La trahison cynique des sidérurgistes était liée au fait que la direction du WRP s’était détournée des intérêts de la classe ouvrière et n’était que l’annonce d’un abandon complet des principes au cours de l’année 1981. Ayant abandonné, à cause de son impatience, la difficile lutte politique et théorique contre la social-démocratie au sein de la classe ouvrière, Healy s’efforçait à présent d’établir un modus operandi absolument opportuniste dans le mouvement ouvrier. Tout le travail du WRP commença à se concentrer, non plus sur l’implantation dans le mouvement de masse par « en bas » – à savoir, par le recrutement un à un de jeunes et de travailleurs des usines et leur transformation en cadres – mais par « en haut » – c’est-à-dire en entretenant des relations amicales avec des politiciens travaillistes et des fonctionnaires syndicaux occupant des postes stratégiques.
L. Trotsky avait mis en garde, en se basant sur une analyse rétrospective des expériences du Parti communiste britannique, affirmant que : « L’une des sources psychologiques de l’opportunisme est l’impatience superficielle, le manque de confiance en la croissance constante de l’influence du parti, le désir de gagner les masses à l’aide de manœuvres organisationnelles ou de la diplomatie personnelle. C’est de là que provient la politique des accords en coulisse, la politique du silence, du camouflage, du renoncement à ses droits, de l’adaptation aux idées et aux slogans des autres et finalement le passage avec armes et bagages aux positions de l’opportunisme. » (traduit de Marxism and the Trade Unions, New Park, p. 74)
De toutes les formes d’opportunisme, il n’y en a pas de plus dangereuse et de politiquement plus funeste que cette conception selon laquelle la classe ouvrière peut s’emparer de l’appareil d’Etat capitaliste en catimini et qu’elle peut ensuite le mettre à son service. Lassalle fut le premier à faire fausse route sur cette question, et chaque tentative ultérieure dans ce sens produisit non pas seulement des erreurs plus grandes encore, mais de véritables crimes et trahisons. Healy était désormais prêt à expérimenter ce genre de folie politique.
Après la grève des sidérurgistes, Healy rétablissait ses liens avec un nommé Ted Knight, un agent travailliste qui opérait à Lambeth. Cet homme fut associé à Healy au début des années 1960, mais lorsqu’il fut forcé de choisir entre le trotskysme et une carrière dans le Parti travailliste, il écouta la voix de sa conscience et rompit définitivement avec la Socialist Labour League (le prédécesseur du WRP). Or, leurs chemins se croisaient de nouveau après une longue séparation. Ils découvrirent que chacun détenait quelque chose que l’autre convoitait. Knight avait des relations importantes dans le Parti travailliste et était en bons termes avec un politicien de « gauche », un petit-bourgeois « arriviste » nommé Ken Livingstone. Healy, contrôlant de son côté un certain nombre d’imprimeries, pouvait mettre les ressources d’un grand appareil à la disposition de Knight. Un marché fut conclu. Healy procurerait à Knight un moyen d’élargir sa sphère d’influence tout en détournant les critiques venant de la gauche. Knight procurerait à Healy, du moins « Ted le Rouge » le prétendait-il, sous la forme du conseil municipal de Lambeth et de celui du Grand Londres (GLC), quelque chose qui remplacerait de façon acceptable le pouvoir ouvrier.
Ayant abandonné la lutte pour la dictature du prolétariat, Healy, approchant de ses 70 ans, était prêt à négocier pour gagner quelque influence sur les titans londoniens du réformisme. S’étant engagé sur la voie révolutionnaire en 1928, Healy – comme bien d’autres qu’il avait combattus et méprisés par le passé – s’était enfin convaincu de la futilité de la Longue Marche. Il fallait trouver un raccourci et il s’empara d’une idée singulière : s’il ne pouvait pas convaincre la classe ouvrière de remplacer le Parlement par des soviets, pourquoi ne pas convaincre quelques parlementaires de devenir des commissaires du peuple ?
Conclure un marché avec Knight était une chose, le faire accepter au parti en était une autre. La mise en scène politique de cet « Opéra de quat’ sous » devait être dotée d’une phraséologie de gauche adéquate et c’est ainsi que surgit la notion du gouvernement ouvrier révolutionnaire s’appuyant sur les Community Councils (ou conseils communautaires).
Malgré les assurances prodiguées aux membres que le gouvernement ouvrier révolutionnaire basé sur les Community Councils n’était que la version moderne et anglicisée de la dictature du prolétariat basée sur les soviets, le contenu réel de cette espèce inconnue jusque-là du pouvoir d’Etat, était bien loin d’être ce que le WRP prétendait.
Tels qu’ils étaient définis dans les déclarations programmatiques du WRP, les Community Councils étaient des gouvernements locaux capitalistes et non pas des organes indépendants du pouvoir prolétarien. Selon le WRP, ces conseils avaient pour fonction spécifique d’être des annexes des conseils municipaux travaillistes coincés entre la classe ouvrière d’un côté et les compressions financières des Tories de l’autre.
Il est particulièrement révélateur que le WRP n’ait attribué aux organisations syndicales de masse qu’un rôle négligeable dans la formation et la direction de ces conseils, malgré le poids écrasant des syndicats dans la vie politique et sociale de la classe ouvrière. Selon le Manifeste ‘81, adopté au Cinquième congrès du WRP en février 1981, le WRP dit bien qu’ »Au cœur même des conseils communautaires se trouveront les syndicats. Mais, les conseils communautaires feront de la lutte pour l’emploi, pour les conditions de vie et les droits démocratiques de base la responsabilité de toute la communauté et non seulement des organismes locaux, comme les conseils syndicaux. » (p. 8, caractères gras ajoutés)
Dans la pratique, le WRP allait bientôt exiger la complète subordination des luttes syndicales aux intérêts des institutions des gouvernements locaux dominés par les Travaillistes et qui en 400 ans étaient devenus en Grande-Bretagne des organes de l’Etat capitaliste. Bien que deux ans plus tôt il eût insisté sur le fait que les Travaillistes dépendaient des Tories, le WRP allait désormais ignorer le rôle crucial joué par les « gouvernements locaux » dominés par les Travaillistes pour maintenir la domination de l’Etat capitaliste sur la classe ouvrière. La politique développée par le WRP avançait implicitement la notion totalement réformiste selon laquelle les gouvernements locaux, une fois que les conseillers travaillistes y avaient la majorité, devenaient des organes de gouvernement ouvrier. Ce qui revenait purement et simplement à ressusciter les vieilles notions discréditées du socialisme « municipal » qui florissaient à l’époque de la Deuxième Internationale et qui forment aujourd’hui la base de la stratégie stalinienne en Italie.
Le WRP avait parcouru bien du chemin depuis l’époque où il s’opposait à cette subordination de la classe ouvrière à la bourgeoisie et même à des dirigeants petits-bourgeois comme Castro. Il glorifiait désormais la possibilité de démocratiser les institutions de l’Etat capitaliste et de les utiliser dans l’intérêt de la classe ouvrière.
Pour comprendre le caractère non prolétarien du rôle central que le WRP attribuait aux conseils communautaires, il faut lire la revendication suivante :
« Les conseils communautaires doivent incorporer certaines institutions communautaires locales déjà existantes qui ont surgi presque du jour au lendemain dans certaines régions – par exemple, les groupes communautaires contre la violence policière, contre le racisme, contre les fermetures d’écoles et d’hôpitaux, contre les restrictions budgétaires dans les services locaux comme les terrains de jeu et les bibliothèques, contre les coupures de budget dans les services médicaux et l’éducation universitaire et aussi les organisations de locataires et de contribuables. » (Idem., caractères gras ajoutés)
Tout cela avait un air très populaire et très démocratique, mais il s’agissait bien d’une tentative d’attribuer dans la lutte révolutionnaire le rôle central non plus au prolétariat et à ses organisations indépendantes de classe, mais à des « organes locaux » socialement indéterminés, et qui sont en réalité des subdivisions de l’Etat capitaliste. Et il fallait que cet affaiblissement du rôle du prolétariat conduise tout droit à faire ouvertement par le biais du front populaire la réclame de la collaboration de classe. Le WRP insistait sur le fait que les conseils communautaires, « doivent ouvrir leurs portes à tous ceux qui combattent les Tories – les groupes travaillistes locaux, les autres organisations politiques dans le mouvement ouvrier et d’autres gens sans aucune considération de religion, de couleur, de nationalité et même s’ils ont par erreur [!] voté conservateur aux dernières élections générales. » (Idem., caractères gras ajoutés)
On ne précisait pas si ces « autres gens » pouvaient être des conservateurs « modérés » qui auraient « par erreur » eu des fonctions dans des gouvernements conservateurs par le passé et qui, comme Ted Heath, auraient « par erreur » tenté de détruire les syndicats. Pour Healy cela se trouvait dans le domaine de la « question ouverte ».