Le nouveau documentaire Riefenstahl du réalisateur Andres Veiel retrace la carrière de la cinéaste de propagande nazie Leni Riefenstahl (1902–2003). Sorti fin octobre en Allemagne, le film de Veiel a attiré un nombre de spectateurs exceptionnellement élevé pour un documentaire.
Le jury des jeunes de la Foire du film de Leipzig (FKM) a déclaré que ce film était l’un des plus pertinents de ces derniers temps, un avertissement de ce qui pourrait advenir. Dans le même temps, le réalisateur a reçu plusieurs menaces de mort de la part de sympathisants d’extrême droite.
Veiel est le premier cinéaste à pouvoir s'appuyer sur les documents de la vaste succession de Riefenstahl, qui contient des documents, des lettres, des conversations enregistrées et des conversations téléphoniques, ainsi que des masses de photos. Le matériel cinématographique provient en partie du documentaire de Ray Müller de 1993, Die Macht der Bilder: Leni Riefenstahl (littéralement «Le pouvoir des images», mais dont le titre en anglais est The Wonderful, Horrible Life of Leni Riefenstahl ), le premier long métrage consacré à Riefenstahl. Réalisé en grande partie sous sa direction, le film de Müller s'abstient d'une position ouvertement critique.
Riefenstahl voulait que la postérité se souvienne d'elle comme d'une artiste apolitique attachée à l'idéal esthétique de la beauté. Des documents récemment découverts confirment cependant qu'elle était une nazie convaincue pendant la Seconde Guerre mondiale et qu'elle le resta après. En 1965, par exemple, une note dans son agenda rappelait à cette femme de 62 ans de voter pour le Parti national-démocrate d'Allemagne (NPD), parti d'extrême droite issu du nazisme, lors des élections législatives.
Certaines déclarations faites par le NPD à l'époque, lorsque la cinéaste était une sympathisante, illustrent clairement la continuité des vues fascistes de Riefenstahl :
- «Il ne faut pas oublier l’effet éducatif des camps de concentration, qui ont transformé de nombreux combattants du Front rouge et marxistes en Allemands honnêtes.» (Président adjoint du NPD du Bade-Wurtemberg, Peter Stöckicht )
- «Le travailleur doit être déployé là où il sert les intérêts allemands. Il n’est pas acceptable que certaines associations encouragent les travailleurs à faire grève ou à changer d’emploi. Le travailleur doit servir la patrie à son poste.» (Président de l’association du NPD de Munich, Josef Truxa )
Au début du film, on voit Riefenstahl affirmer que ses idées esthétiques sont exemptes d’idéologie. Pour elle, l’art est le contraire de la politique, insiste-t-elle. Son sens de la beauté venait de son moi le plus profond. Dans son film, Veiel montre qu’il n’est pas possible de séparer ce «moi intérieur» des réalités sociales plus vastes.
L'idéal de Riefenstahl, celui d'une personne pleine de force, soi-disant idéaliste, prête et capable de faire des sacrifices extraordinaires, était compatible avec l'idéologie nazie ou ses prétentions. C'est ce que remarquait déjà le célèbre scénariste Carl Mayer (Le Cabinet du docteur Caligari, Lever de soleil et autres) dans les années 1920, lorsqu'il la vit jouer dans un film dit « de montagne » où on la voit escalader des rochers pieds nus et se laisser ensevelir sous des avalanches, comme le raconte Riefenstahl elle-même.
Elle cite le film Das blaue Licht 1932 (La Lumière bleue), qu'elle a co-réalisé avec le critique et écrivain hongrois Béla Balázs et co-écrit avec Mayer et Balázs (tous deux juifs), comme étant la clé de sa vie et de son œuvre. Elle y joue le rôle principal d'une belle enfant de la nature qui puise sa force dans une lumière bleue de conte de fées dans les montagnes pour supporter sa vie difficile. Elle meurt lorsque la lumière s'éteint un jour. Ce film incarne la perte de ses propres idéaux face au nazisme, affirme Riefenstahl.
À la fin de la République de Weimar et à la prise du pouvoir par les nazis en 1933, elle est sous le charme d’Hitler. Elle souligne que le congrès du parti nazi de 1934 a été consacré à la « paix et au travail», et non à l’antisémitisme. Le monde entier était enthousiaste à l’égard d’Hitler, affirme-t-elle. Veiel la contredit avec des extraits de son propre film sur le congrès du parti nazi, Le Triomphe de la volonté, qui montrent clairement qu’en fait, «la paix» signifie « la victoire» fondée sur le racisme et le nationalisme.
Veiel explore également «l’être le plus intime» de Riefenstahl. Qu’est-ce qui l’avait marquée très tôt? Son esprit de contradiction est frappant, parfois même très vite déchaîné. Lorsqu’elle se sent mise sous pression par Müller pendant le tournage de son documentaire, elle crie: «Je ne me laisserai pas violer.» Veiel dépeint une vie marquée très tôt par la violence et l’humiliation. Son enfance est marquée par le climat social qui prévalait avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. La jeune danseuse a ensuite pleinement vécu la misère sociale des années 1920.
Une photo de cette époque la montre seule en tant que femme parmi ses collègues de cinéma, tous des vétérans de la Première Guerre mondiale qui sont arrivés à la conclusion que seuls les forts survivent. Dans les rues de Berlin, les infirmes de la guerre dépérissent.
L’ancien pilote de chasse Ernst Udet décrit son cercle d’amis comme des soldats sans drapeau, que Hitler leur a ensuite rendu. Riefenstahl faisait partie de ce groupe et partageait leurs sentiments. Dans une scène du Triomphe de la volonté, Hitler fait appel à la volonté de la jeunesse allemande de supporter les épreuves sans succomber, tout cela pour le grand objectif de la «libération nationale».
Cela nécessite des corps forts et en bonne santé. Dans Olympia, Riefenstahl était fascinée par l'athlète américain Jesse Owens, qui se déplaçait comme un «chat sauvage». Au cinéma, elle a mis en scène la lutte des marathoniens contre l'épuisement et a stylisé la compétition de plongeon en faisant un vol d'oiseaux en apesanteur. Qu'y a-t-il de fasciste là-dedans, se demande-t-elle? Lors d'un talk-show télévisé en 1976, elle a expliqué sans détour qu'elle ne pouvait pas faire un film sur les personnes handicapées pour des raisons esthétiques.
Le film de Veiel évoque également le destin de Willy Zielke, un homme peu connu du grand public. Ce talentueux directeur de la photographie est l'auteur du prologue d'Olympia de Riefenstahl, dans lequel il donne vie à la sculpture d'un guerrier antique. Zielke a souffert d'une dépression nerveuse après le tournage et a été stérilisé de force selon la loi nazie dans un hôpital psychiatrique qui a diagnostiqué une prétendue maladie psychologique. Riefenstahl a été régulièrement informé de son état, mais n'a rien fait.
Veiel ne spécule pas sur les intentions de la réalisatrice, mais montre à quel point les idées de la cinéaste sur la beauté et la santé correspondent à celles d'Hitler dans Mein Kampf. Riefenstahl considère Olympia comme le sommet de son œuvre. Elle écrit avec enthousiasme à Hitler pour lui parler du succès de la tournée internationale de la première, qui a duré plusieurs semaines. Il lui a envoyé des roses en Italie à l'occasion de son anniversaire, alors que son film était présenté à la Biennale de Venise et avait remporté un prix.
À cette époque, Riefenstahl était manifestement au sommet de sa gloire, y compris en termes de relations avec les dirigeants nazis. Après la guerre, elle a souligné à plusieurs reprises ses mauvaises relations avec Goebbels, mais dans une interview non publiée avec Müller, elle parle de ce processus comme d'une série de «liaisons». Parmi ses amis figure l'architecte en chef d'Hitler, qui deviendra plus tard ministre de l'armement et de la production de guerre, Albert Speer. Il lui ressemble sur le plan artistique, dit Riefenstahl: idéaliste et intransigeant.
La guerre est une césure brutale. Riefenstahl, désormais correspondante de guerre, a du mal à trouver de belles images. En 1939, elle assiste à l’exécution de Juifs à Końskie, en Pologne. La photo montrant son visage horrifié est bien connue. Une lettre révélatrice retrouvée dans ses papiers a été écrite par un témoin oculaire en 1952, qui dit que la vue de Juifs gardés par des soldats alors qu’ils creusaient une fosse avait dérangé Riefenstahl. Elle avait crié qu’il fallait qu’ils sortent du champ de la caméra, mais ses mots avaient été compris comme «Débarrassez-vous des Juifs». Son intervention avait provoqué la panique, la fuite et des coups de feu.
Elle se plaint ensuite auprès du commandement militaire. Selon un témoin, elle s'oppose avant tout à ce qu’on la fasse travailler dans des conditions aussi chaotiques. Elle se dégage ensuite de l’obligation à travailler sur des films en Pologne. Le déroulement de la guerre entrave également son prochain projet de film, le long métrage Tiefland, basé sur des motifs de l'opéra du même nom d'Eugen d'Albert, l'un des opéras préférés d'Hitler. Le film n’eut sa première qu’en 1954 et fut un échec.
Après la guerre, Riefenstahl fut confrontée à plusieurs reprises à son rôle au sein du Troisième Reich, mais elle réussit à gagner des dizaines de procès en diffamation. Elle nia avoir conclu un quelconque accord avec les nazis, et les autorités eurent du mal, voire ne firent aucun effort sérieux pour prouver sa culpabilité pour les crimes commis par le régime hitlérien.
Riefenstahl n’est alors considérée que comme une simple sympathisante. Elle a cependant été obligée de revenir sur le mensonge selon lequel elle avait rencontré en bonne santé après la guerre les travailleurs forcés Sinti et Roms qu'elle utilisait comme figurants pour Tiefland. En fait, une grande partie d'entre eux, dont plusieurs enfants, ont été assassinés plus tard à Auschwitz.
La société allemande des années 1960 était divisée. Une photographie montre Albert Speer sortant de prison en 1966. Il a l'air d'un vainqueur, courtisé qu’il est par les médias et salue ses admirateurs. Trois ans plus tôt, le premier procès d'Auschwitz s'était ouvert à Francfort, suscitant un fort intérêt public.
Speer avait été condamnée à Nuremberg comme criminel de guerre nazi. Dans une conversation téléphonique enregistrée par Riefenstahl, elle lui demande conseil sur de futurs contrats d'édition. Elle travaillait à son autobiographie. Celle de Speer avait été un best-seller international et Riefenstahl se disait heureuse d'être l'une de ses amis les plus intimes.
Plus tard dans le film, Riefenstahl nie l'Holocauste lors d'un autre appel téléphonique et remet en question l'existence des chambres à gaz. Après les agressions racistes contre les travailleurs étrangers à Rostock en 1992, elle répond qu'il n'y a jamais eu de telles agressions contre des femmes et des enfants innocents sous le Troisième Reich. Elle exprime sa méfiance générale envers tous ceux qui ont été persécutés par le régime nazi.
Comme à l'époque nazie, elle saisit sans aucun scrupule toutes les occasions qui se présentent pour travailler dans le cinéma et rester sous les feux des projecteurs. Elle accepte le soutien des entreprises en échange de publicité et leur fournit les photos appropriées. Elle discute au téléphone avec Speer de tarifs exorbitants pour des interviews et pose des conditions pour les invitations à la télévision: surtout, il ne devait pas être question de parler de l'Holocauste.
L'émission talk-show de 1976 Je später der Abend (Plus il est tard le soir) citée ci-dessus est significative. Riefenstahl s’y plaint de la prétendue chasse aux sorcières dont elle fait l'objet, affirme son innocence et explique une fois de plus que la population allemande a pleinement soutenu Hitler.
Elfriede Kretschmar, une ancienne ouvrière d'usine de Hambourg, a également participé à l'émission. Elle réfute les affirmations de Riefenstahl. Selon elle, tous ceux qui vivaient dans une grande ville savaient ce qu'était Hitler et ce qu'était un camp de concentration. Kretschmar souligne que les ouvriers de Hambourg ont connu très tôt l'existence des camps, car beaucoup d'entre eux avaient eux-mêmes vécu leur brutalité en tant que prisonniers.
Le fait que le mensonge historique d’un soutien universel des Allemands au nazisme fît partie de la doctrine politique de tous les gouvernements ouest-allemands d’après-guerre a facilité les apparitions publiques insolentes de Riefenstahl.
Les événements actuels confirment une fois de plus que les élites au pouvoir ont recours au fascisme, avant tout pour réprimer la classe ouvrière. Le président argentin d’extrême droite Javier Milei, récemment accueilli chaleureusement par le chancelier social-démocrate allemand Olaf Scholz, criminalise par exemple les manifestations sociales et interdit les grèves. Dans le film de propagande fasciste de Riefenstahl Le Triomphe de la volonté, les travailleurs ne sont plus montrés comme des traîtres à la nation faisant grève contre l’économie nationale mais ils forment docilement les rangs pour servir, comme « race nationale» et comme il « sied à l’espèce », les intérêts allemands.
Le nouveau film de Veiel, qui mérite d’être vu, révèle les parallèles dangereux entre le présent et les années précédant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la dictature d'Hitler jouissait de la sympathie de la classe dirigeante internationale.
Lors d'un débat public à Berlin, suite à la projection de son film, Veiel a souligné l’actualité de celui-ci. Les images de Riefenstahl étaient désormais passées de la culture populaire à la sphère politique. Il y avait à nouveau des images de «soldats bien dressés». Aux États-Unis, l'agitation de Donald Trump contre les immigrés, qui selon lui contaminent le sang américain, faisait clairement écho à l'incitation raciste du nazisme présentée dans Le Triomphe de la volonté.
(Article paru en anglais le 6 décembre 2024)