Le ministère allemand des affaires étrangères a publié mercredi un communiqué de presse du ministre des affaires étrangères Sigmar Gabriel (social-démocrate, SPD) et du chancelier autrichien Christian Kern (social-démocrate, SPÖ), aux termes fort vifs, qui dénonce la politique étrangère et économique des États-Unis.
Les Républicains et les Démocrates ont convenu presque à l’unanimité mercredi au Sénat, par 97 voix contre 2, d’imposer de nouvelles sanctions à la Russie. Le Sénat a justifié cette mesure comme une punition pour l’ingérence supposée de Moscou dans des élections présidentielles américaines, l’annexion de la Crimée et son soutien au président syrien Bachar al-Assad. Le projet de loi bipartite étant « le paquet de sanctions que le Kremlin mérite pour ses actions », a déclaré la sénatrice démocrate Jeanne Shaheen.
Gabriel et Kern ont vivement repoussé la mesure du Sénat américain. Aux dires des deux politiciens sociaux-démocrates, l’enjeu du projet de loi portait en réalité sur « la vente de gaz naturel liquéfié américain et faire passer au second plan le gaz russe sur le marché européen ». C’est ce qui ressort du texte « de manière particulièrement explicite ». L’objectif était « de préserver les emplois dans les industries pétrolières et gazières américaines ».
Certes, depuis 2014, les États-Unis et l’Europe réagissent « à l’annexion de la Crimée par la Russie, qui est illégale aux termes du droit international, ainsi qu’à ses actions dans l’est de l’Ukraine, en travaillant main dans la main en étroite consultation l’un avec l’autre […] Mais la menace d’imposer des sanctions extraterritoriales contraires au droit international contre des entreprises européennes qui participent au développement de l’approvisionnement énergétique européen [ne peut être tolérée et L’approvisionnement en énergie de Europe est] une question européenne qui ne concerne en rien les États-Unis d’Amérique ! »
Gabriel et Kern continuent en avertissant : « Des instruments de sanctions politiques ne devraient pas être liés aux intérêts économiques. » Le fait de menacer de punition les entreprises européennes présentes sur les marchés américains dès lors qu’elles participent ou financent des projets tels le gazoduc Nord Stream 2 avec la Russie, confère « une qualité entièrement nouvelle et extrêmement négative aux relations euro-américaines. »
La chancelière allemande Angela Merkel a explicitement soutenu vendredi son ministre des Affaires étrangères. Il y a « un grand nombre de points communs très fort au contenu avec la déclaration de Gabriel, » a déclaré le porte-parole du gouvernement Stefan Seibert. « Pour le dire prudemment, c’est une approche originale de la part du Sénat américain. » Il est déconcertant que les entreprises européennes soient visées par des sanctions censées punir le comportement russe. « Cela n’est pas acceptable, » a ajouté Seibert.
La démarche bipartite du Sénat américain et la réaction ferme du gouvernement allemand montrent clairement que les conflits entre les États-Unis et l’Allemagne ne s’aggravent pas seulement à cause de la personnalité du président Donald Trump, elles ont de profondes racines objectives. Vingt-cinq ans après la dissolution de l’Union soviétique, les conflits entre les grandes puissances impérialistes, qui avaient causé deux guerres mondiales au 20ᵉ siècle, refont surface.
Il y a trois semaines, peu après le sommet du G7, Merkel avait, dans un discours prononcé sous une tente à bière de Munich, remis en cause l’alliance avec les États-Unis qui fut durant toute l’époque de l’après-guerre la base de la politique étrangère allemande. « Les temps où nous pouvions entièrement compter les uns sur les autres sont quasiment révolus », avait-elle déclaré pour en déduire : « Nous, les Européens, devons prendre en main notre propre destin » et « lutter nous-mêmes pour notre avenir. »
Dès lors, le gouvernement allemand a systématiquement œuvré à l’élargissement de ses relations politiques et économiques mondiales. Après que le Premier ministre chinois Li Keqiang et le Premier ministre indien Narendra Modi ont visité Berlin au début du mois, et que Merkel s’est rendue la semaine dernière en Argentine et au Mexique, le gouvernement a organisé en début de semaine à Berlin une conférence majeure sur l’Afrique.
Au fur et à mesure que Berlin commence à concrétiser l’engagement pris par Gabriel d’« utiliser les espaces libérés par l’Amérique », les tensions avec Washington augmentent. La semaine dernière, Gabriel avait critiqué l’action, appuyée par les États-Unis, prise par l’Arabie saoudite à l’encontre du Qatar, et qui visait avant tout l’Iran. Dans un communiqué, Gabriel avait pris la défense de l’émirat en mettant en garde contre une « Trump-isation » des relations dans la région. Le « récent et considérable marché d’armement conclu par le président américain Trump avec les monarchies du Golfe » ayant aggravé « le risque d’une nouvelle course aux armements. Il s’agit là d’« une politique totalement erronée et qui n’est certainement pas la politique de l’Allemagne. »
Les déclarations de Gabriel à l’encontre des États-Unis n’ont rien à voir avec le pacifisme. Il n’est pas préoccupé par la « paix », mais par la promotion des intérêts impérialistes allemands qui entrent de plus en contradiction avec ceux des États-Unis. Alors que sous Trump les États-Unis empruntent de plus en plus ouvertement la voie de la guerre avec l’Iran, le gouvernement allemand mise sur une plus grande ouverture de l’économie du pays afin d’obtenir de nouveaux marchés pour les grands groupes allemands au Moyen-Orient ainsi que de nouvelles opportunités d’investissement pour le capital allemand.
Il en est de même pour ce qui concerne la Russie. Bien que le gouvernement allemand ait soutenu en 2014 en Ukraine aux côtés des États-Unis le coup d’État d’extrême-droite contre Viktor Ianoukovitch en stationnant des troupes à la frontière russe, il s’était opposé à un conflit ouvert avec la Russie à propos de l’Ukraine. Dans son nouveau livre « Nouvelles évaluations » (Neuvermessungen), Gabriel se vante que « grâce à l’accord de Minsk, au nom de l’Europe la France et l’Allemagne n’ont certes pas résolu un conflit qui s’aggrave mais l’ont pour la première fois considérablement limité » et ce « sans les États-Unis. »
À cette époque, Washington avait été « sur le point de […] livrer des armes à l’Ukraine », a déclaré le ministre des Affaires étrangères. « Avec l’idée cynique que, bien que la Russie ne puisse être vaincue militairement, elle serait contrainte en payant un lourd “tribut de sang” à participer plus rapidement à des négociations de paix. La guerre en Ukraine deviendrait une guerre au sujet de l’Ukraine ». Mais, l’Europe avait été « suffisamment adulte […] pour le prévoir et laisser l’Allemagne et la France mener les négociations. »
Suite au Brexit, à l’élection de Trump et à la victoire du président pro-européen Emmanuel Macron, Berlin semble visiblement se sentir « suffisamment adulte » pour se distancer de plus en plus des États-Unis et promouvoir progressivement sous direction allemande la construction d’une armée européenne.
« La sécurité européenne relève de la responsabilité de l’Europe », souligne Gabriel dans son livre. « Nous devons devenir stratégiquement opérationnels en politique étrangère et sécuritaire, car nous ne le sommes pas encore assez. Ceci suppose que nous définissions nos intérêts européens et que nous les articulions indépendamment des États-Unis. Cet entêtement requiert dans une certaine mesure aussi une émancipation de l’orientation fixée à Washington. »
Il poursuit : « Celui qui a ses propres objectifs devrait également développer les capacités pour les atteindre. L’UE doit se considérer plus comme une plus grande puissance politique en matière de sécurité. Nos budgets de défense doivent être ajustés en conséquence. Les équipements des armées européennes doivent être modernisés, opérationnels et rapidement déployables, en étant réorientés vers des tâches militaires. »
L’objectif déclaré de Gabriel est de construire une véritable force militaire européenne qui soit en mesure de faire valoir ses intérêts impérialistes mondiaux indépendamment de l’OTAN et des États-Unis et, si nécessaire, à leur encontre. Il ne s’agit pas « seulement d’acheter de nouvelles armes. Il s’agit d’intégrer davantage en Europe l’industrie de l’armement et de conjuguer les forces. Il s’agit de créer une identité européenne commune en matière de sécurité et qui grâce à des structures de plus en plus intégrées ouvre la voie à une armée européenne. »
Cette politique qui est soutenue par tous les partis allemands, allant de la CDU/CSU au SPD en passant par les Verts et le parti Die Linke (La Gauche), a une logique implacable. Comme pendant la première moitié du 20ᵉ siècle, les rivalités grandissantes entre les puissances impérialistes au sujet de matières premières, de marchés et de zones d’influence géostratégique mènera une fois de plus à une guerre entre les grandes puissances, si la classe ouvrière n’intervient pas avec sa propre stratégie socialiste.
(Article original paru le 17 juin 2017)