La conférence suivante a été prononcée par Samuel Tissot, membre du Parti de l’égalité socialiste (PES), la section française du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI), et Peter Schwarz, membre éminent du Sozialistische Gleichheitspartei (SGP), la section allemande du CIQI. Elle a été présentée à l’université d’été internationale du Parti socialiste pour l’égalité (US), qui s’est tenue du 30 juillet au 4 août 2023.
Le rapport d’ouverture de David North, président du comité de rédaction international du WSWS et président national du SEP, «Léon Trotsky et la lutte pour le socialisme à l'époque de la guerre impérialiste et de la révolution socialiste», a été publié le 7 août. La deuxième conférence, «Les fondements historiques et politiques de la Quatrième Internationale», a été publiée le 14 août. La troisième conférence, «Les origines du révisionnisme pabliste, la scission au sein de la IVe Internationale et la création du Comité international», a été publiée le 18 août. La quatrième conférence, «La révolution cubaine et l'opposition de la SLL à la réunification pabliste sans principes de 1963», a été publiée le 25 août. La cinquième conférence, «La «grande trahison» à Ceylan, la formation du Comité américain pour la Quatrième Internationale et la fondation de la Ligue des travailleurs», a été publiée le 30 août.
Le WSWS publiera toutes les conférences dans les semaines à venir.
Comme cela a été souligné dans les discussions précédentes de l’école sur les luttes du mouvement trotskiste contre le pablisme, les conceptions qui seront examinées dans cette conférence ne sont pas simplement des idées erronées dans l’abstrait. Au contraire, elles exprimaient des intérêts de classe très concrets qui pesaient sur le mouvement trotskyste mondial dans des conditions historiques objectives précises.
En passant en revue cette période de l’histoire du Comité international, il est également important de comprendre les facteurs subjectifs défavorables auxquels le mouvement trotskyste a été confronté après la réunion sans principes du Socialist Workers’ Party avec les pablistes en 1963.
Au milieu des années 60, la Socialist Labour League (SLL) en Grande-Bretagne et l’Organisation communiste internationale (OCI) en France étaient les deux dernières grandes sections du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). À cette époque, elles ont également commencé à connaître une croissance nationale significative, qui ne s’est pas accompagnée de gains au niveau international.
Cela a conduit au développement d'importantes pressions nationalistes. En 1966, le dirigeant de la SLL, Gerry Healy, pouvait concevoir la révolution internationale comme un simple sous-produit d’un renversement réussi de la bourgeoisie britannique, en écrivant:
La Socialist Labour League assume désormais une énorme responsabilité, celle de construire le parti révolutionnaire de masse qui conduira la classe ouvrière au pouvoir. Ce faisant, elle inspirera les révolutionnaires de tous les pays à construire des partis similaires pour faire de même [1].
Les événements ultérieurs montreront que la direction de la section française du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) avait également rejeté à cette époque la primauté du CIQI sur les sections nationales.
En outre, la question du pablisme au sein du mouvement trotskiste n’avait pas été réglée lors de la scission de 1963. Les pressions de classe exprimées par le pablisme, à savoir la domination de la classe ouvrière par les agents petits-bourgeois de l’impérialisme — à savoir les forces politiques, sociales-démocrates, nationalistes bourgeoises et staliniennes — existaient encore partout. Ce sont ces forces matérielles anti-ouvrières qui ont continué à peser sur le CIQI malgré sa lutte contre la réunification avec les pablistes.
Au cours des années 1960, l’OCI, dirigé par Pierre Lambert, s’était retiré du rôle actif qu’il jouait auparavant dans la lutte théorique et politique contre le pablisme. Bien qu’en 1963, il se soit rangé à juste titre du côté de la SLL pour s’opposer à la réunification, il n’a apporté aucune contribution à la lutte théorique contre les pablistes pendant cette crise du CIQI.
Cela contrastait avec la première lutte internationale contre le pablisme dix ans auparavant, lorsque Marcel Bleibtreu, le dirigeant du prédécesseur de l’OCI, alors appelé le Parti communiste internationaliste (PCI), avait produit les premiers documents qui s’opposaient à Pablo après l’expulsion par ce dernier de la majorité de la section française en 1951.
Dans les années 1970, la pression à laquelle le OCI a finalement capitulé était l’alliance entre les bureaucraties sociales-démocrates et staliniennes françaises, qui dominaient la masse des membres de la classe ouvrière des syndicats en France. Ces forces ont fondé en 1971 le Parti socialiste (PS), soutenu par les grandes entreprises, que l’OCI a soutenu dans le cadre d’une coalition électorale d’«union de la gauche».
De nombreux membres de l’OCI occuperont par la suite des postes de direction au sein du PS lorsque celui-ci dirigera l’État capitaliste français. Le plus important d’entre eux est Lionel Jospin, qui sera plus tard Premier ministre français. Jean Luc Mélenchon, figure de proue de la pseudo-gauche française en 2023, a également rejoint l’OCI à cette époque.
La situation révolutionnaire de 1968-1975
La dégénérescence centriste de l’OCI n’est pas d’abord le produit d’erreurs politiques individuelles ou de personnalités défectueuses, mais une conséquence de l’impréparation politique du parti aux luttes de masse qui ont éclaté au cours de cette période.
Après que l’Europe ait été saisie par des luttes révolutionnaires à la suite de la Seconde Guerre mondiale (1944-1953), une période de réaction s’en est suivie. Mais entre 1968 et 1975, une vague massive de luttes révolutionnaires éclate en France et dans le monde.
Comme lors des luttes qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie n’a pu survivre que grâce au rôle traître des agents petits-bourgeois de l’impérialisme au sein de la bureaucratie stalinienne et des partis sociaux-démocrates.
Cette période a vu la grève générale française de 1968, le mouvement de masse contre la guerre du Viêt Nam et l’effondrement du gouvernement Nixon, la chute des dictatures fascistes en Grèce, au Portugal et en Espagne, le Printemps de Prague contre le régime stalinien en Tchécoslovaquie, la chute du gouvernement du parti conservateur Heath en Grande-Bretagne, le mouvement étudiant ouest-allemand, le coup d’État de Canberra en Australie, le renversement sanglant d’Allende par Pinochet, soutenu par les États-Unis, la crise du dollar et la fin de l’accord de Bretton Woods.
Dans cette situation objective, les opportunités pour le mouvement trotskiste étaient énormes, mais les pressions anti-ouvrières l’étaient tout autant. L’assimilation des leçons de la lutte contre le révisionnisme (en particulier la lutte contre le pablisme) est donc devenue la question politique centrale.
En France, en mai 1968, les pablistes ont joué un rôle politique criminel contre la classe ouvrière. La Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) d’Alain Krivine et le PCI pabliste de Pierre Frank ont veillé à ce que le mouvement radical de la jeunesse ne menace pas la domination des bureaucraties staliniennes sur la classe ouvrière, qui était la question politique cruciale de cette lutte révolutionnaire.
Au lieu de cela, ils ont déclaré que les étudiants constituaient une nouvelle avant-garde révolutionnaire et ont promu les illusions du castrisme et du maoïsme. Ils ont entraîné les étudiants dans une série d’actions aventuristes qui ne menaçaient pas la domination politique de la Confédération générale des travailleurs (CGT), dirigée par les staliniens, ou du Parti communiste français (PCF).
À cette époque, la question cruciale à laquelle l’OCI, en tant que section française du CIQI, faisait face était celle d’une lutte politique sans compromis pour démasquer le rôle réactionnaire de ces forces anti-ouvrières et pour libérer les travailleurs de la domination stalinienne.
La Socialist Labour League (SLL) avait prévenu l’OCI un an avant mai 1968:
À un tel stade de développement, le danger existe toujours qu’un parti révolutionnaire réagisse à la situation de la classe ouvrière non pas de manière révolutionnaire, mais en s’adaptant au niveau de lutte auquel les travailleurs sont limités par leur propre expérience sous les anciennes directions, c’est-à-dire à l’inévitable confusion initiale. De telles révisions de la lutte pour le Parti indépendant et du Programme de transition sont généralement déguisées en rapprochement avec la classe ouvrière, en unité avec tous ceux qui luttent, en ne posant pas d’ultimatum, en abandonnant le dogmatisme, etc. [2]
Quel était donc le niveau de la lutte à cette époque? Deux facteurs critiques de la situation internationale ont créé une énorme pression petite-bourgeoise sur le CIQI. Le premier est le fait que les masses laborieuses étaient toujours politiquement dominées par les bureaucraties stalinienne et sociale-démocrate. D’autre part, dans toute l’Europe et aux États-Unis, un mouvement massif de jeunes de la classe moyenne, tourné vers la gauche, avait vu le jour.
Cela signifie qu’au cours de cette période, la croissance de l’OCI a été en grande partie due au recrutement d’étudiants et de jeunes radicaux. Cela a créé une pression petite-bourgeoise qui n’aurait pu être surmontée que par une lutte cohérente pour clarifier les questions programmatiques et théoriques.
À cette époque, la jeunesse était fortement influencée par les théories de l’École de Francfort, en particulier par des personnalités comme Hannah Arendt et Hebert Marcuse, qui ont été formées par le philosophe idéaliste subjectif et partisan du nazisme Martin Heidegger. En France, ces conceptions se sont cristallisées dans l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et la démoralisation de l’absurde d’Albert Camus. Ces myriades de théories avaient toutes un thème central: le rejet de l’insistance marxiste sur la classe ouvrière en tant que force révolutionnaire essentielle, décisive et dirigeante dans la société contemporaine.
De nombreux étudiants et jeunes attirés par le trotskisme étaient également fortement influencés par le nationalisme noir, le mouvement de libération des femmes et les politiques paysannes de Mao et Castro. Tout cet ensemble, sous une forme ou une autre, attribuait le rôle révolutionnaire non pas à la classe ouvrière, mais à une autre partie de la société. De nombreux nouveaux membres ont été recrutés, mais, sans être formés aux principes fondamentaux du trotskisme, et encore moins à la lutte contre le pablisme, en particulier aux leçons de 1953 et 1963. L’OCI était donc vulnérable à une dégénérescence rapide selon des lignes nationalistes et anti-ouvrières.
Comme l’a expliqué David North:
Dans la mesure où les implications et les leçons de la scission de 1963 n’ont pas été continuellement étudiées et approfondies, la radicalisation politique de la classe moyenne au milieu des années 60, bien qu’étant essentiellement une anticipation du mouvement révolutionnaire du prolétariat international, a eu un effet profond sur la SLL et le CIQI. La pression croissante du radicalisme petit-bourgeois a trouvé son expression à la fois au sein de la SLL et de l’Organisation communiste internationaliste (comme le PCI avait été rebaptisé), bien que sous des formes quelque peu différentes. [3]
Ces pressions objectives, combinées à l’isolement du CIQI après 1963, ont laissé l’OCI sans préparation pour sa croissance rapide au cours de la période 1968-1975. Cela a conduit à une dégénérescence centriste, dont la première expression théorique a été la négation de l’importance de la lutte du CIQI contre le pablisme.
Controverse sur la «reconstruction» du mouvement trotskiste
La dérive centriste du OCI ne s’est pas développée du jour au lendemain et n’est pas apparue soudainement un jour de 1971. Les premiers signes de la future répudiation explicite de la lutte contre le pablisme par l’OCI sont apparus en 1965, lorsque Stéphane Just, membre éminent de l’OCI, a publié le premier volume de son ouvrage Défense du trotskysme.
Tout en s’opposant aux arguments des révisionnistes pablistes et en soutenant la défense du programme trotskiste par le CIQI, Just admettait que les pablistes avaient réussi à «détruire» la QI et qu’il était donc nécessaire de la «reconstruire». Just soutenait que le nombre de membres du CIQI était la mesure pour établir son existence ou sa non existence.
Il écrivait:
Il est nécessaire d’avoir une vision précise de ce qu’est le Comité international. Il serait puéril de sa part de se considérer comme une direction internationale, pour laquelle il suffirait de se proclamer direction de l’Internationale pour exister. Le Comité international de la IVe Internationale n’est pas la IVe Internationale. Celle-ci a été détruite par le pablisme [4].
Sur cette base, Just appelait à la «reconstruction de la IVe Internationale», sous la houlette de la SLL et de l’OCI.
La portée politique de cette position était que la lutte contre le pablisme n’avait aucune signification. Les luttes de la première partie de la troisième phase du mouvement trotskiste — la Lettre ouverte de 1953, la fondation de la SLL en 1959, la lutte contre la réunification, la fondation du Comité américain pour la Quatrième Internationale, la trahison de la LSSP — ont toutes été mises au rebut par Just.
Sur cette base, la lutte contre le révisionnisme pouvait être écartée et des alliances politiques sans principe avec toutes sortes de groupements politiques pouvaient être justifiées. Tout au long des années 1960, l’OCI, dirigé par le syndicaliste Pierre Lambert, a entretenu des relations sans principe avec Voix ouvrière (qui allait devenir Lutte ouvrière, ou LO) et d’autres groupes orientés vers la bureaucratie syndicale française dominée par les nationalistes et les staliniens, qui en constituaient une partie importante.
Aussi, après avoir initialement mené la lutte contre Pablo et Mandel au début des années 1950, l’OCI niera explicitement en 1967 l’importance de la lutte contre le pablisme, déclarera la Quatrième Internationale et le Comité international morts, et s’opposera aux principes du marxisme révolutionnaire.
L’histoire du terme «reconstruction» est contradictoire. Comme tous les mots, sa signification a changé au fil du temps et ce qu’il allait symboliser n’était pas clair au départ pour le mouvement trotskiste. La SLL a également utilisé le terme à cette époque, mais pas avec le même contenu politique anti-trotskyste. La conception de la SLL de la «reconstruction» avait un contenu politique diamétralement opposé, à savoir que les forces de la FI ne pouvaient être construites que sur la base de la lutte historique contre le révisionnisme pabliste, que la CI avait menée depuis 1953.
La résolution de la septième conférence annuelle de la Socialist Labour League, adoptée le 7 juin 1965, articule cette orientation correcte:
La lutte victorieuse du CIQI contre le révisionnisme et le travail de ses sections dans la construction d'une direction de la classe ouvrière constituent la base de la reconstruction de la IVe Internationale [5].
Le troisième congrès mondial du CIQI
En 1966, le CIQI a tenu son troisième congrès mondial à Londres. À cette occasion, la distinction de classe entre les deux notions de «reconstruction» est apparue clairement. Lors du congrès, deux groupes politiques présents, la Voix ouvrière (VO) et les Spartacistes ont affiché leur hostilité au CIQI et à sa lutte contre le pablisme.
VO était dirigé par Robert Barcia, alias Hardy, qui descendait du groupe Barta, une organisation centriste qui avait rejeté la fondation de la IVe Internationale. Ayant des relations organisationnelles importantes avec l’OCI, elle avait été invitée en tant qu’observatrice au congrès. Elle y participa sur la base de son accord avec la «reconstruction», dans la mesure où celle-ci impliquait la négation de la continuité du mouvement trotskyste et de l’importance de la lutte du CIQI contre le pablisme.
Les Spartacistes, une section d’anciens membres du SWP, mais séparée du Comité américain pour la Quatrième Internationale, révéleront également leur hostilité au CIQI par leur rejet d’un amendement critique de la résolution du congrès et par leur conduite peu scrupuleuse lors du congrès.
Ces groupes n’ont participé au congrès que parce qu’ils étaient d’accord avec un premier projet de résolution du congrès dans lequel il était fait référence à la «destruction» de la IVe Internationale par les Pablistes. Au cours du congrès, les dirigeants de la SLL ont reconnu qu’il s’agissait d’une concession erronée aux forces hostiles à la QI.
Pour y remédier, Michael Banda, en collaboration avec Gerry Healy, a proposé l’amendement suivant à la résolution:
Supprimer la phrase faisant référence à la destruction de la Quatrième Internationale par les révisionnistes pablistes, et la remplacer par ce qui suit: «La IVe Internationale a résisté et vaincu avec succès les tentatives de l’opportunisme petit-bourgeois, sous la forme d’une tendance révisionniste endurcie qui a pénétré toutes les sections du mouvement trotskiste, de la détruire politiquement et organisationnellement. La lutte contre cette tendance était et reste la préparation nécessaire à la reconstruction de l’Internationale en tant que direction prolétarienne centralisée» [6].
À cette époque, l’OCI vota en faveur de la résolution de la SLL, tandis que la VO et les Spartacistes votaient contre. Une seconde résolution, qui proposait un terrain d’entente entre les deux positions, fut présentée par le délégué hongrois (nommé Varga) avec le soutien de Cliff Slaughter. Il s’agissait en fait d’une concession aux «reconstructionnistes». La résolution de Varga tentait de maintenir l’unité avec eux en minimisant l’importance de leur attaque contre la lutte du mouvement trotskyste contre le pablisme. Cette résolution a également été rejetée à juste titre par le congrès comme une concession à l’affirmation selon laquelle la Quatrième Internationale avait été détruite.
Ce vote n’a pas résolu totalement les divergences entre les sections française et britannique à cette époque. L’OCI notera dans des polémiques ultérieures avec la SLL qu’il estimait que les questions soulevées par Just n’avaient pas été clarifiées lors du Troisième Congrès en raison de la question plus immédiate de la conduite des Spartacistes de Robertson et des positions de la VO. Plus tard, il apparaîtra clairement que le soutien de l’OCI à l’amendement de la SLL n’était qu’une retraite temporaire, et qu’il reviendrait bientôt à l’argument, défendu par VO au congrès, selon lequel la Quatrième Internationale avait été détruite par le pablisme.
Néanmoins, le troisième congrès mondial constitue un premier pas en avant dans la lutte contre le révisionnisme. Le contenu des conceptions révisionnistes qui se cachent derrière la «reconstruction» est apparu clairement au cours du congrès. Le congrès a également démontré que des groupes comme VO et les Spartacistes étaient hostiles au trotskysme et qu’il fallait s’y opposer activement pour construire la direction révolutionnaire de la classe ouvrière.
L’OCI développe une orientation centriste
Bien que l’OCI ait voté en faveur de l’amendement à la résolution de 1966, il devient de plus en plus clair en 1967 qu’elle était fortement influencée par les pressions petites-bourgeoises. Cela se manifesta par une réconciliation politique avec les bureaucraties staliniennes et sociales-démocrates en France afin d’étendre son travail organisationnel parmi elles, ce qui était similaire à la base sur laquelle VO fonctionnait en tant que tendance politique.
Dans un premier temps, cette trajectoire centriste se traduisit par des divergences organisationnelles au sein du CIQI entre l’OCI et la SLL, dont des différends sur le niveau d’activisme politique et des conflits liés à l’organisation d’une publication commune. Si les plaintes sur ces questions pouvaient être le résultat d’une saine volonté d’expansion du travail politique, il est vite apparu que ce n’était pas le cas pour l’OCI. Les divergences de l’OCI exprimaient plutôt une pression centriste qui visait à donner la priorité aux gains organisationnels, en particulier dans le travail syndical, au détriment de la lutte contre le révisionnisme et de la clarification des questions politiques et historiques au sein du CIQI.
L’OCI a commencé à répéter les arguments de VO contre le CIQI, avec laquelle il entretenait encore des relations organisationnelles dans la conduite du travail syndical et la production de journaux. Selon ceux-ci, la Quatrième Internationale avait été détruite, ce qui aurait été démontré par la composition petite-bourgeoise du Comité international. Sur cette base, il était affirmé qu’il était plus important que les cadres exercent des professions ouvrières et se retirent de l’intelligentsia que de s’engager dans une lutte politique active contre le révisionnisme. Cet argument a été explicitement défendu par VO lors d’une réunion avec l’OCI en mars 1966, un mois avant le troisième congrès du CIQI.
Lors de cette réunion, VO avait déclaré:
À notre avis, les causes du pablisme résident dans le caractère petit-bourgeois des organisations de la IVe Internationale [7].
En d’autres termes, le pablisme ne résultait pas de pressions de classe enracinées dans des événements objectifs qui s’exerçaient sur le mouvement trotskiste après la Seconde Guerre mondiale — la stabilisation relative du capitalisme américain et européen et la position géopolitique élargie de l’URSS stalinienne. Il s’agissait plutôt d’un produit des qualités personnelles des dirigeants.
Dans le même document qui citait la déclaration précédente de VO, l’OCI réaffirmait l’affirmation de Just selon laquelle le pablisme avait réussi à détruire le CI, répudiant ainsi son vote sur l’amendement au Congrès:
Après avoir déclaré la faillite de la direction pabliste, nous ne pouvons pas nous contenter d’affirmer que la IVe Internationale continue purement et simplement, le CI prenant la place du SI pabliste. Ce n’est pas un petit événement, un petit incident, que toutes les anciennes directions de la IVe Internationale aient capitulé sous la pression de l’impérialisme et du stalinisme, sans aucune réaction des grandes sections [8].
Enfin, l’OCI conclut, un an seulement après avoir soutenu une résolution de défense du CI: «Le CI n’est pas la direction de la IVe Internationale» [9].
D’autres conceptions révisionnistes ont également trouvé leur place dans la politique de l’OCI, notamment le scepticisme à l’égard du matérialisme dialectique et le mépris des principes du centralisme démocratique. Le résultat politique était que l’OCI n’avait pas besoin de construire un parti trotskiste, basé sur une lutte déterminée contre l’opportunisme et avec un programme pour l’indépendance de la classe ouvrière. Ayant mis de côté les leçons de plus d’un siècle de lutte marxiste, il pouvait maintenant entrer dans des relations sans principes avec la VO pour obtenir des gains organisationnels dans les syndicats français et les groupes nationalistes bourgeois à l’échelle internationale, tels que le Parti révolutionnaire des travailleurs de Guillermo Lora en Bolivie.
En avançant ces conceptions, le OCI a sombré dans le centrisme. C’est le terme utilisé par le mouvement trotskiste pour décrire ce qui est apparu comme une opposition «réaliste» à la fondation de la Quatrième internationale par Trotsky en 1938. Le camarade North a expliqué leur argument central comme suit:
Tout en insistant sur le fait qu’ils [les centristes] n’étaient pas en désaccord avec l’évaluation du stalinisme par Trotsky, les centristes soutenaient que le lancement de la IVe Internationale était une entreprise futile. Ils affirmaient que le mouvement trotskiste était trop petit et isolé pour «proclamer» une nouvelle Internationale — oubliant apparemment que Lénine avait lancé l’appel à une Troisième Internationale alors que sa voix était pratiquement étouffée par les proclamations chauvines des dirigeants de la Deuxième Internationale au cours des premières années de la Première Guerre mondiale [10].
Trois décennies plus tard, une tendance centriste s’est à nouveau développée, mais cette fois-ci au sein de la section française du mouvement trotskiste, soutenant que la IVe Internationale était si petite qu’elle n’existait pas en tant que force politique indépendante, et qu’elle devait donc être «reconstruite» sur une nouvelle base, c’est-à-dire non trotskiste.
En examinant la scission, le CIQI a expliqué le lien entre l’appel à la «reconstruction» de l’OCI et son virage vers le centrisme dans les termes suivants:
L’insistance française sur le fait que la Quatrième Internationale devait être «reconstruite» n’était pas simplement une dispute terminologique. Elle suggérait une orientation politique vers les forces centristes sous couvert d’un regroupement international et mettait ainsi en péril les acquis de la lutte contre le révisionnisme pabliste. En faisant des concessions à ceux qui prétendaient que la IVe Internationale était «morte» et devait être «reconstruite», déclarant, ne serait-ce qu’implicitement, que les leçons des luttes passées contre le révisionnisme n’étaient pas d’une importance décisive. Ainsi, cela menait directement au marécage politique du centrisme, où tout le monde pouvait se réunir indépendamment des résultats politiques des tendances qu’ils représentaient [11].
La défense du trotskisme par la Socialist Labour League
Face à cette dérive centriste de l’OCI, la SLL a défendu la continuité du mouvement trotskiste. Malgré les faiblesses politiques significatives de la SLL à cette époque, et son incapacité à résoudre ces problèmes avec la section française d’une manière fondée sur des principes, on doit comprendre que la SLL a toujours joué un rôle politique critique dans la défense de la continuité du mouvement trotskyste. Sans cette lutte, la continuité du mouvement trotskyste incarné par le CIQI aurait été perdue.
Les documents présentés dans le volume 5 de Trotskyism vs Revisionism montrent que la SLL a défendu la lutte contre le pablisme et a averti l’OCI des conséquences désastreuses de la répudiation de cette lutte, en particulier à l’approche d’une période de bouleversements révolutionnaires. Dans la section 4 de sa réponse, intitulée «La Quatrième Internationale n’est pas morte», la SLL explique:
Le combat pour la théorie et pour la continuité, mené et gagné par nos deux sections, s’est avéré la pierre de touche. Les camarades français doivent donc s’arrêter et revenir sur leur nouvelle orientation… [Au troisième congrès] Les délégués de l’OCI ont voté l’amendement de la SLL selon lequel la IVe Internationale n’était pas détruite. Il n’est pas possible d’aller de l’avant et de construire des partis révolutionnaires si ce n’est sur cette base [12].
La SLL a spécifiquement fait référence à l’importance de subordonner toutes les formes de travail politique du parti à cette base programmatique:
Après avoir insisté [au troisième congrès] sur la continuité de la Quatrième Internationale, rejetant la formule «La Quatrième Internationale est morte» comme un rejet bourgeois et pessimiste du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et de la conscience révolutionnaire, nous avons continué à formuler, dans la Commission, sur les tâches du Comité international, les principes centraux du type de parti que nous construisons, un parti bolchévique. Nous avons souligné que tout le travail syndical, le travail de jeunesse, etc. était subordonné à cette tâche. [13]
Dans ce document, la SLL souligne l’importance de la lutte contre le pablisme:
C’est une grave erreur de considérer la longue bataille contre le révisionnisme pabliste comme une lacune malheureuse… Au contraire, la lutte vivante contre le pablisme, et la formation des cadres et des partis sur la base de cette lutte, a été la vie de la Quatrième Internationale au cours de ces années. Elle contient les leçons les plus importantes de toute cette période [14].
La SLL a averti que «si les camarades français ne partent pas consciemment de cette lutte théorique, ils paieront un lourd tribut» [15].
Ces citations constituent la preuve la plus importante de l’argument historique central de la première partie de cette conférence: La SLL a eu raison d’insister sur la lutte contre le révisionnisme comme «pierre de touche» du travail du CI dans une situation révolutionnaire en développement.
L’affirmation de l’OCI selon laquelle l’existence du mouvement trotskyste devait être déterminée sur une base purement numérique était une attaque contre la Quatrième Internationale telle que Léon Trotsky, son fondateur, l’avait conçu. Contre l’affirmation selon laquelle la taille du cadre de la QI la rendait insignifiante, la SLL soulignait que la Quatrième Internationale n’existait que dans la mesure où elle défendait le programme et le patrimoine du trotskysme.
Dans cette polémique, la SLL soulignait à juste titre que l’OCI s’écartait de l’insistance de Trotsky lui-même sur ce fait dans la conclusion du Programme de transition:
'La IVème Internationale, répondrons-nous, n’a pas besoin d’être 'proclamée'. ELLE EXISTE ET ELLE LUTTE. Elle est faible ? Oui, ses rangs sont encore peu nombreux, car elle est encore jeune. Ce sont, jusqu’à maintenant, surtout des cadres. Mais ces cadres sont le seul gage de l’avenir. En dehors de ces cadres, il n’existe pas, sur cette planète, un seul courant révolutionnaire qui mérite réellement ce nom. Si notre Internationale est encore faible en nombre, elle est forte par la doctrine, le programme, la tradition, la trempe incomparable de ses cadres. [italiques souligné par la SLL] [16]
Ce à quoi la SLL ajoutait:
Il n’est pas question pour Trotsky d’attendre que la «direction d’une section définie de la classe» soit établie pour que l’Internationale «existe». Les critères sont la doctrine, le programme, la tradition et l'incomparable trempe des cadres. [17].
En effet, si l’on admet que le mouvement trotskiste a été détruit par le pablisme en 1953, quel était son statut après 1945, après que presque toute une génération de révolutionnaires européens ait péri dans les camps de concentration? Ou lorsque la Quatrième Internationale elle-même a été fondée à la fin des années 30, alors que des dizaines de milliers d’opposants de gauche étaient assassinés en Union soviétique? Sans oublier, bien sûr, l’assassinat de Trotski lui-même en 1940.
Pendant tous ces événements tragiques et ces crimes historiques, la «doctrine, le programme, la tradition» et l’accent mis sur l’importance de la «trempe des cadres» se sont poursuivis dans une chaîne historique ininterrompue. Nier l’importance de la lutte réussie du CI contre le pablisme est le premier pas vers la négation de l’importance du mouvement trotskyste lui-même.
La continuité du mouvement trotskyste au milieu d’une nouvelle vague de luttes révolutionnaires
La question politique centrale dans le conflit sur la «reconstruction» était une adaptation aux bureaucraties syndicales staliniennes et sociales-démocrates. Alors que l’OCI a initialement soutenu la position correcte du Troisième Congrès, son refus de s’engager dans une lutte politique et théorique acharnée contre les tendances petites-bourgeoises — en particulier contre VO en France et les régimes nationalistes bourgeois à l’échelle internationale — a jeté les bases de sa répudiation du trotskisme dans le contexte d’une recrudescence massive des luttes révolutionnaires à l’échelle internationale.
Le mouvement trotskiste ne peut lutter pour une perspective révolutionnaire que sur la base de la continuité de son programme, qui comprend la défense de la vérité historique et de la philosophie matérialiste, et son insistance sur le fait que la classe ouvrière est la classe révolutionnaire dirigeante et décisive à l’époque de l’impérialisme. Comme l’expliquait David North il y a plus de 40 ans dans «Trotskyism as the development of Marxism» (Le trotskisme en tant que développement du marxisme):
L’histoire du trotskisme ne peut être comprise comme une série d’épisodes déconnectés les uns des autres. Son développement théorique a été dissocié par ses cadres du déroulement continu de la crise capitaliste mondiale et des luttes du prolétariat international. Sa continuité ininterrompue d’analyses politiques de toutes les expériences fondamentales de la lutte des classes, sur toute une époque historique, constitue l’énorme richesse du trotskisme en tant qu’unique développement du marxisme après la mort de Lénine en 1924 [18].
Lors de la scission avec l’OCI, c’est cette continuité ininterrompue qui a été défendue par la SLL.
La défense par la SLL de la continuité du mouvement trotskyste au milieu de la dégénérescence de l’OCI vers le centrisme est un épisode critique de l’histoire de notre parti. Il fournit des leçons cruciales pour notre pratique politique dans la troisième décennie du 21e siècle, alors que nous entrons dans la cinquième phase de l’histoire de la IVème Internationale.
Nous sommes à nouveau confrontés à un mouvement de la classe ouvrière et de la jeunesse qui se radicalise et se développe rapidement sur tous les continents. La guerre impérialiste, les décès massifs dus à la pandémie et la baisse du niveau de vie ont conduit à des luttes massives contre Macron en France et à des grèves impliquant des millions de travailleurs à l’échelle internationale.
Comme l’explique une déclaration de nos partis européens publiée sur le WSWS le 10 février 2023: une situation objectivement révolutionnaire a surgi à travers le continent. L’identification des années 2020 comme la décennie de la révolution socialiste n’était pas un vœu pieux, mais un pronostic scientifique de la crise avancée de l’impérialisme mondial contemporain. Au cours des trois dernières années, cette analyse n’a fait que se renforcer jour après jour par la marche des événements.
Aujourd’hui, contrairement à la période dont il est question dans cette conférence, les bureaucraties sociale-démocrate et stalinienne existent sous une forme très affaiblie ou ont été détruites par les forces de l’histoire. Néanmoins, cela ne signifie pas que les pressions exercées par les petits-bourgeois pour s’adapter au niveau politique des luttes actuelles ont cessé d’exister.
Comme le montre la controverse sur la «reconstruction» au milieu des années 60, des différences apparemment superficielles sur la terminologie, la philosophie ou l’histoire peuvent cacher des conceptions anti-marxistes qui sont l’expression de la pression exercée par des forces de classe étrangères sur le mouvement trotskyste.
Toutes sortes de tendances se développent au milieu de situations révolutionnaires, même au sein de la direction du parti révolutionnaire. Nous devons comprendre qu'elles ne peuvent être combattues que sur la base d'une campagne inlassable d'assimilation des leçons de l'histoire de notre mouvement.
Cela signifie avant tout la défense du programme trotskiste, grâce auquel notre mouvement a lutté pour libérer la classe ouvrière de l’influence des forces bourgeoises pendant un siècle. Ce n’est que sur cette base que le parti révolutionnaire, notre parti, pourra se montrer à la hauteur des tâches historiques qui lui incombent au XXIe siècle et conduire la classe ouvrière internationale dans une révolution socialiste.
La dégénérescence centriste de l’OCI
L’orientation centriste de l’OCI, qui a trouvé son expression la plus nette dans son refus de la continuité de la IVe Internationale et sa répudiation de l’importance de la lutte du CI contre le pablisme, a conduit à un désastre politique. Lorsqu’une vague /révolutionnaire d’une force considérable a éclaté en France en 1968, l’OCI, au lieu de la diriger, a été emporté par elle.
Analysant cette expérience dans «Comment le WRP a-t-il trahi le trotskysme», le CIQI a écrit:
Avec la situation créée en France en 1968 par le soulèvement de la classe ouvrière et de la jeunesse étudiante, ces vacillations centristes jouèrent un rôle important dans l’évolution politique de l’OCI et du CIQI. L’organisation française, qui avait lutté pendant des années pour arriver tout juste à payer ses factures et à établir une présence dans le mouvement ouvrier, prit soudain des proportions toutes différentes, enflant littéralement comme un ballon de baudruche.... Or, la direction de l’OCI, dominée par Lambert et Just, s’adapta aux éléments petits-bourgeois comme Charles Berg qui se mirent à inonder le mouvement. Bientôt, ce fut l’aile droite qui tint le parti en laisse. [19]
En l’espace de trois ans, l’OCI est devenu un pilier du pouvoir bourgeois en France et une organisation centriste pourrie à l’échelle internationale. Il y a là de formidables leçons à tirer sur la façon dont notre parti doit se préparer à la période révolutionnaire qui s’annonce.
La tempête politique qui a éclaté en 1968 et qui a conduit la France au bord de la révolution sociale s'est développée sous une surface de réaction politique.
En 1958, après une tentative de coup d’État des officiers français en Algérie, Charles de Gaulle a instauré la Cinquième République, qui a concentré le pouvoir entre les mains du président. L’OCI a porté un jugement extrêmement pessimiste sur cet événement. Il l’a interprété comme un coup d’État bonapartiste et a fait passer son action largement dans la clandestinité.
Le régime de De Gaulle était incontestablement réactionnaire. Mais sous ce régime, une transformation sociale rapide était en cours. Sous l’égide de l’État, des industries de masse se développèrent dans les domaines de l’automobile, de l’aéronautique, de l’aérospatiale, de l’armement et de l’énergie nucléaire. Après la guerre, la France, encore dominée par l’agriculture, se transforma en une nation industrielle de premier plan. En l’espace de deux décennies, les deux tiers des agriculteurs français ont quitté leurs terres pour s’installer dans les villes. Avec les travailleurs immigrés, ils viennent grossir les rangs de la classe ouvrière d’une couche sociale jeune et militante, difficile à contrôler pour la bureaucratie syndicale.
La grève générale de mai à juin 1968 a été précédée d’une rébellion étudiante qui a pris naissance aux États-Unis et en Allemagne, d’où elle s’est propagée en France.
Le mouvement étudiant était dominé par les conceptions anti-marxistes de la Nouvelle Gauche. Plutôt que de considérer la classe ouvrière comme une classe révolutionnaire, ils voyaient les travailleurs comme une masse arriérée pleinement intégrée à la société bourgeoise par le biais de la consommation et des médias. Au lieu de l’exploitation capitaliste, la Nouvelle Gauche a mis l’accent sur le rôle de l’aliénation dans son analyse sociale — interprétant l’aliénation dans un sens strictement psychologique ou existentialiste.
La «révolution» ne devait pas être menée par la classe ouvrière, mais plutôt par l’intelligentsia et les groupes en marge de la société. Pour la Nouvelle Gauche, les forces motrices ne sont pas les contradictions de classe de la société capitaliste, mais la «pensée critique» et les activités d’une élite éclairée. L’objectif de la révolution n’est plus la transformation des relations de pouvoir et de propriété, mais des changements sociaux et culturels tels que la modification des relations sexuelles.
Les Pablistes se fondirent complètement dans ce milieu petit-bourgeois. Ernest Mandel déclara que les étudiants étaient la nouvelle avant-garde révolutionnaire. Pierre Frank, le dirigeant du PCI pabliste, affirmait que les groupes petits-bourgeois à la tête des manifestations étudiantes faisaient preuve d’un «très haut niveau politique au sens marxiste révolutionnaire». En réalité, ils étaient tout à fait anti-marxistes.
Alain Krivine, le dirigeant de la Jeunesse communiste révolutionnaire pabliste (JCR), n’avait pas de différences politiques notables avec l’anarchiste Daniel Cohn-Bendit, le maoïste Alain Geismar et d’autres dirigeants étudiants qui ont joué un rôle important dans les événements de 1968. Ils se retrouvaientnt côte à côte dans les réunions publiques et dans les batailles de rue du Quartier Latin. La JCR elle-même était, comme l’a noté un historien, «plus guévariste que trotskiste». Elle était plus proche de Che Guevara que de Trotsky.
Après l’attaque brutale de la police contre les étudiants qui manifestaient à l’université de la Sorbonne à Paris le 11 mai 1968, avec des centaines de blessés et d’arrestations, la classe ouvrière est intervenue. Les syndicats se sont sentis obligés d’appeler à une journée de grève générale contre la violence policière.
Ils ont immédiatement perdu le contrôle de la situation. Une vague d’occupations s’est répandue dans tout le pays. Partout, des drapeaux rouges sont hissés et, dans de nombreuses usines, la direction est retenue prisonnière. Les actions touchent des centaines d’usines et de bureaux. Des comités de travailleurs et des comités d’action sont créés dans les usines occupées et dans les régions avoisinantes.
Une semaine plus tard, le pays tout entier est à l’arrêt, frappé par une grève générale, bien que ni les syndicats ni aucune autre organisation n’aient lancé d’appel à la grève. Sur les 15 millions d’actifs que compte la France, 10 millions participent à l’action.
De Gaulle quitta le pays pour rencontrer ses principaux généraux en Allemagne. Finalement, le syndicat stalinien CGT sauva le régime. Il négocia un accord qui remettait les travailleurs au travail en échange de concessions sociales massives de la part du gouvernement.
Les pablistes ont joué un rôle central en couvrant la trahison des staliniens. Ils n’ont jamais contesté la domination du stalinisme sur la classe ouvrière et se sont abstenus de toute initiative politique susceptible d’exacerber les relations entre la classe ouvrière et la direction stalinienne.
Alors que les staliniens dénonçaient les dirigeants étudiants comme des radicaux de gauche et des provocateurs, ils étaient politiquement tout à fait en mesure de vivre avec eux. Les batailles de rue inspirées par les anarchistes dans le Quartier latin n’ont rien apporté à l’éducation politique des travailleurs et des étudiants et n’ont jamais constitué une menace sérieuse pour l’État français.
La grève générale en France a déclenché une vague de luttes de classes internationales qui a duré sept ans et a balayé une grande partie de l’Europe et du monde, y compris la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Tchécoslovaquie sous domination stalinienne. En Espagne et au Portugal, les dictatures fascistes ont été renversées.
Contrairement aux pablistes, l’OCI ne s’est pas dissout dans le mouvement étudiant. Il travaillait et recrutait dans les universités. Cependant, son travail politique se concentrait sur la classe ouvrière et les usines.
Mais sa répudiation de la continuité de la IVe Internationale le désarmait face aux pressions petites-bourgeoises. L’OCI attirait beaucoup de nouvelles forces, surtout des jeunes et des étudiants. Mais il ne les éduquait pas sur la base de la lutte contre le pablisme. Il les recrutait sur la base d’une tactique centriste ambiguë.
L’OCI lui-même a résumé sa ligne politique pendant la grève comme suit:
La stratégie et la tactique du prolétariat dans la lutte pour le pouvoir […] consistaient dans la lutte pour le front unique de classe des travailleurs et de leurs organisations, lutte qui, en mai 1968, a pris la forme spécifique du mot d’ordre de comité national de grève générale [20].
La formule ambiguë «front unique des travailleurs et de leurs organisations» brouillait le conflit irréconciliable entre la classe ouvrière et les organisations staliniennes et réformistes. Un «comité de grève générale», tel que le concevait l'OCI, aurait été dominé par les différentes bureaucraties syndicales et n’aurait jamais mené une «lutte pour le pouvoir».
Lors de la montée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, Trotsky avait appelé à un front uni du parti social-démocrate et du parti communiste. Ce qu’il proposait, c’était une alliance défensive pratique contre les nazis, et non un mélange de bannières politiques. Lorsque les staliniens et les socialistes ont ensuite formé un front uni en France, Trotsky a lancé un avertissement:
Le front unique ouvre de nombreuses possibilités, mais rien de plus. En lui-même, le front unique ne décide de rien. Seule la lutte des masses décide [21].
L’appel à un «Front uni des travailleurs» est le slogan central de l’OCI au cours de la période qui suit. En 1971, cela signifiait un soutien inconditionnel à l’«Union de la gauche», l’alliance des sociaux-démocrates et des staliniens dirigée par François Mitterrand, qui allait être le principal instrument du pouvoir bourgeois en France pendant les trois décennies suivantes.
Mitterrand était un opérateur politique sans scrupules, capable de travailler avec l’extrême droite comme avec l’extrême gauche. Il a commencé sa carrière politique dans une organisation fasciste qui s’opposait au régime de Vichy par la droite. Ensuite, il est devenu fonctionnaire du régime de Vichy. Puis, il a créé son propre mouvement de résistance en concurrence avec le mouvement dirigé par de Gaulle et les staliniens.
Sous la IVe République, en tant qu’homme politique bourgeois, il a fait partie de 11 gouvernements différents. Au plus fort de la guerre d’Algérie, lorsque des milliers de résistants ont été torturés et assassinés, il a été ministre de l’Intérieur et ministre de la Justice.
Sous la présidence de de Gaulle, Mitterrand se réinvente. Il comprend très tôt que de Gaulle, figure anachronique de soixante-dix ans, ne sera pas en mesure de contrôler une classe ouvrière en pleine expansion. Il a cherché un moyen d’intégrer au gouvernement le parti communiste, qui contrôlait la fédération syndicale CGT et restait le parti le plus influent de la classe ouvrière.
En 1965, Mitterrand se présente à l’élection présidentielle contre de Gaulle en tant que candidat commun de la «gauche» et obtient 45 pour cent des voix au second tour. En 1971, il s’empare de la direction du Parti socialiste, qui avait été créé un an auparavant en fusionnant les sociaux-démocrates moribonds avec plusieurs autres groupes. En 1972, il lance l’Union de la gauche, une alliance avec les staliniens basée sur un programme commun de gouvernement. Neuf ans plus tard, en 1981, il est élu président de la République française, poste qu’il occupe jusqu’en 1995.
L’OCI a joué un rôle central dans la promotion de la carrière de Mitterrand. Dès 1970, il est l’un des orateurs principaux d’un grand rassemblement organisé par le OCI à l’occasion du centenaire de la Commune de Paris.
En 1971, des dizaines de membres de l’OCI sont envoyés au Parti socialiste pour assister Mitterrand, tout en continuant à travailler sous la discipline de l’OCI. En fait, ils ont été invités par Mitterrand à rejoindre le Parti socialiste.
Charles Berg, qui a depuis fait une très belle carrière de producteur de films sous le nom de Jacques Kirsner, a récemment témoigné publiquement de ce qui s’est passé en 1971:
Quelques mois après le congrès d’Epinay [où Mitterrand a pris le contrôle de la direction du PS], on m’informe que Mitterrand souhaite voir le secrétaire national de l’AJS (Oranisation de jeunesse de l’OCI). J’hésite. J’en parle à Lambert qui m’ordonne d’y aller, Il jugeait inutile d’en parler au Bureau politique à ce stade. A l’époque, nos relations étaient excellentes. Nous nous parlions tous les jours.
Je me retrouve chez Lipp [un restaurant parisien] avec le premier secrétaire du Parti socialiste [Mitterrand], tous les autres étant à l’extérieur… Il me félicite pour les progrès de l’AJS — le rassemblement du 1er février 1970 l’a visiblement impressionné. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, le PS, sur le plan de l’organisation, ce n’était pas grand-chose. Et puis à un moment, il m’explique que contre «les staliniens de l’extérieur et les petits-bourgeois de l’intérieur» — c’est-à-dire le CERES — il ne verrait pas d’inconvénient à ce que certains militants de l’AJS rejoignent publiquement le PS, «drapeau déployé», créant ainsi une tendance.
Je lui dis que cet état de fait ne pourra pas durer longtemps. Il est d’accord avec moi. «Quand les divergences seront trop grandes, dit-il, vous partirez. J’ajoute: «Ou vous nous expulserez!» Il rit et acquiesce. Je lui promets une réponse rapide [22].
Finalement, l’OCI n’est pas entré au PS «drapeau déployé», mais en secret.
Le plus célèbre de ceux qui sont entrés au Parti socialiste est Lionel Jospin, qui a rejoint l’OCI au milieu des années 1960. Alors qu’il était encore membre de l’OCI, il a été l’un des plus proches collaborateurs de Mitterrand. De 1997 à 2002, Jospin a été Premier ministre de la France.
Un autre membre de l’OCI, qui a rejoint le Parti socialiste dans les années 1970, est Jean-Luc Mélenchon, l’actuel dirigeant de la France insoumise.
En outre, l’OCI contrôlait le principal syndicat étudiant français (UNEF) et la fédération syndicale FO (Force ouvrière), qui ont tous deux joué un rôle majeur dans la promotion de Mitterrand. Pierre Lambert rencontrait chaque semaine le dirigeant de FO, André Bergeron, et son salaire, ainsi que celui de nombreux autres dirigeants de l’OCI, était payé par FO.
Dans leur travail international, les dirigeants de l’OCI se montrèrent de plus en plus dédaigneux à l’égard du Comité international. Ils ont commencé à établir leur propres opérations internationales basées sur des transactions avec les centristes du monde entier.
Parmi leurs relations les moins scrupuleuses, on peut citer celles avec le Parti ouvrier révolutionnaire — POR bolivien, dirigé par Guillermo Lora. Lora avait soutenu Pablo en 1953 et avait une longue histoire de collaboration avec les nationalistes bourgeois.
En août 1971, l’armée bolivienne a organisé un coup d’État qui a abouti au renversement du régime militaire «de gauche» du général Torres et à la destruction de l’Assemblée populaire. Ayant soutenu le gouvernement Torres et espérant que le régime militaire fournirait des armes à la classe ouvrière en cas de coup d’État, Lora a été profondément impliquée dans ce désastre politique.
Lorsque la Workers League [section des USA], avec l’accord de la SLL, a publié une critique des politiques du POR de Lora, l’OCI a convoqué une réunion de sa faction internationale à Paris et a publié une déclaration qui dénonçait la SLL et la Workers League pour avoir capitulé devant l’impérialisme en attaquant publiquement le POR. En outre, il a affirmé à tort que Lora était membre du CIQI.
Un mois avant le coup d’État bolivien, l’OCI a organisé un rassemblement de jeunes à Essen, en Allemagne, sur une base totalement centriste. Il a invité des représentants du POUM espagnol, qui a joué un rôle majeur dans la défaite du prolétariat espagnol, des Robertsonites américains et de l’Association nationale des étudiants américains, qui avait reçu des fonds de la CIA.
Lorsque les Jeunes socialistes britanniques présentèrent au rassemblement une résolution appelant la jeunesse à se consacrer à la lutte pour le développement du matérialisme dialectique, l’OCI vota publiquement contre.
La scission avec l’OCI
Le 24 octobre 1971, la majorité du CIQI, emmenée par la SLL, déclara publiquement sa rupture avec l’OCI.
Il ne fait aucun doute que sa caractérisation de l’OCI en tant qu’organisation centriste était politiquement correcte. Cependant, contrairement à la lutte avec le Socialist Workers Party (SWP), la scission s’est faite sans discussion approfondie au sein du CIQI ou parmi ses cadres dans les sections nationales.
Elle s’est déroulée comme un divorce par consentement mutuel. Les deux parties l’ont déclarée terminée avant même qu’une discussion sérieuse n’ait été entamée. Contrairement à 1953 et à ses suites, où de nombreux documents ont été rédigés et discutés par l’ensemble des membres du CIQI, et à 1963, où les camarades américains ont mené une lutte patiente au sein du SWP pendant une année supplémentaire, il n’y a pas eu d’effort sérieux pour résoudre les questions politiques. La SLL n’a pas essayé systématiquement de gagner le soutien de la section française, comme le CIQI l’a fait avec succès dans la section britannique lors de la scission de 1985-86 avec le WRP.
Dans «Comment le WRP a trahi le trotskisme», le CIQI commente:
Dans ces conditions, la scission — considérée du point de vue de l’éducation des cadres du Comité international et de la clarification des sections les plus avancées des travailleurs du monde entier — était décidément prématurée. Elle représentait un recul de la Socialist Labour League par rapport aux responsabilités internationales qu’elle avait assumées en 1961 lorsqu’elle s’était engagée dans la lutte contre la dégénérescence du Socialist Workers Party [23].
Bientôt, la SLL affirmerait que la scission a eu lieu sur la question du matérialisme dialectique, et non sur des questions de programme et de perspective. La «Déclaration du CIQI (majorité)» du 1er mars 1972 insiste:
La scission s’est en fait produite sur la question de la place de la théorie marxiste en tant que fondement du parti révolutionnaire [24].
Le «Manifeste de la quatrième conférence du CIQI», du 14 avril 1972, affirme:
La rupture a eu lieu sur la question la plus fondamentale de toutes. Cela était à l’origine de la dégénérescence du pablisme, c’est la méthode marxiste [25].
Il s’agit d’une fausse polémique. Aussi nécessaire que soit la critique des racines méthodologiques du centrisme, la question du matérialisme dialectique n’épuisait ni ne remplaçait les questions politiques et programmatiques fondamentales qui restaient à traiter.
L’accent unilatéral mis sur la question de la méthode et de l’épistémologie devint un moyen d’éviter une discussion sur les questions politiques centrales, dans des conditions où les divergences dans les rangs de la section britannique elle-même s’accentuaient.
Plus tard, le matérialisme dialectique a cédé la place à une interprétation idéaliste de la dialectique par Gerry Healy, qui a servi de couverture à la dégénérescence politique de la section britannique. Mais cela fait l’objet de la conférence n°10 de cette école.
Une chose doit cependant être soulignée. Alors que la SLL déclarait que la philosophie était la question centrale de la scission avec l’OCI, elle n’a pratiquement pas prêté attention à l’offensive idéologique contre le marxisme qui avait son centre en France et qui s’est intensifiée après 1968. Sartre, Althusser et Bernard-Henri Lévy, sans oublier Foucault et bien d’autres représentants du postmodernisme, exercent aujourd’hui une influence majeure dans toutes les universités du monde.
Ce n’est qu’après la scission avec le WRP que le CIQI — dans la polémique contre Steiner et Brenner — a abordé ces questions importantes.
Les tendances centristes de la SLL
Pourquoi la SLL s’est-elle retirée de ses responsabilités internationales et a-t-elle procédé à la rupture avec l’OCI avec une précipitation politique qui ne pouvait que laisser un héritage de confusion?
Grâce à sa lutte de principe contre la réunification pabliste, la SLL réalisait des gains impressionnants en Grande-Bretagne au cours des années 1960. À une époque où les pablistes s’enfonçaient dans une politique de protestation petite-bourgeoise et jouaient les pom-pom girls du stalinisme et du nationalisme bourgeois, la SLL ne cessait d’étendre son influence au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse.
En 1963, la SLL avait recruté la majorité des dirigeants nationaux des Jeunes Socialistes du parti travailliste et de son journal. Lorsque le parti travailliste a expulsé la direction des Jeunes socialistes, la SLL en a fait sa propre section de jeunes. En 1964, Healy a proposé de lancer un journal trotskiste quotidien et, en 1969, le premier numéro du quotidien «Workers Press» est paru. La SLL a établit sa présence dans les usines et recrutait des artistes de premier plan.
Lorsque le CIQI — après la scission avec l’OCI — s’est réunit pour son quatrième congrès en avril 1972, il a non seulement consolidé sa section au Sri Lanka et la Workers League aux États-Unis, mais elle a également créé de nouvelles sections en Allemagne et en Australie. Mais alors que la SLL connaissait l’apogée de son succès organisationnel, elle évoluait dans une dangereuse direction centriste. Comme l’explique David North dans sa biographie de Healy:
… la conviction s’est progressivement imposée au sein de la direction de la SLL que la croissance matérielle de la section britannique, plutôt que le renforcement de sa ligne politique internationale, était la condition préalable décisive et le fondement essentiel du développement du Comité international; et de là a découlé une conception incorrecte et de plus en plus nationaliste de la relation entre la SLL et le Comité international de la Quatrième internationale [26].
Cette conception a été formulée dès 1966 dans «Les problèmes de la Quatrième Internationale» (Problems of the Fourth International), écrit par Healy quatre mois après le troisième congrès du CIQI, et qui a déjà été cité au début de la conférence.
Un autre passage de «Les problèmes de la Quatrième Internationale » exprime la pression croissante pour déplacer la lutte contre les pablistes sur l’axe national du travail pratique en Grande-Bretagne. Healy a présenté une interprétation nouvelle et non marxiste de la trahison du SWP.
Il a affirmé que la cause de la capitulation du SWP face au pablisme «ne réside pas dans les conditions difficiles de la guerre froide et du boom dans lequel le SWP a opéré aux États-Unis», mais plutôt dans ses origines non révolutionnaires.
Le génie théorique de Trotsky a découlé de toute l’expérience révolutionnaire de l’Union soviétique, tant dans son triomphe que dans sa dégénérescence. La politique de Cannon, en revanche, était principalement issue de la période de dégénérescence soviétique et de la défaite de la classe ouvrière internationale en dehors de l’URSS [27].
Il s’agissait d’une concession aux tendances centristes qui s’étaient opposées à la décision de Trotsky de fonder la Quatrième Internationale en 1938, au motif qu’une nouvelle Internationale ne pouvait émerger qu’à la suite d’une révolution réussie. C’était aussi une concession à Voix ouvrière (VO), qui refusait de rejoindre la IVe Internationale en raison de sa prétendue composition sociale petite-bourgeoise. Elle dénigrait l’importance historique de l’activité théorique des marxistes dans l’élaboration et la défense du programme international de la révolution socialiste.
D’un point de vue individuel et psychologique, la réaction de Healy était compréhensible. Il percevait la capitulation de Cannon, qu'il avait admiré et dont il avait appris, comme une trahison personnelle. Dans 'Les problèmes de la Quatrième Internationale' (Problems of the Fourth International), sa colère est clairement perceptible.
Healy possédait une volonté de fer de ne pas céder aux pressions petites-bourgeoises et de mener la classe ouvrière à la victoire. Il a su transmettre cette volonté à un large public. Ceux d’entre nous qui l’ont connu au début des années 1970 s’en souviennent clairement.
Néanmoins, comme l’a expliqué David North, il s’agissait d’une conception erronée et dangereuse, qui orientait l’axe politique de la SLL dans une direction nationaliste et centriste:
Elle réduisait le parti mondial à la simple somme de ses parties nationales et remplaçait la collaboration des marxistes au sein d’une Internationale unifiée par l’émulation des succès d’un groupe national par un autre… L’idée selon laquelle la Quatrième Internationale ne se développerait que comme un sous-produit de la conquête du pouvoir en Grande-Bretagne était fausse. D’une part, elle rejetait l’interaction dialectique entre la crise mondiale de l’impérialisme, la lutte de classe internationale et leur expression spécifique en Grande-Bretagne; d’autre part, elle niait que l’organisation des marxistes dans n’importe quel pays ne soit possible que dans le cadre du Parti mondial de la révolution socialiste [28].
Et aussi:
Quelle que soit l’importance des avancées de la SLL au sein du mouvement ouvrier britannique, l’avenir du Comité international et de sa section britannique passait par l’approfondissement de la lutte internationale contre l’opportunisme pabliste et l’assimilation de ses leçons théoriques et politiques. La dégénérescence du SWP a démontré que ni une «orientation prolétarienne» ni une rupture organisationnelle ne peuvent, à elles seules, régler les comptes avec le révisionnisme. La prévalence de l’opportunisme est un phénomène historique aux racines sociales profondes; c’est pourquoi la lutte contre lui est un processus aussi long et difficile. [29]
Le passage de la lutte contre le pablisme à l’axe national des travaux pratiques en Grande-Bretagne a sapé le pouvoir de résistance de la SLL aux pressions petites-bourgeoises:
Le problème du révisionnisme pabliste n’avait pas été, et ne pouvait pas être résolu de manière concluante par la scission avec le SWP. Le rejet de la réunification n’a pas vacciné ni la SLL ni le CIQI contre les pressions constantes des forces de classe étrangères. Dans la mesure où les implications et les leçons de la scission de 1963 n’ont pas été continuellement étudiées et approfondies, la radicalisation politique de la classe moyenne au milieu des années 1960, bien qu’étant essentiellement une anticipation du mouvement révolutionnaire du prolétariat international, a eu un effet profond sur la SLL et le CIQI. [30]
Les problèmes de la SLL se sont intensifiés lorsque des positions clairement pablistes sont apparues au sein de sa direction, qui n’ont pas été clarifiées politiquement afin de ne pas compromettre les succès organisationnels.
Michael Banda a fait preuve d’un engouement embarrassant pour Mao Zedong, Hô Chi Minh et même Abdel Nasser, qui n’a jamais été systématiquement remis en question. Slaughter manifestait des sympathies pour la position de l’OCI selon laquelle la IVe Internationale devait être «reconstruite» et négligeait de plus en plus ses responsabilités en tant que secrétaire du CIQI. Mais Healy craignait qu’un conflit ouvert au sein de la direction de la SLL ne mette en péril les succès du travail pratique, et les divergences furent balayées sous le tapis. David North écrit:
Lorsqu’il s’agissait de traiter les problèmes organisationnels — c’est-à-dire les formes les plus superficielles sous lesquelles les questions politiques les plus profondes trouvent leur expression quotidienne occasionnelle — Healy n’hésitait pas à traiter sans pitié avec ceux qui sapaient le travail pratique du parti. Mais il préférait éviter un affrontement direct sur les questions de programme et, en fait, les éruptions volcaniques de Healy ont souvent servi à détourner l’attention de la source des problèmes au sein de la SLL. [31]
Healy devient de plus en plus convaincu qu’il pouvait supprimer ou désamorcer les problèmes en développant ce qu’il appellait de «nouvelles pratiques». Le journal quotidien était une de ces pratiques. Les anciens membres de la section allemande (et de nombreuses autres sections) se souviennent avec horreur des «marches Euro». Nous avons passé des mois à marcher à travers l’Europe pour faire campagne en faveur d’un programme essentiellement réformiste.
Au moment de la scission avec l’OCI, la SLL elle-même s’orientait vers une direction centriste. C’est la raison pour laquelle elle n’était pas disposée à mener une lutte politique systématique et patiente comme elle l’avait fait 10 ans auparavant.
Cette situation aurait pu être corrigée. Mais les nouvelles sections du CIQI étaient trop jeunes et inexpérimentées à l’époque pour contester ouvertement les erreurs de Healy, qui jouissait d’une énorme autorité en raison du rôle qu’il avait joué dans la lutte contre la réunification pabliste.
La Workers League des États-Unis et la section sri-lankaise avaient émergé dans la lutte contre la réunification et la «Grande Trahison» au Sri Lanka. Elles étaient profondément enracinées dans la lutte contre le pablisme, ce qui leur a permis de jouer le rôle principal dans la lutte contre le WRP de 1982 à 1986.
Pour les sections allemande et australienne, fondées en 1971 et 1972, l’orientation centriste de la SLL constituait un handicap majeur. Certes, elles connaissaient les principaux documents de la lutte contre le pablisme, mais ces enseignements ne constituaient pas la base d’une formation systématique des cadres.
Cela n’a été corrigé qu’après la scission de 1985/86. L’héritage que nous défendons, Comment le WRP a trahi le trotskysme et d’autres écrits du CIQI, qui ont été traduits et étudiés au cours de plusieurs camps d’été, ont joué un rôle décisif dans le réarmement des cadres.
La section allemande est issue d’une faction minoritaire de l’IAK (Correspondance internationale des travailleurs) qui avait été créée par l’OCI en Allemagne après 1963. Cette minorité était en contact étroit avec la SLL et Gerry Healy. Elle s’opposa fermement à la subordination de l’OCI à la social-démocratie. En 1969, l’OCI avait demandé à l’IAK d’entrer entièrement dans le SPD, affirmant que ce parti bourgeois pouvait être contraint de former un véritable gouvernement ouvrier. Cette appréciation n’était pas partagée par la minorité. Mais la lutte contre le pablisme n’a joué qu’un rôle mineur dans la scission en Allemagne. Au lieu de cela, la scission fut présentée comme le résultat d’un conflit sur le matérialisme dialectique.
La SLL allait payer le prix fort pour son orientation de plus en plus centriste, qui allait finalement conduire à sa destruction.
Six ans après la scission avec l’OCI, ses positions politiques ne diffèrent pas de celles des pablistes: elle soutient sans esprit critique et développe des relations mercenaires avec des mouvements nationalistes bourgeois comme l’Organisation de la Libération de la Palestine, le régime de Kadhafi en Libye et même les baasistes en Irak. Il s’est adapté à des sections du parti travailliste, des syndicats et de la bureaucratie stalinienne. Et il a traité les sections du CIQI de plus en plus comme des appendices de la section britannique, les utilisant pour ses manœuvres sordides.
La fondation du «Workers Revolutionary Party» en 1973 a marqué une étape importante dans la dégénérescence centriste de la SLL.
David North a écrit dans sa biographie de Healy:
Le mouvement de masse que Healy avait anticipé a effectivement vu le jour à la suite de l’élection d’Edward Heath en 1970 et de l’introduction de lois antisyndicales par le nouveau gouvernement conservateur. Mais la réponse de la Socialist Labour League était conditionnée par les années précédentes de recul centriste: son adaptation au radicalisme petit-bourgeois des années 1960 était désormais complétée par une adaptation au militantisme spontané du mouvement anti-Tory.
Au lieu de se battre pour gagner les sections les plus avancées de la classe ouvrière au parti sur la base de politiques socialistes révolutionnaires, la SLL a édulcoré son programme pour tenir compte de l’hostilité élémentaire de la classe ouvrière à l’égard du gouvernement de Heath. Et sur la base d’un programme limité à un appel à la défense des «droits fondamentaux» et à l’élection d’un nouveau gouvernement travailliste, Healy a proposé «la pratique consistant à transformer la SLL en un parti révolutionnaire de masse…»
Bien que cela n’ait pas été dit, le contenu essentiel de cette transformation était la conversion de la Socialist Labour League en une organisation centriste. [32]
Le WRP a été fondé sans aucune discussion au sein du CIQI. Le nouveau parti n’était pas basé sur une stratégie internationale pour la révolution mondiale, mais sur une tactique pour amener un gouvernement travailliste au pouvoir en Grande-Bretagne. Beaucoup de ceux qui ont rejoint le nouveau parti ne savaient même pas qu’ils rejoignaient une organisation internationale.
Comme le souligne Comment le WRP a trahi le trotskysme:
Dans son contenu et sa conception sous-jacente, le programme sur lequel le WRP a été fondé n’avait rien à voir avec le trotskisme. Il n’y avait pas un seul passage qui sortait des limites du centrisme. Cela était lié à la perspective essentiellement nationaliste avec laquelle le WRP a été lancé. [33]
Quelques mois après la fondation du WRP, la revendication sur laquelle le nouveau parti était fondé s’est concrétisée: une grève des mineurs a renversé le gouvernement conservateur d’Edward Heath et les travaillistes sont revenus au pouvoir. Cela a déclenché une crise au sein du WRP. Les nouveaux membres qui avaient rejoint le parti n’étaient pas d’accord avec le fait que le WRP s’opposait désormais au Labour et présentait ses propres candidats aux élections.
L’échec du WRP dans le conflit avec l’OCI en 1971 est maintenant vengé. L’OCI recrute Alan Thornett, le leader du travail syndical du WRP, qui jouit d’un prestige international en raison d’une campagne de défense menée par le WRP en sa faveur. Thornett a formé une faction qui a travaillé dans l’ombre du parti. À l’insu des membres du parti, l’OCI a rédigé les documents de la faction. Il s’agit là d’une violation manifeste de la discipline du parti qui justifie l’expulsion immédiate de Thornett.
Cependant, comme le CIQI l’a souligné dans Comment le WRP a trahi le trotskysme, c’était
une tout autre question de savoir si la direction avait fait preuve de sagesse politique en expulsant Thornett pour des motifs organisationnels, avant qu’ait eu lieu une discussion en profondeur au sujet des divergences politiques, peu importe leurs origines. ... malgré ses méthodes sans principe, Thornett représentait au sein du WRP une large section de membres confus politiquement (confusion pour laquelle Healy et Banda portaient l’entière responsabilité), et que ces derniers avaient encore à gagner au trotskysme. …
La tendance de Thornett reflétait de profonds sentiments sociaux-démocrates dans la classe ouvrière britannique et le fait d’éliminer par des mesures organisationnelles ceux qui se faisaient l’écho de cette tendance ne pouvait que nuire au travail du parti dans les syndicats. [34]
Dans la lutte contre Thornett, le WRP perdit une grande partie de ses membres issus de la classe ouvrière. Cela eut pour effet secondaire que les éléments petits-bourgeois que le WRP avait recrutés parmi les cinéastes, les acteurs et les journalistes — des gens comme Vanessa et Corin Redgrave et Alex Mitchell, qui n’avaient qu’une compréhension très superficielle du marxisme — jouèrent un rôle beaucoup plus important au sein de la direction du parti.
Lorsque le gouvernement travailliste de Wilson a commencé à attaquer la classe ouvrière, le WRP a opéré un virage à l’extrême gauche. Il appelait désormais au renversement du gouvernement travailliste qu’il avait auparavant fait campagne pour élire.
Il s’ensuivit une profonde crise politique, organisationnelle et financière, à laquelle la direction du WRP répondit en abandonnant toute prétention à combattre le pablisme. Elle s’est prosternée devant les mêmes forces que Pablo et Mandel, et plus tard Hansen et Lambert, avaient embrassées: les nationalistes bourgeois, les réformistes et les staliniens.
Les leçons de la dégénérescence centriste de la SLL/WRP sont d’une importance capitale pour aujourd’hui. Reprenons la citation de la biographie de Healy par David North:
Ni une «orientation prolétarienne» ni une rupture organisationnelle ne peuvent, à elles seules, régler les comptes avec le révisionnisme. La prévalence de l’opportunisme est un phénomène historique aux racines sociales profondes; c’est pourquoi la lutte contre ce phénomène est un processus aussi long et difficile…
Cela exige avant tout un examen permanent des formes théoriques et politiques par lesquelles la pression des forces de classe étrangères se manifeste dans les rangs du parti révolutionnaire. C’est seulement sur cette base que la tendance récurrente de couches au sein du parti marxiste et de sa direction à s’adapter aux agences petites-bourgeoises de l’impérialisme peut être contrée. [35]
Bien sûr, notre tâche est, pour paraphraser les thèses de Marx sur Feuerbach, de changer le monde et pas seulement de l’interpréter de diverses manières. Mais par pratique révolutionnaire, nous entendons une pratique guidée par la théorie. Une pratique fondée sur une perspective politique dérivée d’une analyse matérialiste de la lutte des classes. Une pratique développée dans une polémique continue contre les forces de classe hostiles.
Le rôle de premier plan joué par la SLL dans la lutte internationale contre la réunification pabliste et la «grande trahison» à Ceylan a ouvert la voie à ses succès politiques et organisationnels dans les années 1960. Elle a gaspillé ces succès dans la mesure où elle a abandonné cette lutte et s’est concentrée sur des tâches purement nationales et organisationnelles.
(Article paru d’abord en anglais le 6 septembre 2023)
Notes
[1] Gerry Healy, “Problems of the Fourth International” (1966)
[2] Trotskyism vs Revisionism Volume 5 p.113
https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/tvsr/Trotskyism-Versus-Revisionism-Volume-5.pdf
[3] David North, “Gerry Healy and His Place in the History of the Fourth International”
[4] Stéphane Just, Défense du Trotskyisme Vol. 1 1965
https://www.marxists.org/francais/just/ddt1/ddt1.htm
[5] Trotskyism vs Revisionism Vol 5 p.5
https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/tvsr/Trotskyism-Versus-Revisionism-Volume-5.pdf
[6] Ibid p.5
[7] Ibid p.77
[8] Ibid p.94
[9] Ibid p.91
[10] Ibid p.95
[11] David North “Leon Trotsky and the Struggle for Marxism in the Twenty First Century” p.42
[12] Comité international de la Quatrième Internationale, Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme 1973-1985, https://www.wsws.org/fr/special/library/comment-le-wrp-a-trahi-le-trotskysme/04.html
[13] Trotskyism vs Revisionism Vol 5 p.113
https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/tvsr/Trotskyism-Versus-Revisionism-Volume-5.pdf
[14] Ibid
[15] Ibid p.114
[16] Programme de transition, p.37
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran.pdf
[17] Trotskyism vs Revisionism Vol 5 p.119
https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/tvsr/Trotskyism-Versus-Revisionism-Volume-5.pdf
[18] David North, “Leon Trotsky and the Struggle for Marxism in the Twenty First Century” p.34
[19] Comité international de la Quatrième Internationale, “Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme 1973-1985 ”, https://www.wsws.org/fr/special/library/comment-le-wrp-a-trahi-le-trotskysme/00.html
[20] Cité dans: Peter Schwarz, “ grève générale et révolte étudiante en France”, partie 5, https://www.wsws.org/fr/articles/2018/06/02/fra5-j02.html
[21] Léon Trotsky, “Où va la France?”, https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf2.htm
[22] “Crise du POI... Témoignage de Charles Berg”, https://www.gauchemip.org/spip.php?article25497
[23] ICFI, “How the WRP Betrayed Trotskyism”, https://www.wsws.org/en/special/library/how-the-wrp-betrayed-trotskyism/04.html
[24] “Trotskyism versus revisionism”, volume 6, p. 77, https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/tvsr/Trotskyism-Versus-Revisionism-Volume-6.pdf
[25] ibid. p. 124
[26] David North, “Gerry Healy and His Place in the History of the Fourth International”, p.47
[27] ibid., p. 281
[28] David North, “Gerry Healy and His Place in the History of the Fourth International”, p.47
[29] ibid. p. 46
[30] ibid. p. 51
[31] ibid. p. 53
[32] ibid. p. 56-57
[33] CIQI, “Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme 1973-1985”, https://www.wsws.org/fr/special/library/comment-le-wrp-a-trahi-le-trotskysme/05.html
[34] CIQI, “Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme 1973-1985”,
https://www.wsws.org/fr/special/library/comment-le-wrp-a-trahi-le-trotskysme/06.html
[35] David North, “Gerry Healy and His Place in the History of the Fourth International”