de la part de l’ENFFADA en cours est d'un autre ordre. S'il s'agissait simplement d'un excès rhétorique né de la colère face à ce qui est incontestablement un scandale, d'ailleurs profondément enraciné dans la dépossession et l'oppression permanente des peuples autochtones, on pourrait peut-être l'excuser. Mais elle est liée à un programme politique très précis et rétrograde: le camouflage de la responsabilité du capitalisme canadien dans la destruction de la société autochtone et la privation sociale qui continue de ravager les communautés autochtones; l'appui au programme de «réconciliation» propatronal du gouvernement libéral; et la promotion d'un nationalisme autochtone qui sert les intérêts égoïstes de l'élite petite-bourgeoise autochtone et sépare les travailleurs et les jeunes autochtones des autres travailleurs.
Les droits démocratiques des peuples autochtones ne seront garantis que dans le cadre d'une lutte unie de la classe ouvrière contre l'ordre social capitaliste, responsable de leur dépossession historique et de leur oppression continue, y compris la discrimination.
(Article paru en anglais le 21 juin 2019)