Des « casques
bleus » aux faucons, le Canada et la guerre menée par l'OTAN
en Serbie
Par Keith Jones Le 30 avril 1999
Hormis quelques voix dissonantes, l'élite politique canadienne
et les faiseurs d'opinion ont applaudis la campagne de bombardement de l'OTAN
contre la Yougoslavie. En fait, le Canada se montre l'un des pays les plus
belliqueux des 19 États membres de l'OTAN. Ainsi, avant même
que la guerre n'entre dans sa deuxième semaine, le ministre libéral
de la Défense, Art Eggleton suggérait déjà que
l'OTAN devait envisager une invasion terrestre au Kosovo.
Les remarques d'Eggleton ont pris au dépourvu les porte-parole
des autres capitales des États membres de l'OTAN, mais à plusieurs
occasion depuis, le premier ministre canadien Jean Chrétien a soutenu
que le Canada appuierait et participerait à tout assaut terrestre
mené par l'OTAN contre la Yougoslavie. Le 26 avril dernier, Chrétien
annonçait d'ailleurs l'envoi de 800 soldats « aptes au combat
» en Macédoine. Les troupes proviennent d'un régiment
blindé de l'Alberta basé à Edmonton et doivent théoriquement
assister une brigade britannique qui aide les réfugiés kosovars,
tout en attendant d'être éventuellement déployés
comme « gardiens de la paix » au Kosovo. Chrétien
a beau insister que les troupes canadiennes n'iront au Kosovo qu'après
la conclusion d'un accord de paix avec la Yougoslavie, les analystes militaires
ont quand même vite démontré qu'elles étaient
en fait fortement armées et prêtes au combat.
Prévue pour coïncider avec l'appel par Washington de 30 000
réservistes, l'annonce de Chrétien « accentuera la possibilité
dans l'esprit de Milosevic qu'il puisse faire face à une offensive
terrestre des troupes de l'OTAN dans environ 45 jours » a déclaré
au Globe and Mail Graham N. Green, ex-ambassadeur canadien en Croatie.
Le Canada est l'un des cinq pays fournissant des avions et des pilotes
dans la campagne de bombardement de l'OTAN. Au début, la force canadienne
ne comprenait que six CF-18, mais dès qu'il apparût clairement
que l'OTAN s'engageait dans une guerre aérienne prolongée,
Ottawa augmenta sa contribution aux assauts aériens en faisant passé
le nombre de ses appareils d'abord à 12, puis à 18 CF-18.
L'attaque de l'OTAN contre un État souverain qui n'a ni attaqué,
ni même menacé un des membres de l'alliance, marque un changement
radical de la politique de cette dernière. Il va de soit qu'il y
a également un changement majeur des politiques militaire et étrangère
du Canada. Ce changement a toutefois provoqué peu de réaction,
encore moins de véritables débats, tant au Parlement que dans
les médias. En effet, des articles déchirants sur le sort
des réfugiés kossovars ont été utilisés
pour détourner l'attention du fait que le Canada est en guerre, malgré
le fait qu'Ottawa n'ait fait aucune déclaration de guerre et que
le pays continue de violer les principes et préceptes diplomatiques
qu'il a jusqu'à présent toujours déclaré être
à la base de sa politique étrangère.
L'absence de débat et le soutien en première ligne du Canada
à l'effort de guerre de l'OTAN indiquent que l'élite politique
canadienne se situe dans le peloton de tête des puissances favorables
au changement de la raison d'être de l'OTAN, la faisant passer du
statut d'alliance militaire en apparence défensive, à celui
de gendarme mondial des intérêts géopolitiques et économiques
de l'Occident.
Le rejet des sanctions de l'ONU
Depuis des décennies, le Canada est l'allié militaire des
États-Unis par le biais de l'OTAN et d'une alliance de défense
aérienne stratégique, le NORAD. Mais il y a seulement quatre
semaines encore, les forces armées canadiennes n'avaient pas vu le
feu depuis la Seconde Guerre mondiale, à l'exception des missions
autorisées par les Nations Unies. Pendant quarante ans, de la guerre
de Corée à la guerre du Golfe, les troupes canadiennes ne
sont intervenus militairement que dans le cadre de l'ONU pour faire respecter
des trêves et des accords de paix. Le fait que le Canada ait essentiellement
occupé un rôle de « gardien de la paix » dans les
relations internationales a été incorporé dans la mythologie
nationaliste canadienne.
Or cela n'a pas empêché les cinq partis représentés
au parlement canadien de rapidement appuyer la campagne de bombardement
de l'OTAN et d'indiquer qu'ils étaient prêts à appuyer
l'envoi de troupes terrestres.
Le Bloc Québécois qui défend la sécession
du Québec de l'État fédéral canadien a émis
un communiqué de presse le 9 avril dernier dans lequel il réclamait
la tenue d'un débat sur la question de savoir si oui ou non l'OTAN
devait lancer un assaut terrestre. En cela, les nationalistes québécois
démontrent qu'ils sont très préoccupés de prouver
à Washington qu'un Québec « indépendant »
sera un allié fidèle.
En soutenant l'action de l'OTAN contre la Yougoslavie, tant les libéraux
au pouvoir que les social-démocrates du Nouveau Parti Démocratique
prennent une position radicalement opposée à celle qu'ils
ont prise lors de la guerre du Golfe en 1991. Constituant alors l'opposition
officielle au parlement canadien, les libéraux refusèrent
de soutenir toute attaque contre les forces iraqiennes au Koweït et
en Iraq tant que les États-Unis n'obtenaient pas l'accord de l'ONU
pour une telle action militaire. Or maintenant, le principal porte-parole
des libéraux dans ce débat, le ministre actuel des Affaires
étrangères Lloyd Axworthy, prétend que l'ONU n'a rien
à faire dans cette question.
En 1991, les social-démocrates du Nouveau Parti Démocratique
se sont également opposés à l'assaut militaire contre
l'Iraq, favorisant plutôt l'imposition d'un blocus économique
appuyé par l'ONU et supervisé par les États-Unis. Mais
le NPD a néanmoins endossé les bombardements de l'OTAN contre
la Yougoslavie dès leur déclenchement et Svend Robinson, représentant
habituel de l'aile gauche du parti et critique en matière d'affaires
étrangères du NPD a vite exigé que la campagne militaire
engage les troupes terrestres. Face aux critiques des pacifistes, des syndicats
et des groupes religieux, le NPD a depuis changé sa position et demande
maintenant la fin des bombardements dès que les Serbes cesseront
leurs opérations militaires au Kosovo.
Les rares critiques de l'opposition sur la question de la politique guerrière
du gouvernement ont essentiellement presque toutes tournées autour
de la question de savoir si oui ou non la Chambre des Communes peut voter
sur l'utilisation de troupes canadiennes pour une invasion de la Yougoslavie.
Chrétien a refusé de s'engager à tenir un tel vote
en déclarant que cela ne ferait qu'accentuer les divisions au pays
sur la question de la guerre. Cette attitude démontre combien le
gouvernement, malgré la quasi unanimité de l'élite
politique, craint que le public ne comprenne au fur et à mesure de
l'intensification de la guerre les véritables motifs derrière
l'intervention de l'OTAN, et qu'une vaste opposition populaire ne se manifeste.
Pour leur part, les médias ont largement passé sous silence
les protestations contre la guerre. C'est ainsi par exemple que les deux
plus importants quotidiens canadiens n'ont consacré qu'un paragraphe
pour couvrir la conférence de presse du 12 avril dernier réunissant
le président des Travailleurs canadiens de l'automobile, Buzz Hargrove,
l'ancienne mairesse d'Ottawa Marian Dewar, le sénateur libéral
Nick Taylor et plusieurs autres personnalités qui ont toutes appelé
au retrait immédiat du Canada de la campagne de bombardement de l'OTAN.
Le mythe du Canada « pacifique »
Il y a certainement une importante distinction à faire entre ceux
qui soutiennent le bombardement de la Yougoslavie, rendant ainsi légitime
le nouveau rôle interventionniste de l'OTAN, et ceux qui s'opposent
à la participation canadienne à la guerre de l'OTAN au nom
de la tradition canadienne de « gardien de la paix ». Mais il
faut également dire que cette tradition est un mythe qui ne sert
qu'à saper toute attitude critique à l'endroit des politiques
des dirigeants canadiens. Ce mythe est bien intégré dans la
propagande du gouvernement et des médias et sert actuellement à
appuyer la participation canadienne à la guerre de l'OTAN contre
la Serbie. À peu de variantes près, le discours tenu est le
suivant : alors que dans le passé le Canada se bornait à maintenir
la paix, il doit maintenant, face aux horreurs perpétrées
au Kosovo, contribuer à « faire » la paix.
L'affirmation selon laquelle le Canada est une force de moindre importance
au sein des relations internationales est liée au nationalisme canadien
teinté de libéralisme et de social-démocratie dans
lequel le Canada est présenté comme un havre de paix de classe
et de justice sociale, contrairement à la république rapace
et militariste du dollar qui le borde au sud.
En fait, le Canada est tout autant une puissance impérialiste.
Le Canada « pacifique » a en effet participé au partage
du monde lors des première et deuxième guerres mondiales.
Lors de la Première guerre mondiale, le Canada était à
la tête des Dominions blancs (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande,
Afrique du Sud) et réclama alors une plus grande part des affaires
de l'empire colonial britannique.
Le mythe du Canada pacifique, tout comme celui du Canada champion des
réformes sociales date du boum de l'Après-guerre. À
cette époque, la bourgeoisie canadienne était en mesure de
faire maintes concessions à la classe ouvrière qui prirent
la forme de l'État providence. La confrontation de la Guerre froide
avec l'Union Soviétique obligeait alors les diverses puissances impérialistes
rivales à céder le leadership politique et militaire mondial
aux États-Unis.
Sans passé de puissance coloniale directe et allié fidèle
de l'un des deux grands protagonistes de la Guerre froide, le Canada s'est
vite retrouvé sollicité pour surveiller l'application de plans
de paix dans divers « points chauds du globe », du Moyen-Orient
au Vietnam.
La première de ces « missions de paix » est survenu
au lendemain de la Crise du canal de Suez de 1956 et démontre déjà
le véritable rôle du Canada. À cette occasion, les États-Unis
perçurent comme un défi à leur propre stratégie
de domination du Moyen-Orient la dernière grande tentative de la
Grande-Bretagne et de la France de poursuivre un cours indépendant
dans le domaine des affaires internationales avec l'invasion de la zone
du canal de Suez. C'est pourquoi Washington accueillit cordialement l'initiative
du diplomate et futur premier ministre canadien Lester Pearson pour mettre
fin aux combats. Dans le cadre de l'accord de paix de Pearson, des troupes
canadiennes furent envoyées au Moyen-Orient pour maintenir la «
paix » et ainsi contribuer à désamorcer une crise que
les États-Unis percevaient comme une menace à leurs intérêts.
Avec l'effondrement de l'Union Soviétique et l'émergence
du Japon et de l'Europe de l'Ouest comme puissants rivaux économiques
des États-Unis, une nouvelle lutte pour les marchés et les
zones d'influence a éclaté une lutte dans laquelle la
puissance militaire est aussi appelée à intervenir. Si l'élite
politique du Canada est aussi zélée à participer dans
cette nouvelle guerre balkanique, c'est parce qu'elle veut s'assurer une
place à la table pour participer à ce que l'ex-président
américain George Bush a appelé le nouvel ordre mondial.
Dans son édition du 19 avril, le magazine Time publiait
: « les observateurs des deux côtés de la frontière
reconnaissent que la prompte coopération du Canada au sein de l'OTAN
dans les Balkans a redoré l'image du pays à Washington. »
Il n'en demeure pas moins que de nombreux intervenants de l'establishment
de la sécurité aux États-Unis considèrent que
les compressions effectuées par le gouvernement canadien depuis la
fin de la guerre froide ont affecté trop en profondeur les capacités
militaires et de renseignement du pays. Selon un analyste du Center for
Strategic and International Studies de Georgetown, « si le Canada
veut exercer son influence à la table, il devra faire plus. »
Voir ausi:
Les bombes de l'OTAN tombent sur la
Serbie : Le « nouvel ordre mondial » prend forme 25 mars
1999 Les États-Unis
et l'OTAN préparent l'opinion publique à la guerre terrestre
contre la Serbie 30 mars 1999 Les
troupes au sol vont-elles suivre ? Les bombes américaines tombent
sur la capitale yougoslave 3 avril 1999 Derrière
la guerre de Balkans; Réplique à un partisan des bombardements
des États-Unis et de l'OTAN contre la Serbie 6 avril 1999 La &laqno; thérapie
de choc » du FMI et la recolonisation des Balkans 17 avril 1999 Comment l'ambassade
de Chine a t-elle pu être bombardée par erreur ? 10 mai 1999
|