Le reniement de Wohlforth, le renouveau de la lutte contre le pablisme au sein de la Ligue des travailleurs et le tournant vers la classe ouvrière

La conférence suivante a été prononcée par Evan Blake et Tom Mackaman, tous deux membres éminents du Socialist Equality Party (US), à l’Université d’été internationale du SEP (US), qui s’est tenue entre le 30 juillet et le 4 août 2023.

Le rapport d’ouverture de David North, président du comité éditorial international du WSWS et président national du SEP, «Léon Trotsky et la lutte pour le socialisme à l’époque de la guerre impérialiste et de la révolution socialiste», a été publié le 7 août.

La deuxième conférence, «Les fondements historiques et politiques de la Quatrième Internationale», a été publiée le 14 août.

La troisième conférence, «Les origines du révisionnisme pabliste, la scission au sein de la IVe Internationale et la création du Comité international», a été publiée le 18 août.

La quatrième conférence, «La révolution cubaine et l’opposition de la SLL à la réunification pabliste sans principes de 1963», a été publiée le 25 août.

La cinquième conférence, «La “grande trahison” à Ceylan, la formation du Comité américain pour la Quatrième Internationale et la fondation de la Ligue des travailleurs», a été publiée le 30 août.

La sixième conférence, «La poursuite de la lutte contre le pablisme, le centrisme de l’OCI et la crise naissante au sein du CIQI», a été publiée le 6 septembre.

La septième conférence, «L’exposition par le CIQI du “néo-capitalisme” d’Ernest Mandel et l’analyse de la crise économique mondiale: 1967-1971», a été publiée le 8 septembre.

Le WSWS publiera toutes les conférences dans les semaines à venir.

Introduction

L’année prochaine marquera le 50e anniversaire de la démission de Tim Wohlforth de la Workers League. Il y a exactement 50 ans ce mois-ci, en août 1973, Wohlforth a élevé Nancy Fields à la direction du parti, une décision subjective et sans principes qui a déclenché une opération de démolition politique qui a presque liquidé la Workers League. Au cours de l’année suivante, plus de 100 membres quittèrent le parti, dont plus de la moitié des dirigeants, et des sections entières furent dissoutes.

La rupture avec Wohlforth est l’un des événements les plus marquants de l’histoire du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Cette lutte portait sur des questions fondamentales de perspective historique, de principes politiques, de sécurité organisationnelle et de défense du matérialisme dialectique contre la philosophie idéaliste subjective du pragmatisme.

Il s’agissait surtout d’un approfondissement de la lutte contre le révisionnisme pabliste. Dix ans seulement après son expulsion du SWP pour s’être opposé à leur réunification sans principes avec les pablistes, Wohlforth revint rapidement au SWP et devint l’acolyte principal de l’agent du GPU-FBI Joseph Hansen. Leur étreinte mutuelle et l’hostilité viscérale à la sécurité du parti ont conduit à l’ouverture de l’enquête sur la sécurité et la Quatrième Internationale, qui a marqué l’avancée la plus significative dans la lutte contre le révisionnisme depuis la scission de 1963.

Les questions philosophiques impliquées dans la dégénérescence de Wohlforth étaient cruciales. Comme tous les renégats qui ont rompu avec le trotskisme, de Burnham-Shachtman à Morrow-Goldman, en passant par Cochran-Clarke et, plus cyniquement, Hansen et George Novack, Wohlforth a rejeté le matérialisme dialectique et adopté la philosophie du pragmatisme. Cette philosophie propre au capitalisme américain - qui repose sur des calculs politiques subjectifs à court terme et sur le rejet des fondements historiques objectifs de la méthode marxiste - a persisté tout au long de l'histoire du mouvement socialiste et trotskiste. Même au cours des dernières années, nous avons dû faire face une fois de plus à des figures petites-bourgeoises instables utilisant un type de politique pragmatique et subjective similaire à celle de Wohlforth.

Les nombreuses leçons de l’expérience de Wohlforth sont essentielles pour les cadres de chaque section du CIQI et doivent être assimilées par notre mouvement international aujourd’hui, alors que la crise mondiale du capitalisme s’aggrave. L’escalade de la guerre en Ukraine, la pandémie de COVID-19, la crise économique croissante et l’éruption mondiale de la lutte des classes exerceront des pressions croissantes sur nos cadres, qui ne pourront être satisfaites que par une pratique révolutionnaire objective et disciplinée, enracinée dans le matérialisme historique et orientée vers la préparation de la classe ouvrière à la prise du pouvoir.

Tim Wohlforth (à gauche), David North (à droite) en 1971

La contradiction centrale de la Workers League au début des années 1970 était celle qui opposait l’immense potentiel révolutionnaire des jeunes cadres du parti à la direction de plus en plus subjective de Wohlforth. La couche de jeunes qui rejoignait le parti pour construire un parti révolutionnaire à cette époque évoluait vers la gauche, tandis que Wohlforth évoluait constamment vers la droite.

Cette contradiction a été résolue par la démission de Wohlforth, ce qui a permis au parti de développer un niveau plus élevé de clarté politique et de pratique révolutionnaire entre 1974 et 1982. Cela prépara la Workers League à mener la lutte du CIQI contre l’opportunisme national du WRP entre 1982 et 1986, mettant finalement un terme à 33 ans de lutte contre le révisionnisme pabliste au sein de la CIQI et ouvrant la quatrième phase du mouvement trotskiste. La génération de dirigeants politiques forgée au cours de ces luttes continue à jouer un rôle essentiel dans notre parti aujourd’hui, ce qui témoigne de la force profonde des principes révolutionnaires et de la perspective du trotskysme.

Le parcours de Wohlforth et la fondation de la Workers League

Le 4 novembre 1972, Max Shachtman meurt à l’âge de 68 ans. Au cours de la dernière décennie de sa vie, il était allé si loin à droite politiquement qu’il avait soutenu l’invasion de la Baie des Cochons à Cuba par et le bombardement du Nord-Vietnam par l’impérialisme américain. Dans sa nécrologie de Shachtman, Wohlforth écrivit que sa détérioration «ne se contente pas de “détraquer” ses contributions antérieures, mais les annule complètement». Il a ajouté: «Shachtman est mort en traître à sa classe et en contre-révolutionnaire. C’est tout ce qu’il y a à dire» [1].

Max Shachtman, 1904-1972 [Photo: Marxists.org]

Cette notice nécrologique unilatérale a été vivement critiquée par Gerry Healy, dont la propre évolution politique en tant que trotskiste a été influencée par les écrits de Shachtman dans les années 1930, en particulier son essai de 1936 intitulé Behind the Moscow Trial (Derrière le procès de Moscou).

Healy a expliqué à Wohlforth:

Vous écrivez que «Shachtman est mort en traître à sa classe et en contre-révolutionnaire». Personne ne peut le contester. Mais vous ajoutez: «C’est tout ce qu’il y a à dire». Cette phrase elle-même semble paradoxale car Shachtman n’est pas seulement mort, il a aussi vécu.

Naturellement, le souvenir de quelqu’un qui a fini par trahir honteusement ne suscite pas de sentiments bienveillants. Cependant, nous ne sommes pas là pour attribuer des responsabilités, mais pour comprendre. [2]

Nous abordons Wohlforth de la même manière. Malgré sa rupture avec le trotskisme en 1974, qui l’a finalement conduit à soutenir ouvertement l’impérialisme américain dans les années 1990, il a assuré, pendant une période critique des années 1960, la direction politique de l’opposition minoritaire au sein du SWP, puis du Comité américain pour la Quatrième Internationale (ACFI), puis de la Workers League (la ligue des travailleurs). Pour comprendre son évolution politique ultérieure et celle de la Workers League, il est important de revenir brièvement sur cette histoire, ainsi que sur le parcours de Tim Wohlforth.

Tim Wohlforth à la fin des années 1960 et au début des années 1970

Né en 1933, Tim Wohlforth a grandi dans une famille de la classe moyenne libérale du Connecticut, l’un des amis proches de son père étant Henry Wallace, vice-président de FDR lors de son troisième mandat. Étudiant à l’Oberlin College, il devient de plus en plus gauchiste et rejoint en 1953 la Socialist Youth League (SYL - Ligue de la jeunesse socialiste), le mouvement de jeunesse de l’Independent Socialist League (ISL – Ligue socialiste indépendante) de Max Shachtman, le successeur du Workers Party (WP – Parti des travailleurs) (que Shachtman avait fondé en avril 1940 après qu’il a scissioné avec la Quatrième Internationale. (En 1954, la Socialist Youth League (SYL – Ligue de la jeunesse socialiste) fusionne avec une faction de la Young People's Socialist League (Ligue des jeunes socialistes) l’organisation résultant prend le nom de Young Socialist League) YSL – Ligue des jeunes socialistes).

Wohlforth rompt avec la Ligue socialiste indépendante en 1957, s’opposant à ses efforts pour fusionner avec le Socialist Party of America. Le leader de la majorité shachtmaniste de la YSL qui s’opposait à Wohlforth n’était autre que Michael Harrington, qui fonda par la suite ce qui est aujourd'hui les Democratic Socialists of America (DSA - Démocrates Socialistes d'Amérique).

Wohlforth rompt avec l’ISL en 1957, s’opposant à ses efforts pour fusionner avec le Socialist Party of America (le Parti socialiste d’Amérique). Le leader de la majorité shachtmaniste de la YSL qui s’opposait à Wohlforth n'était autre que Michael Harrington, qui fonda par la suite ce qui est aujourd'hui le Democratic Socialists of America (DSA).

Michael Harrington (2e à partir de la gauche) avec le sénateur américain Edward Kennedy (à droite) [Photo]

Après avoir quitté l’ISL, Wohlforth a rejoint le SWP en 1958, alors que le parti était au cœur de sa campagne de «regroupement» opportuniste, décrite en détail au chapitre 24 de L’héritage que nous défendons. Wohlforth est l’un des fondateurs du mouvement de jeunesse du SWP, la Young Socialist Alliance (l’Alliance des jeunes socialistes), qui a recruté le camarade Fred Mazelis et d'autres à la fin des années 1950.

Peu après avoir rejoint le SWP, Wohlforth est entré en conflit avec la direction du parti en raison de ses efforts pour forger une réunification sans principes avec les Pablistes, entamant une correspondance avec Gerry Healy et le Comité International en 1960. En 1961, Wohlforth, alors membre de droit du Comité politique du SWP, déclara formellement son soutien à l’opposition de la SLL [la section britannique du CIQI] à une réunification hâtive.

Dans l'avant-propos du volume 7 de Trotskyism vs. Revisionism (Trotskyisme contre Révisonisme), publié en 1984, le camarade David North décrit ce qui s'est alors passé:

[Wohlforth] a immédiatement fait l’objet d’une attaque politique impitoyable de la part de Hansen, qui a conspiré pour le purger de la direction de l’YSA. Barry Sheppard, une recrue relativement récente du SWP qui, quelques années auparavant, était un ardent shachtmaniste de droite et un opposant au virage trotskiste de Wohlforth a travaillé en étroite collaboration avec Hansen dans le cadre de cette opération. Les remplaçants de Wohlforth furent choisis, comme Hansen l’avait secrètement préparé à l’avance, parmi un groupe d’étudiants du Carleton College qui, comme le reconnut des années plus tard le doyen des étudiants, «furent infiltrée» dans le SWP.

Jack Barnes, issu d’une famille républicaine de droite de Dayton, dans l’Ohio, est revenu d’un voyage à Cuba financé par la Fondation Ford pour rejoindre le mystérieux «Fair Play for Cuba Committee» (Comité Fair Play pour Cuba). De là, il est entré directement dans l’Alliance des jeunes socialistes et le Parti socialiste des travailleurs… En quelques semaines, sous la supervision en coulisses de Hansen, Barnes dirigeait une faction qui allait rapidement évincer Wohlforth de la direction de la YSA, éliminant ainsi un obstacle aux plans du SWP de se séparer du Comité international [3].

Le camarade Keith Jones a déjà passé en revue les développements ultérieurs qui ont conduit à la formation de la Workers League. Je me contenterai d’ajouter qu’à chaque étape, Wohlforth a joué un rôle essentiel en assurant la direction, mais que tout au long de ce processus, il a manifesté des tendances au subjectivisme et au pragmatisme, qui se sont accentuées au cours de la décennie suivante. L’exemple le plus significatif a été son refus d’assister au troisième congrès mondial du CIQI en avril 1966, motivé principalement par une hostilité subjective à l’égard de James Robertson, qui, craignait-il, pourrait prendre sa place de dirigeant dans une section américaine unifiée.

Brochures rédigées par Tim Wohlforth

Néanmoins, le travail critique mené par Wohlforth, sous la direction de Gerry Healy et de la direction de la SLL, a contribué à maintenir la continuité du trotskysme aux États-Unis et à jeter les bases de la construction de la Workers League (la Ligue des Travailleurs) à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Parmi ses écrits les plus importants durant cette période, alors qu’il était secrétaire national de la Workers League, figurent les brochures de la série Bulletin intitulées Black Nationalism & Marxist Theory (Nationalisme noir et théorie marxiste), What is Spartacist? (Qu’est-que c’est le groupe spartaciste?) et The Case for a Labor Party (Le cas pour un parti travailliste), ainsi que le livre The Struggle for Marxism in the United States (La lutte pour le marxisme aux États-Unis).

À partir de la fin des années 1960, l’effondrement du boom de l’après-guerre et l’intensification de la crise capitaliste mondiale ont exercé des pressions objectives de plus en plus fortes sur la Workers League et sur Wohlforth en tant que dirigeant. Le parti a fait face à la tâche de dépasser sa pratique largement propagandiste, de se tourner davantage vers la classe ouvrière et de rompre fermement avec la politique de protestation de la classe moyenne qui a dominé la gauche aux États-Unis dans les années 1950 et 1960. Bien que certains progrès importants aient été réalisés, dans cette crise objective qui s’intensifiait, la pratique de Wohlforth devient de plus en plus pragmatique, erratique et subjective.

1971-74: L’approfondissement de la crise mondiale et la démission de Wohlforth

L’abandon des accords de Bretton Woods par le gouvernement Nixon le 15 août 1971 a marqué un tournant dans l’histoire du capitalisme américain et mondial. Elle a déclenché une profonde déstabilisation économique mondiale, centrée sur les États-Unis, provoquant des changements politiques majeurs et une intensification de la lutte des classes à l’échelle internationale. Ceci, à son tour, a amplifié les pressions objectives qui pesaient sur la Workers League et le CIQI dans son ensemble, précipitant l’effondrement politique de Wohlforth.

L’année 1972 commence par la puissante grève des mineurs britanniques et le massacre du «Bloody Sunday» en Irlande du Nord, suivi par la grève de Lordstown GM aux États-Unis et la grève générale au Québec en avril. L’offensive de Pâques au Viêt Nam a débuté le 30 mars, provoquant de nouvelles manifestations de masse contre la guerre du Viêt Nam dans tous les États-Unis. Le 23 septembre, le président philippin Ferdinand Marcos imposait la loi martiale.

Le père Edward Daly, agitant un mouchoir blanc taché de sang, escorte un manifestant mortellement blessé lors des événements du Bloody Sunday (1972) à Derry, en Irlande du Nord. [Photo: BBC journalist John Bierman]

Au début de l’année 1973, la conscription a pris fin aux États-Unis, entraînant l’effondrement définitif du mouvement antiguerre, alors que de larges couches d’étudiants de la classe moyenne poursuivaient leur carrière et se tournaient de plus en plus vers la droite. Parmi les autres événements mondiaux majeurs de cette année-là figure le coup d’État chilien du 11 septembre, la guerre israélo-arabe et l’embargo pétrolier décrété par l’OPEP à l’encontre des pays ayant soutenu Israël, qui a entraîné un quadruplement des prix du pétrole.

Bombardement de La Moneda (palais présidentiel) lors du coup d’État chilien du 11 septembre 1973. [Photo by Library of the Chilean National Congress / CC BY 3.0]

En février 1974, le gouvernement conservateur tombe en Grande-Bretagne, suivi par l’effondrement de la dictature de Salazar au Portugal et de la junte militaire en Grèce. Enfin, à la suite du scandale du Watergate, le président américain Richard Nixon est contraint de démissionner le 8 août 1974, trois semaines seulement avant l’université d’été de la Ligue des travailleurs au cours de laquelle Wohlforth est démis de ses fonctions de secrétaire national.

29 avril 1974 — Nixon publie une première série de transcriptions éditées des enregistrements du Watergate cités à comparaître par le procureur spécial. [Photo: National Archives]

Au sein du CIQI, cette période du début des années 1970 marque un tournant au cours duquel les sections se développent de manière inégale et contradictoire. Alors que la SLL avait réalisé des progrès significatifs et fourni une direction essentielle au CIQI après la scission avec Pablo en 1953, à la fin des années 1960 et, en particulier, au début des années 1970, certains aspects de son travail ont acquis un caractère de plus en plus négatif.

La section britannique s’est principalement concentrée sur les développements nationaux au détriment de la clarification politique au sein de l’IC, comme cela est largement documenté dans Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme. La scission de 1971 avec l’OCI, la fondation en 1973 du WRP sur la base d’un programme centriste et l’expulsion en 1974 d’Alan Thornett sont les principales expressions de cette dérive croissante s’éloignant d’une politique patiente et fondée sur des principes.

Alan Thornett

Comme le montrent la conférence des camarades Peter et Sam, la scission avec l’OCI n’a pas été clarifiée au sein du mouvement pendant toute cette période, rompant la continuité historique du trotskysme en France pour les décennies à venir. De même, l’expulsion de Thornett a été menée de manière à éluder les questions politiques centrales, ce qui a incité des centaines de membres, principalement des travailleurs, à quitter le WRP.

Ces développements ont coïncidé avec la crise croissante de la Workers League entre 1971 et 1974. D'une certaine manière, la désorientation croissante du WRP se reflétait dans l’approche pragmatique de Wohlforth, qui ne cessait de s’inspirer des pratiques de la section britannique sans procéder à une véritable clarification politique au sein de la Workers League.

L’une des premières expressions de ce processus fut l’annonce publique et abrupte par Wohlforth, en juin 1971, que le Bulletin deviendrait un quotidien. Cette décision a été prise sans aucune discussion au sein du Comité international, greffant essentiellement sur la section américaine la pratique de la SLL, qui avait lancé le Workers Press en tant que quotidien en 1969. Dans plusieurs lettres, qui figurent dans le volume 7 de Trotskyism Versus Revisionism, Healy a expliqué le caractère pragmatique de la décision de Wohlforth, qui a finalement empêché le passage prématuré à un journal quotidien.

Un autre signe de la désorientation de Wohlforth est le changement d’orientation du parti, qui se tourne vers la jeunesse en 1971, copiant ainsi une initiative similaire menée en Grande-Bretagne. La majeure partie du travail du parti consiste désormais à mener des campagnes de souscription au bulletin dans les quartiers populaires minoritaires pour tenter de recruter principalement des jeunes du secondaire.

Bien que cette initiative ait permis d’obtenir des résultats importants et de fonder les Jeunes socialistes en décembre 1971, Wohlforth devint de plus en plus hostile aux camarades plus expérimentés du parti, tout en estimant que le travail dans les syndicats n’était plus «fructueux». Dans la plupart de ses écrits des années suivantes, et dans sa lettre de démission, Wohlforth se préoccupe avant tout de «construire un mouvement de jeunesse de la classe ouvrière». Cela s’est fait sur une base pragmatique et sans fournir l’éducation politique et historique nécessaire à ces nouvelles recrues.

Lors du congrès de janvier 1972, le camarade Fred Mazelis, l’un des neuf membres qui avaient été expulsés du SWP en 1964 et un membre fondateur de la Workers League, a été écarté du comité central, avec d’autres camarades plus expérimentés, et remplacé par des jeunes qui venaient d’adhérer au parti. Le camarade David North a été harcelé pour avoir «fait la leçon aux jeunes» alors qu’il était lui-même âgé de 22 ans. Le camarade Mazelis n’a été réintégré au Comité central (CC) que plus tard, sur l’insistance de la SLL, tandis que de nombreux jeunes qui avaient été nommés au CC ont rapidement quitté le parti.

Dans les mois qui suivirent le Congrès de janvier 1972, Wohlforth négligea de plus en plus la campagne pour un parti ouvrier. Il s’agissait d’une question politique centrale dans la section américaine depuis les discussions avec Léon Trotsky dans les années 1930, jusqu’à ce qu’elle soit abandonnée par le SWP dans les années 1950. Grâce à des discussions avec la SLL, elle a été réintroduite lors de la fondation de la Workers League. C’est devenu une revendication centrale du parti. Mais il y avait une tendance continue à s’éloigner de la revendication du parti ouvrier et à l’amalgamer avec diverses adaptations à la politique petite-bourgeoise.

Ce n’est qu’après l’intervention des camarades de l’IC au début de 1972 que Wohlforth s’est recentré sur cette revendication centrale, ce qui a conduit à la publication de Les arguments en faveur d'un parti ouvrier au début de l'été 1972. Cette importante brochure a connu un immense succès et s’est vendue à environ 75.000 exemplaires. En octobre 1972, la conférence fondatrice de la Trade Union Alliance for a Labor Party (TUALP) se tint à Chicago.

Au printemps 1972, les campagnes sur les prisons commencent, dans lesquelles les prisonniers sont présentés comme la prochaine grande force révolutionnaire de la société américaine. Wohlforth établit une comparaison totalement erronée avec les prisonniers politiques du mouvement révolutionnaire russe, dont Léon Trotsky, qui fut vivement reprise par Mike Banda lors de l’université d’été en Grande-Bretagne cette année-là.

En décembre 1972, Wohlforth rédige la nécrologie de Shachtman citée plus haut. Au printemps 1973, Wohlforth organisa une série de débats publics avec le dirigeant spartakiste James Robertson sur l’histoire de la IVe Internationale. Ce tournant vers la lie du radicalisme de la classe moyenne était un signe clair que Wohlforth n’avait pas rompu avec son passé dans ce milieu et qu’il s’orientait vers une trajectoire de droite.

En août 1973, Nancy Fields passa d’un rôle de secrétaire à celui de dirigeante de la Workers League. Cela est intervenu quelques mois après que Wohlforth ait entamé une relation avec Fields, exprimant sa politique de plus en plus subjective et opportuniste. L’année suivante a été marquée par une crise énorme qui a failli entraîner la liquidation de la Workers League et du mouvement trotskyste aux Etats-Unis.

Le camarade North décrit ce processus dans The Fourth International and the Renegade Wohlforth comme suit:

Après le premier camp d'été, après avoir été amenée à la direction par Wohlforth pour des raisons tout à fait personnelles, Fields s'est mise à se comporter de façon insensée au sein de la Workers League.

Où qu’elle aille, Fields a laissé derrière elle une traînée de destruction politique. Elle devient l’inséparable compagne de voyage de Wohlforth et sa femme de main. Ils sillonnaient le pays à coups de milliers de dollars dans le cadre d’une opération de démolition sans précédent au sein de la Workers League. Ils fermèrent des sections, menacèrent les membres d’expulsion et recoururent aux intrigues les plus grossières entre factions pour chasser les camarades de la Workers League. Les dénommées «tournées nationales» de Wohlforth et Fields avaient plus le caractère d’une lune de miel que d’une intervention politique. [4]

Dans une lettre remarquable que Wohlforth écrivit à Healy le 19 juillet 1974 et qui est largement citée dans The Fourth International and the Renegade Wohlforth, après avoir noté qu’une centaine de camarades avaient récemment quitté le parti, il écrivait:

Ce chiffre ne concerne que les personnes qui sont dans le parti depuis un certain temps et qui jouent un rôle important, et non pas celles qui entrent et sortent, le tri habituel des membres. La plupart de ces personnes sont parties pendant la période de préparation et depuis le camp d’été de l’année dernière, qui a marqué un tournant décisif dans l’histoire de la Ligue.

Même ce chiffre ne montre pas tout l’impact du processus. Près de la moitié des personnes qui sont parties étaient originaires de la ville de New York. Près de la moitié du Comité national et du Comité politique étaient impliqués. La quasi-totalité des jeunes dirigeants d’origine était également impliquée.

Le plus remarquable, c’est que si le nombre net de membres est peut-être (!) un peu moins élevé qu'il y a un an, mais pas de manière substantielle (!!), à tous les autres égards, le parti est bien plus fort (!!!)... (souligné par l'auteur) [5].

Wohlforth a ajouté:

Nous sommes virtuellement anéantis en ce qui concerne les intellectuels — une grande désertion bâtarde. Ce qui est fait sur ce front, je dois le faire avec Nancy. Nous n’avons plus rien dans les universités — et je dis bien rien…

En ce qui concerne les syndicats, notre ancien travail, fondamentalement centriste, dans les syndicats, en particulier dans le SSEU, s’est effondré précisément à cause de notre lutte pour changer son caractère et le tournant vers la jeunesse [6].

Ce que Wohlforth décrivait dans cette lettre n’était rien d’autre que le liquidationnisme mis en pratique. Même s’il n’en était pas conscient à l’époque, sa désorientation et son comportement peu scrupuleux étaient des manifestations directes de sa dérive politique vers le révisionnisme pabliste. Cela s’est concrétisé par son retour rapide au SWP après avoir démissionné de la Ligue des travailleurs.

Enfin, l’université d’été d’août 1974 fut un événement critique dans l’histoire du CIQI. Lors d’une réunion du comité central de la Workers League dans la soirée du 30 août, à laquelle participaient Gerry Healy et Cliff Slaughter, les terribles expériences de l’année précédente furent enfin révélées au grand jour. La nuit suivante, on a révélé que Nancy Fields avait des liens familiaux avec la CIA. Cette information avait été dissimulée par Wohlforth, qui avait déclaré: «Je ne pensais pas que c’était important». En réaction, l’ensemble du CC, y compris Wohlforth et Fields, a voté la révocation de Wohlforth en tant que secrétaire national et la suspension de Fields en tant que membre jusqu’à ce qu’une commission d’enquête ait mené une enquête sur les liens de Fields avec la CIA.

Le mois suivant, lorsqu’il est devenu clair que l’enquête aurait lieu, Wohlforth a brusquement démissionné de la Workers League le 29 septembre 1974. Le camarade Mazelis et Mike Banda ont rencontré Wohlforth à son appartement en octobre, mais il a refusé d’être interrogé par la Commission ou de reprendre ses activités politiques.

Trois mois plus tard, en janvier 1975, Wohlforth publia une diatribe subjective contre le CIQI intitulée La Workers League et le Comité international», qui représentait sa rupture définitive avec le mouvement trotskiste. Wohlforth fut immédiatement soutenu par les Spartacistes et le SWP, Hansen a publié le document de Wohlforth dans l’Intercontinental Press commentant que sa «sincérité est indéniable et on ne peut que lui souhaiter bonne chance pour sa prochaine entreprise» [7].

La première déclaration produite par la Ligue des travailleurs sur la démission de Wohlforth s’intitulait Qu’est-ce qui fait courir Wohlforth? et figure également dans le volume 7. Elle fut publiée dans l’édition bihebdomadaire du Bulletin du 15 avril 1975 comme une polémique contre le document de Wohlforth du 31 janvier. Nous ne l’examinerons pas en détail ici, mais dans l’ensemble, il s’agit d’un document fort qui exprime la maturité politique croissante de la direction de la Workers League. Il a été rédigé par un groupe de camarades de la direction, avec le soutien de la SLL, et a été adopté à l’unanimité par le Comité politique.

La Quatrième Internationale et le renégat Wohlforth

Un aspect important de la dénonciation du CIQI par Wohlforth était sa déclaration selon laquelle les préoccupations soulevées au sujet de la sécurité et des liens familiaux de Nancy Fields avec la CIA étaient la preuve de la «folie» de Healy. Joseph Hansen — qui était de garde le jour de l’assassinat de Trotsky — est allé encore plus loin en qualifiant de «paranoïa» de telles préoccupations en matière de sécurité. Ce rejet provocateur de la sécurité du parti par Hansen fut traité avec le plus grand sérieux par le CIQI, qui vota lors de son sixième congrès en mai 1975 l’ouverture d’une enquête sur les événements entourant l’assassinat de Léon Trotsky, dont les premières conclusions furent publiées sous le titre La sécurité et la Quatrième Internationale.

Le mois suivant, le 24 juin 1975, Wohlforth écrivit une lettre à Jack Barnes indiquant que Nancy Fields et lui-même souhaitaient présenter une nouvelle demande d’adhésion au SWP. Leur demande a été acceptée dans le courant de l’année.

Jack Barnes, secrétaire national du Socialist Workers Party

Cette lettre, qui est incluse dans le volume 7, contient ces passages extraordinaires qui indiquent la répudiation totale par Wohlforth des principes pour lesquels il s’était battu depuis 1961:

Nous pensons que le SWP a adopté une position de principe sur les principes trotskystes fondamentaux au sein du mouvement international et qu’il a fait preuve d’une patience considérable, nécessaire en raison de l’inexpérience et de la fraîcheur de nombreuses forces dans un certain nombre de pays…

Comme vous le savez, nous sommes alliés depuis de nombreuses années au sein du mouvement socialiste. Malgré notre expérience récente, nous sommes déterminés à contribuer par tous les moyens à la construction du parti révolutionnaire. Nous sommes convaincus de l’avenir socialiste des États-Unis et du monde. Nous savons que la construction d’un parti révolutionnaire est essentielle à cet avenir. Nous sommes des gens de parti.

Nous souhaitons donc demander notre adhésion au SWP et contribuer de toutes les manières possibles à son développement [8].

Encore une fois, cette lettre a été écrite en juin 1975, date à laquelle Hansen et les Pablistes portaient la responsabilité des impacts catastrophiques de la guérilla en Amérique latine et dans d’autres parties du monde, comme l’a montré la conférence de Tomas. Le renversement d’Allende au Chili avait eu lieu moins de deux ans auparavant, mais Wohlforth déclarait maintenant que «le SWP a pris une position de principe sur les principes trotskystes fondamentaux au sein du mouvement international».

Le 10 novembre 1975, Wohlforth et Fields publièrent un article dans Intercontinental Press, l’organe du Secrétariat unifié pabliste, et devinrent bientôt des collaborateurs réguliers de cet organe ainsi que de The Militant du SWP. En novembre-décembre 1975, le SWP dénonça l’enquête de la Sécurité dans des articles de Hansen et Novack. En janvier 1976, le CIQI mis publiquement Hansen en accusation, le qualifiant de «complice du GPU».

Au milieu de ce conflit intensifié sur l’enquête de la Sûreté, les cadres de la Ligue des Travailleurs s’intéressaient de plus en plus à l’histoire du trotskisme et intervenaient dans de nombreuses luttes de la classe ouvrière.

Comme nous l’indiquons dans les Fondements historiques et internationaux du SEP (US):

La désertion politique de Wohlforth a marqué un tournant décisif dans le développement de la Workers League en tant qu’organisation trotskyste. La démission de Wohlforth et la répudiation subséquente de sa propre histoire politique n’exprimaient pas seulement des faiblesses personnelles. Elle incarnait les traits spécifiques du radicalisme petit-bourgeois américain — en particulier, son mépris pour la cohérence théorique et un dédain pragmatique pour l’histoire. La Workers League reconnut que la crise qu’elle avait traversée en 1973-1974 exigeait plus qu’une critique des erreurs de Wohlforth. Ainsi, en réponse à la démission de Wohlforth et à sa dénonciation du CIQI, la Ligue ouvrière a entamé un examen approfondi de l’histoire de la Quatrième Internationale.

C’est précisément l’accent mis sur l’expérience historique du mouvement trotskyste, dans le contexte du développement objectif du capitalisme mondial et de la lutte des classes internationale, qui est apparu comme la caractéristique essentielle et distinctive de la Workers League. Le développement de la perspective marxiste et de l’orientation stratégique vers la classe ouvrière, soulignait-elle à plusieurs reprises, n’était possible que dans la mesure où tout le poids de l’expérience historique du mouvement marxiste était mis à profit dans l’analyse des processus socio-économiques contemporains. [9]

Le document La Quatrième Internationale et le renégat Wohlforth est un jalon dans cette maturité politique croissante de la Workers League au lendemain de la démission de Wohlforth. Publié en plusieurs fois entre le 30 mars et le 14 mai 1976, le document a été rédigé en grande partie par le camarade North, qui était devenu secrétaire national de la Workers League lors du congrès du parti en janvier 1976. Alex Steiner est l’auteur principal du deuxième article, qui porte sur la philosophie.

En lisant ce document, on est frappé par l’énorme développement que la Workers League a déjà connu en l’espace d'une année seulement depuis la publication de Qu’est-ce qui fait courir Wohlforth? Il s’agit d’une polémique dévastatrice contre Wohlforth qui, à ce stade, avait explicitement adopté pratiquement toutes les positions politiques auxquelles il s’était opposé pendant son mandat de secrétaire national de la Workers League.

Le document est incroyablement riche, s’appuyant sur un large éventail d’ouvrages de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, tout en citant les écrits antérieurs de Wohlforth à l’encontre de ses nouvelles positions révisionnistes. Il s'agit de la déclaration la plus complète rédigée sur la démission de Wohlforth, qui fait environ le double de What Makes Wohlforth Run

[Photo: Wikipedia]

La série commence par situer la rupture de Wohlforth avec la Workers League et son retour au SWP dans un contexte objectif plus large. Elle met particulièrement l’accent sur la crise économique:

Le capitalisme international est plongé dans la crise économique la plus profonde de son histoire, l’effondrement des politiques de Bretton Woods d’après-guerre ne laissant aucune possibilité d’utiliser l’inflation keynésienne du crédit pour sortir tous les grands pays capitalistes du marasme. [10]

Le document souligne le potentiel révolutionnaire de cette situation, affirmant que le rôle du SWP dans cette période sera essentiel pour empêcher la révolution, le ralliement de Wohlforth au SWP et les dénonciations du CIQI facilitant la réalisation de ces objectifs.

Le premier article de la série, «L’école de falsification de Wohlforth», expose les affirmations mensongères de Wohlforth en relatant le contexte factuel de sa démission, en déclarant:

Le retour de Wohlforth au SWP est l’aboutissement de sa rupture avec le marxisme. Son alliance avec le complice du GPU, Hansen, est son alliance avec la contre-révolution. Le cynisme et la précipitation avec lesquels Wohlforth a rompu avec le mouvement révolutionnaire et est passé dans le camp de l’ennemi n’ont pratiquement pas d’équivalent. Il s’unit à Hansen et au SWP sans la moindre explication sur la manière dont il a changé d’avis. [11]

L’une des forces de la polémique est la citation continue des propres écrits de Wohlforth lorsqu’il était dans la Workers League, qui sont l’antithèse de tout ce qu'il a écrit en rejoignant le SWP.

Dans cet article, North note le changement soudain de l’opinion de Wohlforth à l’égard de Hansen, en écrivant:

En fait, avant que Wohlforth ne répudie le marxisme, il associait spécifiquement la dégénérescence du Socialist Workers Party à l'émergence de Joseph Hansen en tant que figure de proue. Dans sa longue évaluation de l'histoire du Socialist Workers Party, publiée sous forme de livre en 1971, Wohlforth écrit:

«Le rôle théorique de Hansen dans l'histoire d'après-guerre du SWP n'était pas une affaire personnelle. Il reflétait - peut-être un peu plus grotesquement que d'autres - la méthode empirique du SWP. Ses théories étaient élaborées comme des réactions impressionnistes aux développements actuels ou pour servir des objectifs politiques et de faction. Une fois élaborée, une théorie était abandonnée à la légère lorsque la situation objective ou les besoins des factions changeaient... Seul un parti profondément atteint par la maladie de l'empirisme laisserait une telle personne occuper une position de premier plan au sein de sa direction centrale». (Wohlforth, «La lutte pour le marxisme aux États-Unis» (The Struggle for Marxism in the United States, Labor Publications, p. 140) [12].

North commente: «Une évaluation politique dévastatrice de Hansen, que Wohlforth préférerait oublier». Est également cité un article de Wohlforth publié le 14 juin 1974, trois mois seulement avant sa démission, intitulé «Joseph Hansen: un menteur vieillissant vend ses marchandises» (Joseph Hansen – An Aging Liar Peddles His Wares).

Le deuxième et plus long article de la série: «Sur les traces de Kant», se concentre sur les positions philosophiques que Wohlforth a adoptées dans ses écrits après avoir quitté la Workers League, qui étaient essentiellement kantienne et pragmatique par nature.

Il s’agit du seul article de la série écrit par Alex Steiner, qui jouait encore à l’époque un rôle important en tant que membre de la Workers League. Comme les camarades le savent, Steiner a quitté la Workers League et abandonné la politique révolutionnaire en septembre 1978, suivi par Frank Brenner en janvier 1979. Au milieu des années 2000, tous deux dénonçaient rageusement le CIQI.

Les questions soulevées par Steiner et Brenner sont abordées avec acuité dans L'École de Francfort, le postmodernisme et la politique de la pseudogauche (The Frankfurt School, Postmodernism and the Politics of the Pseudo-Left ), dont l’étude est essentielle pour tous les camarades aujourd'hui. Il passe en revue bon nombre des questions politiques et philosophiques fondamentales qui ont dominé le XXe siècle et continuent d’exercer une influence aujourd'hui dans le monde universitaire et la société dans son ensemble.

L'École de Francfort, le postmodernisme et la politique de la pseudo-gauche

L’article de Steiner présente certaines limites et des points assez abstraits. Il commence également par une analyse erronée de la scission avec l’OCI et de l’expulsion de Thornett, qui réitère la ligne du WRP selon laquelle il s’agissait fondamentalement de différends philosophiques. Mais dans l’ensemble, l’article présente une analyse correcte des positions de Wohlforth, avec des passages importants sur le pragmatisme, l’empirisme et le kantisme, tout en soutenant le matérialisme dialectique comme fondement philosophique du marxisme.

La question philosophique centrale abordée dans l’article est le rejet par Wohlforth de l’existence de l’universel dans la nature. Un passage clé résume ce point:

En niant l’existence objective de l’universel dans la nature, Wohlforth doit nier l’unité, l’interconnexion et la causalité qui opèrent dans la nature. En dissociant la pensée et la perception de la matière universelle en mouvement, Wohlforth rejette la base matérialiste de toute cognition. La cognition cesse donc d’être une pratique et devient, comme le dit Wohlforth, «un processus mental», le penseur subjectif indépendant du monde extérieur. La négation par Wohlforth de la causalité et de la nécessité objective dans la nature et dans la pensée implique également un rejet complet du matérialisme historique. La société et les rôles des classes sont considérés comme complètement détachés de leur processus légal et nécessaire de formation. [13]

Il est significatif que les positions avancées dans cet article contrastent directement avec celles que Steiner présentera plus tard. Steiner écrit:

Thornett et Wohlforth, comme tous les révisionnistes, veulent écarter et considérer comme acquise la question fondamentale de la philosophie, matérialisme ou idéalisme. Wohlforth pense qu’il peut écrire toutes les bêtises idéalistes qu’il veut, pourvu qu’il rende un hommage creux au matérialisme en cours de route [14].

On pourrait dire la même chose de Steiner lui-même qui, lors d’une discussion avec le camarade North en 1999, a déclaré qu’il n’était pas d’accord avec Engels sur le fait que la relation entre le matérialisme et l’idéalisme était la question fondamentale de la philosophie.

Cet article sur la philosophie témoigne du fait que l’abandon par Wohlforth du marxisme et de la classe ouvrière n’était pas un incident isolé, mais faisait partie d’un mouvement plus large vers la droite d’une grande partie de la classe moyenne dans les années 1970, dont Steiner et Brenner ont fait partie par la suite. En fait, un certain nombre de similitudes existe entre Wohlforth et Steiner, tous deux étant profondément subjectifs, éloignés de la lutte des classes et orientés vers une politique petite-bourgeoise.

Dans son rapport d’ouverture au deuxième congrès national du Socialist Equality Party (US) en juillet 2012, intitulé «Les origines théoriques et historiques de la pseudo-gauche, contenu dans le volume L’école de Francfort, le postmodernisme et la politique de la pseudogauche, North a commenté la trajectoire vers la droite de cette couche sociale:

Alors que le mouvement de protestation antiguerre petit-bourgeois s’est effondré à la suite de la guerre du Viêt Nam, les implications des divisions sociales au sein de la Workers League sont devenues plus prononcées. Il ne s’agit en aucun cas de dire que l’évolution de chaque individu a été directement déterminée par son milieu social. Cependant, la perte importante de membres en 1973-1974 — certes exacerbée par le comportement perturbateur de Wohlforth et de sa compagne Nancy Fields — est le reflet d’un processus social et politique plus large. Des sections de la classe moyenne qui avaient été radicalisées dans les années 1960 étaient impatientes de retrouver leur ancien milieu social familier. Ce voyage les a inévitablement ramenés dans l’orbite de la politique bourgeoise. (C’est nous qui soulignons) [15]

La troisième section, intitulée «Le long chemin du retour vers Pablo», reprend la déclaration de Wohlforth: «Dans le passé, le mouvement trotskiste était confiné en grande partie à une existence de propagande», ce qui, selon lui, signifiait qu’«un véritable tri des forces révolutionnaires ne pouvait pas avoir lieu». [16]

North répond: «Ce que Wohlforth cherche à nier, c’est la continuité historique du mouvement trotskiste» [17]. North examine ensuite en détail la lutte du CIQI contre le pablisme et les scissions de 1953 et 1963, et conclut:

La lutte du Comité international contre le pablisme constitue un chapitre aussi riche de l’histoire du marxisme que la lutte menée par le bolchevisme contre le menchevisme entre 1903 et 1917. Ou, pour le dire plus précisément, la lutte contre le pablisme représente le plus haut développement du marxisme, qui s’appuie sur toutes les leçons accumulées de la lutte contre le révisionnisme depuis le grand schisme entre le bolchevisme et le menchevisme au tournant du siècle [18].

North cite ensuite abondamment trois lettres que Wohlforth a écrites à Healy le 31 mai, le 7 juin et le 14 juin 1974, juste avant qu’il ne démissionne de la Workers League. Dans chacune de ces lettres, il souligne l’importance de la scission de 1953, qu’il qualifie de «de la plus haute importance», et propose d’écrire une série d’articles sur la lutte contre le pablisme.

Dans la lettre du 7 juin, il s’en prend explicitement à son futur allié Hansen:

En fait, il me semble maintenant que la Résolution internationale du SWP de 1961 était un travail très conscient et complètement cynique. Hansen a en fait fait tout son possible pour inclure dans le document les formulations pablistes exactes que le SWP avait dénoncées en 1953. Ceci, plus que toute autre chose, soulève la question du caractère de l'homme. Le document était une tentative ouverte et flagrante de cracher sur l'histoire passée du SWP. [19]

Les trois articles suivants sont les plus importants de la série, car ils se concentrent sur la répudiation par Wohlforth de l'approche marxiste de la révolution, du parti d'avant-garde, de l'époque de l'impérialisme et de la politique raciale.

Le quatrième article, «Réforme ou révolution», reprend la déformation par Wohlforth du Manifeste du Sixième Congrès du Comité international.

Plus précisément, Wohlforth s’offusque de ce passage du Manifeste:

Ce qui est maintenant en cause, dans tous les pays capitalistes, c’est l'éclatement de luttes de masse dans lesquelles la première responsabilité est la préparation effective de la classe ouvrière à la prise du pouvoir d’État.

Pas un seul des problèmes brûlants de la classe ouvrière en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis ou dans tout autre pays ne peut être résolu en dehors de la préparation de la lutte pour le pouvoir d'Etat.

Chaque revendication élémentaire de la classe ouvrière, chaque défense des acquis du passé, chaque tentative de l'État capitaliste de contrôler les syndicats, met en avant les deux grandes nécessités de la classe ouvrière: la préparation de la conquête du pouvoir d'État et la construction du parti révolutionnaire pour diriger cette lutte pour le pouvoir. [20]

Après avoir cité une autre déclaration similaire dans un article d’Alex Steiner, Wohlforth a répondu:

Eh bien, camarades Healy et Steiner, vous pouvez nous ajouter à la liste de ceux qui nient que la tâche d’aujourd’hui au niveau international est la «tâche pratique immédiate» de la lutte pour le pouvoir! [21]

North note que «Wohlforth a exhumé le cadavre puant de la social-démocratie d’avant la Première Guerre mondiale et l'a exposé, ainsi que son ignorance » [22]. Il cite ensuite abondamment Lénine et Trotsky pour démontrer la conception marxiste de la nature de l’époque impérialiste.

Lénine s’adressant à une foule de travailleurs révolutionnaires à Petrograd en 1919. Trotski est à droite. [Photo: Wikipedia]

Dans un passage qui revêt une grande importance pour cette école et pour notre travail politique actuel, North écrit:

La confusion délibérée que Wohlforth tente d’introduire, et que nous avons soulignée précédemment, entre la préparation pour le pouvoir et la prise du pouvoir n’est pas simplement le produit de sa malhonnêteté invétérée. C’est surtout l’expression de son enfermement désespéré dans des schémas réformistes dont chaque étape est séparée par des murs de béton.

Sur la base de l’évaluation historique de l’époque, nous affirmons sans équivoque que seul le parti qui se prépare à prendre le pouvoir le prendra. La préparation au pouvoir doit imprégner le travail quotidien du parti.

Ce n’est qu'ainsi qu'un cadre véritablement révolutionnaire peut être rassemblé, éduqué et préparé pour les batailles de classe titanesques qui aboutiront à la prise du pouvoir par la classe ouvrière, à la dictature du prolétariat et à la destruction de l’État bourgeois. [23]

L’article poursuit en notant que la position actuelle de Wohlforth est un revirement par rapport à la position extrême qu'il avait défendue en 1972-1973, lorsqu'il avait «suggéré que la révolution américaine était juste au coin de la rue». [24]

Le Comité International a souvent dû freiner l’impressionnisme sauvage de Wohlforth, notamment dans une lettre de Mike Banda datant de février 1973, qui insistait:

Il n'y aura pas que des «bonds», mais aussi de nombreux combats difficiles et peu spectaculaires contre les staliniens et les révisionnistes, qui nécessiteront une grande fermeté théorique et une grande habileté tactique. ... La tâche consiste à organiser et à gagner l’avant-garde de la classe ouvrière au trotskisme et à jeter les bases du parti révolutionnaire. [25]

L’article se termine en citant l’accent mis par Trotsky sur le facteur subjectif du parti dans son essai «Où va la France?».

Le rapport politique des forces est déterminé non seulement par des facteurs objectifs (le rôle dans le processus de production, la force numérique, etc.) mais aussi par des facteurs subjectifs: la conscience de la force est l’élément le plus important de la force réelle. [26]

North conclut:

La classe ouvrière parvient à cette conscience grâce à la lutte du parti révolutionnaire, qui incarne toute son expérience historique et fonde sur elle tous les développements de la lutte des classes.

La classe ouvrière est renforcée dans la mesure où le parti révolutionnaire fait la guerre à toutes les forces révisionnistes qui reflètent la pression de l’impérialisme au sein du prolétariat.

L’anéantissement de ces forces est le point culminant de la préparation de la classe ouvrière au pouvoir. Ainsi, lorsque la Workers League a démasqué Wohlforth et cautérisé cette plaie suppurante au sein de son mouvement, la classe ouvrière américaine a été immensément renforcée. [27]

Le cinquième article, «Un idéaliste subjectif sur la guerre», est également extrêmement pertinent pour notre travail et notre perspective politique aujourd’hui. L’article se concentre sur la dénonciation par Wohlforth de l’avertissement lancé par le CI sur le danger d’une troisième guerre mondiale, qui, selon lui, «exprime l’énorme manque de confiance dans la classe ouvrière qui distingue Healy et tous les ultra-gauchistes». [28]

Après avoir noté que Lénine a caractérisé l’époque moderne comme une époque de guerres et de révolutions, le camarade North cite l’essai de Trotsky de 1934 intitulé «La guerre et la Quatrième Internationale», qui note que «Tous les gouvernements craignent la guerre. Mais aucun d’entre eux n’a la liberté de choisir. Sans une révolution prolétarienne, une nouvelle guerre mondiale est inévitable». [29]

North écrit ensuite:

En tant que marxistes, nous nous intéressons aux lois du développement historique. Elles ne sont pas modifiées par la «confiance» ou d’autres émotions inspirantes. Un homme qui boirait du poison contre l’avis de ses médecins parce qu’il a «confiance» en son estomac serait à juste titre considéré comme un idiot. Un individu qui ignore le danger de la guerre parce qu’il a «confiance» dans la classe ouvrière n'est tout simplement pas un marxiste, mais plutôt un imbécile qui a des opinions sur des questions qu’il ne connaît pas.

Le seul contexte dans lequel la question de la «confiance» a une quelconque signification est celui où les marxistes, qui luttent pour construire le parti révolutionnaire, procèdent avec la connaissance scientifique que la classe ouvrière, avec la direction historiquement requise, sera capable d’empêcher la guerre en renversant le capitalisme.

Le Comité international, dans ce sens scientifique, est absolument convaincu que la classe ouvrière vaincra l’impérialisme. Nous sommes confiants parce que nous construisons le parti qui détruira l’impérialisme mondial. Nous partons du point de vue de Trotsky, qui concluait le document de 1934 par les mots suivants: 'La lutte contre la guerre signifie maintenant la lutte pour la Quatrième Internationale'. [30]

L’article reprend ensuite l’incroyable déclaration de Wohlforth sur la victoire des Nord-Vietnamiens sur l’impérialisme américain l’année précédente, qui équivaut à un rejet total de la nécessité d’une direction révolutionnaire pour mettre fin à la guerre impérialiste.

Wohlforth a écrit:

L’IC passe à côté du point principal de la victoire au Viêt Nam. Elle exprime la grande faiblesse des capitalistes dans la réalisation de leurs intérêts par la guerre. C’est avant tout le mouvement des masses qui retient le doigt de la gâchette des impérialistes. [31]

North a répondu:

Ainsi, dans le monde merveilleux de Wohlforth, la lutte contre la guerre n’est pas une tâche révolutionnaire parce que le problème s’est résolu de lui-même. Wohlforth peut jouir du sommeil des vrais confiants parce que les masses retiennent le doigt de la gâchette de l’impérialisme et — ce qui est le comble — les capitalistes sont trop faibles pour faire quoi que ce soit à ce sujet. En outre, les capitalistes ont depuis lors compris que la guerre est un mauvais moyen de réaliser leurs intérêts…

Il s’agit ici d’une confusion totale et d’une déformation scandaleuse du marxisme.

Wohlforth arrive à la conclusion vraiment étonnante que les capitalistes, ayant découvert leur «grande faiblesse», s’abstiendront désormais de la guerre comme les justes s’abstiennent du péché...

La guerre ne peut être évitée que par le renversement du capitalisme. Wohlforth ne dit rien à ce sujet. Mais ce n’est pas une omission accidentelle...

La glorification du mouvement de masse et l’évitement de la question de la direction révolutionnaire est l’esquive classique de l’opportunisme. [32]

La sixième section, «Les étrangleurs de la classe ouvrière à Boston», aborde les positions de Wohlforth et du SWP sur le programme des systèmes de bus qui visait à déségréguer les écoles publiques de Boston [en mélangeant les enfants des différents quartiers, ndt], qui est devenu l’un des principaux centres d’intérêt de leur activité entre 1974 et 1976. Au cours de cette crise, le SWP a préconisé l’envoi de troupes fédérales à Boston pour faciliter le programme des systèmes de bus. Il s’agit de la dernière d’une longue série d’adaptations antimarxistes à l’État capitaliste, qui a commencé avec la demande du SWP, en 1957, d’envoyer des troupes fédérales à Little Rock, en Arkansas, pour faire respecter la déségrégation des écoles.

«La salissure de la vieille gloire» (The Soiling of Old Glory), une photographie prise lors de la crise du programme des systèmes de bus à Boston en 1976 et récompensée par le prix Pulitzer [Photo: Stanley Forman]

Dans ses écrits sur cette question, Wohlforth omet la demande du SWP concernant l’envoi de troupes fédérales, ce qui constitue une approbation tacite de cette politique. Dans le même temps, il a rendu la classe ouvrière responsable du racisme et s’est explicitement opposé au système d'ancienneté, promouvant une décision de justice qui obligeait les travailleurs blancs à se sacrifier pour les travailleurs noirs dans le contexte de l’aggravation de la crise économique du milieu des années 1970.

North écrit:

Ce sont les politiques d’un homme qui a non seulement rompu avec le marxisme, mais qui est également passé dans le camp de l’adversaire de classe. Ce que Wohlforth reflète, c’est le mouvement de droite des couches les plus réactionnaires de la classe moyenne, qui perdent la tête à cause de la crise économique et en rejettent la responsabilité sur la classe ouvrière.

Ce qui donne à la diatribe antisyndicale de Wohlforth un certain élément de perversité, c’est qu’il a, par le passé, écrit abondamment contre les positions mêmes qu’il défend aujourd’hui. [33]

L’article cite ensuite le pamphlet «Nationalisme noir et théorie marxiste» (Black Nationalism & Marxist Theory – 1969) de Wohlforth, un document solide écrit en étroite collaboration avec Mike Banda, qui polémiquait contre ces mêmes positions du SWP dans les années 1960.

La dernière partie de cet article est directement liée à la défense contemporaine par le CIQI de la révolution américaine et de la guerre civile contre le «projet 1619» et toutes les autres interprétations racialistes de l’histoire. Dans ses écrits sur Boston, Wohlforth affirmait:

En raison de l’existence, jusqu’à la guerre de Sécession, d’un système esclavagiste dans le Sud et de l’incapacité de la classe capitaliste, après la guerre de Sécession, à résoudre pleinement les problèmes démocratiques posés par cette guerre révolutionnaire, la classe ouvrière américaine est profondément divisée sur des bases raciales. [...]

Le développement politique et social de la classe ouvrière américaine ne peut se faire sans une confrontation directe avec ce problème, qui est à bien des égards le problème central de la troisième révolution américaine. [34]

North a répondu:

Si l’on veut avancer la proposition que la révolution démocratique bourgeoise n’a pas été achevée aux Etats-Unis, alors on est confronté à la tâche immédiate de réviser complètement toute la conception marxiste de cette époque historique...

Malheureusement pour Wohlforth, toute sa théorie n’est qu’un tissu d’inepties. Dans aucun pays du monde, les tâches de la révolution démocratique bourgeoise n’ont été accomplies aussi complètement qu’aux Etats-Unis. La révolution menée par les marchands et les planteurs coloniaux en 1776 a établi l’indépendance nationale des États-Unis, et la sanglante guerre civile a complètement brisé le système esclavagiste et créé les conditions historiques pour la croissance massive du capital à travers le développement sans entrave de l’industrie dans les États-Unis continentaux...

Politiquement, nier ces faits évidents revient à nier la nécessité de construire le parti révolutionnaire pour le renversement du capitalisme et l’instauration du socialisme. [35]

Enfin, North critique l’affirmation erronée de Wohlforth selon laquelle le racisme est le problème central auquel est confrontée la classe ouvrière américaine:

En tant que subjectiviste qui nie que l’être détermine la conscience, Wohlforth insiste sur le fait qu'il s’agit du «problème central» de la troisième révolution américaine...

En d’autres termes, la pensée raciste n’est pas considérée comme un produit de la décomposition du capitalisme dont la crise pousse la classe ouvrière à devenir une force objective de l’histoire vers la révolution sociale. Le racisme devient plutôt la version du péché originel de Wohlforth, qui exerce sur la classe ouvrière un pouvoir plus puissant que les forces historiques objectives.

Ce n’est qu’une autre version de tous les arguments démoralisés que l’on trouve couramment chez les radicaux et les couches de la classe moyenne qui rejettent la lutte pour le socialisme au motif que les travailleurs sont «stupides» et l’homme est intrinsèquement mauvais. [36]

Dans le septième article, «Un menteur vieillissant vend sa marchandise», North s’attaque à l’affirmation petite-bourgeoise de Wohlforth selon laquelle le CI est coupable de pratiques organisationnelles «staliniennes».

Un passage important réfute cette affirmation:

La dénonciation des «pratiques organisationnelles» est la marque du révisionnisme. Les renégats dénoncent couramment les trotskystes pour leurs pratiques «staliniennes» de la même manière que les mencheviks après 1903 dénonçaient les pratiques organisationnelles de Lénine comme étant du «blanquisme» ou du «jacobinisme».

Ce qui unit tous ces épithètes, c’est la haine de ceux qui les utilisent pour toute discipline révolutionnaire et toute loyauté organisationnelle basée sur de grands principes politiques. [37]

Le reste de l’article démonte l’affirmation mensongère de Wohlforth selon laquelle lui et Fields ont été «purgés» de la direction de la Workers League, en passant en revue de manière très détaillée leurs activités perturbatrices au cours de l’année qui a suivi l’accession de Fields à la direction du parti.

Le huitième article, «Le complice de Joseph Hansen», répond à la caractérisation par Wohlforth de Security and the Fourth International comme «la campagne de calomnie contre Joseph Hansen». Il récapitule les principales conclusions de l’enquête jusqu’à ce moment-là, et met Wohlforth au défi de répondre à une série de questions cruciales.

Joseph Hansen

La dernière partie, «Où va Wohlforth?», résume les points clés de la série et la signification plus large de la démission de Wohlforth. Elle cite des passages de l’un de ses derniers documents qui défendent de la manière la plus explicite une conception nationaliste de la IVe Internationale, tout en dénigrant le rôle de Trotsky lui-même.

North établit ensuite une comparaison pertinente entre Wohlforth et Jay Lovestone, tristement célèbre pour avoir été un carriériste de faction au sein du parti communiste américain dans les années 1920 et 1930, puis un dirigeant de la bureaucratie de l’AFL-CIO, mentor de son président, George Meany, et complice de la CIA.

Jay Lovestone en 1917

Il écrit:

On retrouve chez Wohlforth toutes les caractéristiques d’un Lovestone au stade embryonnaire: absence totale de principes politiques, subjectivisme et carriérisme effrénés, hostilité au marxisme et au centralisme démocratique bolchevique, anti-internationalisme flagrant, manque de respect pour l’histoire du mouvement marxiste, soumission à la bureaucratie syndicale et à l’État capitaliste, et haine amère de la classe ouvrière. [38]

La série se termine par cette conclusion prémonitoire:

Nous affirmons catégoriquement que le mouvement de Wohlforth vers la droite ne s’est en aucun cas arrêté. C’est un homme qui va loin. Nous n’avons pas à prédire jusqu’où Wohlforth ira. Disons simplement que son évolution future sera déterminée par les besoins de la classe dominante et la rapidité avec laquelle la crise se développera.

La lutte contre Wohlforth représente une étape importante dans la construction des forces du Comité international de la Quatrième Internationale aux Etats-Unis. Le démasquer politiquement a non seulement immensément renforcé la Workers League, mais elle a également jeté les bases théoriques de la construction du parti révolutionnaire de masse aux États-Unis.

L’accueil de héros réservé à Wohlforth par les révisionnistes ne nous dérange pas le moins du monde. Laissons-le prendre sa place d’honneur aux côtés des complices du GPU, Hansen et Novack, à la direction du Socialist Workers Party. C’est là qu'il a sa place!

Mais à la Workers League, la lutte contre Wohlforth a renforcé les cadres du parti révolutionnaire dans une haine inflexible du révisionnisme. Elle a fourni les leçons politiques vitales pour la formation des nouvelles grandes forces de travailleurs, de jeunes et d’étudiants qui se présenteront par milliers pour rejoindre le parti révolutionnaire.

En conclusion, nous affirmons avec la plus grande confiance que la lutte contre le révisionnisme menée par la Workers League en solidarité avec le Comité international de la Quatrième Internationale représente le stade le plus élevé de la préparation de la classe ouvrière aux Etats-Unis et dans le monde à la révolution socialiste mondiale. [39]

Tout cela s’est avéré exact dans les mois et les années à venir, alors que Wohlforth évoluait toujours plus à droite, et que les cadres de la Workers League intensifiaient leur formation théorique, politique et historique et leur lutte pour le trotskysme dans la classe ouvrière.

Les trajectoires divergentes de la Workers League et de Wohlforth

Après la publication de La Quatrième Internationale et le renégat Wohlforth, la Ligue ouvrière a continué à faire des progrès politiques et théoriques significatifs tout en intervenant dans un grand nombre de luttes ouvrières, comme Tom l’expliquera en détail. Dans le même temps, l’enquête sur la Sécurité et la Quatrième Internationale s’est approfondie, exposant le réseau d’agents du GPU et du FBI qui avaient pénétré le mouvement trotskiste, ce qu’Eric examinera.

Malgré les révélations accablantes de l’enquête du CIQI, Wohlforth a continué à calomnier le mouvement pour ses préoccupations en matière de sécurité, rédigeant l’introduction du pamphlet Healy’s Big Lie du SWP de décembre 1976. Il a ensuite participé à la tristement célèbre manifestation «Plate-forme de la honte» (Platform of Shame) à Londres le 14 janvier 1977, qui a rassemblé des représentants du mouvement pabliste mondial. Un article important à ce sujet, que je n’ai pas le temps de lire mais qui se trouve dans le volume 7, s'intitule «Wohlforth – Sur la plate-forme de la honte».

Fait significatif, quelques mois seulement après avoir participé à la Plate-forme de la Honte, Wohlforth a encouragé en privé Jack Barnes à reconnaître que Sylvia Caldwell était un agent, compte tenu des preuves accablantes accumulées par le CI à son encontre. Cette lettre figure également dans le volume 7.

Plus tard dans l’année, le 16 octobre 1977, Tom Henehan a été assassiné par deux tueurs à gages à New York, quelques mois seulement après que Hansen ait écrit qu’il y aurait des «conséquences mortelles» si l’enquête sur la Sécurité se poursuivait.

Face à cet assassinat politique et aux calomnies incessantes de la presse révisionniste, la Workers League n’a pas plié d’un pouce. Au contraire, le parti s’est tourné vers la classe ouvrière, organisant une campagne agressive exigeant une enquête sur le meurtre de Tom et l’arrestation des tireurs. Dans le même temps, la Workers League a approfondit ses interventions dans la lutte des classes et affiné son analyse politique.

Tom Henehan, 1951-1977

Forte de ces expériences et de l'évolution du parti après la démission de Wohlforth, la Ligue des travailleurs rédigea en 1978 la Résolution sur les perspectives, qui fut ensuite amendée et finalisée en juin 1979. Ce document, intitulé «La crise économique et politique mondiale et l'agonie de l'impérialisme américain», a marqué le développement théorique et politique le plus important de l’ensemble du CIQI au cours de la décennie des années 1970. À la lecture de ce document, Mike Banda a été immensément ému et l’a qualifié de développement extraordinaire de la perspective du CIQI. Le camarade Tom examinera ce document plus en détail.

Je tiens à rappeler que la rupture avec Wohlforth a marqué un point de transition au sein du CIQI. A partir de là, l’orientation du WRP [section britannique du CIQI] est devenue de plus en plus nationaliste et opportuniste, tandis que la Workers League s'est tournée de plus en plus vers la classe ouvrière et les traditions historiques du trotskysme.

Au moment où la résolution sur les perspectives de 1978 était discutée et finalisée, la dégénérescence du WRP devenait évidente pour les dirigeants de la Workers League. Son comportement lors des réunions, son soutien non critique à des personnalités nationalistes bourgeoises dans sa presse et la mystification croissante de la dialectique par Healy étaient les premiers signaux d'alarme qui s'accentuèrent au cours des années suivantes.

La critique par le camarade North des Studies in Dialectics de Healy et la réunion d’octobre 1982 avec les dirigeants du WRP ont finalement abouti à la scission de 1985-86, qui font l’objet des dernières lectures de cette école.

Quant à Wohlforth lui-même, quelques années plus tard, il a quitté le SWP et est devenu un anticommuniste à part entière. Il a rapidement bouclé la boucle en retournant aux Shachtmanites et en donnant des conférences par l’intermédiaire des Socialistes Démocrates d’Amérique sous la direction de Michael Harrington en 1984. Il a ensuite co-écrit un livre intitulé On the Edge, dans lequel il a calomnié la Workers League et le WRP en les qualifiant de sectes politiques. Cela fait manifestement toujours partie du programme des membres de la DSA, comme le révèle l’interview de Daraka Larimore-Hall, agent du Parti démocrate et dirigeant de la DSA.

Daraka Larimore-Hall (deuxième à partir de la gauche) à la convention du Parti démocrate de Californie avec la direction du parti de l'État. [Photo: Tim Prince (Twitter)]

Comme Burnham, Shachtman, Cochran et d’autres renégats du trotskisme, Wohlforth s’est finalement rangé directement dans le camp de l’impérialisme américain. Dans les années 1990, il a écrit un article tristement célèbre intitulé «Donner une chance à la guerre» (Give War a Chance) dans lequel il affirmait que les socialistes ne devaient pas s’opposer à toute intervention militaire occidentale. Avec beaucoup d’autres ex-gauchistes, il a soutenu les bombardements américains dans les Balkans pour prétendument défendre les «droits de l’homme». Cela deviendra la principale technique de propagande utilisée pour justifier les guerres incessantes du 21e siècle, qui atteindront leur paroxysme avec la guerre menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Russie en Ukraine.

Dans l’avant-propos du volume 7, rédigé le 22 mai 1984, le camarade North commente les conférences de Wohlforth au sein de la DSA et sa trajectoire politique de plus en plus à droite, en notant:

Un tel mouvement a une importance qui va bien au-delà de Wohlforth. La force motrice de son développement est la crise objective du capitalisme mondial, et dans son destin personnel humiliant est contenue une leçon profonde sur la signification de la dialectique, qui, bien qu’elle ne soit pas reconnue par Wohlforth, étend néanmoins son emprise sur lui – comme Trotsky l’a souligné une fois à propos de Burnham. [40]

Les leçons de la rupture avec Wohlforth sont extrêmement pertinentes pour le travail du CIQI aujourd'hui et doivent être assimilées par les cadres au niveau international. Le dernier mot n’a pas encore été écrit, et un travail immense reste à faire pour mettre en avant l’histoire remarquable de la Workers League et du CIQI tout au long de cette période. A partir de cette université d’été, nous devons développer un projet d’archives sur l’histoire de la Workers League et de chaque section du CIQI dans les années 1970 et 1980, en documentant les expériences des membres de cette génération de dirigeants du parti et le bilan de notre parti dans ce tournant critique de la lutte pour le trotskysme.

Partie II: La Workers League et le tournant vers la classe ouvrière, 1974-1978

L’approfondissement de la lutte contre le révisionnisme qui a émergé de l’affaire Wohlforth ne doit jamais être considéré comme une distraction du travail dans la classe ouvrière. C’était une partie intégrante et décisive de l’ensemble. Nous pouvons dire, avec Lénine, qu’il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire. Comme l’écrit le camarade North dans L'héritage que nous défendons, à la lumière de ce qui a été révélé par l’affaire Wohlforth:

[Les] impressionnantes implications historiques de la scission de 1953 et la bataille qui s’en est suivie contre le Socialist Workers Party ont été réassimilées par l’ensemble du parti. Sur ces bases renforcées, le parti s’est tourné plus vigoureusement que jamais vers la lutte pour construire un parti marxiste d’avant-garde de la classe ouvrière aux États-Unis dans le cadre du parti mondial de la révolution socialiste. [41]

Ou, comme cela a été exprimé dans la Résolution des perspectives de 1978 de la Workers League, La crise économique et politique mondiale et l’agonie de l’impérialisme américain:

Le fondement de la pratique révolutionnaire, la base indispensable de toute orientation réelle vers la classe ouvrière du point de vue de la lutte pour le pouvoir, est l’assimilation complète de l’ensemble des expériences historiques par lesquelles le Comité international est passé depuis 1953. La formation de cadres trotskystes n’est possible que dans la lutte pour fonder chaque aspect et détail du travail politique du parti sur les conquêtes historiques du Comité international, issues de la bataille contre le révisionnisme [42].

Tout au long de la période 1974-1978, les archives témoignent du développement de tous les aspects des interventions de la Workers League dans la classe ouvrière. Le présent exposé est centré sur la résolution susmentionnée de 1978 sur les perspectives, qui marque le point culminant de cette période et un développement qualitatif dans le travail politique de la Workers League. Il s’agit d’un résumé de l’ensemble du développement de la Workers League au cours de ces années, y compris son orientation vers la classe ouvrière et l’élaboration d’une stratégie de révolution socialiste. La préparation de cette période a permis de jeter les bases qui ont permis à la Workers League de mener la lutte contre le Workers Revolutionary Party en Grande Bretagne dans les années 1980.

L’objectif essentiel de cette conférence est de présenter aux camarades le Bulletin. Il a commencé à être publié sous la forme d’un bulletin ronéotypé lors de la fondation du Comité américain pour la Quatrième Internationale en 1964, sous le nom de Bulletin du socialisme international (Bulletin of International Socialism). Il est devenu un journal imprimé en septembre 1966, deux mois avant la fondation de la Workers League en novembre 1966.

Le Bulletin a perduré jusqu’en 1993, date à laquelle il a été remplacé par le Bulletin international des travailleurs, qui impliquait une plus grande collaboration de l’ensemble du CIQI et était le prédécesseur immédiat du World Socialist Web Site. De 1974 à 1987, le Bulletin a été publié sous la forme d’un bi-hebdomadaire et, pour les années restantes, d’un hebdomadaire. Il comprenait une page en espagnol, Prensa Obrera. Nous avons travaillé à la numérisation de ces collections. Les années 1964-1973 sont disponibles sur marxists.org [43]. Le parti a l'intention de mettre bientôt à la disposition des cadres l’ensemble de la collection.

Le Bulletin du Socialisme International Vol. 1, No. 1, 14 septembre 1964.

Les pages du Bulletin constituent une source d'archives inégalée, témoin des nombreuses luttes ouvrières de l'époque. La Workers League semblait être partout à la fois, couvrant très souvent les grandes grèves qui se déroulaient simultanément dans différentes régions du pays, et publiant constamment des articles sur les événements internationaux, la théorie marxiste, l'histoire, la culture et la science. Mais l'engagement du Bulletin auprès de la classe ouvrière allait au-delà de la couverture. Le parti est intervenu dans la classe ouvrière. Comme Marx l'a expliqué dans ses Thèses sur Feuerbach, il est impossible de comprendre le monde en dehors de la lutte pour le changer. Et il est impossible de comprendre ce qui s'est passé au cours de cette période sans le Bulletin. C'est probablement la raison pour laquelle les historiens américains du travail n’ont pu donner que si peu de sens à cette période.

La revendication pour le parti travailliste

La Workers League, comme en témoignent les pages du Bulletin, a constamment lutté pour une stratégie révolutionnaire dans la classe ouvrière. La revendication en faveur du parti travailliste, qui sera au centre de cette conférence, a été le pivot de cette stratégie de conquête du pouvoir.

La revendication du parti travailliste était un élément fondamental du mouvement trotskiste américain depuis la fin des années 1930 et les discussions de Trotsky avec Cannon et la direction du SWP à Coyoacan. L'analyse de Trotsky de la révolution américaine, la plus avancée jamais faite à ce jour, émergeait de son analyse historique mondiale du capitalisme et non des conditions américaines spécifiques. Trotsky avait prévu que le déclin rapide du capitalisme américain au cours de la Grande Dépression forcerait les travailleurs à s'engager sur la voie de la lutte politique. Comme l'explique le document Perspectives de 1978, pour Trotsky, «la revendication du parti travailliste n'était pas simplement l'une des nombreuses revendications avancées par le parti. C'était la pierre angulaire de la stratégie de la révolution sociale aux États-Unis» [44].

James P. Cannon, 1890-1974

Cannon, au milieu des premiers signes d’une stabilisation du capitalisme dans la période d’après-guerre, a réitéré certaines parties de l'analyse de Trotsky dans ses importantes Thèses américaines de 1946. Mais le SWP s’est écarté de la revendication du parti travailliste au cours des années 1950. En 1954, un an seulement après la Lettre ouverte, Cannon avait adopté la position selon laquelle un parti travailliste serait construit par le mouvement spontané de la classe ouvrière, qui aurait conjuré d'une manière ou d'une autre une faction de la bureaucratie syndicale à le faire naître. Une fois créé, le parti travailliste fournirait alors au SWP l'arène dans laquelle il pourrait opérer. Cette perspective ne laissait aucun rôle au mouvement trotskiste, si ce n’est celui d’attendre. Au début des années 1960, avec son adhésion au pablisme, le SWP avait complètement abandonné la revendication d'un parti travailliste.

Entre 1964 et 1966, le jeune Comité américain pour la Quatrième Internationale correspondit étroitement avec la direction de la SLL et, sous sa direction, commença à reprendre les discussions sur la revendication du parti travailliste. Cela s'est exprimé avec force dans le document fondateur de la Workers League, qui stipulait:

À ce stade du développement de la classe ouvrière américaine, notre principale revendication transitoire doit être la création d'un parti travailliste, un parti de la classe ouvrière américaine. On doit montrer à la classe ouvrière qu’elle doit nécessairement dépasser les luttes économiques isolées pour mener une lutte politique fondamentale contre la classe dirigeante et ses instruments politiques. La revendication d’un parti travailliste devient ainsi la revendication unificatrice de tout notre travail aux Etats-Unis. Elle doit imprégner toute notre propagande et notre agitation: parmi les jeunes de la classe ouvrière, dans les syndicats, parmi les peuples minoritaires, autour de la question de la guerre...

Bien que le mouvement vers le parti travailliste puisse démarrer en dehors du mouvement syndical, un tel mouvement doit développer une base au sein du mouvement ouvrier organisé avant de devenir une force sérieuse. En outre, à moins que ces mouvements ne luttent pour devenir un mouvement de la classe dans son ensemble, ils perdront nécessairement le programme de classe qu'ils ont atteint, puisqu'ils manœuvrent entre les partis capitalistes existants au lieu de lutter pour les supplanter. [45]

Gerry Healy, 1913-1989

Il convient de souligner ici le rôle décisif joué par la SLL dans l’orientation de la jeune section sympathisante américaine. Les vœux de Gerry Healy au congrès fondateur de la Workers League résonnent avec la même force aujourd’hui qu’en 1966. Healy a déclaré:

La classe ouvrière des États-Unis est la plus puissante du monde, et c'est au sein de cette classe que vous devez construire votre parti. Il s’agit là d’un principe fondamental du marxisme, qui s'applique avec une urgence particulière aux conditions existant aux États-Unis. Ce n'est pas le Black Power ou les dizaines de mouvements pour la paix et les droits civiques qui s'étendent à travers le pays qui résoudront les questions fondamentales de notre époque, mais la classe ouvrière dirigée par un parti révolutionnaire. [46]

La revendication du parti travailliste ne doit pas être considérée comme une habile tactique d’agitation. Il s’agissait d’une stratégie pour le pouvoir. Comme l’écrit le camarade North dans La Workers League et la fondation du Parti de l’égalité socialiste, la revendication du parti ouvrier «incarnait une conception stratégique précise du développement de la classe ouvrière américaine» – et, nous devrions l'ajouter, à une époque très différente.

En 1966, lorsque la Workers League a renouvelé la revendication du parti travailliste, les syndicats jouissaient encore d'une autorité significative au sein de la classe ouvrière. Nous étions seulement deux décennies après la grande vague de grèves de 1945-1946, et seulement trois décennies après les luttes industrielles explosives de 1934-1938. Il y avait encore des vétérans de ces événements dans les usines, les mines, les docks et les fabriques, travaillant côte à côte avec leurs fils et leurs filles. Les grandes luttes du passé et les grands progrès réalisés par la classe ouvrière étaient des souvenirs bien vivants. Nous parlons d'une période, pour citer à nouveau le camarade North, au cours de laquelle

[le] problème stratégique central auquel était confronté le mouvement trotskiste était l’allégeance active et militante des sections les plus avancées de la classe ouvrière aux partis et syndicats de masse staliniens et sociaux-démocrates. L’activité politique de nos sections supposait donc, malgré des variations tactiques, que le point de départ d’une nouvelle grande réorientation révolutionnaire de la classe ouvrière se ferait sous la forme d’une radicalisation des éléments les plus conscients de la classe et les plus actifs politiquement dans les rangs de ces organisations. De ce mouvement, dans lequel les sections du Comité international joueraient un rôle de catalyseur en tant qu’opposants les plus intransigeants à la social-démocratie et au stalinisme, naîtraient les possibilités réelles de création d’un parti révolutionnaire de masse. Notre tactique était basée sur cette conception. Cette orientation stratégique était diamétralement opposée à celle des Pablistes, qui orientaient leurs organisations vers les dirigeants bureaucratiques, auxquels ils attribuaient un potentiel révolutionnaire. Nous cherchions, en quelque sorte, à révolutionner ces mouvements de masse par le bas, tandis qu’eux cherchaient à influencer par le haut, via les bureaucraties. [47]

Interventions dans la classe ouvrière: Le TUALP et les mines de charbon

En réponse à l’intense activité de grève de 1969-1971, et en particulier à l’octroi d’une augmentation significative aux métallurgistes — qui l’ont obtenue en menaçant seulement de faire grève —, Nixon a imposé en 1971 un gel des salaires de 90 jours et a créé un Conseil des salaires qui comprenait le président de l’AFL-CIO, George Meany. La Workers League a lancé une campagne réussie dans la classe ouvrière pour exiger que Meany quitte le conseil d’administration. Une brochure de 1972, La nécessité d’un Parti travailliste (The Case for a Labor Party) [48], publiée à l’origine dans le Bulletin, s’est vendu à 75.000 exemplaires.

Une autre brochure cruciale de cette période est La position réelle de Wallace (Where Wallace Really Stands) [49] du camarade David, qui affirme que la construction d'un parti travailliste est la voie à suivre pour combattre l’influence populiste de droite de Wallace parmi les travailleurs de l'industrie. Ces pamphlets ont jeté les bases de la formation de la Trade Union Alliance for a Labor Party (TUALP). Jim Lawrence, un ouvrier de GM à Dayton, dans l’Ohio, est un camarade ouvrier très important qui a rejoint la Workers League après avoir lu le pamphlet sur Wallace. Voici un extrait d'une interview de Jim.

La nécessité d’un parti travailliste a été motivé par l'intervention de la SLL et de Healy contre la tendance de Wohlforth à s'éloigner de cette revendication ou à l'associer à d'autres activités, telles que sa campagne d'envoi de lettres en prison. Le pamphlet stipulait:

Nous appelons le mouvement ouvrier à organiser [un congrès ouvrier] et à construire un tel parti. Mais nous ne comptons pas sur les bureaucraties ouvrières actuelles pour mener à bien une telle tâche. Ce qu’il faut, c’est rompre avec tous les compromis avec le capitalisme, qui ont créé une bureaucratie ouvrière très éloignée des rangs. Cette bureaucratie vit plus comme des patrons que comme des travailleurs. La bureaucratie ouvrière résistera jusqu’au bout à une telle rupture. Nous devons donc construire une nouvelle direction dans les syndicats qui luttent pour mener à bien cette tâche. Dans un premier temps, nous appelons tous les syndicalistes favorables à un parti ouvrier à se réunir pour former une organisation dans les syndicats afin de lutter pour un tel parti. [50]

La conférence fondatrice du TUALP s’est tenue à Chicago à l’automne 1972 et a été «suivie par des travailleurs de pratiquement toutes les grandes sections de l'industrie» [51]. Sur cette diapositive, nous voyons la circulation parmi les membres de IAM d'une pétition soutenant la conférence de 1972. De nombreux entretiens ont été réalisés avec des travailleurs soutenant les conférences de 1975. Voici l'une de ces interviews, celle de la célèbre actrice britannique Julie Christie.

L'actrice Julie Christie interviewée dans le Bulletin, 14 mars 1975

Une deuxième conférence s’est tenue à Saint Louis en février 1973. La plus grande conférence de la TUALP s’est tenue à Détroit les 12 et 13 avril 1975, en présence de plus de 325 délégués. Elle a été suivie, le 20 avril 1975, d'une réunion de la TUALP à Los Angeles, à laquelle ont participé 65 délégués représentant, entre autres, les débardeurs, les acteurs et actrices et les travailleurs de l’automobile. Toutes les grandes industries américaines et plus d’une douzaine de syndicats étaient représentés aux deux conférences de 1975. Le Bulletin a rendu compte de la résolution issue de la conférence de la TUALP de Détroit

Les 325 syndicalistes, chômeurs et jeunes des régions de la côte Est et du Midwest se sont engagés à construire la Workers League et sa section industrielle, la TUALP, autour de politiques socialistes, à défendre le droit fondamental de la classe ouvrière à l’emploi et à un niveau de vie décent. La conférence lança un appel à tous les syndicalistes et travailleurs pour qu’ils se battent en faveur d’une grève générale afin de forcer le gouvernement Ford-Rockefeller à partir et pour la construction d’un parti ouvrier... [52]

Les développements théoriques et organisationnels reflétés dans la demande du parti ouvrier et dans le TUALP sont nés de la perspective internationale du parti et d’une lutte constante parmi de nombreuses sections de la classe ouvrière américaine. On pourrait citer en exemple d’innombrables interventions de la Workers League. Il y a vraiment de quoi être embarrassé. La couverture, comme le montrent ces diapositives, des luttes des travailleurs dans le Bulletin – interviews, photographies, interventions – est considérable. Elle reste un exemple pour nous aujourd'hui. Mais ici, nous nous concentrerons sur ce qui a été le plus important de tous, l’industrie du charbon. Au fil du rapport, nous présenterons sous forme de diapositives un échantillon de notre couverture du Bulletin.

Un échantillon de la couverture des luttes des travailleurs dans les années 1970 dans le Bulletin

Les mineurs de charbon ont été la section la plus militante de la classe ouvrière pendant de longues décennies, depuis les années 1890. Dans les années 1920 et 1930, ce que l’on a appelé les «guerres des mines» ont fait rage dans de nombreux États, entre les United Mine Workers (UMW) et les exploitants de charbon, ainsi qu’entre les mineurs de base insurgés et les UMW.

Le socialisme a exercé une influence historique sur les mines de charbon, même dans des endroits prétendument «arriérés» comme le sud de l’Illinois et la Virginie-Occidentale. L’industrie a décliné après la Seconde Guerre mondiale. Le problème, comme l’a dit un jour John L. Lewis, dirigeant de longue date de l’UMW, était qu’il y avait trop de mineurs et trop de mines. Mais l’expansion économique des années 1960 et les chocs pétroliers des années 1970 ont à nouveau accru la demande de charbon bitumineux.

Les houillères ont attiré une génération de jeunes travailleurs dans les années 1970, dont beaucoup étaient des vétérans de la guerre du Viêt Nam. Au cours de cette décennie, les mineurs de charbon ont repris leur place à la tête de la classe ouvrière. Les grèves sauvages ont fait rage par centaines, année après année. Les jeunes mineurs, conscients de leur pouvoir, défiaient encore et encore les contrats nationaux négociés par la bureaucratie corrompue de l’UMW.

Couverture de la lutte des classes dans les champs de charbon, série de 1974 par David North

David North, alors rédacteur du mouvement ouvrier pour le Bulletin, a mené la charge dans les houillères au début des années 1970. La Workers League est intervenue parmi les travailleurs de base lors des luttes explosives des mineurs de charbon dans le comté de Harlan, au Kentucky, en 1973 et 1974. Au cours de la décennie, le Bulletin a publié des centaines d’articles et d’innombrables interviews de mineurs de Virginie occidentale, de Virginie, du Kentucky, de l’Ohio, de la Pennsylvanie et de l’Illinois, provenant par exemple de «Welch, Virginie occidentale».

Un jeune et courageux camarade du nom de Tom Henehan était l’un des journalistes les plus impliqués dans ce travail. La lecture des dépêches des champs de charbon au milieu des années 1970 rappelle au lecteur ce que le CIQI a perdu du fait de son assassinat politique en 1977. Un hommage au camarade Tom, à l’occasion de l’anniversaire de son assassinat, indiquait: «Son travail parmi les mineurs a été une source d’inspiration pour le CIQI:

Son travail parmi les mineurs était une bouffée d'air frais sur le plan politique. Grâce à ses voyages répétés dans les champs de charbon de Virginie occidentale, du Kentucky, de l'Ohio et de la Pennsylvanie, il a laissé une impression indélébile sur des centaines de mineurs, qui respectaient la conviction et la détermination avec lesquelles il se battait pour les politiques du Parti. [53]

Tom Henehan, 26 ans, membre du Comité politique de la Workers League, est assassiné en 1977 après que Joseph Hansen ait mis en garde contre les «conséquences mortelles» de de l'enquête sur la Sécurité et la Quatrième Internationale.

Le travail d’approfondissement dans les champs de charbon en 1974 s’est déroulé pratiquement en même temps que le reniement de Wohlforth. Wohlforth, pour sa part, a fait une croix sur les mineurs de charbon. Lors d’une discussion, le camarade David nous a dit, à Evan et à moi, que Wohlforth avait déprécié le travail dans les Appalaches, accusant David de «se promener dans les champs de charbon». Wohlforth pensait en effet que la lutte des mineurs était une perte de temps, comme il l'a écrit en novembre 1974:

La nature même de l’exploitation minière aux États-Unis limite considérablement notre capacité à intervenir de manière constructive. Les mines sont situées dans une partie du pays culturellement arriérée, loin de toute ville. À ce stade du développement de la classe ouvrière américaine, il n’est pas possible de construire des branches significatives du parti dans les petites villes des zones minières rurales. [54]

Cela, au milieu de la plus grande éruption de luttes des mineurs depuis des décennies!

Un autre élément de la critique de Wohlforth mérite une attention particulière étant donné la récente promotion par la pseudo-gauche de Shawn Fain et Sean O’Brien en tant que «réformateurs» au sein des syndicats: l’UAW et des Teamsters, respectivement. Wohlforth a attaqué la Workers League pour avoir trop critiqué le dirigeant supposé progressiste de l’UMW, Arnold Miller. «Miller a mené un mouvement massif de mineurs de base contre la direction corrompue de [l’ancien président du syndicat Tony] Boyle», écrit-il. Selon Wohlforth, en dénonçant Miller, la Workers League était de mèche avec l’ancien président de l’UMW, Tony Boyle, responsable du meurtre d’un rival du syndicat, Jock Yablonski, en 1969.

Tim Wohlforth, 1933-2019

La Workers League a réagi en publiant Ce qui fait courir Wohlforth (What Makes Wohlforth Run):

Miller n’a pas dirigé le mouvement, mais s’en est emparé pour le canaliser dans les bras du gouvernement. Nous sommes d’accord avec Trotsky lorsqu’il explique que la direction des syndicats américains «reflète moins le prolétariat que la bourgeoisie». Nous ne nous orientons pas vers Miller ou Boyle, mais vers les dizaines de milliers de mineurs contraints de lutter pour défendre leurs droits fondamentaux. [55]

La position de Wohlforth était commune à l’ensemble du milieu radical de la classe moyenne, qui cherchait un «espace» au sein de l’appareil syndical en s’accrochant à de prétendus réformateurs. Le résultat final, un demi-siècle plus tard, est que les radicaux de la classe moyenne d’hier sont les bureaucrates d’aujourd’hui. On le voit avec Labor Notes et Teamsters for a Democratic Union, ainsi qu’avec l’ancienne partenaire de Wohlforth, Nancy Fields, qui, après avoir quitté la Workers League et plus tard le SWP, a rapidement accédé au Conseil exécutif de l’AFL-CIO.

Résolution sur les perspectives de 1978: La crise économique et politique mondiale et l’agonie de l’impérialisme américain

La Workers League a très tôt identifié la contre-offensive de la classe dirigeante qui se préparait au milieu des années 70 et n’a cessé d’avertir les travailleurs de ses implications. C’était bien avant Thatcher et Reagan. Comme Trotsky l’avait prédit bien plus tôt, le déclin du capitalisme américain présenterait aux travailleurs la nécessité objective d’emprunter la voie de la lutte politique.

Le 12 juillet 1974, dans une déclaration intitulée : «Le Parti travailliste et la classe ouvrière américaine», le Bulletin écrivait, avec une grande clairvoyance:

[L’]offensive salariale, bien qu’extrêmement importante en tant qu’expression du mouvement de la classe ouvrière, encourage l’illusion que les grèves militantes sont suffisantes pour répondre aux attaques des capitalistes. Mais ces grèves ne feront qu’aggraver la crise économique, car les travailleurs résistent à toutes les tentatives d’abaisser leur niveau de vie. Cette résistance oblige les capitalistes à intensifier leurs attaques et à chercher à détruire les syndicats et les droits fondamentaux des travailleurs. [56]

La Workers League a analysé en profondeur la crise mondiale du capitalisme. La défaite au Vietnam et la démission de Nixon après le Watergate ne signifiaient pas, selon elle, que la classe dirigeante américaine était défaite. Les pages du Bulletin analysent la promotion du chômage de masse comme outil de lutte contre la classe ouvrière. Il dénonce le déploiement de la violence contre-révolutionnaire dans le monde entier.

Le Bulletin était extrêmement sensible à l’espionnage de la classe ouvrière par le gouvernement, une perspective revigorée par l’enquête sur la Sécurité et la Quatrième Internationale, dont Eric parlera. Il attirait l’attention des travailleurs sur le nombre croissant d’attaques contre les piquets de grève au milieu des années 70 et sur la promotion de la violence policière à l’encontre des travailleurs et des jeunes. De nombreux exemples existent, mais permettez-moi d’évoquer brièvement l’un des plus significatifs, la campagne pour Gary Tyler.

Comme les camarades l’ont vu dans la récente couverture de Gary Tyler sur le WSWS, la défense de ce jeune, piégé et emprisonné par un système judiciaire vicieusement raciste et hostile à la classe ouvrière, a été une campagne d'une immense importance dans l’histoire de notre parti. Elle a donné lieu à deux conférences en 1976, à Detroit et à Harlem, qui ont rassemblé 700 travailleurs et jeunes. La campagne a orienté les Jeunes Socialistes (Young Socialists), l’organisation de jeunesse de la Workers League, vers la classe ouvrière. Les YS ont recueilli plus de 100.000 signatures pour la défense de Tyler, ainsi que l’appui de syndicats représentant des millions de travailleurs. La brochure The Frameup of Gary Tyler (Le coup-monté contre Gary Tyler) se vendit par dizaines de milliers. [57]

C’est dans le cadre de la campagne contre Gary Tyler que la Workers League a rencontré Ed Winn, un employé des transports de la ville de New York, qui était né et avait grandi dans le Sud de l’époque de Jim Crow. Le camarade Fred Mazelis, dans un essai publié à l’occasion du 25e anniversaire de la mort de Winn, note que c’est également Henehan qui «a joué un rôle clé dans le recrutement d’Ed Winn au sein de la Workers League». Winn a rejoint la Ligue des travailleurs au début de l'année 1976.

Ed Winn, 1937-1995

Après l’assassinat de Henehan, Ed Winn fait appel au soutien de milliers de travailleurs des transports en commun de New York pour que les assassins soient jugés. En décembre 1977, Ed Winn a été élu au conseil de la section locale 100 du TWU à New York, sur la base d’un programme appelant à la création d’un parti travailliste fondé sur des politiques socialistes. Lors de la grève des travailleurs des transports en commun de New York en 1980, Winn a joué un rôle important en contrant les efforts de la bureaucratie du TWU pour trahir la lutte.

C’est dans ce contexte d’une contre-offensive de la classe dirigeante que la Workers League a affiné et développé la revendication d’un parti travailliste. Elle a tracé des lignes de démarcation plus nettes contre les conceptions réformistes. Elle s’est explicitement opposée à ce que le travail de construction du parti travailliste soit confié aux syndicats. Comme l’écrivait le camarade North:

[l]e parti tentait de formuler plus précisément la relation entre la lutte pour le parti travailliste et le développement de la Workers League en tant que parti révolutionnaire. Nous en étions venus à reconnaître qu’il existait un danger que la lutte pour la création d’un parti révolutionnaire soit brouillée par la demande d’un parti travailliste d’un caractère politiquement indistinct. Nous avons reconnu le danger persistant que les tâches indépendantes du mouvement révolutionnaire se perdent dans la demande générale de formation d’un autre parti de la classe ouvrière. De plus, la façon dont l'appel au parti travailliste était formulé comme une «revendication» adressée à la bureaucratie syndicale comportait le danger de subordonner la Workers League aux manœuvres de cette bureaucratie. [58]

Le développement du Document de perspectives de 1978 avait été anticipé par ceux de novembre 1975 et de janvier 1977. La résolution de 1975 déclarait:

La Workers League lutte pour le parti ouvrier du point de vue de la lutte pour le pouvoir et de la construction du parti révolutionnaire de masse. Le parti travailliste est un premier pas nécessaire que la classe ouvrière doit faire pour se préparer à la lutte pour le pouvoir. Mais on ne doit jamais la considérer comme une sorte de panacée et de substitut au parti révolutionnaire. [59]

La résolution sur les perspectives de 1977 l'exprime ainsi:

En soulignant la nécessité d’intensifier la campagne pour le parti ouvrier, les camarades ne doivent jamais oublier que la question décisive est la construction de la Workers League et sa transformation en un parti révolutionnaire de masse. C’est uniquement de ce point de vue que nous luttons pour le parti ouvrier. [60]

La grève des mineurs de 1977-1978 marque un tournant dans l’engagement du parti auprès de la classe ouvrière et dans le développement de la revendication du parti travailliste. La lutte de 111 jours, qui commença le 6 décembre 1977 et se termina le 19 mars 1978, démontra le pouvoir colossal de la classe ouvrière. Les mineurs ont défié l’ordre de retour au travail Taft-Hartley du président Jimmy Carter. «Taft peut aller la mine, Hartley peut faire le transport et Carter peut pousser», disaient les mineurs. Ou, comme ils l’ont dit, «Carter a donné son ordre. Qu’il vienne maintenant ici, dans le Kentucky, et qu’il l’applique».

Des mineurs de charbon, défiant le président américain Jimmy Carter, brandissant des exemplaires du Bulletin.

L’influence de la Workers League était immense. La publication par le Bulletin d’un accord de principe ayant fait l’objet d’une fuite a fait échouer une tentative de capitulation de l’UMW au cours de la grève. On raconte que le lendemain, Jimmy Carter, exaspéré, brandissait le Bulletin dans le bureau ovale en demandant: «Qui sont ces gens?». La défiance réussie des mineurs à l’égard de Carter, tout comme les révolutions et l’effondrement des États clients des États-Unis en Iran et au Nicaragua, ont conduit à l'échec de son gouvernement. La classe dirigeante a perdu confiance en Carter.

Mais si les mineurs ont vaincu Carter, ils n’ont pas gagné. La défaite a été arrachée des mâchoires de la victoire par l’UMW, qui a imposé ce qui était en fait un contrat de concessions.

La vaste intervention du parti a abouti à la publication, en avril 1978, d’une brochure intitulée Leçons de la grève des mineurs. Il s’agissait d’un avertissement brutal à la classe ouvrière, qui s’est avéré terriblement juste:

La leçon fondamentale de la grève des mineurs est la nécessité de construire une direction révolutionnaire au sein de la classe ouvrière. La grève des mineurs marque la fin définitive de la période de compromis de classe, basée sur le boom, et le début d’une période de confrontation de classe des plus explosives. Elle prouve que les niveaux de vie, les droits syndicaux, les prestations médicales et de retraite — tous les gains obtenus par les travailleurs depuis les années 1930 — ne peuvent être défendus aujourd’hui en dehors d’une lutte qui vise à détruire le système lui-même. Au fond, cela signifie que la classe ouvrière doit se battre pour prendre le pouvoir entre ses propres mains. Mais on ne peut faire un seul pas en avant dans cette lutte sans la construction et la formation d’une direction révolutionnaire dans la classe ouvrière. [61]

L’appréciation par la Workers League de l’évolution des rapports de classe à l’échelle mondiale, comme le montre son analyse de la grève du charbon, a jeté les bases d'un développement critique important dans la revendication du parti travailliste dans la Résolution de perspectives de 1978 La crise économique et politique mondiale et l’agonie de l’impérialisme américain, qui a été soumise par le Comité politique, le 7 novembre 1978.

Le document commence par une analyse approfondie de la crise économique mondiale. Les camarades Nick et Max ont traité cette question. Il suffit de dire ici que la Workers League a basé tout son travail politique sur une évaluation objective de l’économie américaine et mondiale à un moment de transition intense. Cette analyse a permis de jeter les bases du développement de l’analyse du corporatisme et des bureaucraties syndicales dans les années 1980 et de l'analyse de la mondialisation dans les années 1990. Permettez-moi de citer le préambule du document:

Le système capitaliste mondial est au bord de la plus grande catastrophe économique et politique de son histoire. Au cours des sept années qui ont suivi l’effondrement des accords de Bretton Woods, la bourgeoisie internationale a épuisé la quasi-totalité de ses ressources financières ainsi que les mécanismes de crédit sur lesquels elle s’appuyait depuis le 15 août 1971 pour éviter un désastre économique. [62]

Suit une analyse historique intitulée «La montée et la chute de la République du dollar». Elle explique l’émergence du capitalisme américain dans une période antérieure, au milieu des signes évidents de son déclin et de sa décadence dans les années 1970. Cet ouvrage continue de servir de base à nos travaux sur l’histoire américaine. Le document expose la faillite des théories de l’exceptionnalisme américain — la vision pragmatique de l’histoire américaine selon laquelle «le pays du lait et du miel» est immunisé contre les lois de l’histoire. Il note:

L’histoire de la classe ouvrière ne peut être comprise que dans sa relation dialectique avec la croissance des forces productives du capitalisme américain. Mais les Etats-Unis ne peuvent être compris que dans la perspective de l’histoire du capitalisme européen et de la croissance du marché mondial. S’il y a quelque chose d’«exceptionnel» ou de «particulier» à l’Amérique, c’est bien ceci: c’est dans ce pays que les lois du développement du capitalisme mondial se sont développées le plus complètement et ont trouvé leur expression la plus haute. [63]

Le document explique que les États-Unis, autrefois rempart de «l'ordre», sont devenus le centre de la crise du capitalisme.

La classe ouvrière est arrivée à un tournant historique. Pendant quarante ans, elle a pu obtenir des gains et défendre ses droits par la lutte syndicale. Mais l'irruption de la crise signifie maintenant que le syndicalisme militant du passé, bien qu'il soit une condition préalable absolument essentielle, est aujourd'hui en lui-même complètement inadéquat pour arrêter les attaques de la classe dirigeante. La crise produira de vastes changements dans la conscience de millions de personnes. L'Amérique qu'ils ont pu voir comme 'la terre des possibilités illimitées' sera vue comme 'la terre des souffrances illimitées'. [64]

Le document explique ensuite que la demande d’un parti travailliste ne porte pas sur la création d’une machine électorale ou d’une organisation réformiste du type du Parti travailliste britannique, mais sur une stratégie de pouvoir fondée sur une perspective socialiste internationale. Le document rejette toute notion qui laisserait le travail de construction du parti travailliste au mouvement spontané des masses ou à des fractions prétendument progressistes de la bureaucratie.

C’est la crise mondiale et la révolution mondiale qui donnent l’impulsion nécessaire à l’entrée de la classe ouvrière dans le champ de la lutte politique de classe indépendante. L’émergence d’un parti ouvrier de masse sera le lien historique entre les luttes de la classe ouvrière américaine et la nouvelle étape de la révolution mondiale…

La Workers League insiste sur le fait que le parti travailliste est au centre même de la stratégie révolutionnaire aux Etats-Unis. ... Mais nous devons ici faire une distinction décisive: La lutte pour le parti ouvrier découle et est inséparable de la lutte pour construire la Workers League en tant que direction révolutionnaire de la classe ouvrière. Le parti ouvrier n’émergera pas spontanément...

Toute discussion sur le parti travailliste qui considère ce développement en dehors de la lutte active pour une direction révolutionnaire au sein de la classe ouvrière n’est rien d’autre qu’une forme d’opportunisme et de trahison. La vieille conception formelle selon laquelle un parti travailliste est nécessaire pour rendre la classe ouvrière «mûre» pour les idées révolutionnaires est basée sur un scepticisme petit-bourgeois concernant le rôle de la classe ouvrière et du parti révolutionnaire. L’argument implicite contenu dans cette perspective est que la classe ouvrière doit d’abord passer par l’école du réformisme du parti travailliste avant de pouvoir être mobilisée autour d’un programme révolutionnaire. Dans la pratique, cette position signifie la soumission à la bureaucratie syndicale. De plus, le Parti est relégué à l’arrière-plan parce que le développement du parti travailliste est considéré comme quelque chose d’isolé de la lutte du Parti et de la formation des cadres en tant que marxistes...

C’est à travers la forme de la lutte pour le parti travailliste que le marxisme doit être introduit dans la classe ouvrière américaine. C’est-à-dire que le contenu essentiel de la lutte pour le parti travailliste est la formation de cadres marxistes révolutionnaires issus de la classe ouvrière, de la jeunesse, des étudiants et de toutes les couches désireuses de combattre le capitalisme… le parti travailliste lui-même — en tant que forme transitoire par laquelle le mouvement spontané des masses passera sur la voie du pouvoir — sera le sous-produit historique de la lutte pour le marxisme menée par la Workers League. [65]

Le document fait ensuite cette déclaration profonde, qui fait écho à la déclaration de Trotsky dans le Programme de transition, selon laquelle la crise de l’humanité se réduit principalement au problème de la direction:

[L]a question du parti travailliste n’est pas seulement un problème de la classe ouvrière en général. C’est principalement un problème de conscience de l’avant-garde révolutionnaire. La classe ouvrière ne s’est pas libérée de l’emprise de la bourgeoisie parce qu’il n’y a pas encore eu de direction révolutionnaire suffisamment mûre et idéologiquement ancrée dans le marxisme pour détourner le mouvement spontané de la classe ouvrière vers des voies révolutionnaires consciemment dirigées. La Workers League — et seulement la Workers League — est en train de construire une telle direction. [66]

La Résolution sur les perspectives de 1978 représentait un développement qualitatif de la demande du parti travailliste. Contrairement à l’itération de 1954 de Cannon, elle ne reconnaissait aucun rôle à la bureaucratie syndicale. L’avant-garde révolutionnaire se voyait confier la tâche décisive de mener à bien ce travail. Le document de 1978 préconisait une rébellion de la base, en fait une guerre civile contre la bureaucratie syndicale. En ce sens, il a jeté les bases de notre position actuelle sur les syndicats.

La section du document intitulée «La continuité historique du trotskysme comme base de la formation des cadres et la lutte contre le pragmatisme» est une lecture essentielle. Elle commence par ce passage profond, qui a été longuement discuté lors de l’université d’été 2015:

Il ne peut y avoir de véritable tournant vers la classe ouvrière en dehors de la lutte consciente pour préserver les lignes de continuité historique entre les luttes actuelles de la classe ouvrière et le parti révolutionnaire en tant qu’unité des opposés et l’ensemble du contenu des expériences historiques objectives de la classe et du développement du bolchevisme. Ce n’est que du point de vue de la lutte pour fonder tout le travail du Parti sur les acquis historiques de la lutte contre le révisionnisme et sur l’immense capital politique et théorique qui est l’héritage laissé par Trotsky à la IVe Internationale que la lutte contre le pragmatisme dans les rangs du Parti et, par conséquent, dans la classe ouvrière elle-même, peut être sérieusement engagée. Dès que la lutte contre le pragmatisme est détachée de la lutte pour maintenir les liens historiques directs entre la pratique quotidienne des cadres et l’ensemble des expériences historiques par lesquelles le mouvement trotskiste est passé, elle dégénère dans les formes les plus impuissantes de la joute verbale. Ou, pour le dire encore plus exactement, elle devient simplement une autre variété du pragmatisme lui-même. [67]

Toute cette section, qui passe en revue les origines et les caractéristiques du pragmatisme, doit être assimilée par tous les camarades d’aujourd’hui, en particulier aux États-Unis où le pragmatisme reste l’idéologie officielle de la bourgeoisie. Parmi les passages les plus importants, citons les suivants:

Lorsque Wohlforth a jeté par-dessus bord plus d’une décennie d’histoire politique sans même une explication, il n’a fait qu’appliquer la vision du célèbre pragmatiste Henry Ford, qui a un jour expliqué l’essence de sa vision du monde par ces mots: «L’histoire, c’est de la foutaise!» Les raisons de la prédominance du pragmatisme en tant qu’idéologie nationale sont à rechercher dans les caractéristiques particulières du développement historique des États-Unis. Comme l’a expliqué Trotsky, «dans aucun autre pays, on n’a assisté à un tel rejet de la lutte des classes que dans le pays des «opportunités illimitées». La négation des contradictions sociales en tant que force motrice du développement a conduit à la négation de la dialectique en tant que logique des contradictions dans le domaine de la pensée théorique...»

Aujourd’hui, les conditions objectives rendent possible un bilan définitif du mode de pensée pragmatique dont la faillite devient chaque jour plus évidente. La transformation du «pays des possibilités illimitées» en «pays des souffrances illimitées» produira d’immenses possibilités pour le développement du marxisme. Nous pouvons paraphraser à nouveau Trotsky: L’acceptation des contradictions sociales comme force motrice du développement conduira à l’acceptation de la dialectique comme logique des contradictions dans le domaine de la pensée théorique. Mais la lutte contre le pragmatisme doit être menée consciemment au sein du Parti chaque jour. L’essence de cette lutte est la formation des cadres sur la base de la continuité historique du trotskysme... [68]

Enfin, cette section du document se termine par cette puissante synthèse, dont le contenu doit être aujourd'hui assimilé par tous les cadres du CIQI:

Mais les cadres du parti révolutionnaire doivent être formés à percevoir sensuellement la crise mondiale à partir du développement le plus élevé de la pratique historiquement élaborée du mouvement trotskyste mondial, le Comité international. En d’autres termes, le développement de la crise et de la lutte des classes ne peut être compris qu’à travers la pratique objective, collective, historiquement vérifiée et scientifique du Parti. [69]

La Résolution sur les perspectives de 1978 représente un jalon dans le développement de la Ligue des travailleurs et de la CIFI après la démission de Wohlforth. Elle fera l'objet de futures conférences. Chaque section de la résolution Perspectives 1978 est extrêmement riche et nécessite une étude approfondie.

Conclusion

L’humiliation de Carter aux mains des mineurs de charbon en 1977-1978 a assuré la destruction de son administration et ouvert la voie à Reagan. Mais avant de quitter ses fonctions, Carter a collaboré en 1979 avec la bureaucratie de l’UAW pour renflouer Chrysler, en appauvrissant sa main-d’œuvre, en échange d’un siège au conseil d’administration de l’entreprise pour le chef de l’UAW, Douglas Fraser.

La même année, Carter a nommé Paul Volcker, cadre de la Chase Manhattan Bank, à la tête de la Réserve fédérale. Volcker a fait grimper les taux d'intérêt à plus de 20 pour cent, créant ainsi le taux de chômage le plus élevé depuis la Grande Dépression. «Le niveau de vie de l’Américain moyen doit baisser», déclara-t-il. [70]

Les syndicats n’ont opposé aucune résistance à la dévastation sociale qui a détruit des villes entières, les anciennes citadelles du pouvoir de la classe ouvrière comme Détroit, Chicago, Saint-Louis, Buffalo, Pittsburgh et bien d’autres encore. En 1980, Carter a élaboré des plans complexes pour écraser un petit syndicat fédéral de contrôleurs aériens, PATCO.

Paul Volcker, président de la Réserve fédérale américaine, lors d’une audition à Washington DC, le 1er juillet 1981.

Reagan a ensuite mis en œuvre l’écrasement de PATCO en 1981. La Workers League est intervenue massivement dans la lutte et a mené la campagne de défense des contrôleurs aériens emprisonnés, y compris le contrôleur Ron May, qui a rejoint le parti. Dire que la bureaucratie de l’AFL-CIO n’a rien fait pour aider PATCO, malgré la déclaration de guerre de classe que les actions de Reagan signalaient, serait un euphémisme.

La célébration de la fête du travail au début du mois de septembre 1981 a été dominée par le contingent de grévistes déterminés de la PATCO.

La bureaucratie syndicale a activement collaboré avec le gouvernement Reagan contre PATCO. L’AFL-CIO, les Teamsters, l’Association internationale des machinistes et les syndicats des pilotes et des hôtesses de l’air ont ordonné à leurs membres de franchir les piquets de grève des contrôleurs aériens. La défaite de PATCO a ouvert la voie à une série de défaites cuisantes au cours des années 1980, qui ont toutes suivi le même schéma: Phelps Dodge, Greyhound, Continental Airlines, AT Massey Coal, Pan American, Hormel, TWA, International Paper, Pittston Coal. On pourrait continuer ainsi.

Un changement fondamental et qualitatif était en cours. On ne pouvait plus expliquer le niveau de trahison impliqué dans la collision des syndicats dans les attaques contre «leur propre» base par les caractéristiques personnelles des dirigeants — la cupidité, la stupidité, la malhonnêteté — bien que ces qualités aient été abondamment démontrées tout au long de la décennie des années 1980.

Il s’agit d’une couche sociale dont les intérêts matériels ne coïncident objectivement plus avec ceux des travailleurs qu’elle prétend représenter. Sous l’effet de la mondialisation, les syndicats se transformaient en instruments de gestion à part entière, leur richesse étant liée à l’exploitation des travailleurs — et non à leur défense, comme le dit le dictionnaire.

Notre étude de la revendication d’un parti ouvrier s’arrête avant cette période. Cependant, il est possible de discerner dans la discussion qui précède l’évolution de la position du parti selon laquelle il n’était plus possible de parler de la formation d’un parti ouvrier à partir des syndicats. La transformation des relations entre les syndicats et les travailleurs au cours des années 1980 et au début des années 1990, parallèle à la restauration du capitalisme par la plus grande des bureaucraties ouvrières, l’État stalinien, en excluait la possibilité.

La Workers League a rallié un certain nombre de travailleurs importants à la bannière du trotskisme au cours de cette période, parmi lesquels Ed Winn et Jim Lawrence. Elle a exercé une influence réelle sur des pans entiers de la classe ouvrière, comme le montre son intervention dans la grève des mineurs de 1977-1978. Mais la situation objective n’était pas favorable. Alors qu’un sentiment de solidarité militante prévalait parmi les travailleurs, la nécessité d’une politique socialiste pour guider la lutte n’était pas largement comprise. Des décennies d’anticommunisme avaient fait des ravages. Les travailleurs américains n’étaient pas préparés à l’ampleur de la trahison de l’AFL-CIO dans les années 1980. À cela s’ajoute la confusion introduite par les pablistes et autres révisionnistes parmi les travailleurs et les jeunes.

Pourtant, cette période a jeté les bases cruciales de ce qui allait suivre. Sur la base de son engagement approfondi dans l’histoire du CIQI et de son tournant vers la classe ouvrière après l’affaire Wohlforth, la Workers League a pu tirer des leçons des défaites écrasantes des années 1980 et de la transformation des syndicats. Avant tout, le déclin des anciennes organisations de masse — syndicats, social-démocratie, États staliniens — et la mondialisation de la production économique offrent de nouvelles possibilités révolutionnaires.

Inversement, le reflux du mouvement de masse de la classe ouvrière britannique après 1974 a conduit le WRP à s’accrocher de plus en plus désespérément aux vieilles organisations qui étaient alors emportées par les flots — le Parti travailliste, le nationalisme du tiers-monde et la bureaucratie soviétique. Plutôt que de procéder à une analyse objective de la période et de se réarmer avec les conquêtes historiques et théoriques du trotskisme, le WRP a répété son mantra sur «la nature invaincue de la classe ouvrière».

Les dirigeants du WRP n’ont pas réussi à passer à l’offensive contre le révisionnisme, car cela aurait nécessité de reconnaître l’influence croissante du révisionnisme dans leurs propres rangs, y compris au sein de la direction. Comme le note David North dans L'héritage que nous défendons, «pas un seul dirigeant du WRP n’a écrit ne serait-ce qu’un article analysant la théorie et la politique de la trahison de Wohlforth». Cette indifférence, écrit-il, «exprimait une indifférence théorique qui reflétait le virage du WRP, déjà bien entamé, loin de la lutte qu’il avait menée auparavant contre le révisionnisme».

North a ensuite mis en contraste la lutte profonde de la Workers League contre le révisionnisme dans l’affaire Wohlforth et la gestion bureaucratique par le WRP de l’expulsion d’Alan Thornett — un sujet qui sera abordé dans une autre conférence. David a conclu:

Pour la Workers League, la lutte contre Wohlforth a constitué un chapitre crucial de son développement politique en tant que parti trotskyste capable de s’enraciner dans les luttes de la classe ouvrière américaine. Pour le Workers Revolutionary Party, en revanche, la bagarre avec Thornett s'est avérée être une nouvelle étape dans l’aggravation de sa crise politique qui devait finalement conduire à son effondrement. [71]

Toute cette expérience, depuis l’intervention de la SLL pour relancer la revendication du parti travailliste, en passant par le reniement de Wohlforth et le tournant vers la classe ouvrière, témoigne de l’importance du Comité international en tant que Parti mondial de la révolution socialiste et de la nécessité pour ses cadres d’étudier et d’assimiler soigneusement l’histoire du mouvement trotskyste.

En conclusion, permettez-moi de citer un extrait de la lettre de David à Mike Banda du 23 janvier 1984:

Aussi prometteurs que puissent paraître certains développements dans le travail national des sections — comme nos propres expériences dans diverses luttes syndicales —, ils ne produiront pas de gains réels pour les sections concernées si ce travail n’est pas guidé par une perspective internationale scientifiquement élaborée. Plus la Workers League se tourne vers la classe ouvrière, plus nous ressentons le besoin d’une collaboration étroite avec nos camarades internationaux pour faire avancer le travail. [72]

Cela doit rester l’approche du CIQI aujourd'hui, alors que nous avons des développements si prometteurs dans le travail des sections nationales.

Notes

[1] Tim Wohlforth, “Max Shachtman and American Pragmatism,” December 4, 1972. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), pp. 325-26. URL: https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/tvsr/Trotskyism-Versus-Revisionism-Volume-7.pdf

[2] Lettre de G. Healy à Tim Wohlforth, December 22, 1972, Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 228.

[3] David North, Foreword to Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), pp. viii-ix.

[4] David North and Alex Steiner, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 169.

[5] Ibid., p. 172.

[6] Ibid., p. 173.

[7] David North, “Wohlforth—On to the Platform of Shame,” January 13, 1977. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 318.

[8] Lettre à Jack Barnes de Tim Wohlforth, June 24, 1975, Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), pp. 289-91.

[9] Socialist Equality Party (US), The Historical and International Foundations of the Socialist Equality Party (US) (Oak Park: Mehring Books, 2008). [Les fondations historiques et internationales du Parti de l'Egalité Socialiste] Pour la traduction française, URL: https://www.wsws.org/fr/special/library/fondations-us/00.html

[10] David North and Alex Steiner, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 71.

[11] Ibid., p. 79.

[12] Ibid., p. 80.

[13] Ibid., p. 110.

[14] Ibid., p. 93.

[15] David North, “Report to the Second National Congress of the Socialist Equality Party,” July 8, 2012. Republished in The Frankfurt School, Postmodernism and the Politics of the Pseudo-left (Oak Park: Mehring Books, 2015), p. 216

[16] Tim Wohlforth, cité in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 113.

[17] David North, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 113.

[18] Ibid., p. 116.

[19] Letter de Tim Wohlforth à Gerry Hearly, June 7, 1974, *cité in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 118.

[20] Manifesto of the Sixth Congress of the International Committee, quoted in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 131-32.

[21] Tim Wohlforth, cité in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 132.

[22] David North, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 133.

[23] Ibid., p. 137.

[24] Ibid., p. 139.

[25] Lettre de Mike Banda à Tim Wohlforth, February 1973, Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 236.

[26] Leon Trotsky, Whither France? [Où va la France], New Park Publications, p. 97, quoted in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 142.

[27] David North, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 142.

[28] Tim Wohlforth, cité in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 144.

[29] Leon Trotsky, Writings, 1933-34, New Park Publications, p. 97, quoted in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 144.

[30] David North, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 145.

[31] Tim Wohlforth, cité in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 146.

[32] David North, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 146-48.

[33] Ibid., p. 155.

[34] Tim Wohlforth, cité in “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 159.

[35] David North, “The Fourth International and the Renegade Wohlforth,” March-May 1976. Republished in Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. 159-60.

[36] Ibid., p. 161.

[37] Ibid., p. 164.

[38] Ibid., p. 203.

[39] Ibid., pp. 204-5.

[40] David North, Foreword to Trotskyism Versus Revisionism, Volume 7 (Detroit: Labor Publications, 1984), p. x

[41] David North, The Heritage We Defend: A Contribution to the History of the Fourth International (Oak Park: Mehring Books, 1988), p. 451. [L'héritage que nous défendons: Une contribution à l'histoire de la Quatrième Internationale], Pour le texte en français, URL: https://www.wsws.org/fr/special/library/heritage-que-nous-defendons/00.html

[42] “The World Economic-Political Crisis and the Death Agony of US Imperialism: Draft Resolution on the Perspective and Tasks of the Workers League,” 1978: p. 30.

[43] https://www.marxists.org/history/etol/newspape/bulletin/index.htm.

[44] “World Economic-Political Crisis,” p. 21.

[45] “Perspectives for Building Revolutionary Party in the U.S.: Main Resolution Adopted by Founding Congress of the Workers League,” Workers League, 1966. Published January 2, 1967, in the Bulletin. https://www.marxists.org/history/etol/newspape/bulletin/v03n09-w051-jan-02-1967-Bulletin.pdf

[46] The Historical & International Foundations of the Socialist Equality Party, Mehring Books, 2015. https://www.wsws.org/en/special/library/foundations-us/42.html.

[47] North, The Workers League and the Founding of the Socialist Equality Party. Mehring Books, 1996, pp 65-66.

[48] “The Case for a Labor Party: Statement of the Workers League.” Bulletin Labor Series. New York: Labor Publications, 1972.

[49] David North and Bruce McKay, Where Wallace Really Stands. Bulletin Pamphlet Series, New York, N.Y.: Labor Publications, 1972.

[50] Bulletin, “The Case for a Labor Party: Statement of the Workers League.” June 26, 1972, https://www.marxists.org/history/etol/newspape/bulletin/v08n42-w251-jun-26-1972-bulletin.pdf

[51] North, The Workers League & the Founding of the Socialist Equality Party: 23. https://www.wsws.org/en/special/library/workers-league-founding-socialist-equality-party/03.html

[52] “Call of TUALP Conference: Build a Revolutionary Leadership.” April 15, 1975, p 1.

[53] Workers League Political Committee, “Tom Henehan: His Place in History.” Bulletin, October 17, 1978.

[54] What Makes Wohlforth Run? New York: Labor Publications, 1975, pp. 22-23.

[55] Ibid.

[56] Bulletin. “The Labor Party and the American Working Class.” July 12, 1974.

[57] Frank Martin and Adele Sinclair, The Frameup of Gary Tyler, New York, New York: Labor Publications, 1976.

[58] North, The Workers League and the Founding of the Socialist Equality Party: 23; https://www.wsws.org/en/special/library/workers-league-founding-socialist-equality-party/03.html

[59] Ibid.

[60] Ibid.

[61] The Bulletin, “Lessons of the Miners Strike: Statement of the Trade Union Alliance for a Labor Party,” April 4, 1978.

[62] “The World Economic-Political Crisis,” 1.

[63] Ibid., 14-15.

[64] Ibid., 23.

[65] Ibid., 23-24.

[66] Ibid., 25.

[67] Ibid., 36.

[68] Ibid., 37.

[69] Ibid., 39.

[70] Steven Rattner. “Volcker Asserts U.S. Must Trim Living Standards.” New York Times, October 18, 1979, sec. Archives. https://www.nytimes.com/1979/10/18/archives/volcker-asserts-us-must-trim-living-standard-warns-of-inflation.html.

[71] North. The Heritage We Defend: 453. [L’héritage que nous défendons] Voir aussi: https://www.wsws.org/fr/special/library/heritage-que-nous-defendons/32.html

[72] https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/05.html.

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