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Réaction politique et charlatanerie intellectuelle : la déclaration de soutien des intellectuels américains pour la guerrePar David North Une soixantaine d'universitaires et experts politiques de droite influents au sein du gouvernement et des médias américains ont publié une déclaration intitulée «Lettre d'Amérique : les raisons d'un combat». [1] Prétendant présenter une défense philosophique et morale de la «guerre contre le terrorisme» menée par l'administration Bush, les auteurs n'ont réussi qu'à démontrer de façon éclatante leur hypocrisie, leur malhonnêteté et leur aversion aux principes démocratiques les plus essentiels. Parmi les signataires figurent notamment l'ancien sénateur américain Daniel Moynihan, qui enseigne maintenant à l'université de Syracuse, Francis Fukuyama de l'université Johns Hopkins, Samuel Huntington et Theda Skocpol de l'université Harvard et Michael Walzer de Princeton. Ces signataires, comme tous les autres qui ont apposé leur nom au bas de cette déclaration ont été décrits par le Washington Post comme des «intellectuels reconnus». Si tel est le cas, alors la vie intellectuelle aux États-Unis a atteint un niveau abyssal. Le caractère bâclé et peu soigné de la déclaration est l'une de ses caractéristiques les plus frappantes. [2] En lisant la lettre, plusieurs questions nous viennent immédiatement à l'esprit : «pourquoi cette lettre ?» et «à qui est-elle réellement destinée ?». Aux États-Unis, pays où l'establishment politique soutient unanimement les fauteurs de guerre du gouvernement et où il est impossible de rencontrer la moindre critique du militarisme américain dans les médias, à quoi peut bien servir une déclaration spéciale de soutien à la guerre signée par des «intellectuels reconnus» ? Même le Washington Post a exprimé sa confusion en publiant que «puisque le principal point de la lettre que les États-Unis sont justifiés de faire usage de la force militaire après le 11 septembre - est généralement accepté aux États-Unis, l'auditoire qu'elle vise et son but paraissent nébuleux». On est amené à conclure que les signataires ressentent et craignent - peut-être du fait de leurs échanges avec les étudiants sur les campus - que l'opinion publique n'est pas aussi fortement unie et solide dans son appui à la guerre que le prétendent les médias. Malgré une propagande massive constante, les signataires ressentent apparemment que le gouvernement et les médias ne sont pas parvenus jusqu'à présent à fournir un argument convaincant pour soutenir les actions de l'administration Bush. La lettre n'apporte substantiellement rien à la propagande guerrière du gouvernement. Elle endosse plutôt sans critique la position de l'administration selon laquelle cette guerre est menée pour défendre les États-Unis et la civilisation contre le terrorisme. Faisant fi de la nécessité essentielle de présenter une argumentation sérieuse, la lettre ne tente pas même d'éprouver la légitimité de cette proposition. Elle fait plutôt appel à la morale pour sanctifier les actions militaires américaines. Le titre même de la lettre ouverte, Why We're Fighting, s'apparente à une tentative d'évoquer la fameuse série de documentaires de propagande parrainée par l'administration Roosevelt pendant la Deuxième Guerre mondiale, Why We Fight. Mais les similitudes entre ces deux campagnes ne vont pas au-delà des titres. Pas besoin d'être un partisan de l'administration Roosevelt ou un défenseur des intérêts impérialistes qui ont déterminé la participation des États-Unis à la Deuxième Guerre mondiale pour reconnaître que Why We Fight était une oeuvre empreinte de substance artistique et politique. Dirigée par Frank Capra, cette série de sept documentaires avait pour objectif d'alerter le public des dangers du fascisme en tant que mouvement politique. Why We Fight prenait son auditoire au sérieux. Conscients des profonds sentiments pacifistes aux États-Unis (tant isolationnistes qu'anti-impérialistes), les producteurs sentaient le besoin de présenter de façon intellectuellement crédible la guerre comme étant la lutte de la démocratie contre le totalitarisme en allant au-delà du sensationnalisme et de la propagande. Dans le cadre du libéralisme du New Deal, le documentaire fournissait un compte-rendu de la montée du fascisme et des origines de la Seconde Guerre mondiale. Il passait en revue les questions et les événements avec un niveau de précision politique, historique et sociale dont les auteurs de la lettre ouverte semblent incapables. Contrairement au documentaire de Capra, la lettre des universitaires ne dit rien à propos du contexte historique et politique de la guerre en Asie centrale, encore moins des intérêts économiques trouvant leur expression dans les politiques de l'administration Bush. Les auteurs ont choisi plutôt de baser leur défense de la guerre sur «cinq vérités fondamentales qui s'appliquent à tous les peuples sans distinction». Extraites de sources aussi diverses que les Nations unies, Aristote et le pape Jean Paul II, ces vérités sont : 1) «Tous les êtres humains naissent libres et
égaux en droits et en dignité.» Ils affirment ensuite que les États-Unis «se battent pour nous défendre et pour défendre ces principes universels». Par conséquent, les États-Unis mènent une «guerre juste». Comme c'est simple ! Même si on acceptait la légitimité qu'une guerre puisse être «juste» en se basant sur des propositions morales aussi abstraites et douteuses, aussi dénuées de toutes considérations historiques, il ne serait pas difficile de démontrer que les États-Unis, par leurs pratiques en matière de politique internationale et de politique intérieure, violent quotidiennement chacun de ces principes. * Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité : les rapports sociaux qui prévalent aujourd'hui aux États-Unis - où d'immenses richesses sont concentrées entre les mains d'une mince strate de la population - sont une insulte à ce précepte. Le facteur principal qui détermine les droits sociaux et la qualité de vie d'une personne aux États-Unis est le revenu de sa famille. Au-delà des frontières des États-Unis, les intérêts défendus par l'impérialisme américain sont à l'origine des conditions de pauvreté sordide que connaissent des centaines de millions de personnes. * Le sujet fondamental de la société est la personne humaine. Un gouvernement a pour rôle légitime de protéger et d'entretenir les conditions de l'épanouissement humain : voilà un principe auquel le gouvernement américain ne souscrit pas. En pratique, et en bonne partie juridiquement parlant, le «sujet fondamental de la société» n'est pas la «personne humaine», mais bien l'entreprise privée. Dans le contexte des rapports sociaux aux États-Unis, l'entretien des «conditions de l'épanouissement humain» par le gouvernement ne signifie rien d'autre que d'aider le gang des kleptomanes obsédés par l'argent qui sont à la tête des entreprises américaines à maximiser leur richesse personnelle. * Les êtres humains sont naturellement enclins à chercher la vérité sur le sens et les fins dernières de la vie : Par son mépris pour la science, la promotion des préjugés religieux et sa manipulation crasse des médias de masse, l'administration Bush fait tout en son pouvoir pour frustrer le désir de vérité. * La liberté d'opinion et la liberté de culte sont des droits inviolables de la personne humaine : Dans la mesure où on parle du respect véritable de la liberté d'expression, les politiques des États-Unis, tant au pays qu'à l'étranger, visent de plus en plus ouvertement à supprimer les droits démocratiques. La «liberté de culte» n'intéresse le gouvernement américain et les leaders du Parti démocrate et du Parti républicain que si elle permet la promotion de l'obscurantisme antiscientifique et d'affaiblir la séparation de l'Église et de l'État inscrit dans la constitution. [3] * Tuer au nom de Dieu est contraire à la foi en Dieu : Toute étude sérieuse de l'histoire des religions démontrerait que cette proposition est intenable. En l'absence de solides garanties démocratiques, la violence sectaire est une conséquence inévitable de la «foi en Dieu». Mais même en mettant ce petit détail de côté, si les auteurs de la lettre ouverte voulaient se montrer fidèles aux politiques de l'administration Bush, ils auraient ajouté le codicille suivant : «sauf lorsqu'il s'agit de fermer des cliniques d'avortement aux États-Unis ou de défendre le pouvoir des dictatures de droite à l'étranger». La lettre traite ensuite des «valeurs américaines» dans lesquelles les «vérités fondamentales» précédemment citées trouvent leur expression. Les auteurs soutiennent que c'est là que réside la clé pour comprendre les motifs de ceux qui ont attaqué les États-Unis le 11 septembre. Ils demandent «Pourquoi sommes-nous la cible de ces odieuses attaques? Pourquoi ces gens veulent-ils nous tuer?» Ce sont des questions qui méritent très certainement d'être étudiées. On pourrait commencer par examiner l'histoire de l'ingérence américaine des 25 dernières années en Afghanistan - en commençant par la décision du président Jimmy Carter et de son conseiller national en matière de sécurité, Zbigniew Brzezinski, d'inciter et d'armer les fondamentalistes islamistes contre le régime pro-soviétique d'alors - et les horribles conséquences qui s'en sont suivi pour la population afghane. On pourrait ensuite examiner les politiques américaines des 50 dernières années au Moyen Orient axées sur le maintien du contrôle des ressources pétrolières. Toute étude des politiques et des actions américaines au Moyen Orient devrait justement tenir compte 1) du coup commandité par la CIA en 1953 en Iran pour détruire le régime nationaliste de gauche de Mossadeq et restaurer la dictature du Shah au pouvoir; 2) de l'invasion du Liban par les États-Unis en 1958; 3) de l'armement massif de l'État d'Israël et du mépris flagrant des aspirations démocratiques du peuple palestinien; 4) du soutien économique, militaire et politique des États-Unis à la monarchie absolutiste semi-féodale en Arabie Saoudite; 5) du bombardement de Beyrouth par les navires de guerre américains en 1983 et 6) du déclenchement de la guerre contre l'Iraq en 1991 et de l'imposition subséquente d'un régime de sanctions ayant coûté la vie à plusieurs milliers de personnes. Une étude honnête des origines de la haine des États-Unis devrait aborder ces questions et bien d'autres encore. Mais ce n'est pas exactement à un tel exercice d'autocritique politique que les auteurs de la lettre aspiraient. Bien qu'ils soient prêts à reconnaître que les États-Unis ont quelques torts, ils n'en parlent qu'en termes des plus vagues et généraux : «Notre nation a parfois conduit des politiques mal orientées et injustes. Nous avons trop souvent, en tant que nation, failli à nos propres idéaux.» Comment ? Quand ? Les auteurs n'en soufflent mot. Les seules failles qu'ils relèvent sont les cibles fréquentes des moralisateurs hypocrites de la droite chrétienne : «Le consumérisme comme mode de vie... L'affaiblissement du mariage et de la vie de famille.» [4] dans la mesure où les auteurs sont concernés, les événements du 11 septembre sont une réponse qui allait bien «au-delà des seules considérations politiques». Pour eux, les responsables de ces attaques ont plutôt agi à cause de «ce que nous sommes». Ce qui amène les auteurs à demander : «Alors, que sommes-nous?» Pour répondre à cette question, les auteurs se sont inspirés des dépliants de la droite chrétienne, se basant sur des prémisses religieuses entièrement hostiles aux principes démocratiques fondamentaux de la constitution américaine. Soulignons que les États-Unis ne se réduisent pas au «nous» des auteurs de la lettre ouverte. La conception même qu'il existe une identité américaine commune basée sur des normes éthiques et des préceptes moraux acceptés universellement, et en dernière analyse, basés sur la religion, ne peut être réconciliée avec la constitution et l'évolution historique des droits démocratiques. Lorsque les auteurs déclarent qu'ils rejettent «l'idéologie laïque», ils pensent à la doctrine constitutionnelle de la séparation de l'Église et de l'État. En choisissant le terme «idéologie», les auteurs laissent sous-entendre que la laïcité n'est qu'une opinion, ou peut-être qu'une simple mode. En fait, la laïcité est le fondement de tout ce qui est progressiste historiquement dans les principes démocratiques bourgeois. L'évolution de la pensée démocratique américaine, passant de la théocratie de la colonie de la Baie de Massachusetts à la république démocratique bourgeoise issue de la révolutionnaire américaine, s'est traduite dans la loi par l'effondrement de la conception selon laquelle la société devait être basée sur l'unité éthique, la marque même de la pensée religieuse. Comme l'explique un historien du droit américain : «Ce qui commença à prendre place après la révolution n'était pas plus d'immoralité, mais l'abandon de la notion courante avant la révolution selon laquelle le gouvernement devait faire respecter la moralité. Par la suite, cet abandon par le gouvernement de son rôle de gardien de la morale allait venir contredire la notion qu'il existe un ensemble de normes éthiques auquel tous les hommes doivent se conformer... L'idée d'un ensemble de valeurs éthiques défendues par une institution unique auquel tous les habitants de la communauté étaient forcés d'appartenir céda la place à divers ensembles de valeurs éthiques différentes, chacune représentée par différentes organisations auxquelles les divers individus choisissent librement d'adhérer. » [5] Les auteurs de la lettre ignorent cette évolution démocratique en affirmant que «la société américaine, dans ce qu'elle a de meilleur, s'emploie à faire en sorte que foi et liberté aillent de pair, chacune rehaussant l'autre» (les italiques sont de nous). C'est là une représentation déformée des principes constitutionnels fondamentaux. Les États-Unis ne sont pas une semi-théocratie, dans laquelle la liberté politique dériverait de la religion. La liberté politique est un droit démocratique ne requérant aucun étaiement religieux, alors que le droit de pratiquer la religion de son choix, pourvu que l'on nourrisse des valeurs religieuses, est basé, lui, sur des fondements politiques démocratiques bien définis. [6] Les auteurs font preuve de malhonnêteté dans leur argumentation en ne déclarant pas ouvertement leur vision et leur programme politiques. Ils ne cherchent pas à défendre la liberté de culte dans le contexte d'une défense plus vaste des droits démocratiques. Leur assaut contre la «laïcité» a pour unique but de développer l'influence de la religion aux États-Unis et de limiter les droits démocratiques. Ayant déformé le rapport entre la «foi» et la «liberté», les auteurs demandent : «Comment diminuer, au XXIe siècle, la méfiance, la haine et la violence induites par la religion?» Parce qu'ils s'opposent à la laïcité démocratique qui trouve son expression dans la séparation stricte de l'Église et de l'État, leur lettre ouverte offre une réponse profondément réactionnaire : «en approfondissant et en renouvelant notre conception de la religion par la reconnaissance de la liberté religieuse comme droit fondamental pour tous les peuples de toutes les nations». Cette solution est absolument erronée. L'histoire démontre amplement que les moyens les plus efficaces de s'opposer à la violence sectaire et communale d'origine religieuse passent par le maintien des principes démocratiques de la laïcité et l'élimination, autant que faire se peut, de l'influence socialement régressive de la religion sur la vie politique publique. Prétendre que les attaques du 11 septembre ont été provoquées non pas par l'opposition à certaines politiques spécifiques des États-Unis, mais plutôt par la haine de principes moraux considérés par les auteurs comme les véritables fondements de l'identité américaine, mène logiquement à des conclusions politiques pouvant être utilisées pour justifier la répression aux États-Unis même. Car, après tout, si les ennemis des «valeurs américaines» à l'étranger sont prêts à attaquer les États-Unis, le pays n'est-il pas menacé de l'intérieur également par tous ceux, citoyens américains ou non, qui rejettent ces valeurs ? Les idées ont leur propre logique, et celles des auteurs de la lettre ouverte mènent inexorablement à la justification non seulement de la guerre, mais également à la répression intérieure. Dans la dernière partie de la lettre, les auteurs tentent de défendre la thèse que les États-Unis sont engagés dans une «guerre juste». Concédant d'abord que «toute guerre est terrible et n'est, au fond, que l'expression d'un échec diplomatique», ils poursuivent cependant écrivant qu'«Il arrive que la guerre soit non seulement moralement permise mais moralement nécessaire, pour répondre à d'ignominieuses démonstrations de violence, de haine et d'injustice. C'est le cas aujourd'hui». La tentative de justifier les guerres impérialistes sur la base de valeurs morales supérieures est aussi vieille que l'impérialisme même. Il serait bon de rappeler que les États-Unis ont toujours évoqué la moralité pour légitimer leurs objectifs impérialistes. Comme le professeur William R. Keylor (qui n'est pas un des signataires) le signale dans son exceptionnel livre d'histoire The Twentieth Century World : «La poursuite des intérêts stratégiques et économiques américains dans les Caraïbes en particulier et en Amérique latine en général était justifiée, comme c'est bien souvent le cas en politique étrangère américaine, en évoquant de supposés principes moraux élevés.» [7] Le recours à une morale abstraite par les auteurs de la lettre ouverte est essentiellement la continuation de ce vieux mode opératoire. Plutôt que de traiter des «intérêts économiques et stratégiques américains» qui déterminent la politique étrangère du gouvernement des États-Unis, les auteurs se hissent sur un piédestal, condescendants et baptisent ce procédé : «analyse morale». Ils nient spécifiquement la prétention que «la guerre est fondamentalement une question d'intérêt, de nécessité...». Mais, malheureusement pour eux, leurs prétentions morales sont sérieusement affaiblies par les écrits des personnes mêmes qui jouent un rôle essentiel dans la formulation de la stratégie mondiale des États-Unis. Le professeur John Mearsheimer, un influent conseiller des anciens présidents Reagan et Bush, après avoir soutenu que «les propos des élites politiques sont lourdement saupoudrés d'un... moralisme que les universitaires américains sont particulièrement doués à promouvoir...» continue en écrivant : «Derrière les portes fermées cependant, les élites qui font les politiques de sécurité nationale parlent plutôt la langue du pouvoir que celle des principes. Et les États-Unis agissent dans le système international selon les diktats de la logique du réalisme. Essentiellement, un écart discernable sépare la rhétorique publique de la conduite actuelle de la politique étrangère américaine.» [8] Nous avons un exemple de la «langue du pouvoir» et des «diktats de la logique du réalisme» dans le franc-parler remarquable de Zbigniew Brzezinski précédemment mentionné et qui, il y a près de 25 ans, fut à l'origine de l'intervention catastrophique des États-Unis en Afghanistan, intervention qui mit en mouvement la chaîne des événements qui ont culminé dans la tragédie du 11 septembre 2001 et des événements encore plus sanglants qui ont suivi depuis. Comme Brzezinski l'admit il y a de cela plusieurs années, l'administration Carter a menti au peuple américain et au monde lorsqu'elle a déclaré que les États-Unis ne se sont engagés en Afghanistan qu'après l'invasion soviétique de décembre 1979. Rappelons que Carter avait monté une campagne de propagande massive pour présenter l'ingérence américaine en Afghanistan comme une défense des «droits de l'homme» contre l'agression soviétique. Cette campagne comprenait notamment la décision de boycotter les Jeux olympiques d'été de 1980 à Moscou. On sait depuis que Carter a signé une directive secrète
le 3 juillet 1979, soit près de six mois avant l'entrée
des troupes soviétiques en Afghanistan, afin de soutenir
clandestinement les opposants islamistes radicaux au régime
pro-soviétique de Kaboul. Dans une interview accordée
en janvier 1998 au journal français Le Nouvel Observateur,
Brzezinski déclara avoir annoncé à Carter
que l'application de cette directive allait probablement provoquer
une réaction soviétique violente, ce que l'administration
Carter désirait. Interrogé par Le Nouvel Observateur
s'il avait des regrets à la lumière de ce qui s'était
passé en Afghanistan, Brzezinski répliqua : En plus de contribuer à déstabiliser l'URSS, Brzezinski considérait que le soutien financier et militaire apporté par aux moudjahidines servait la poursuite d'un objectif qu'il considérait essentiel à long terme pour les États-Unis : l'établissement de leur hégémonie en Eurasie. La chute de l'URSS transforma cette perspective à long terme en une tâche urgente et immédiate. Le succès de cette entreprise, Brzezinski insista-t-il, est la clé pour assurer la domination mondiale américaine. Comme il l'explique en 1997 dans son ouvrage The Grand Chessboard (le Grand Échiquier, Bayard), l'Eurasie est «l'échiquier sur lequel la lutte pour la suprématie mondiale se poursuit, et cette lutte passe par la géostratégie : la gestion stratégique des intérêts géopolitiques». [10] En des termes qui ne laissent subsister aucun doute à propos de l'importance qu'il attache à la domination des États-Unis sur cette vaste région, Brzezinski écrit : «Pour les États-Unis, le principal enjeu géopolitique est l'Eurasie. Depuis un demi-millénaire, les affaires mondiales ont été dominées par des puissances eurasiennes et des peuples qui se sont affrontés pour assurer leur domination dans cette région pour accéder à la domination mondiale. Une nation non eurasienne et maintenant proéminente dans cette région, et la suprématie mondiale des États-Unis dépend directement de la durée et de l'efficacité du maintien de sa prépondérance sur le continent eurasien.» [11] Brzezinski identifie un grand obstacle à la réalisation des ambitions impériales des États-Unis : le manque de soutien populaire pour un programme de conquête mondiale. Les États-Unis, écrit-il, «sont trop démocratiques à l'intérieur pour être autocrates à l'étranger. Ce fait limite l'utilisation de leur puissance, surtout de leur capacité d'intimidation militaire. Jamais auparavant une démocratie populiste n'a atteint la suprématie internationale.» [12] Ce n'est que grâce à des circonstances exceptionnelles que les dirigeants des États-Unis pourront exciter les «passions populaires» nécessaires à la «poursuite du pouvoir». «De telles circonstances, écrit Brzezinski, découleront d'une soudaine menace ou d'un défi à l'idée commune du bien-être domestique.» [13] Pour ceux qui se sont interrogés sérieusement à savoir comment il était possible que l'immense appareil de sécurité et de renseignement des États-Unis soit au complet assoupi le matin du 11 septembre, les implications profondes des écrits de Brzezinski mérite réflexion. Il n'y a rien de particulièrement inhabituel dans les écrits de Brzezinski et de Mearsheimer. Il y a d'innombrables documents produits par les experts des universités et des organismes gouvernementaux, dont plusieurs sont accessibles sur l'Internet, dans lesquels les calculs et les ambitions impérialistes des États-Unis sont exposées en détail. L'importance marquée accordée aux réserves de pétrole et de gaz de la mer Caspienne par le gouvernement des États-Unis et d'importantes sections de l'élite du monde des affaires est un secret de polichinelle. Mais tout cela est simplement ignoré par les auteurs de la lettre ouverte. Ils cherchent à dissoudre toutes les questions historiques, politiques et économiques concrètes dans les brumes éthérées des platitudes morales. Il n'est pas question ici d'ignorance ou d'innocence, mais de malhonnêteté et de cynisme. Ils ignorent ou rationalisent de façon cynique les contradictions flagrantes entre leurs injonctions morales et le rôle joué par les États-Unis dans les affaires du monde. Par exemple, ils déclarent : «On ne peut pas légitimement faire la guerre lorsque le danger est minime, douteux, de conséquence incertaine ou peut être vaincu par la négociation, l'appel à la raison, la médiation d'une tierce partie ou autres moyens non violents.» Or, dans le cas de la guerre actuelle, les États-Unis rejettent carrément toute négociation avec le gouvernement afghan. Se préparant pour la guerre contre l'Iraq, l'administration Bush a fait savoir clairement qu'elle ne se laissera pas restreindre par les objections, même celles de ses alliés internationaux les plus proches, et encore moins par celles des Nations unies. Pour contourner les contradictions entre leurs impératifs moraux et la politique du gouvernement, les auteurs font appel à la sophistique : «Certains estiment que l'argument du "dernier ressort" dans la théorie de la guerre juste - en substance, l'idée que toute alternative raisonnable et plausible doit être explorée avant de recourir à la force - suppose que le recours aux armes doit être approuvé par une instance internationale reconnue, telle que l'ONU. Cette proposition est problématique. D'abord, c'est une nouveauté : historiquement, l'approbation internationale n'a jamais été considérée par les théoriciens de la guerre juste comme une juste exigence. Ensuite, rien ne prouve qu'une instance internationale comme l'ONU soit la mieux inspirée pour décider quand, et dans quelles conditions, un recours aux armes est justifié, sans oublier que l'effort engagé pour faire appliquer ses décisions compromettrait inévitablement sa mission première qui est humanitaire.» En dépit de toutes leurs références prétentieuses au jus ad bellum (le droit de déclarer la guerre), jus in bello (les règles du droit durant une guerre) et jus post bellum (le droit à la fin d'une guerre), la théorie de la guerre juste de la lettre ouverte cadre bien avec la politique unilatérale de l'administration Bush et les missions stratégiques conçues par le Pentagone. Toute la discussion des auteurs sur la guerre juste regorge de contradictions et d'incohérences qu'ils tentent de justifier ou de résoudre avec des formules pour sauver les apparences. Ils déclarent ainsi : «Une guerre juste ne peut être menée que contre des combattants.» Les auteurs s'efforcent le plus possible d'utiliser une formulation qui condamne sans équivoque les actions des terroristes qui tuent des civils américains, tout en laissant aux militaires des États-Unis suffisamment de liberté d'action. C'est ainsi que nos Ponce Pilate des temps modernes conçoivent une échappatoire permettant que «dans certaines circonstances et dans un cadre donné, on puisse justifier moralement des actions militaires risquant d'entraîner la mort non intentionnelle mais prévisible de non-combattants». La formulation est plutôt vague. Qu'entend -t-on par «dans un cadre donné»? Y a-t-il une limite au nombre de victimes civiles dont on peut «justifier moralement ... la mort non intentionnelle mais prévisible» ? Les auteurs déclarent qu'«il n'est pas moralement acceptable de prendre la mort de non-combattants pour objectif opérationnel d'une action militaire». Que signifie exactement «objectif opérationnel» ? Est-ce que ce terme fait référence aux déclarations subjectives et intéressées des planificateurs de missions, ou aux conséquences objectives prévisibles d'une mission en particulier ? Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont tué au moins 100 000 personnes en larguant leurs bombes incendiaires sur Dresde en 1945. Au moins autant de personnes ont été tuées par les États-Unis trois semaines plus tard à Tokyo, toujours avec des bombes incendiaires. En août 1945, les États-Unis larguaient des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, tuant environ 200 000 personnes. Au Vietnam, le nombre total de civils tués par les États-Unis au cours des dix années de guerre a été d'environ deux ou trois millions de personnes. Le nombre de civils irakiens et serbes tués par les États-Unis au cours de la dernière décennie est encore inconnu. Les circonstances de ces morts causées par les actions militaires américaines violent-elles les structures morales définies de façon si vague dans la lettre ouverte ? Et si tel est le cas, quel châtiment serait approprié pour les responsables de ces morts ? Les auteurs de la lettre ouverte ne répondent pas à ces questions. Lorsque vient le temps d'évaluer les actions des États-Unis, passées et présentes, le sens de la moralité des auteurs tombe en panne. [14] La lettre témoigne du niveau d'avilissement qui passe pour la vie intellectuelle aux États-Unis. Il est honteux jusqu'à un certain point que les arguments vulgaires et trompeurs de la droite politique et de leurs défenseurs universitaires soient incontestés et non dénoncés. De nombreux universitaires hautement qualifiés, spécialistes dans divers domaines des sciences sociales, sont tout à fait conscients que la propagande pro-guerre de l'administration Bush est un tissu de mensonge. S'ils le voulaient, beaucoup de ces personnes pourraient facilement démolir les arguments de Moynihan, Skocpol et leurs collègues. Mais ils baissent la tête et restent bien silencieux. De cette façon, ils contribuent au climat de réaction politique et d'arriération générale qui prévaut aux États-Unis. Mais cela ne fera qu'un temps. Les événements vont porter, plus tôt encore que bien des gens ne l'imaginent, les coups au corps politique qui susciteront le désir et la capacité d`une réflexion sérieuse. Notes :
2. Une indication du niveau général de la lettre est sa référence à Abraham Lincoln comme étant le «dixième» président des États-Unis. Désolé Mesdames et Messieurs de l'académie, mais John Tyler était le dixième président, assumant la présidence à la suite de la mort de William Henry Harrison en avril 1841. Abraham Lincoln, comme tout bon écolier devrait savoir, a été inauguré seizième président en mars 1861. Soixante intellectuels «bien en vue» ont mis leur nom sur un document sans même remarquer cette erreur ! 3. Rappelons que le candidat à la vice-présidence du Parti démocrate lors des élections 2000, le sénateur Joseph Lieberman, a proclamé que la constitution des États-Unis ne garantissait que la liberté de culte, et non pas la liberté du culte, c'est-à-dire la séparation de l'Église et de l'État. 4. Significativement, les auteurs n'incluent pas dans leur énumération de problèmes quoi que ce soit quant à la structure sociale existante aux États-Unis, c'est-à-dire les vastes disparités de revenu, l'extrême concentration de la richesse, la gravité de la pauvreté, la désintégration du filet social, l'inaccessibilité aux soins de santé pour d'importantes sections de la population et l'augmentation de ses coûts, le traitement misérable généralisé de la force de travail par les employeurs, le manque flagrant de contrôle démocratique des conditions de travail, la corruption rampante de l'élite du monde des affaires, etc. Les perspectives politiques et le statut de classe des auteurs de cette lettre font qu'ils sont indifférents, sinon même aveugles aux vastes inégalités qui prévalent aux États-Unis. 5. William E. Nelson, The Americanization of the Common Law: The Impact of Legal Change on Massachusetts Society, 1760-1830 (Cambridge, 1975), pp. 111-12. 6. Les auteurs tentent d'illustrer leur théorie de l'élévation mutuelle de la religion et de la politique en soulignant que les «citoyens récitent un serment d'allégeance à "une nation devant Dieu"...» [NdT : cet extrait manque dans la traduction française de Jean-François Kleiner]. En fait, la formulation du serment démontre que le rôle de la religion dans la vie politique assume une plus grande proéminence dans les périodes de réaction politique et de répression étatique. Le serment a été pensé à l'origine dans les années 1890 comme une expression d'idéaux démocratiques et égalitaires par le socialiste chrétien Francis Bellamy. Dans les années qui suivirent, Bellamy s'opposa sans succès aux modifications qui apportèrent une tournure ouvertement nationaliste au serment. C'est ainsi que les mots «devant Dieu» furent ajoutés au serment en 1954 au paroxysme de l'hystérie anticommuniste du maccarthysme (pour plus d'information sur le serment, voir le texte de John W. Baer, Short History : http://www.vineyard.net/vineyard/history/pledge.htm 7. New York, 1992, p. 6. 8. The Tragedy of Great Power Politics (New York, 2001), p. 25. 9. Nouvel Observateur, No 1732, Oui, la CIA est entrée en Afghanistan avant les Russes... : http://archives.nouvelobs.com/voir_article.cfm?id=33731&mot=brzezinski 10. New York, p. xiv. 11. Ibid., p. 30. 12. Ibid., p. 35-36. 13. Ibid., p. 36. 14. Il y a de cela plusieurs années, un des auteurs de la lettre ouverte, Theda Skocpol, écrivit States and Social Revolutions, un ouvrage qui fit sa réputation. Dans sa préface, elle fait référence à sa propre «période vivifiante d'engagement politique» alors qu'elle étudiait à l'université Harvard au début des années 1970. «Les États-Unis étaient engagés dans une guerre brutale contre la révolution vietnamienne, alors qu'au pays des mouvements réclamaient la justice raciale et la fin immédiate de tout engagement militaire à l'étranger, des événements qui défiaient les capacités du bien et du mal de notre système politique national» (Cambridge, 1979, p. xii). Voilà des mots que le professeur Skocpol préférerait sans doute ne pas se faire rappeler aujourd'hui. Signalons que certains des personnages clés qui dirigent actuellement les politiques belliqueuses des États-Unis, notamment Cheney et Rumsfeld, étaient à l'époque engagés dans la dénonciation de la «guerre brutale» contre le Vietnam. Voir aussi :
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