Hier, les chefs d’État de l’alliance militaire de l’OTAN arrivaient à Londres pour un sommet de deux jours qui commençait le 3 décembre. 70 ans après la fondation de l’OTAN au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en 1949, les amères divisions qui déchiraient l’alliance étaient pleinement visibles.
À l’origine, le sommet de Londres avait pour but de mettre en lumière l’important renforcement militaire de l’OTAN en cours, qui vise imprudemment les grandes puissances dotées de l’arme nucléaire. L’exercice militaire Defender2020 prévu pour le début de l’année prochaine verra une flottille navale de l’OTAN se diriger vers la mer de Chine méridionale. De surcroit elle verra un exercice majeur pour préparer la guerre avec la Russie en Europe. Washington enverra 20.000 soldats américains de l’autre côté de l’Atlantique pour un jeu de guerre en Europe de l’Est afin de rejoindre 20.000 soldats, 70 navires, 150 avions et 10.000 véhicules terrestres en Europe.
Comme l’a indiqué vendredi le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, les puissances de l’OTAN ont collectivement augmenté leurs dépenses militaires de 160 milliards de dollars depuis 2016. Selon Stoltenberg, cette augmentation du financement militaire, financée par l’intensification de l’austérité sociale qui vise les travailleurs, atteindra 400 milliards de dollars d’ici 2024.
Ce renforcement militaire intensifie cependant les divisions entre les puissances de l’OTAN, qui se sont affrontées deux fois au cours du siècle dernier dans des guerres mondiales. L’OTAN est bouleversée par la crise de destitution (impeachment) à laquelle est confronté le président américain Donald Trump. Des conflits existent aussi sur la question de l’invasion de la Syrie par la Turquie et à propos du déroulement d’une élection britannique dans l’ombre de Brexit. Enfin, il y a des conflits franco-allemands croissants sur la politique européenne.
L’OTAN a déclassé sa réunion de deux jours à Londres d’un « sommet » à une « réunion des dirigeants », pour éviter de publier un communiqué officiel que Trump ou d’autres chefs d’État pourraient refuser de signer. L’an dernier, on a assisté à l’effondrement spectaculaire du sommet du G7 à Québec. À la dernière minute, Trump a refusé de signer le communiqué convenu par le Canada, le Japon, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie. Au cours de l’année écoulée, cependant, les tensions internationales au sein de l’OTAN n’ont fait que s’aggraver.
Les alliés de l’OTAN « approchent le sommet de Londres avec un sentiment d’appréhension », rapporte Karen Donfried, du groupe de réflexion du « German Marshall Fund ». « Peu prévoient un rassemblement qui unifiera et stoppera les fissures croissantes affectant la cohésion ».
Trump n’est plus considéré comme le seul chef d’État dont les remarques pourraient provoquer une crise diplomatique majeure. Kori Schake, ancien responsable du Conseil national de sécurité dans le gouvernement Bush, a déclaré à Bloomberg News que : « Ce serait une grande reconnaissance à la valeur que tous les alliés de l’OTAN accordent à l’institution si nous parvenions à passer cette réunion des dirigeants sans que le président Trump, le président (français) Emmanuel Macron ou le président (turc) Recep Tayyip Erdogan ne fassent quelque chose de dommageable pour l’alliance ».
À la veille de la réunion de Londres, des divergences amères au sein de l’OTAN ont éclaté au grand jour. Vendredi, après une réunion avec Stoltenberg à Paris, le président français Emmanuel Macron a de nouveau remis en question les appels des États-Unis à rallier l’alliance autour d’une politique agressive contre la Russie et la Chine.
«Notre ennemi est-il aujourd’hui la Russie ? Ou la Chine ? L’OTAN a-t-elle pour but de les désigner comme ennemis ? Je ne le crois pas», a dit Macron. Se référant à la répudiation imprudente par Washington du traité de maîtrise des armements des Forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) avec la Russie, Macron a ajouté : « La paix en Europe, la situation post-FNI, les relations avec la Russie, la question de la Turquie, qui est l’ennemi ? »
Macron a déclaré que le « terrorisme » était l’ennemi de l’OTAN et appelé à de meilleures relations avec le président russe Vladimir Poutine. Il quittera le sommet plus tôt que prévu pour retourner à Paris et superviser la réaction de son gouvernement à la grève de protestation nationale du 5 décembre contre sa politique d’austérité. Le gouvernement de Macron, en plus d’imposer une profonde austérité chez lui, cherche actuellement l’aide de l’OTAN pour sa sanglante guerre néocoloniale au Mali, une ancienne colonie française en Afrique.
Les remarques de Macron font suite à son interview publiée le mois dernier dans le magazine britannique The Economist, où il a remis en question la viabilité de l’OTAN. Rejetant l’OTAN comme étant « en état de mort cérébrale ». Il y a critiqué les politiques agressives des États-Unis à l’encontre de la Russie comme une « hystérie gouvernementale, politique et historique ». En outre, selon lui, l’invasion de la Turquie qui visait les milices kurdes soutenues par les États-Unis en Syrie entrainait un risque de conflit de la Turquie et de l’OTAN dans son ensemble avec l’alliée principale de la Syrie, la Russie. Il a appelé la France et l’Europe à continuer à développer une politique étrangère et militaire indépendante de Washington.
Cela a provoqué des critiques à Berlin, première puissance impérialiste d’Europe. Les responsables et les médias allemands ont appelé à ce que la remilitarisation de l’Allemagne et de l’Europe continue — du moins pour le moment — sous l’égide de l’OTAN. Ils ont critiqué la ligne plus prorusse de Macron parce qu'elle entrait en conflit avec les régimes d’Europe de l’Est.
« Je comprends votre désir d’une politique perturbatrice », a déclaré Merkel à Macron lors de leur rencontre à l’occasion du 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin, le mois dernier. « Mais j’en ai marre de ramasser les morceaux ». « Je dois coller les tasses que tu as cassées pour qu’on puisse s’asseoir et prendre une tasse de thé ensemble ».
Ces derniers jours, Macron a également échangé des insultes avec le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui a déclaré à Macron vendredi : « Je vous le répéterai à l’OTAN, vérifiez d’abord votre propre mort cérébrale ». Erdogan a également déclaré qu’il n’appartenait pas à Macron de discuter de la question de savoir si la Turquie devait rester au sein de l’OTAN ou si elle devait en être expulsée. Erdogan a critiqué Macron pour son soutien à la milice des unités de protection du peuple kurde syrien (YPG), que le gouvernement turc a qualifiée de groupe terroriste.
Erdogan a également menacé de s’opposer aux plans militaires de l’OTAN qui visent la Russie à partir de la Pologne et des États baltes si l’OTAN n’inscrivait pas collectivement l'YPG sur la liste des organisations terroristes.
Près de 30 ans après la dissolution de l’Union soviétique par la bureaucratie stalinienne en 1991 l’OTAN est privée d’un ennemi commun. Aujourd’hui, il est de plus en plus clair que des conflits profondément enracinés dans des intérêts stratégiques et économiques déchirent les principales puissances de l’OTAN. Face à la défaite de leur guerre par procuration de huit ans en Syrie et dans les guerres au Moyen-Orient, les puissances de l’OTAN se préparent à une escalade insouciante aux conséquences potentiellement catastrophiques. Ces mêmes puissances empruntent cette voie pour tenter de faire face à l’opposition croissante des travailleurs dans leur pays et aux divisions croissantes entre elles.
En particulier, les divisions tactiques sur la politique étrangère de l’impérialisme américain qui sous-tendent la campagne du Parti démocrate pour destituer Trump et le dénoncer comme un traître prorusse sont étroitement liées aux conflits explosifs au sein de l’ensemble de l’OTAN.
Merkel, Macron, Poutine et le président ukrainien Vladimir Zelensky devaient se rencontrer pour négocier une trêve à Paris le 9 décembre, réunion qui exclue Washington. Le Washington Post a averti que la crise de destitution pourrait renforcer par inadvertance la main des puissances européennes en Ukraine.
Dans son éditorial, le Post écrit : « Pratiquement tous les hauts fonctionnaires qui ont travaillé sur les relations (avec l’Ukraine) au cours des deux dernières années ont démissionné ou ont témoigné dans l’enquête de destitution dont le président a dénoncé… Tout cela affaiblit considérablement la position de Zelensky, d’autant plus qu’il envisage de rencontrer Poutine, la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron. Ces deux derniers s’appuieront probablement sur les ukrainiens pour faire des concessions au dirigeant russe, car un accord leur permettrait de réparer les relations européennes avec la Russie. »
Le pessimisme croissant au sujet de l’OTAN, même parmi les stratèges impérialistes européens favorables à l’alliance atlantique, est apparu hier dans une chronique de Bruno Tertrais, de la Fondation française pour la recherche stratégique, dans Le Monde.
« Il est tout à fait possible qu’elle [l’OTAN] célèbre son centenaire en 2049. », a déclaré Tertrais. « Mais si le sommet de Londres est l’occasion d’un étalage sans précédent de désaccords entre alliés, il pourrait alors faire date dans l’histoire comme ayant marqué le début de la fin de l’OTAN ».
Tout en critiquant la déclaration de Macron selon laquelle l’OTAN est en état de mort cérébrale, Tertrais a écrit : « Pour l'essentiel, la voie que la France a choisie est correcte. Le développement des capacités européennes est une stratégie gagnant-gagnant qui renforce l’OTAN et constitue une assurance en cas d’effondrement. Nous avons toutes les raisons de nous défendre contre les sous-traitants américains de la défense et ceux qui veulent que l’OTAN s’implique trop profondément contre la Chine. »
(Article paru d’abord en anglais le 3 décembre 2019)