Depuis le début du mois d’octobre, l’élite dirigeante tunisienne divisée est engagée dans un « dialogue national » qui inclut un panel allant du gouvernement, qui est mené par les islamistes, aux partis d’opposition de la pseudo-gauche. Elle cherche désespérément une issue à l’aggravation de la crise politique et économique qui depuis des mois paralyse le pays en menaçant de provoquer le déclenchement de nouvelles luttes de la classe ouvrière, similaires à celles qui, en janvier 2011, ont renversé le dictateur de longue date, Zine Abedine Ben Ali.
Le 5 octobre, deux des trois partis de la coalition dirigeante (Troïka), Ennahdha islamiste et Ettakatol social-démocrate, ont accepté une « feuille de route » qui est appuyée par 21 partis. Le Congrès pour la République (CPR), parti du président intérimaire de Tunisie, Moncef Marzouki, aurait jusqu’à ce jour refusé de signer l’accord en affirmant que celui-ci n’avait pas été inclus dans les discussions.
Les signataires comprennent la plupart des partis du Front de Salut national (FSN), principal groupe de coordination de l’opposition libérale et pseudo-gauche. Il avait été mis en place à la fin de juillet et regroupe les principales alliances de l’Union pour la Tunisie et du Front populaire.
Le principal parti de l’Union pour la Tunisie est Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie), parti bourgeois droitier qui réunit différents hommes d’affaires et des fidèles de l’ancien régime Ben Ali. Son dirigeant est Béji Caïd Essebsi, âgé de 86 ans, qui fut premier ministre de la Tunisie de février à décembre 2011, et a longtemps détenu des postes importants durant les dictatures de Ben Ali et de son prédécesseur Habib Bourguiba. Le Front populaire est un rassemblement de différentes organisations nationalistes et de pseudo-gauche arabes qui sont dominées par le Parti des travailleurs tunisiens(PTT), maoïste, dirigé par Hamma Hammami et qui comprend aussi la Ligue de la gauche ouvrière, menée par Jalel ben Brik Zoghlami.
Selon la feuille de route, les signataires se mettront d'accord sur une « figure nationale indépendante » qui prenne la tête et nomme, en l’espace de trois semaines, un nouveau gouvernement de technocrates. La feuille de route a aussi fixé un délai de quatre semaines à l’Assemblée nationale constituante (ANC) pour que celle-ci achève la rédaction de la nouvelle constitution, adopte la loi électorale et choisisse une commission électorale pour la préparation de nouvelles élections l’année prochaine.
La feuille de route a été préparée à l’initiative d’un soi-disant « quartet » qui regroupe le syndicat l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’organisation patronale l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et l’Ordre des avocats.
Pendant des mois, le quartet a servi de médiateur entre les différents partis pour trouver une issue à l’impasse politique. A l’origine, Ennahdha avait rejeté toute concession face à ses adversaires politiques en jurant maintes fois de rester au pouvoir pour mener à bien sa mission. Cependant, le 3 octobre, après une réunion avec le secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abbassi et le dirigeant islamiste, Rached Ghannouchi, les islamistes ont accepté un dialogue national.
La volonté de compromis d’Ennahdha survient au milieu d’une aggravation de la crise politique et économique en Tunisie et partout dans la région. Le plus grand parti islamiste tunisien avait remporté les premières élections qui avaient eu lieu après l’éviction de Ben Ali en 2011, mais il est de plus en plus soumis ces derniers mois à la pression et l’isolement.
Une récente étude réalisée par l’institut américain Zogby Research Services (ZRS) reflète l’opposition de masse grandissante à l’égard du gouvernement mené par les islamistes. Selon cette étude les deux tiers de la population « ont l’impression que leur pays va dans la mauvaise direction, » tandis que moins d’un tiers des Tunisiens disent que « le gouvernement a réussi à aborder les questions prioritaires : augmenter les possibilités d’emploi, faire face à la cherté de la vie et à protéger les droits personnels et civils. »
Près de trois-quarts des Tunisiens ont dit que l’actuel gouvernement était « dominé » par Ennahdha et le même nombre pense qu’Ennahdha « n’est pas engagé en faveur des objectifs de la révolution. »
Le gouvernement mené par Ennahdha est de plus en plus détesté parmi de larges couches de la population et des jeunes en raison de sa politique anti-classe ouvrière et pro-impérialiste.
En juin, il a signé un accord de confirmation d’un montant de 1,7 milliards de dollars avec le Fonds monétaire International (FMI) en s’engageant à perpétrer de nouvelles attaques contre la classe ouvrière. Le ministre des Finances, Elyes Fakhfakh (du parti Ettakol), a annoncé dernièrement au micro de la radio d’Etat que le « gouvernement a commencé à appliquer des mesures d’austérité, dont une réduction de 5 pour cent des dépenses publiques, maintenant que le déficit budgétaire a atteint sept pour cent [du produit intérieur brut]. » Il a aussi déclaré qu’aucune augmentation de salaire n’aurait lieu en 2014.
Les meurtres, qui ont eu lieu le 6 février et le 25 juillet de cette année, des deux dirigeants du Front populaire, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi et qui auraient été commis par des extrémistes islamistes, ont encore davantage miné le gouvernement en déclenchant une série de grèves de masse et de protestations contre le gouvernement. Des dirigeants de l’opposition ont à maintes reprises accusé Ennahdha d’être responsable des assassinats, affirmant qu’il renforçait et soutenait des groupes islamistes violents.
La crise en Tunisie a été davantage encore exacerbée par le coup d’Etat militaire du 3 juillet en Egypte qui est appuyé par les Etats-Unis et qui a renversé le président islamiste, Mohamed Morsi et les Frères musulmans. Morsi avait à plusieurs reprises rejeté la formation d’un gouvernement d’union nationale visant à endiguer la colère de la classe ouvrière contre son régime. Lorsque les protestations ont éclaté le 30 juin, les organisations libérales et de pseudo-gauche égyptiennes, qui avaient étroitement collaboré avec les vestiges du vieux régime dans la soi-disant campagne Tamarod, ont joué un rôle crucial pour orienter les protestations de masse derrière l’armée.
Ennahdha qui entretient des liens étroits avec les Frères musulmans en Egypte, craint manifestement la possibilité d’un développement similaire en Tunisie. Après le coup d’Etat en Egypte, Mohammed Omar, membre du bureau politique d’Ennahdha avait lancé une mise en garde : « Ce qui est arrivé en Egypte est une véritable menace à la démocratie parce que nous avons assisté à l’éviction d’un président légitime. Je pense qu’aucun pays n’est désormais sûr après ce qui s’est passé en Egypte. » L’expert politique, Youssef Oueslati a dit à Reuters : « En Tunisie, les Frères pourraient subir un sort semblable, compte tenu surtout du rapprochement sans précédent survenu entre des courants politiques divergents au sein de l’opposition et visant à chasser les islamistes du pouvoir. »
Etant donné toutefois que l’armée égyptienne n’arrive pas à stabiliser la situation en dépit de la campagne de répression sanglante qu’elle mène, la bourgeoisie tunisienne opte en faveur d’un « dialogue national » dans le but de créer de meilleures conditions pour le contrôle de la classe ouvrière et pour faire passer de force les mesures d’austérité prévues.
Les médias internationaux ont immédiatement salué la signature de la feuille de route et le projet de formation d’un gouvernement d’union nationale. La dernière édition de The Economist a fait l’éloge des politiciens tunisiens pour avoir avoir préféré le « compromis au conflit, en évitant la polarisation volatile entre les islamistes et leurs critiques et qui empoisonnent actuellement dangereusement l’Egypte. »
Le 11 octobre, un éditorial paru dans Think Africa qui est basé à Londres a remarqué : « La feuille de route bénéficie du soutien de la majorité des acteurs politiques en Tunisie, dont les principaux groupes laïcs Nidaa Tounes et le Front populaire, ce qui accroît la probabilité de succès. Ceci réduira le risque de grève sectorielle spécifique (notamment dans les mines de phosphate, dans le domaine de l’énergie et des transports) et le risque de protestations politiquement déstabilisantes au cours du prochain mois, du moment que le processus de dialogue national commence en l'espace de deux semaines. »
Comme on s’attend à ce que le dialogue s’accompagne de conflits, les forces de la pseudo-gauche font tout pour rassurer l’élite dirigeante pour qu’elle soutienne ses tentatives de formation d’un gouvernement plus stable et d’étayer le régime capitaliste en Tunisie.
Après avoir rencontré jeudi dernier le président intérimaire Marzouki, Hamma Hammami a déclaré que « le Front populaire participera au dialogue national avec les partis politiques et proposé par le président de la République, » en soulignant « l’intérêt que représente pour le pays l’élaboration d’une feuille de route claire pour la période transitoire restante. » Selon l’agence d’information tunisienne TAP, il a insisté sur des « solutions urgentes » vu que « la crise qui ébranle actuellement le pays requiert la formation d’un gouvernement comprenant des talents nationaux capables de gérer la période transitoire restante. »
(Article original paru le 15 octobre 2013)