Après la scission du Socialist Workers Party, de nouveaux problèmes surgirent au sein du Comité international, et ce, malgré ces progrès – ou plutôt, pour être inséparablement liés à ces progrès. Dès 1966, des divergences commencèrent à se manifester entre la SLL et l’OCI concernant le rôle du CIQI. La divergence qui apparut pour la première fois pendant le Troisième congrès du CIQI, en avril 1966, sur la question de la continuité historique du trotskysme, indiquait clairement qu’il y avait une déviation centriste dans le mouvement mondial. Bien que l’OCI se soit opposée, aux côtés de la SLL, aux Robertsoniens et au groupe Voix ouvrière, qui niaient ouvertement le fait que la lutte contre le pablisme fût un critère fondamental de continuité historique, les divergences entre les deux sections allèrent en grandissant. L’insistance des Français à dire que la Quatrième Internationale devait être « reconstruite » n’était pas seulement une question de terminologie. Sous couvert d’un regroupement international, on suggérait une orientation politique vers des éléments centristes, remettant ainsi en question les gains de la lutte contre le révisionnisme pabliste. En faisant des concessions à ceux qui affirmaient que la Quatrième Internationale était « morte » et devait être « reconstruite », les dirigeants de l’OCI disaient, même si ce n’était qu’implicitement, que les leçons des luttes passées contre le révisionnisme n’étaient pas d’une importance décisive. Ils s’orientaient donc directement vers le marais politique du centrisme où il était possible de se réunir indépendamment de l’histoire politique antérieure des tendances représentées.
Avec la situation créée en France en 1968 par le soulèvement de la classe ouvrière et de la jeunesse étudiante, ces vacillations centristes jouèrent un rôle important dans l’évolution politique de l’OCI et du CIQI. L’organisation française, qui avait lutté pendant des années pour arriver tout juste à payer ses factures et à établir une présence dans le mouvement ouvrier, prit soudain des proportions toutes différentes, enflant littéralement comme un ballon de baudruche. Dès 1970, elle fut capable d’organiser un rassemblement à l’aéroport du Bourget, près de Paris, auquel participèrent 10 000 travailleurs et jeunes. Or, la direction de l’OCI, dominée par Lambert et Just, s’adapta aux éléments petits-bourgeois comme Charles Berg qui se mirent à inonder le mouvement. Bientôt, ce fut l’aile droite qui tint le parti en laisse.
Durant toute cette période, les divergences entre la SLL et l’OCI se développèrent sur toute une série de questions de principes, allant du refus de l’organisation française de soutenir l’Egypte semi-coloniale contre l’Etat sioniste durant la guerre de 1967, jusqu’à l’attitude syndicaliste et abstentionniste de l’OCI durant la grève générale de mai-juin et lors des élections présidentielles de 1969.
Ayant connu une croissance considérable, malgré leur politique, les dirigeants de l’OCI s’installèrent de plus en plus dans la complaisance et ne nourrirent plus que dédain pour le Comité international. Après s’être établis dans un immeuble imposant aux allures de forteresse – ce qui reflétait les prétentions qu’ils tiraient de leur nouvelle importance – Lambert et Just entreprirent d’organiser leur propre opération internationale basée sur des marchandages avec des centristes de par le monde. Parmi les relations sans principe de l’OCI, on pouvait compter celle qu’il cultivait avec le POR (Partido Obrero Revolucionario) bolivien dirigé par G. Lora, une organisation dotée d’une longue histoire de collaboration avec des nationalistes bourgeois et qui, en 1953, avait soutenu Pablo.
En juillet 1971, l’OCI organisa un rassemblement de la jeunesse à Essen, en RFA, sur des bases totalement centristes, invitant des représentants non seulement du POUM – l’organisation centriste qui avait joué un rôle majeur dans la défaite du prolétariat espagnol – mais aussi les Robertsoniens et le National Students Association des Etats-Unis, une organisation qui avait reçu des fonds de la CIA. Au cours de ce rassemblement, auquel la SLL avait consenti à participer, une résolution fut présentée par la délégation des Young Socialists britanniques demandant aux jeunes de se consacrer à la lutte pour le développement du matérialisme dialectique. Après avoir polémiqué avec la SLL contre la présentation de la résolution, l’OCI vota publiquement contre celle-ci.
Un mois plus tard, l’armée bolivienne organisait un coup d’Etat menant au renversement du régime militaire « de gauche » du général Torres et à la dissolution de l’Assemblée populaire. Parce qu’il avait soutenu le gouvernement Torres et parce qu’il s’attendait à ce que le régime militaire fournisse des armes à la classe ouvrière dans l’éventualité d’un coup d’Etat, Lora était profondément impliqué dans ce désastre politique. Avec le consentement de la SLL, le secrétaire de la Workers League à l’époque, Tim Wohlforth, publia une critique de la politique du POR.
L’OCI répliqua en organisant une réunion de sa fraction internationale à Paris et elle présenta une déclaration dénonçant la SLL et la Workers League pour avoir capitulé devant l’impérialisme en attaquant publiquement le POR. De plus, elle eut l’audace d’affirmer que Lora était un membre du CIQI.
La majorité du CIQI, dirigée par la SLL, répondit à cette attaque le 24 novembre 1971 en déclarant publiquement la scission avec l’OCI. Il était sans aucun doute politiquement justifié de caractériser l’OCI d’organisation centriste et il était tout à fait légitime de critiquer la position politique de l’organisation française. De plus, sur la question de la philosophie, la SLL s’opposa correctement à la tentative de l’OCI de nier que le matérialisme dialectique était la théorie de la connaissance du marxisme et d’affirmer que le Programme de Transition rendait superflu tout développement ultérieur de la théorie marxiste.
Or, contrairement à la lutte dirigée contre le Socialist Workers Party – qui avait été menée dans les rangs du parti durant une longue période – la scission avec l’OCI eut lieu sans aucune discussion de fond au sein du CIQI ou parmi ses cadres dans les sections nationales. Les implications internationales de la scission furent traitées à la hâte, contrairement à la lutte menée par la SLL entre 1961 et 1966. Il suffit de dire que le CIQI n’a pas gagné un seul membre de l’organisation française et ce, malgré la faillite théorique et politique de la direction de Lambert et Just. Pire encore, aucun effort ne fut fait pour développer une fraction au sein de l’OCI. Dans aucun de ses documents, la SLL n’a lancé un appel de soutien aux membres de l’organisation française.
Contrastant avec la patience et la ténacité énormes dont la SLL avait fait preuve au cours de sa lutte contre la dégénérescence du SWP – qui s’était poursuivie même après la scission (les sympathisants américains du CIQI étant restés dans le SWP une année de plus) – la rupture avec l’OCI se fit avec une hâte politique qui ne pouvait que semer la confusion et faire le jeu des centristes français. Il nous faut dire aussi que la scission eut lieu cinq ans après le dernier congrès du CIQI et qu’elle fut proclamée quelques mois seulement avant la date prévue pour la tenue du prochain congrès (le quatrième). L’OCI demanda la convocation d’une réunion d’urgence du Comité international et exigea à plusieurs reprises la poursuite de la discussion. La Socialist Labour League rejeta cet appel, déclarant tout simplement que la scission était inévitable et historiquement nécessaire.
Du point de vue de l’éducation des cadres du Comité international et de la clarification politique des couches les plus avancées de la classe ouvrière à travers le monde, la scission était certainement prématurée. Il s’agissait d’une retraite de la Socialist Labour League devant les responsabilités internationales qu’elle avait prises en 1961 en entreprenant la lutte contre la dégénérescence du Socialist Workers Party. Bien qu’il fût nécessaire de faire une critique des racines méthodologiques du centrisme, et malgré les affirmations selon lesquelles la scission concernait des questions philosophiques fondamentales, la question du matérialisme dialectique n’épuisait pas, ni ne dépassait en importance au point de les éclipser, les questions fondamentales de la politique et du programme sur lesquelles il restait encore à se pencher.
Bien que la scission eût été précipitée par les événements de Bolivie, la SLL affirma très bientôt qu’il ne s’agissait là que d’une question secondaire et que la scission au sein du CIQI avait déjà eu lieu à Essen, quand l’OCI s’était opposée à la résolution sur le matérialisme dialectique. Ceci était une fausse polémique. Les événements de Bolivie – durant lesquels l’OCI servit de couverture à Lora – étaient d’une énorme importance historique pour la classe ouvrière internationale et, par-dessus tout, pour le prolétariat d’Amérique Latine. Il était absolument indispensable pour le CIQI d’analyser cette expérience dans ses moindres détails – tout comme L. Trotsky avait analysé les événements en Chine, en Allemagne et en Espagne – afin de mettre en évidence les conséquences contre-révolutionnaires du centrisme dans la période présente. Déclarer que Lora et l’OCI avaient tort ne suffisait pas. Du point de vue du marxisme et de la construction du CIQI en tant que Parti mondial de la révolution socialiste, il était plus important encore de faire de cet événement une expérience stratégique du prolétariat international. C’était d’autant plus nécessaire que le prolétariat bolivien avait eu une longue association avec la Quatrième Internationale. En 1951, Pablo avait donné son consentement à l’accession au pouvoir par voie parlementaire en Bolivie, ouvrant ainsi la voie à la défaite de la révolution de 1952. Lors du Quatrième congrès du CIQI en avril 1972, les événements boliviens furent à peine évoqués.
La SLL fut en mesure, et elle avait raison, de souligner les erreurs sérieuses commises par l’OCI en France en 1968-1969. Mais, le problème était que le CI n’avait pas discuté de ces divergences avant la scission. De plus, la critique des positions de l’OCI tourna court et n’alla jamais jusqu’à développer une perspective révolutionnaire concrète pour le prolétariat français fondée sur une analyse marxiste de l’abstentionnisme de l’OCI.
Il s’agit là d’une question fondamentale. Les tâches auxquelles sont confrontés les dirigeants de la Quatrième Internationale ne consistent pas seulement à démasquer les trahisons et à démontrer les erreurs, mais aussi à trouver le bon chemin. Au cours de la lutte contre le SWP, la SLL avait remis la tactique du parti ouvrier à la place qui lui était due dans le travail des trotskystes américains. Plus tard, elle avait corrigé une tendance dans la Workers League à s’adapter au nationalisme noir et avait encouragé le développement d’un travail théorique sérieux visant à acquérir un point de vue programmatique correct sur cette question.
Malgré l’importance stratégique qu’occupe la France pour le développement de la révolution socialiste mondiale, tout travail sur les perspectives dans ce pays fut abandonné de la part du CIQI une fois la scission accomplie. Ainsi, en dépit des liens historiques profonds du mouvement trotskyste avec le prolétariat de ce pays – et dont les problèmes avaient été le sujet d’écrits qui comptaient parmi les plus importants que L. Trotsky ait publiés – la SLL laissa tout simplement tomber la classe ouvrière française.
Pour quelles raisons la Socialist Labour League a-t-elle procédé de la sorte ? La réponse à cette question se trouve tout d’abord dans l’évolution politique de la lutte de classe en Grande-Bretagne et dans le travail de la section britannique. L’intensification de la lutte de classe qui se produisait sous le gouvernement conservateur entraîna un profond élan de la classe ouvrière qui, comme nous l’avons déjà fait remarquer, permit à la SLL de recruter des centaines de nouveaux membres. Mais, en dépit de ces nombreux succès organisationnels et de leur importance, un processus d’adaptation politique à cet élan spontané de la classe ouvrière en Grande-Bretagne commença à se produire ce qui, en termes politiques, se traduisit presque immédiatement par un changement d’attitude des dirigeants britanniques envers le Comité international de la Quatrième Internationale.
La direction de la SLL, et il y a une certaine ironie à cela, réagit à la croissance de sa propre organisation de manière presque identique à celle dont l’OCI avait réagi à ses propres progrès politiques. Healy, Banda et Slaughter commencèrent à regarder le CIQI comme étant subordonné au travail pratique mené en Grande-Bretagne. La croissance de la SLL était de plus en plus perçue comme une condition préalable à la construction ultérieure du CIQI, au lieu de voir la construction du CIQI comme étant nécessaire à la consolidation et à la progression des gains du mouvement en Grande-Bretagne. Leur attitude à l’égard du CIQI et de ses petites sections, politiquement inexpérimentées, ressemblait au mépris qu’avait le « grand » ILP (Parti ouvrier indépendant – Grande-Bretagne) des années 1930 pour la Quatrième Internationale.
La précipitation avec laquelle la SLL conduisit la scission avec l’OCI – sans que soit menée une lutte approfondie contre le centrisme ni au sein du Comité International ni dans ses propres rangs – constituait une adaptation à l’essor spontané du mouvement ouvrier britannique et était l’indice d’un sérieux recul dans la lutte pour construire la Quatrième Internationale. Malgré la mise en garde qu’elle avait faite dix ans auparavant, la SLL négligea de développer la lutte politique contre le centrisme dans la Quatrième Internationale et d’utiliser les leçons de cette lutte pour l’éducation politique de ses propres cadres. Cela ne pouvait pas se produire à un pire moment. C’est précisément parce que de larges couches sociales venaient d’adhérer à la SLL, qu’il était plus nécessaire que jamais de donner comme base à ces éléments les fondements historiques du mouvement trotskyste international et sa longue et continuelle lutte contre toute forme de révisionnisme.
Cette retraite politique mina inévitablement les gains réalisés par la SLL. Puisque les nouveaux membres ne s’appuyaient pas sur de grands principes internationaux, et n’étaient pas affermis par une idée claire des perspectives mondiales, les rapports dans le parti prirent inévitablement un caractère de plus en plus pragmatique, se basant sur des accords tactiques restreints et visant des objectifs immédiats (« Renverser le gouvernement conservateur »). De plus, les membres qui manquaient de formation politique étaient vulnérables aux changements d’humeur des différentes forces de classe auxquelles les dirigeants eux-mêmes commençaient à s’adapter, faute d’avoir compris théoriquement les leçons fondamentales des luttes de la période précédente.
La SLL commença ainsi à se déplacer rapidement vers le centrisme sous la pression de forces de classe considérables libérées par l’éclatement de la crise capitaliste mondiale en 1971-1973. Ce fut le prix énorme payé par la direction de Healy pour avoir manqué à l’engagement pris vis-à-vis de la Quatrième Internationale en 1961.