Hannah-Jones du New York Times exige des programmes de discrimination positive basés sur la « lignée » issue de l'esclavage

Le 13 mars, le New York Times Magazine a publié un long article de Nikole Hannah-Jones, «The 'Colorblindness' Trap: How a Civil Rights Ideal Got Hijacked », (Le Piège de l’ignorance de la race: Comment l’idéal des droits civiques fut détourné) qui aboutit à une exigence que les « institutions d'élite » comme les universités de prestige et les « entreprises, programmes gouvernementaux et autres organisations » réservent des places universitaires et des postes professionnels aux individus qui peuvent prouver leur « lignée » en tant que descendants de quelqu’un qui a été réduit en esclavage aux États-Unis.

Non seulement les Américains d’ascendance européenne et asiatique, ainsi que les Amérindiens, mais tous les descendants d’immigrés – y compris les Africains et les Afro-Caribéens – seraient exclus du programme de discrimination positive qu’ Hannah-Jones propose, a-t-elle précisé.

L'article est présenté comme une réponse à la décision de la Cour suprême à propos de Students for Fair Admissions v. Harvard, qui « coupe le dernier lien en rapport avec la discrimination positive ». Pourtant, en réponse à la décision « de la Cour suprême la plus conservatrice depuis près d’un siècle », Hannah-Jones s’est elle-même orientée vers la droite, s’opposant aux politiques de discrimination positive qui profitent à « toutes les personnes marginalisées », y compris les minorités raciales qui ne descendent pas d’esclaves des États-Unis.

Nikole Hannah-Jones arrive à la première du Projet 1619 le jeudi 26 janvier 2023, à l'Academy Museum of Motion Pictures de Los Angeles, en Californie. [AP Photo/Richard Shotwell/Invision/AP]

Il s’agit d’une nouvelle forme de politique raciale plus virulente de la part d’Hannah-Jones. Mais le véhicule, une fois de plus, est la falsification de l’histoire – dans ce cas, l’affirmation selon laquelle l’objectif historique central de la reconstruction radicale après la guerre civile et du mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960 était de créer des programmes de discrimination positive comme « réparation » pour les descendants de l’esclavage.

Hannah-Jones est surtout connue comme la figure de proue et la « créatrice » du Projet 1619 du New York Times. Aujourd'hui une vaste entreprise multimédia impliquant le cinéma, la télévision et les livres pour enfants, le Projet 1619 a été lancé pour la première fois en août 2019, à l'occasion du 400e anniversaire de l'arrivée des premiers esclaves dans la Virginie coloniale. Le World Socialist Web Site a soumis le Projet 1619 à une critique mordante de gauche, et a mené des entretiens avec d'éminents universitaires qui ont mis à nu ses falsifications sur la Révolution américaine, la guerre civile et le mouvement des droits civiques.

Hannah-Jones a ensuite largement disparu des pages du Times, même si elle a toujours figuré sur la liste des chroniqueurs. Son dernier article n’est que son quatrième depuis 2020. Un événement d’une telle rareté mérite d’être examiné de près, d’autant plus que Hannah-Jones symbolise une forme particulièrement toxique de politique raciale chère à une section privilégiée de la « base » du Parti démocrate. Si elle est une fois de plus promue par la publication phare du libéralisme américain, c'est parce qu'une faction du Times sent qu'il est nécessaire d'injecter de nouvelles doses d’identité raciale dans la conscience populaire avant une élection présidentielle opposant deux candidats extrêmement impopulaires, dans une répétition des élections de 2020 : le belliciste Joe Biden et le fasciste Donald Trump.

L’avertissement émis par le World Socialist Web Site après la publication du Projet 1619 et avant la dernière élection présidentielle pourrait être republié presque mot pour mot. Nous avons expliqué que le Projet 1619

est une composante d’un effort délibéré visant à injecter la politique raciale au cœur des élections de 2020 et à fomenter des divisions au sein de la classe ouvrière. Les démocrates pensent qu’il serait bénéfique de déplacer pour le moment leur attention de la campagne anti-russe réactionnaire et militariste vers une politique raciale tout aussi réactionnaire.

Le WSWS a également averti que les attaques du Times contre les événements les plus progressistes de l’histoire américaine – la guerre d’indépendance et la guerre civile – fourniraient des munitions à Trump et aux Républicains, résumées dans leur propre parodie de l’histoire, le « Projet 1776 », et donneraient une couverture politique à leur tentative de renverser la Constitution. Cela aussi s’est produit, de la manière la plus inquiétante, sous la forme de la tentative de coup d’État de Trump du 6 janvier 2021. Et nous avons en outre expliqué que le Projet 1619 était lui-même une étape importante dans le virage à droite de la politique américaine et l’avilissement de sa vie intellectuelle. Il manifestait « des idées dangereuses et réactionnaires […] qui flottaient dans les milieux universitaires et politiques bourgeois ».

Nous avons enfin prévenu que « les idées ont une logique ; et les auteurs portent la responsabilité des conclusions et des conséquences politiques de leurs arguments faux et malavisés ».

L’adoption de la généalogie raciale

Après à peine cinq années depuis la publication du Projet 1619, force est de constater que la logique réactionnaire de la politique raciale a poussé Hannah-Jones encore plus à droite.

Le problème spécifique auquel elle est confrontée est de savoir comment promouvoir une politique fondée sur la race et destinée à renforcer l’élite noire après la décision juridique de Fair Admissions [les inscriptions universitaires équitables]. Sa réponse, qui apparaît dans les deux dernières sections de l’article, intitulées « Diversité contre réparation » et « Reprendre l’intention de la discrimination positive », est la répartition des positions et des richesses basées sur la généalogie, en particulier sur la descendance d’esclaves américains. Elle écrit:

[N]ous devons, nous aussi, changer de langage et, à la lumière de la dernière décision juridique de discrimination positive, nous concentrer sur la réparation spécifique pour les descendants de l'esclavage. Si [l’université] Yale, par exemple, peut s'excuser pour sa participation à l'esclavage, comme elle l'a fait le mois dernier, alors pourquoi ne peut-elle pas créer des programmes d'inscriptions spéciaux pour les descendants de l'esclavage – un programme basé sur la lignée et non sur la race – tout comme elle le fait pour ses étudiants d’anciens diplômés ? Les grandes entreprises, les projets sociaux gouvernementaux et d’autres organisations pourraient essayer de faire de même.

Ces lignes constituent un aveu dévastateur. Hannah-Jones est prête à conclure un accord : des inscriptions réservées à la fois aux riches « traditionnels » qui ont envoyé leur progéniture dans des endroits comme Yale pendant des générations, et des inscriptions réservées aux enfants de l'élite noire cupide, qui aspire à une plus grande « représentation » pour ses fils et filles dans la classe dirigeante.

Comme ce fut le cas dans sa précédente demande de réparations fondées sur la race, « What is Owed » (Ce qui est dû), qui figure dans la version livre du Projet 1619, Hannah-Jones laisse complètement de côté les déprédations que le capitalisme américain a infligées à d'autres parties de la population, y compris les Amérindiens, dont elle ne parle pas du tout. Et, comme auparavant, Hannah-Jones reste silencieuse sur la manière dont une telle « lignée » issue de l’esclavage serait prouvée et comptabilisée. Par exemple, pour obtenir une place réservée à Yale, quel pourcentage des ancêtres d'un candidat aurait dû être réduit en esclavage ? Si l’un des parents est blanc, comme c’est le cas pour Hannah-Jones elle-même, l’élève devrait-il avoir la moitié des chances d’inscription ? Et comment établir la différence entre une personne d’origine afro-américaine et, disons, une personne d’origine afro-jamaïcaine – dont les ancêtres étaient également en grande majorité des esclaves, mais dans un autre pays ?

Photographie d'un ouvrier jamaïcain coupant de la canne à sucre en Floride en 1947. La proposition d'Hannah-Jones d'une discrimination positive basée sur l'ascendance d'esclaves américains laisserait de côté tous les immigrants, y compris ceux dont les ancêtres ont été réduits en esclavage dans les Caraïbes et en Amérique latine.

Hannah-Jones s'oppose particulièrement aux descendants d'immigrants, groupes dont les ancêtres ont « choisi d'immigrer dans ce pays » – c'est-à-dire presque tout le monde – même si elle ne rend pas compte de l'immigration forcée des condamnés pénaux asservis pendant la période coloniale, les « coolies » forçats d’immigrants chinois au XIXe siècle, ou des masses d'immigrants venus en tant que réfugiés, très souvent contraints d'émigrer aux États-Unis en raison de la destruction de leur pays d'origine causée par l'impérialisme américain, comme les Philippins du siècle dernier ou les migrants d'Amérique centrale qui sont actuellement traqués à la frontière du Texas.

Dans la vision raciale du monde, les autres « groupes marginalisés » ne sont qu’une simple compétition pour le butin. Ainsi, pointant du doigt « les immigrants asiatiques et leurs enfants », Hannah-Jones condamne « cette idée selon laquelle les efforts uniques visant à remédier aux conditions extraordinaires des personnes réduites en esclavage ou descendants de l’esclavage [sont] injustes envers un autre groupe ». Et elle déplore que les programmes de discrimination positive aient « regroupé toutes les personnes d’ascendance africaine dans une seule catégorie, quelle que soit leur lignée particulière » [c’est nous qui soulignons]. Selon Hannah-Jones, cela a indûment profité aux immigrés africains et afro-caribéens indignes [de cette considération]: « Dans les universités d’élite, selon les recherches, la population noire est composée de manière disproportionnée d’immigrés et d’enfants d’immigrés plutôt que d’étudiants dont les ancêtres ont été réduits en esclavage ici. »

Des immigrants qui sont entrés aux États-Unis depuis le Mexique sont accueillis avec du barbelé le long du Rio Grande, le 21 septembre 2023 à Eagle Pass, au Texas. [AP Photo/Eric Gay]

Hannah-Jones ne le reconnaît pas, mais ses positions sont puisées, point par point, dans celles d'une organisation nationaliste noire de droite appelée American Descendants of Slavery (ADOS – Descendants américains de l’esclavage). Wikipédia résume ainsi les positions des membres de l'ADOS :

Ils souhaitent que les universités, les employeurs et le gouvernement fédéral accordent la priorité à ADOS et affirment que les politiques de discrimination positive conçues à l’origine pour aider ADOS ont été largement utilisées au profit d’autres groupes. Les partisans du mouvement ADOS affirment qu’ils devraient avoir leur propre désignation ethnique sur les formulaires de recensement et les candidatures universitaires, et qu’ils ne devraient pas être regroupés avec d’autres Noirs – à savoir les immigrants noirs africains modernes aux États-Unis et les immigrants noirs des Caraïbes.

ADOS s'oppose à l'immigration et a reçu les éloges des fascistes, notamment Ann Coulter et Ali Alexander, l'un des auteurs du mythe « Stop the Steal » selon lequel les élections de 2020 ont été volées. La fondatrice d'ADOS, Yvette Carnell, a même ouvertement défendu l'utilisation du slogan nazi « le sang et le sol » dans un message sur Twitter sur le service des Noirs américains dans les guerres étrangères des États-Unis – dans des remarques très similaires à la rhétorique d'Hannah-Jones dans son essai sur le Projet 1619. « Et que signifie “Sang et sol” » ? , a écrit Carnell. « Cela signifie certainement pour moi que les #ADOS ont combattu dans toutes les guerres américaines depuis la création de ce pays, et oui, nous voulons le fruit de cette citoyenneté. » Dans son article de « présentation » du Projet 1619, Hannah-Jones a écrit : « Dans chaque guerre que cette nation a menée depuis la première, les Noirs américains ont combattu. »

Reconstruction radicale et ségrégation Jim Crow

L'appel d'Hannah-Jones en faveur d'une approche généalogique de la race repose sur une présentation profondément fausse de l'histoire, dans laquelle les programmes de discrimination positive de la fin des années 1960 et du début des années 1970 sont présentés comme l'apothéose à la fois de la période de Reconstruction radicale après la guerre civile et le mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960.

Pour Hannah-Jones, ces avancées, qu’elle appelle des « moments de clarté nationale », ont inévitablement cédé la place à une « réaction blanche ». Mais Hannah-Jones n’est pas en mesure de dire pourquoi il arrive dans l’histoire qu’à certains moments « les Blancs au pouvoir aient adopté l’idée que la subordination raciale est antidémocratique » et à d’autres moments de nouveaux « alignements du pouvoir blanc contre la justice raciale et les réparations » aient émergé. Avec la race comme axe exclusif et comme seul cadre d’analyse, toute tentative d’explication ne serait qu’une simple tautologie.

Ainsi, alors que dans le Projet 1619, Hannah-Jones insistait sur le fait que « les Noirs américains ont riposté seuls » pour racheter la démocratie américaine, elle laisse désormais une certaine place aux Républicains radicaux blancs des années 1860. Mais elle ne peut pas expliquer pourquoi ces radicaux sont arrivés au pouvoir, pourquoi ils ont été reconduits au pouvoir, élection après élection, dans des circonscriptions majoritairement blanches dans des États comme la Pennsylvanie, l’Ohio, l’Indiana et l’Illinois, ni pourquoi leur faction radicale du Parti républicain a finalement perdu le pouvoir. Ce serait reconnaître que la Reconstruction radicale s’est effondrée non pas à cause de la « réaction blanche », mais à cause de celle de la propriété capitaliste.

Thaddeus Stevens

L’aile la plus radicale des Républicains, dirigée par Thaddeus Stevens de Pennsylvanie, cherchait à forger dans le Sud une coalition composée d’esclaves affranchis et de Blancs pauvres, dont beaucoup étaient restés fidèles à l’Union pendant la guerre civile. Stevens, traité de « niveleur » par ses opposants, était convaincu que le moyen d’y parvenir passait par la confiscation des terres aux propriétaires de plantations perfides du sud et par leur redistribution entre les pauvres, noirs et blancs. « Selon Stevens, conclut Eric Foner, le plan de confiscation permettrait aux Républicains du Sud de transcender la problématique raciale en unissant les affranchis et les Blancs pauvres sur une base économique. »

Il y avait même eu un précédent pour une telle mesure pendant la guerre, dans le Special Field Order 15 du général William Tecumseh Sherman, émis au début de 1865 et à l'origine du slogan consistant à donner « 16 hectares et une mule » aux esclaves affranchis – une revendication tout à fait justifiée après « deux cent cinquante ans de labeur sans contrepartie » selon les mots de Lincoln.

Les républicains de Lincoln avaient supervisé la plus grande saisie de propriété privée de l'histoire avant les bolcheviks de Lénine, sous la forme de la libération sans compensation des esclaves. En détruisant l’esclavage, le Parti républicain était un parti révolutionnaire. Pourtant, le Parti républicain était aussi un parti bourgeois. Cet aspect de sa nature avait été nourri par le développement stupéfiant de l’industrie et de la finance capitalistes pendant la guerre. De plus, comme Marx l’avait prévu, la guerre civile avait également donné une puissante impulsion au développement de la classe ouvrière. Il a écrit dans Le Capital,

Dans les États-Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. Mais la mort de l’esclavage fit éclore immédiatement une vie nouvelle. Le premier fruit de la guerre fut l’agitation des huit heures, qui courut, avec les bottes de sept lieues de la locomotive, de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu’en Californie.

Karl Marx (1818-1883)

Dans ce contexte de luttes ouvrières croissantes dans le Nord, les factions dominantes du Parti républicain ont commencé à craindre Stevens et ses projets de redistribution – y compris le New York Times, dont la défense actuelle de la propriété privée n’est pas nouvelle. En 1867, en réponse à l'appel de Stevens à la confiscation et au partage des terres de l'oligarchie du Sud, le Times écrivait :

Si le Congrès doit prendre connaissance des revendications du travail contre le capital [...] il ne peut y avoir de prétexte décent pour confier cette tâche aux propriétaires d’esclaves du Sud. Il ne s’agit pas d’une question d’humanité ni de loyauté, mais de la relation fondamentale entre l’industrie et le capital ; et tôt ou tard, si elle est commencée dans le Sud, elle se retrouvera dans les villes du Nord. [...] Une tentative visant à justifier la confiscation des terres du Sud sous prétexte de rendre justice aux affranchis porte atteinte à la racine de tous les droits de propriété dans les deux parties. Cela concerne autant le Massachusetts que le Mississippi. [C'est nous qui soulignons]

Ce qui restait de radical au sein du Parti républicain n’a pas survécu aux années 1870. Stevens est décédé en 1868 – « une émancipation du Parti républicain », a déclaré le conservateur James G. Blaine. Vint ensuite la Commune de Paris de 1871, qui terrifia une classe capitaliste américaine qui s’enrichissait rapidement aux dépens d’une classe ouvrière croissante. Le Times avoua que la Commune avait révélé la force explosive qui régnait

sous chaque grande ville – pas susceptible d’exploser aussi facilement en Amérique qu’en Europe – mais qui existe avec tous ses éléments terribles même ici [...] la multitude laborieuse, ignorante et appauvrie, exigeant une part égale de la richesse des riches.

Ces craintes étaient justifiées. La lutte des classes a frappé les États-Unis eux-mêmes avec une force considérable lors du « Grand Soulèvement de 1877 », une grève massive des cheminots, des débrayages de solidarité et des grèves générales qui se sont étendues à tout le pays – et qui ont eu lieu, et ce n’est pas par hasard, l’année même où la Reconstruction dans le Sud a connu une fin définitive.

Le sous-titre d'Hannah-Jones pour sa discussion sur la Reconstruction radicale – « La fin de l'esclavage et la réaction instantanée » – trahit une confusion sur la politique de cette période et même sur sa chronologie de base. La Reconstruction a traversé plusieurs phases entre 1865 et 1877 : présidentielle, parlementaire et militaire, telles que traditionnellement catégorisées par les historiens. Hannah-Jones résume tous ces éléments ensemble, puis affirme que la conclusion formelle de la Reconstruction en 1877 a mis fin à « la première expérience nationale de réparation fondée sur la race et de démocratie multiraciale ».

Jaquette originale de « The Strange Career of Jim Crow » de l'historien C. Vann Woodward, un livre que Martin Luther King Jr a appelé « la bible » du mouvement des droits civiques.

Pourtant, des formes de coopération politique interraciale, aussi limitées soient-elles, se sont en fait poursuivies tout au long des années 1880 et jusque dans les années 1890, centrées en grande partie sur des protestations agraires généralisées parmi les métayers et, dans une moindre mesure, sur des grèves et la syndicalisation parmi les travailleurs salariés du Sud. Ce fut le potentiel interracial menaçant de ce mouvement qui a entraîné la « restauration Bourbon » de l'oligarchie du Sud et son imposition de la ségrégation Jim Crow, comme l'a montré C. Vann Woodward il y a longtemps dans The Strange Career of Jim Crow, un livre que Martin Luther King Jr a appelé « la bible du mouvement des droits civiques ».

Le mouvement des droits civiques

La présentation d'Hannah-Jones sur le mouvement des droits civiques, « Utiliser la race pour mettre fin aux inégalités raciales », imagine, premièrement, que l'objectif même du mouvement de masse des travailleurs noirs opprimés dans le Sud était orienté vers des programmes de discrimination positive. Dans la manière raciale de voir les choses, créer des Noirs riches – mais seulement ceux qui descendent de l’esclavage américain ! – devait vraiment être l’objectif du mouvement des droits civiques et, en fait, de toute l’histoire. L’égalité ne sera pas atteinte tant qu’il n’y aura pas de « disparité » entre le nombre de milliardaires et de millionnaires blancs et noirs, selon leur part dans la population !

En fait, le mouvement des droits civiques, sous la direction de King, s’était concentré avant tout sur la réalisation de l’égalité juridique pour les Noirs du Sud. Cela impliquait une lutte contre la ségrégation Jim Crow, qui, depuis les années 1890, imposait aux Noirs une citoyenneté de seconde zone. C’est pourquoi le mouvement des droits civiques a invoqué le langage selon lequel la couleur devait être ignorée. Il s’agit d’une réalité historique fondamentale, attestée sans cesse par les archives, que l’essai d’Hannah-Jones ne peut contourner.

Le régime de Jim Crow priva les Afro-Américains du droit de vote, menaça constamment l’exercice d’autres droits de citoyenneté et leur imposa toutes sortes d’humiliations quotidiennes. Il fut soutenu par le régime du parti unique des démocrates et, finalement, par une violence meurtrière : quelque 4000 Noirs ont été lynchés entre les années 1870 et 1950. Mais il faut souligner, premièrement, que l’objectif principal de Jim Crow, dès les années 1890, était de séparer les travailleurs blancs des noirs, et, deuxièmement, que sa dégradation des travailleurs noirs ne profitait en rien aux travailleurs blancs. Le Sud, dans son ensemble, resta la région la plus pauvre du pays, avec les salaires les plus bas, le pire système d’éducation publique et, surtout, le mouvement syndical le plus faible.

Martin Luther King Jr, prononçant son discours « I Have a Dream » lors de la marche sur Washington pour l'emploi et la liberté, le 28 mars 1963

Le fait que le mouvement syndical américain n’a pas pris la tête de la lutte contre Jim Crow laissa l’initiative à la classe moyenne noire, dirigée par le clergé. Pourtant, à la fin des années 1960, King a pris conscience des limites fondamentales d’une perspective dont le but était la réalisation d’une égalité symbolique devant la loi dans des conditions d’énormes inégalités sociales. En outre, la perspective légaliste du mouvement des droits civiques n’attirait guère les jeunes travailleurs noirs des zones urbaines du nord, où la ségrégation et d’autres formes de discrimination ne dépendaient pas des lois, mais des hommes politiques capitalistes et des marchés capitalistes.

C’est à ce moment-là que King a lancé sa campagne interraciale en faveur des pauvres et s’est prononcé ouvertement contre la guerre du Vietnam, alors supervisée par le président démocrate Lyndon Johnson – une figure louée par Hannah-Jones dans son essai. Le chef du FBI, J. Edgar Hoover, était depuis longtemps convaincu que King était communiste. La campagne d'écoutes téléphoniques et de harcèlement du FBI s'est intensifiée jusqu'à son assassinat le 4 avril 1968, un événement pour lequel la veuve de King, Coretta Scott King, n'a jamais accepté le récit officiel. Quel que fût le rôle du FBI, le meurtre de King était un assassinat politique qui a contribué à ouvrir la voie à l’émergence des tendances de droite au sein de la direction du mouvement des droits civiques.

Comme à son habitude, Hannah-Jones cite de manière sélective pour enrôler King dans ses objectifs essentiellement pécuniaires. Elle cite un passage d’un discours de 1968 dans lequel King déclarait : « Une société qui a fait quelque chose de spécial contre le Noir pendant des centaines d’années doit maintenant faire quelque chose de spécial pour lui. » Hannah-Jones s’imagine que son auditoire ne prendra pas la peine de lire le discours de King, prononcé quatre jours avant son assassinat. C'était l'un de ses plus radicaux. La majeure partie de ce discours fut consacrée à une discussion sur ses projets pour une marche de la Campagne des Pauvres sur Washington – il n'annonçait pas de plans pour une « Marche des descendants de l'esclavage américains sur Washington pour des places à Yale ».

La deuxième plus grande partie de son discours était consacrée à sa critique la plus virulente de la guerre du Vietnam – « l’une des guerres les plus injustes qui aient jamais été menées dans l’histoire du monde » – et à ses craintes que le militarisme américain ne finisse par amener « l’anéantissement nucléaire » conduisant à « une civilisation plongée dans l’abîme de l’anéantissement, et notre habitat terrestre [...] transformé en un enfer que même l’esprit de Dante ne pouvait imaginer ». Les tenants de la politique raciale d’aujourd’hui, obsédés par l’argent, ne parlent pas cette langue.

Quoi qu’il en soit, la discrimination positive n’a pas été une victoire du mouvement des droits civiques. Il s’agissait d’une réponse politique de la classe dirigeante à l’effondrement de la guerre impérialiste au Vietnam, à l’érosion de la suprématie mondiale du dollar américain et à la vague massive de soulèvements urbains de la fin des années 1960.

Des paysans vietnamiens arrêtés et détenus par des soldats américains en 1966. Martin Luther King Jr devint un critique virulent de la guerre du Vietnam à la fin des années 1960, bien qu'il n'ait jamais rompu avec le Parti démocrate, qui, sous les administrations Kennedy et Johnson, avait été principalement responsable de la conduite de la guerre.

L’adhésion de la classe dirigeante à la discrimination positive à la fin des années 1960 et au début des années 1970 a signalé que l’ère du réformisme social, qui avait duré depuis l’élection de Franklin Roosevelt en 1932 jusqu’à l’effondrement de l’administration Johnson à la fin des années 1960, était révolue. Au lieu de politiques à grande échelle conçues pour améliorer les conditions des masses de la classe ouvrière, quelle que soit la couleur de leur peau, la discrimination positive a imposé une politique visant à cultiver une élite noire fidèle à l’ordre existant, ce que le président républicain Richard Nixon a qualifié de « capitalisme noir ».

Cet objectif a été atteint. Pendant ce temps, l’échec absolu de la discrimination positive qui devait bénéficier à de larges masses de travailleurs noirs se manifeste dans la dévastation des villes américaines et des zones rurales du Sud, les deux zones où reste concentrée la majeure partie de la population afro-américaine. En effet, depuis l’adoption de politiques de discrimination positive à la fin des années 1960 et au début des années 1970, les inégalités sociales entre les Noirs se sont accrues aussi rapidement que dans l’ensemble de la population.

C’est cette couche riche et avide de la bourgeoisie noire qu’Hannah-Jones représente. Avec d’autres groupes de politique identitaires, ainsi qu’avec la bureaucratie syndicale privilégiée et les couches les plus élevées de professeurs titulaires, elle constitue « la base » du Parti démocrate.

Conclusion

L’essai d’Hannah-Jones compte plus de 11.000 mots. Pourtant, les mots et expressions suivants n’apparaissent pas : « capitalisme », « classe ouvrière », « pauvreté », « syndicat », « impérialisme », « colonialisme » et « militarisme ». Ces dernières omissions sont des plus flagrantes. Les partisans d’Hannah-Jones souhaitent qu’elle soit considérée comme s’inscrivant dans la tradition de ce qui a été appelé « la lutte pour la liberté des Noirs ». Mais contrairement à King, WEB Du Bois, CLR James, Hubert Harrison, Claude McKay et bien d’autres, et contrairement même à des personnalités nationalistes noires radicales comme Malcolm X, Hannah-Jones n’émet pas la moindre critique de l’impérialisme américain, qui est actuellement responsable du génocide perpétré contre le peuple palestinien. Il n’y a aucune mention dans son essai du fait que la machine de guerre américaine engloutit plus de la moitié du budget fédéral discrétionnaire, tandis que les programmes qui profitent aux travailleurs de toutes origines et nationalités – y compris l’éducation publique, Medicare et la somme misérable allouée aux arts – sont sévèrement sous-financés. Hannah-Jones, quant à elle, se préoccupe des places à l'Université Yale.

Elle représente une tradition différente : celle du capitalisme noir. Ses ancêtres sont Marcus Garvey (article en anglais) et son idole intellectuelle, Lerone Bennett Jr, et non Du Bois et King. Hannah-Jones ne remet pas en question l’existence de la propriété privée capitaliste, qui est en fin de compte la source de toutes les formes d’inégalités et de manques. Elle exige simplement une plus grande part du butin pour l’élite afro-américaine. Cela ne représente aucune menace pour le statu quo. En effet, son genre de politique est encouragé et récompensé par les pouvoirs en place, précisément parce que la division raciale au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse est essentielle pour perpétuer ce même statu quo.

C'est pourquoi, bien sûr, Hannah-Jones trouve des plateformes pour son travail auprès du Times, de Shell Oil et de Walt Disney ; pourquoi on lui a donné son propre centre (article en anglais) à l'Université Howard ; et pourquoi elle a reçu de l'argent de fondations d'entreprise telles que les fondations Ford et MacArthur. Si sa pensée était un tant soit peu « rebelle », rien de tout cela n’existerait.

(Article paru en anglais le 28 mars 2024)

Loading