Les troupes au sol
vont-elles suivre ?
Les bombes américaines tombent sur la capitale yougoslave
Par le comité de rédaction Le 3 avril 1999
Depuis le déclenchement de la guerre aérienne contre la
Yougoslavie dix jours auparavant, les missiles de croisières américains
et les avions de combat de l'OTAN ont frappé Belgrade tôt samedi
matin (vendredi soir en Amérique) lors des premières attaques
directes sur la capitale yougoslave qui compte un million d'habitants.
La télévision serbe a rapporté de violentes explosions
aux bureaux des ministères de l'Intérieur et de la Défense,
deux des plus gros bâtiments au centre-ville. La police a isolé
le secteur qui était recouvert de débris suite aux explosions.
Des témoins ont dit que les explosions ont été entendues
et vues dans toute la ville.
C'est la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale qu'une capitale européenne est victime de bombardement aérien.
Le vice-premier ministre serbe Vuk Draskovic a dénoncé l'assaut
américain en mentionnant que la dernière fois que Belgrade
avait été bombardée un vendredi saint, ce fut par les
nazis en 1941, au début de leur invasion qui fut suivie par l'occupation
de la Yougoslavie pays ayant souffert des actions hitlériennes
plus que tous les autres à l'exception de l'Union Soviétique.
L'initiative de cette attaque criminelle sur un centre urbain densément
peuplé revient au gouvernement des États-Unis qui ne cesse
de faire pression sur ses alliés de l'OTAN pour augmenter les attaques
militaires contre le régime du président yougoslave Slobodan
Milosevic. Les chiffres rendus publics par l'OTAN vendredi dernier démontrent
combien le qualificatif « conjointe » est bien mal choisi
pour décrire l'opération aérienne des États-Unis
et de l'OTAN. Les avions de combat et les missiles de croisière américains
représentent en effet près de 90 p. 100 du tonnage d'explosifs
largué sur la Yougoslavie depuis que l'assaut a été
déclenché le 24 mars dernier.
Le Pentagone ne cesse d'envoyer de nouvelles forces militaires dans la
région : déploiement d'un groupe de combat naval ayant à
sa tête le porte-avions Theodore Roosevelt, nouveaux escadrons de
chasseurs furtifs F-117A , bombardiers B-1B basés en Grande-Bretagne
et aéronefs spécialisés de guerre électronique
et antichars.
Nombreuses discussions quant à la possibilité
d'un assaut terrestre
L'échec évident des efforts de l'administration Clinton
pour soumettre la Serbie par ses bombardements a provoqué une cascade
de déclarations des spécialistes des médias et des
initiés de Washington affirmant tous que l'intervention des forces
terrestre américaines et de l'OTAN représentent la seule «
solution » à la crise dans les Balkans.
Les quotidiens les plus influents font en effet ouvertement campagne
pour que la Maison Blanche renverse son engagement à ne pas ordonner
d'assaut terrestre contre la Serbie ou suggèrent que le temps de
prendre une telle décision approche rapidement.
Principal organe de presse de la capitale américaine, le Washington
Post a publié toute une série d'éditoriaux réclamant
une action militaire plus forte et où est critiqué Clinton
pour avoir repoussé l'utilisation de troupes terrestres dès
le début du conflit avec le président yougoslave Milosevic.
La page en regard de l'éditorial du journal n'a cessé de
publier colonne après colonne des lettres de démocrates et
de républicains, de libéraux et de conservateurs exigeant
tous le déploiement de troupes terrestres et une offensive militaire
pour renverser Milosevic.
C'est ainsi que le 31 mars, dans une colonne signée par le sénateur
républicain Chuck Hagel du Nebraska, on pouvait lire cette mise en
garde : « C'est une guerre. Tourner autour du pot et ne pas
appeler un chat un chat travestit et amoindrit la réalité
et le sérieux de l'effort nécessaire. La seule stratégie
acceptable pour sortir de cette situation, c'est la victoire... Nous devons
être prêts à faire tout ce qu'il faut pour atteindre
nos objectifs et s'assurer de la victoire, y compris l'envoi de troupes
au sol. »
Le même jour, une autre colonne signée par l'ancien conseiller
en matière de sécurité nationale de l'administration
Carter, Zbigniew Brzezinski, faisait pression pour que la présidence
se prépare à envoyer des troupes de l'OTAN au Kosovo et commence
à présenter « l'éventualité politique
d'une telle intervention » auprès du public.
Le lendemain, un autre sénateur républicain, Richard Lugar
de l'Indiana, écrivait toujours dans le Post : «
il faut entreprendre la mobilisation immédiate et au grand jour de
troupes terrestres de l'OTAN suffisamment nombreuses pour enrayer l'offensive
serbe, stabiliser la situation au Kosovo et au besoin, repousser tout élément
des forces armées serbes qui résisterait. »
Porte-parole républicain en politique étrangère
depuis longtemps, et deuxième membre en importance à siéger
au Comité des relations extérieures, Lugar poursuivait : «
le Président Clinton aurait dû appeler le Président
Milosevic pour lui dire que s'il attaquait le Kosovo, les États-Unis
allaient mettre fin à son régime en Serbie. »
Des porte-parole libéraux ont conseillé la même chose
à Clinton. Dans une colonne en date du 2 avril signée conjointement
par l'historien Robert Dallek et l'ancien représentant démocrate
au Congres Stephen Solarz, on pouvait lire : « la tâche
à laquelle les Américains font maintenant face est de se défaire
de l'idée que tout déploiement de troupes au sol, comme ce
fut le cas au Vietnam, est presque toujours mauvaise. Il arrive que des
objectifs stratégiques et humanitaires importants rendent incontournables
une telle possibilité. »
Le chroniqueur libéral Richard Cohen a écrit que Clinton
devrait renoncer à sa position selon laquelle l'OTAN n'enverra pas
de troupes au sol et commencer le regroupement de ses troupes en Macédoine,
tout en ajournant toute décision finale quant à l'invasion.
« Aucune possibilité ne doit être écartée
» a-t-il déclaré.
De son côté, le Wall Street Journal, comme toujours
le quotidien le plus sanguinaire des grands journaux américains,
s'en est également pris à Clinton pour avoir repoussé
l'idée de déployer des troupes terrestres : «
la leçon à tirer de la guerre, c'est que si l'on est obligé
d'utiliser la force, il faut l'utiliser au maximum. »
Citant le golfe Persique en exemple comme preuve que l'utilisation de
la force « donne des résultats » , le journal conclut
que la même tactique fonctionnerait aussi dans les Balkans en autant
que Clinton fixe des objectifs de guerre agressifs aux États-Unis
: « Après tout ce gâchis, la seule chose qui peut
compenser, c'est le renversement de Milosevic. L'étape cruciale est
de déclarer son renversement comme objectif à atteindre. »
Le New York Times s'est montré plus prudent, bien que son
éditorial du 2 avril appelait à l'intensification des bombardements
et considérait l'option d'une « invasion limitée
au déploiement de 30 000 soldats » pour créer des camps
de réfugiés au Kosovo même, ou encore l'utilisation
de 200 000 soldats pour mener une guerre totale contre les Serbes.
Le même jour, dans une analyse publiée en première
page, le Los Angeles Times publiait : « il est maintenant
clair, tout aussi désagréable et difficile que cela puisse
paraître, que les options s'offrant au Président Clinton pour
éviter l'inimaginable débâcle d'une défaite de
l'OTAN ne se réduisent plus qu'à une seule : l'engagement
de troupes au sol. »
Le journal note que « dans les corridors du Pentagone, le
sujet des troupes terrestres est déjà sur toutes les lèvres,
alors qu'au quartier général de l'OTAN à Bruxelles,
les responsables parlent ouvertement de l'inévitabilité d'un
déploiement de forces terrestres dans la région. »
Glissement dans le débat officiel
Cela vaut la peine de s'arrêter pour examiner la vitesse à
laquelle les termes utilisés par les responsables de Washington pour
débattre de la situation politique dans les Balkans ont changés.
Il y a deux semaines seulement, les mesures militaires les plus radicales
envisagées étaient le plan de Clinton d'envoyer, avec l'accord
de la Serbie, 4 000 soldats américains dans le cadre d'une force
de OTAN pour faire respecter un cessez-le-feu au Kosovo. Or, même
cette proposition fut alors considérée trop risquée
par plusieurs membres républicains du Congrès et ne fut finalement
approuvée que de justesse par un vote serré de 58 contre 41
au Sénat. Mais maintenant, on parle ouvertement de la possibilité
d'une invasion américaine en Serbie qui nécessiterait le déploiement
d'un quart de million d'hommes.
Les médias américains serviles attribuent ce changement
d'attitude à Washington à l'outrage ressenti face aux atrocités
commises par les forces serbes contres les Kosovars d'origine albanaise.
Hormis la précision douteuse des rapports provenant du Kosovo, il
reste à expliquer pourquoi des atrocités similaires ou plus
importantes encore au Kurdistan turc, en Tchétchénie,
au Sierra Leone, au Sri Lanka et dans une douzaine d'autres pays n'ont
pas entraîné les mêmes réactions au Congres, à
la Maison Blanche et au Pentagone.
L'explication la plus plausible est que Washington est en fait outrée
que ses propres plans d'intervention au Kosovo aient entraîné
un tel désastre. L'administration Clinton croyait évidemment
que la combinaison des frappes aériennes de l'OTAN et des opérations
terrestres de l'Armée de libération du Kosovo appuyée
par les États-Unis allait créer les conditions pour forcer
les Serbes à battre en retraite. Mais comme le Post rapportait
en première page le 1er avril, les responsables du Pentagone et de
la CIA pensent maintenant en fait que l'offensive militaire serbe a écrasé
l'UCK.
Le plan pour imposer un accord dicté par les États-Unis
ayant échoué, les membres du Congrès et les spécialistes
des médias demandent maintenant que les militaires américains
et de l'OTAN fassent « tout ce qui est en leur pouvoir »
pour battre et renverser le régime de Milosevic. Qu'est-ce que cela
signifie exactement ? L'invasion du Kosovo ? L'occupation de la Serbie ?
L'utilisation d'armes nucléaires ?
Deux questions doivent être posées aux généraux
bien assis dans leurs fauteuils : D'abord, combien de centaines de milliers
de Serbes sont-ils prêts à tuer pour conquérir un pays
qui a autrefois paralysé la Wehrmacht hitlérienne ? Et ensuite,
combien de milliers de vies américaines sont-ils prêts à
sacrifier à cette fin ?
(Ou encore, selon la variante courageusement proposée par le sénateur
républicain du Texas, Kay Bailey Hutchison, qui a proposé
une force terrestre composée uniquement de troupes européennes,
combien de vies françaises, allemandes, britanniques, italiennes
et autres doivent être sacrifiées ?)
Au début, les porte-paroles de l'administration Clinton ont déclaré
que l'objectif des frappes aériennes était d'empêcher
le régime Milosevic d'intensifier sa répression contre les
Kosovars d'origine albanaise et un afflux de réfugiés qui
déstabiliserait la région. Or le résultat obtenu a
été un assaut massif contre les Albanais et la pire crise
de réfugiés à survenir depuis la période la
plus sombre de la guerre civile en Bosnie.
L'une des trois conclusions suivantes doit être tirée pour
expliquer l'écart entre la présentation initiale effectuée
par la Maison blanche et les résultats obtenus après plus
de dix jours de guerre :
(1) Le gouvernement américain a délibérément
dissimulé ses intentions à long terme afin d'obtenir l'appui
du public pour le déclenchement d'une attaque militaire. La prétention
de Clinton selon laquelle l'attaque ne se limitera qu'à des bombardements
et sa négation de l'existence d'un quelconque plan pour l'envoi de
troupes relèveraient par conséquent du mensonge le plus éhonté.
(2) Le gouvernement américain a surestimé grossièrement
ce qui pouvait être obtenus par les bombardements et propose maintenant
des mesures plus drastiques pour cacher son échec. Mais pourquoi
croirait-on les affirmations de personnes qui ont si mal évalué
la situation en premier lieu ?
(3) La débâcle yougoslave est le fruit des deux possibilités,
soit un mélange de mensonges et de mauvaises évaluations de
la situation, avec une bonne part d'aveuglement. Cela semble être
le scénario le plus plausible. La performance de la Maison Blanche
et du Pentagone font déjà penser en effet à la stratégie
de l'escalade au Vietnam, ponctuée de constantes affirmations selon
lesquelles on pourrait « voir la lumière au bout du tunnel
» si seulement plus de troupes étaient engagées et plus
de bombardements effectués.
La logique de l'intervention impérialiste
Indépendamment des motifs conscients de Clinton et de ses généraux,
l'intervention militaire dans les Balkans a sa propre logique ; une logique
qui renferme des implications des plus menaçantes. L'impérialisme
américain se dirige tout droit vers une guerre de conquête
contre la Yougoslavie, une guerre qui mettra au premier plan les pires éléments
de la société américaine.
Examinons à titre d'exemple la colonne publiée dans le
Wall Street Journal du 2 avril dernier intitulée «
Take Belgrade » (Prendre Belgrade) et signée par le général
William E. Odom, ancien directeur de l'agence de sécurité
nationale. Odom réclame que des efforts soient entrepris pour «
amener cette guerre à sa conclusion victorieuse, non pas en libérant
simplement le Kosovo de la tyrannie de M. Milosevic, mais également
en détruisant M. Milosevic personnellement, de même que son
régime. »
En plus de réclamer l'assassinat du président yougoslave
et de renverser un État souverain, Odom déclare, «
nous devons être prêts à maintenir une force de l'OTAN
en place pendant des décennies s'il le faut pour écraser toute
espoir des politiciens locaux d'attendre la fin de l'occupation »
. Il demande autrement dit la création d'un protectorat américain
permanent dans les Balkans.
Que signifie une guerre de ce type pour le peuple américain ?
D'abord, une guerre terrestre dans les Balkans ne peut être menée
sans une énorme augmentation des dépenses militaires et la
mobilisation de forces militaires à une échelle comme à
l'époque des guerres du Vietnam et du golfe Persique. Ensuite, dans
l'éventualité très plausible que la guerre s'éternise
ou se transforme en guerre de guérilla prolongée, il serait
impossible de maintenir un engagement militaire américain sans restaurer
la conscription.
Il est intéressant de constater que le Général Odom,
lors de la mise au point des tactiques militaires à employer pour
mener une guerre au sol en Yougoslavie, soit arrivé à la conclusion
suivante :
« Une invasion terrestre ne doit pas se limiter au Kosovo.
En fait, l'option d'un assaut depuis la Hongrie maintenant alliée
de l'OTAN dans la région serbe de la Vojvodine, suivie d'une
poussée directe jusqu'à Belgrade, serait effectué dans
un pays plat qui invite à la tenue d'un assaut blindé à
grande vitesse. L'armée allemande avait justement déferlé
par ce même corridor lors de la seconde Guerre mondiale et s'était
emparée de la Yougoslavie en quelques semaines. Les forces actuelles
de l'OTAN disposent aujourd'hui d'une supériorité qualitative
sans doute encore plus grande sur les Serbes que ce que la Wehrmacht disposait
alors. »
Aujourd'hui, les stratèges de l'impérialisme américain
contemplent les options militaires qui s'offrent à eux et sont amenés
à suivre l'exemple d'Adolf Hitler. Ce fait seul devrait faire réfléchir
l'opinion publique, tant en Amérique qu'en Europe.
Les bombes de l'OTAN tombent sur
la Serbie : Le « nouvel ordre mondial » prend forme
25 mars 1999 Les États-Unis et l'OTAN préparent
l'opinion publique à la guerre terrestre contre la Serbie 30 mars 1999
Pourquoi l'Europe bombarde la Serbie?6 avril 1999 Derrière
la guerre de Balkans; Réplique à un partisan des bombardements
des États-Unis et de l'OTAN contre la Serbie 6
avril 1999
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