La « Grande Trahison » à Ceylan, la formation du Comité américain pour la Quatrième Internationale et la fondation de la Ligue des travailleurs

La conférence suivante a été prononcée par Keith Jones, secrétaire national du Parti de l’égalité socialiste (Canada), à l’école d’été internationale du SEP (États-Unis), qui s’est tenue du 30 juillet au 4 août 2023.

Le rapport d’ouverture du président du comité de rédaction international du WSWS et président national du SEP, David North, « Léon Trotsky et la lutte pour le socialisme à l’époque de la guerre impérialiste et de la révolution socialiste », a été publié le 7 août. La deuxième conférence, «Les fondements historique et politique de la Quatrième Internationale», a été publiée le 14 août. La troisième conférence, «Les origines du révisionnisme pabliste, la scission au sein de la Quatrième Internationale et la fondation du Comité international», a été publiée le 18 août. La quatrième conférence, La Révolution cubaine et l’opposition de la SLL à la réunification pabliste sans principes de 1963, a été publié le 25 août. Le WSWS publiera toutes les conférences dans les semaines à venir.

Introduction

En janvier 1961, les trotskistes britanniques lancèrent la lutte contre l’adoption de plus en plus explicite par le Socialist Workers Party (SWP) américain de positions pablistes et de propositions organisationnelles au Secrétariat international pabliste.

Parmi les points clés qu’ils ont soulevés dans une lettre adressée aux dirigeants du SWP, se trouvent :

Premièrement, que « toute marche arrière de la stratégie d’indépendance politique de la classe ouvrière et de construction de partis révolutionnaires serait une erreur historique mondiale de la part du mouvement trotskiste ».

Et deuxièmement, et cela découle largement du premier : « Il est temps de mettre un terme à la période pendant laquelle le révisionnisme pabliste était considéré comme une tendance au sein du trotskisme. » [1]

Au cours des deux années et demie qui se sont écoulées entre sa lettre du 2 janvier 1961 adressée au comité national du Socialist Workers Party américain et le congrès de réunification pabliste de juin 1963, la Socialist Labour League (SLL) a amplifié et élaboré théoriquement ces avertissements : la réunification sans principes par le SWP avec les pablistes entraînerait, affirmait-elle, des désastres politiques pour la classe ouvrière.

Cette évaluation devait être justifiée tragiquement, à peine 12 mois plus tard, sous la forme de la Grande Trahison à Ceylan, aujourd’hui connue sous le nom de Sri Lanka. Le 9 juin 1964, au milieu d’une immense crise sur l’île pleine de possibilités révolutionnaires, le parti pabliste Lanka Sama Samaja Party, ou LSSP, entra dans le gouvernement du Sri Lanka Freedom Party de Madame Sirimavo Bandaranaike. Ce fut la première fois qu’un parti se réclamant trotskiste et historiquement associé à la Quatrième Internationale entrait dans un gouvernement bourgeois.

Le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) a immédiatement reconnu la portée historique mondiale de cette trahison. Gerry Healy s’est rendu à Colombo et a cherché à intervenir lors du congrès du LSSP de juin 1964 qui décida de participer à une coalition.

Dans une déclaration du 5 juillet 1964, le CIQI tirait la conclusion fondamentale suivante quant au rôle contre-révolutionnaire du pablisme et à l’urgence de placer la lutte contre sa politique liquidationniste au centre de la lutte pour résoudre la crise de la direction révolutionnaire par la construction de partis révolutionnaires de la classe ouvrière, c’est-à-dire de sections du CIQI.

« L’entrée des membres du LSSP dans la coalition Bandaranaike, peut-on lire, marque la fin de toute une époque de l’évolution de la Quatrième Internationale. C’est au service direct de l’impérialisme, dans la préparation d’une défaite de la classe ouvrière, que le révisionnisme dans le mouvement trotskiste mondial trouve son expression. » [2]

Les leçons de la lutte contre la réunification et sa justification exprimée par la négative à Ceylan étaient nécessairement au cœur du développement futur du CIQI et ont conduit directement à la fondation de nouvelles sections du CI aux États-Unis et au Sri Lanka, respectivement, la Workers League (Ligue des travailleurs) et la Revolutionary Communist League (RCL, Ligue communiste révolutionnaire).

Les origines de la Workers League remontent à la minorité du SWP dirigée par Tim Wohlforth qui, à partir de 1961, a collaboré avec le CIQI et a travaillé sous sa discipline pour s’opposer à la réunification avec les pablistes. Mais les événements du Sri Lanka et leurs leçons ont été, comme nous le montrerons, essentiels à la clarification politique et à la cristallisation de la minorité pro-CIQI et à la fondation de la Workers League.

Le SWP s’était opposé à Pablo en 1953, pour ensuite rompre avec le CIQI et retrouver les pablistes en 1963, sur la base d’une perspective anti-trotskiste commune et de la censure de toute discussion sur les divergences qui avaient conduit à la scission une décennie plus tôt. À Ceylan, en revanche, il n’y avait jamais eu de section du CI ou de section sympathisante. En 1953-1954, le LSSP avait adopté une position ambivalente dans la lutte contre Pablo, choisissant finalement de rester au sein de la « Quatrième Internationale » pabliste et de faire profiter Pablo et le Secrétariat international de son prestige en échange de la liberté de poursuivre des politiques national-opportunistes de plus en plus explicites.

Aux États-Unis et au Sri Lanka, l’intervention de la SLL devait s’avérer décisive pour rallier les forces rebutées par la trahison des pablistes envers la révolution permanente et la lutte pour l’indépendance politique et l’hégémonie de la classe ouvrière et leur fournir une orientation et un programme véritablement trotskistes. Dans les deux cas, une période de clarification politique et de séparation des forces petites-bourgeoises qui prétendaient s’opposer à la réunification dans le cas du SWP et à la Grande Trahison dans le cas du Sri Lanka était nécessaire avant que de nouveaux partis trotskistes – la Workers League et la RCL – puissent émerger.

La première partie de cette conférence examinera les racines de la grande trahison du LSSP dans l’opportunisme pabliste, son impact et sa signification, ainsi que la lutte du Comité international (CI) pour en tirer les leçons pour la classe ouvrière sri-lankaise et mondiale.

Une deuxième partie, plus courte, passera en revue les origines du Socialist Equality Party (SEP) américain dans l’émergence, la différenciation politique et la cristallisation d’une minorité pro-CI dans la lutte contre la capitulation du SWP face à l’opportunisme pabliste.

En cela, les événements de Ceylan – leurs racines, leur portée et leurs leçons politiques – ont joué un rôle crucial, comme le montrera cette conférence, à la fois dans la formation du Comité américain pour la Quatrième Internationale en 1964 et dans la Workers League, deux ans plus tard.

En juillet 1964, Wohlforth et huit autres personnes, dont Fred Mazelis, qui reste à ce jour l’un des dirigeants du SEP américain, furent expulsés du SWP pour avoir appelé à une discussion interne du parti sur les événements de Ceylan/Sri Lanka et leur importance pour le mouvement trotskiste mondial. Ils devaient former le Comité américain pour la Quatrième Internationale. En novembre 1966, après une nouvelle période de différenciation politique par rapport à un autre groupe qui avait émergé au sein du SWP et revendiquait un accord avec le CIQI, les nationalistes petits-bourgeois de la Spartacist League, le Comité américain pour la Quatrième Internationale devint la Workers League.

Avant d’examiner la trahison pabliste à Ceylan/Sri Lanka, je voudrais souligner un autre point. Le LSSP a joué un rôle majeur dans la réunification. À la fin des années 1950, il servit d’instrument aux pablistes pour sonder politiquement le SWP. Au début des années 1960, alors que Hansen et les dirigeants du SWP cherchaient à précipiter une réunification avec les pablistes, ils vantèrent le LSSP comme l’exemple des « partis trotskistes de masse » qu’ils désiraient construire en opposition aux « sectaires » et « dogmatiques conservateurs » du CIQI.

La Révolution permanente et les fondements de principe du trotskisme en Asie du Sud

L’émergence du parti Lanka Sama Samaja Party (LSSP) en tant que parti trotskiste et principal parti de la classe ouvrière de Ceylan est une question complexe. Cette histoire est nécessairement longuement abordée dans le document Les fondations historiques et internationales du SEP sri-lankais, que j’encourage vivement les camarades à étudier attentivement.

Ici, je ne peux que faire quelques observations brèves mais essentielles. Lors de sa fondation en 1935, le LSSP était une organisation nationaliste radicale opposée à la domination de l’impérialisme britannique sur l’île avec la complicité de la bourgeoisie nationale vénale. Il était dirigé par des jeunes, dont beaucoup sympathisaient avec le trotskisme, qui étaient entrés en contact avec le marxisme et la politique révolutionnaire lors de leurs études à l’étranger. Les principaux dirigeants étaient Colvin de Silva, Philip Gunawardena, Leslie Goonewardene et NM Perera.

La marche rapide vers la guerre mondiale dans les années 1930 et la politique contre-révolutionnaire du Front populaire des staliniens, qui comprenait des appels flagrants aux peuples coloniaux pour qu’ils s’accommodent des empires britannique et français, ont poussé la direction du LSSP à se tourner plus explicitement vers le trotskisme et la Quatrième Internationale.

La « Lettre ouverte aux travailleurs indiens » de Trotsky de juillet 1939 fut écrite en réponse aux efforts des dirigeants du LSSP sympathisants de la Quatrième Internationale (connus sous le nom de groupe « T ») pour établir un contact direct avec Trotsky. Cela devait être sa dernière élaboration majeure de la perspective de la révolution permanente concernant l’Inde, que Trotsky avait ailleurs décrite comme le pays colonial classique.

Léon Trotsky, fondateur de la Quatrième Internationale

En anticipation que l’approche de la Seconde Guerre mondiale donnerait une puissante impulsion à la révolution démocratique en Inde, Trotsky a déclaré :

La bourgeoisie indienne est incapable de mener une lutte révolutionnaire. Elle est trop liée à l’impérialisme britannique, elle dépend trop de lui. Elle tremble pour ses propres biens. Elle a peur des masses. Elle cherche à tout pris un compromis avec l’impérialisme et dupe les masses par des espoirs de réforme par en haut [...] Seul le prolétariat peut avancer un programme révolutionnaire agraire courageux, soulever et réunir des dizaines de millions de paysans et les conduire à la lutte contre les oppresseurs indigènes et l'impérialisme britannique. L'alliance des ouvriers et des paysans est la seule alliance honnête et sûre qui puisse assurer la victoire ultime de la révolution indienne [3]

La « Lettre ouverte » de Trotsky a fourni une orientation stratégique aux meilleurs éléments du LSSP. Au cours des deux années et demie suivantes, le LSSP allait être politiquement reforgé et refondé, se transformant d’une organisation nationaliste radicale basée à Ceylan en un véritable parti trotskiste luttant pour rallier la classe ouvrière de toute l’Asie du Sud au programme de la révolution permanente.

La première étape cruciale de ce processus fut l’expulsion d’une faction pro-stalinienne dans ses rangs en décembre 1939. Les dirigeants du LSSP élaborèrent ensuite le programme de la Révolution permanente dans une série de documents. Ils ont insisté sur le fait que les tâches fondamentales de la révolution démocratique dans le sous-continent indien, ou comme on l’appelle maintenant plus communément en Asie du Sud, ne pourraient être réalisées que par une révolution socialiste dirigée par la classe ouvrière, qui rallierait les travailleurs ruraux et urbains contre l’impérialisme et la bourgeoisie nationale et s’orienterait vers la révolution socialiste mondiale.

Dans le cadre de ce processus de redéfinition de l’axe de classe stratégique du LSSP, les trotskistes ceylanais en sont venus à reconnaître qu’il n’y aurait pas et ne pourrait pas y avoir de véritable règlement de comptes avec l’impérialisme sur la seule île de Ceylan. Sur cette base, ils ont développé la conception stratégique d’un parti pan-indien et ont été le fer de lance, tant sur le plan organisationnel que politique, de la lutte visant à fusionner divers groupes proclamant leur soutien à Trotsky et à la Quatrième Internationale dans des régions disparates de l’Inde en un parti unique basé sur l’adhésion à la Quatrième Internationale et le programme de la Révolution permanente.

En conséquence de cette lutte, le LSSP fut fondamentalement transformé puis intégré en avril 1942 dans un nouveau parti pan-indien qui chercha immédiatement à être admis à la Quatrième Internationale, le Parti bolchevique-léniniste de l’Inde, de Ceylan et de Birmanie, ou BLPI.

La revue du BLPI, « Permanent Revolution »

Le BLPI a combiné le travail illégal sur l’île pendant la Seconde Guerre mondiale avec un tournant audacieux vers ce qu’il reconnaissait être une explosion révolutionnaire imminente dans l’Inde britannique. Il y a un élément véritablement héroïque dans cette histoire. Le temps ne me permet pas d’en parler, mais après avoir rallié un gardien de prison au trotskisme, plusieurs des principaux dirigeants trotskistes de Ceylan s’évadèrent en avril 1942 des cellules de prison dans lesquelles ils avaient été enfermés pour s’être opposés à la guerre. Ils ont ensuite traversé le détroit de Palk vers l’Inde afin de pouvoir diriger l’intervention du BLPI dans le mouvement Quit India de 1942.

Pour Gandhi, le mouvement Quit India (Quittez l’Inde) était un geste politique visant à assurer le contrôle du Congrès national indien bourgeois sur le mécontentement de masse qui s’accentuait durant la guerre. Mais il a rapidement échappé au contrôle des dirigeants du Congrès et s’est transformé, dans une grande partie du pays, en un soulèvement national contre la domination britannique. Tandis que les staliniens s’en prenaient au mouvement Quit India, au motif qu’il mettait en péril l’effort de guerre des alliés impérialistes britanniques de l’Union soviétique, le BLPI luttait pour que la classe ouvrière intervienne de manière indépendante dans la lutte contre la domination britannique et fournisse une direction révolutionnaire aux masses rurales insurgées.

Les Britanniques, non sans difficultés, réussirent à réprimer le mouvement Quit India. Cependant, avec la fin de la guerre, l’Inde – comme une grande partie du monde – fut secouée par une crise révolutionnaire. Cela comprenait une mutinerie des marins de la Royal Indian Navy (RIN), des rébellions paysannes et, plus important encore, une vague de grèves de masse à travers laquelle la classe ouvrière s’est efforcée d’affirmer ses intérêts de classe indépendants.

Le BLPI a contribué à précipiter une grève générale à Bombay en soutien à la mutinerie de la RIN. Gandhi et Nehru ont dénoncé le soulèvement qui réunissait des travailleurs et des marins hindous, musulmans et sikhs.

L’émergence de la classe ouvrière a poussé le Congrès national indien dirigé par Gandhi et Jawaharlal Nehru à intensifier ses efforts pour parvenir à un règlement avec l’impérialisme britannique.

Si le Parti du Congrès a finalement réussi à conserver le contrôle politique, c’était en grande partie grâce au rôle des staliniens qui, au cours des décennies précédentes, avaient systématiquement cédé la direction à la bourgeoisie nationale et lui avaient subordonné la classe ouvrière au motif qu’elle était la direction légitime de la révolution nationale-démocratique. Le Parti communiste indien a approuvé l’accord de « transfert de pouvoir » entre le gouvernement travailliste britannique, le Congrès et la Ligue musulmane communautariste, qui partitionna le sous-continent selon des lignes communautaires entre une Inde à prédominance hindoue et un Pakistan expressément musulman – véritablement l’un des grands crimes et tragédies du XXe siècle.

Dans un discours de 1948, le chef du BLPI, Colvin da Silva, a accusé de manière incisive la bourgeoisie nationale pour son « avortement » du mouvement anti-impérialiste de masse. Il a expliqué comment, à travers la partition sanglante du sous-continent, le communautarisme avait été intégré dans les structures étatiques mêmes de l’Asie du Sud et que de nouvelles chaînes avaient ainsi été forgées pour la domination impérialiste de l’Asie du Sud.

Colvin da Silva expliqua que:

L’éclatement de l’Inde, si facilement imputable à la seule Ligue musulmane, était fondamentalement dû non pas à la politique de la Ligue mais à la politique du Congrès. La politique du Congrès à l’égard de l’impérialisme britannique n’était pas une politique de lutte mais une politique de règlement. Et la politique de règlement a inévitablement alimenté la politique de division dans la mesure où elle a également laissé l’initiative à l’impérialisme britannique.

Soulignant le danger imminent d’une guerre entre l’Inde et le Pakistan – et trois quarts de siècle plus tard, de nombreuses guerres ont eu lieu entre des rivaux aujourd’hui dotés de l’arme nucléaire – Da Silva a présenté comme un impératif stratégique la lutte pour la réunification socialiste volontaire du sous-continent, déclarant :

« Ceux que la bourgeoisie a déchirés de manière réactionnaire, seule la classe ouvrière peut les réunifier de manière progressiste. » [4]

L’analyse que le BLPI a faite du règlement de 1947 a plus que résisté au passage du temps. Il y a une ligne directe entre cette déclaration et la déclaration du CIQI de 1987, « La situation au Sri Lanka et les tâches politiques de la Ligue communiste révolutionnaire », qui fait une évaluation fondamentale de l’ensemble de l’expérience de décolonisation après la Seconde Guerre mondiale et du caractère des États issus de ce processus. [5]

Le règlement d’après-guerre et la dissolution du BLPI

Aussi cruciale qu’ait été l’analyse du BLPI, elle n’a pas supprimé les immenses pressions qui pesaient sur le mouvement trotskiste. Si elle ne résolvait en rien les problèmes brûlants des masses, l’indépendance formelle a ouvert de nouvelles possibilités à la bourgeoisie nationale et à la petite bourgeoisie.

Des divisions importantes étaient déjà apparues au sein du noyau initial des dirigeants du LSSP qui avaient rompu avec ses conceptions nationalistes radicales, s’étaient tournés vers la Quatrième Internationale et la perspective de la Révolution permanente et avaient fondé le BLPI. En 1943, au lendemain de la défaite du mouvement Quit India, Gunawardena et Perera avaient exhorté le BLPI à se dissoudre dans le Parti socialiste du Congrès, une organisation radicale petite-bourgeoise au sein du Parti du Congrès, très proche de ce qu’avait été le LSSP lors de sa fondation en 1935.

Comme une grande partie des dirigeants du BLPI, Gunawardena et Perera furent capturés par les autorités britanniques en Inde en 1943 et de nouveau emprisonnés. À leur libération en 1945, ils lancèrent une nouvelle organisation au Sri Lanka, qu’ils appelèrent le LSSP. Il prétendait être trotskiste et soutenir la Quatrième Internationale, mais il était distinct du BLPI sur le plan politique et organisationnel.

Diverses divergences organisationnelles, d’un caractère tout à fait secondaire et largement subjectif, ont été avancées par les dirigeants du LSSP pour justifier son existence séparée. En réalité, il existait des divergences politiques majeures, ancrées dans des orientations de classe différentes. Le BLPI en était conscient. Il a condamné les renégats dirigeants du LSSP et lancé l’avertissement que leur scission était la « manifestation d’une tendance non-prolétarienne », qui, si elle n’était pas corrigée, se développerait « en une politique opportuniste à part entière ». [6]

Ces divergences ont été clairement illustrées dans les positions opposées adoptées par le BLPI et le LSSP à l’égard de la législation consacrant le règlement conclu entre l’impérialisme britannique et la bourgeoisie nationale de Ceylan pour faire de Ceylan un État formellement indépendant. Il s’agissait d’un processus dont les masses avaient été totalement exclues.

Le chef du BLPI, Doric de Souza, l’a qualifié à juste titre de « conspiration contre le peuple ». Da Silva, quant à lui, a expliqué que seules les formes de domination impérialiste étaient modifiées, la bourgeoisie indigène se voyant confier une plus grande responsabilité dans l’administration de la machine d’État qui garantissait ses profits et ceux de ses patrons impérialistes. Le BLPI a voté contre le projet de loi sur l’indépendance de Ceylan de 1947 au parlement, a boycotté la cérémonie officielle de passation des pouvoirs en 1948 et a mobilisé des dizaines de milliers de travailleurs à Colombo pour s’opposer à la « fausse indépendance ».

En revanche, le LSSP qualifia la rétrocession britannique de pas en avant, s’abstint lors du vote sur la loi sur l’indépendance et dénonça le projet de rassemblement de l’opposition du BLPI comme étant de l’« exhibitionnisme ».

Le caractère réactionnaire du régime « indépendant » de la bourgeoisie de Ceylan fut rapidement démontré. L’un de ses tout premiers actes a vu le nouveau gouvernement « indépendant » de Ceylan priver les travailleurs des plantations tamouls, la plus grande partie de la classe ouvrière, de leurs droits de citoyenneté, dans le prolongement direct de la politique de diviser pour régner des grands patrons de l’ancienne colonie britannique de l’île. Le BLPI a condamné avec véhémence cette situation, avertissant qu’en définissant la nation en termes raciaux, la classe dirigeante de Ceylan et son État adoptaient le langage du fascisme.

S’appuyant sur la lutte pour le programme de la Révolution permanente, le BLPI avait établi une présence puissante dans la classe ouvrière, notamment sur l’île de Ceylan, où il dirigea d’importants mouvements de grève en 1946 et 1947. Mais au cours des deux années suivantes, qui virent une crise s’intensifier au sein de la Quatrième Internationale, le BLPI fut liquidé.

Sur le plan organisationnel, cela s’est déroulé en deux étapes. À l’automne 1948, un peu plus d’un an après l’indépendance de l’Inde, l’aile indienne du BLPI vota la dissolution et l’adhésion au Parti socialiste du Congrès nationaliste petit-bourgeois, qui avait été rebaptisé Parti socialiste après avoir été exclu du Congrès national indien de Gandhi-Nehru au moment où ce dernier prenait les rênes du pouvoir.

La liquidation du BLPI au sein du Parti socialiste en Inde fut bientôt suivie par la fusion de sa section sri lankaise restante avec le LSSP lors d’un « congrès d’unité » tenu le 4 juin 1950. Cette fusion fut motivée et publiquement justifiée par des considérations grossières, pragmatiques et, franchement, en termes électoralistes : la concurrence entre les deux partis lors d’une élection partielle de 1949 avait permis au candidat du gouvernement de droite UNP de l’emporter. « L’absence de discussion » des divergences politiques antérieures, explique le document fondateur du SEP sri-lankais, « démontrait les relations réelles au sein du nouveau parti : l’aile droite dirigée par NM Perera était aux commandes, tandis que les anciens dirigeants du BLPI lui fournissaient un vernis “trotskiste”. » [7]

En 1948, la direction internationale de la Quatrième Internationale avait exhorté le BLPI à ne pas procéder à son adhésion au Parti socialiste indien sans autre discussion. Cependant, en 1950, lorsqu’une partie des trotskistes indiens, ayant conclu que leur entrée dans cette organisation de plus en plus à droite était un désastre, chercha le soutien de l’Internationale pour reprendre une activité politique révolutionnaire indépendante, Pablo s’y opposa catégoriquement.

De même, le Secrétariat international dirigé par Pablo a donné sa bénédiction à la dissolution du BLPI à Ceylan. Plutôt que d’intervenir pour s’opposer à cette fusion sans principes, qui représentait un recul majeur vers les traditions nationalistes radicales du Sama Samajisme, il a immédiatement accepté la candidature du LSSP « uni » pour succéder au BLPI en tant que section ceylanaise de la Quatrième Internationale.

Pablo et Mandel l’ont fait parce que la liquidation du BLPI était conforme à la perspective liquidationniste qu’ils élaboraient désormais de plus en plus explicitement. Cela aboutirait bientôt à un appel universel lancé aux trotskistes du monde entier pour qu’ils abandonnent, comme le dit Pablo, « toutes les considérations organisationnelles, d’indépendance formelle ou autre », pour poursuivre « une véritable intégration dans le mouvement de masse » – c’est-à-dire une adaptation aux dirigeants staliniens, sociaux-démocrates et, dans les pays les moins développés, nationaux bourgeois exerçant une influence sur la classe ouvrière et l’étouffant politiquement. [8]

Le chef du LSSP, NM Perera, s’adressant à une manifestation de masse à Galle Face Green à Colombo lors du hartal de 1953

L’orientation du LSSP unifié était centriste et de plus en plus axée sur la politique parlementaire et syndicale, et non sur la lutte des classes. Cela a été souligné par la réponse du LSSP au hartal de 1953, ou grève générale dans toute l’île. Les dirigeants du LSSP furent surpris par la réponse enthousiaste à leur appel à une journée de protestation nationale le 12 août 1953 contre les mesures d’austérité brutales du gouvernement. La classe ouvrière, qui s’est manifestée en force, a été rejointe par de larges sections des masses rurales. Dans certaines régions du pays, le mouvement hartal a duré plusieurs jours, obligeant le Premier ministre à démissionner et menaçant de renverser le gouvernement.

Malgré le succès retentissant du hartal, le LSSP et les syndicats contrôlés par le LSSP ne lui ont pas donné suite en appelant à de nouvelles actions de masse. Ils n’ont pas lancé une lutte pour construire des comités d’action pour étendre la lutte, organiser la défense contre la répression d’État, attirer les masses rurales sous la direction de la classe ouvrière et se préparer politiquement à une lutte pour le pouvoir. Au contraire, ils se sont joints aux staliniens et aux autres groupes qui avaient lancé le hartal pour appeler à sa fin et se sont concentrés sur les efforts visant à renverser le gouvernement par le biais d’une motion de censure en alliance avec d’autres partis d’opposition au Parlement.

Le LSSP aux côtés de Pablo contre le CIQI

J’ai passé un certain temps à retracer l’évolution du BLPI/LSSP avant la formation du CIQI en novembre 1953.

Premièrement, il est important de comprendre pourquoi le LSSP avait une stature considérable au sein de la Quatrième Internationale. Même si les véritables raisons pour lesquelles les trotskistes de Ceylan étaient devenus le principal parti de la classe ouvrière de l’île – son internationalisme et son opposition révolutionnaire au stalinisme et à la bourgeoisie nationale –, ces raisons étaient de plus en plus obscurcies par de simples références à leur travail de masse.

Deuxièmement, un tel examen démontre qu’en 1953 le LSSP était dans une crise politique profonde et que cette crise faisait partie intégrante de la crise qui engloutissait alors la Quatrième Internationale. Cette crise, comme cela a été expliqué dans les conférences précédentes, était enracinée dans l’émergence d’un puissant courant liquidationniste nourri par la nouvelle stabilisation du capitalisme mondial, encouragé par le Secrétariat international dirigé par Pablo-Mandel qui lui donnait son expression théorique systématique.

Cela nous amène au point crucial : quels que soient ses reculs et ses erreurs politiques antérieures, le tournant décisif dans l’évolution du LSSP – celui qui a accompli sa rupture avec le trotskisme et accéléré rapidement sa chute vers l’opportunisme national, ouvrant la voie à la Grande Trahison de 1964 – fut la position qu’il adopta en 1953-1954 en réponse à la « Lettre ouverte » de Cannon et à la fondation du CIQI comme centre politique et organisationnel d’opposition au pablisme liquidateur.

Les dirigeants du LSSP affirmèrent partager bon nombre des objections du CIQI aux formulations pro-staliniennes les plus explicites dans les documents produits par le Secrétariat international pabliste. De plus, le LSSP avait dû lui-même combattre une faction pro-stalinienne. À l’automne 1953, pratiquement au même moment que la publication de la Lettre ouverte, une partie importante de la direction du LSSP fit scission pour rejoindre les staliniens.

Pourtant, le LSSP s’empressa de publier une déclaration en décembre 1953 dénonçant la formation du CI pour des raisons organisationnelles et procédurales, en se basant sur l’affirmation selon laquelle la « Lettre ouverte », en attaquant publiquement ce qui était la direction élue de la Quatrième Internationale, violait les principes centralistes démocratiques. Dans tout cela, la critique acerbe de la « Lettre ouverte » de la politique liquidationniste du Secrétariat international dirigé par Pablo et de son abus de son autorité pour faire taire et expulser ceux qui soutenaient le programme historique du trotskisme a été ignorée.

Dans leur déclaration initiale dénonçant la formation du CIQI, les dirigeants du LSSP ont déclaré qu’ils n’avaient pas encore examiné, et je cite ici directement, les « questions politiques » impliquées dans la scission. Ce refus d’aborder les questions politiques de fond perdurera longtemps, les dirigeants du LSSP se présentant plutôt comme des médiateurs entre le CI et les liquidationnistes pablistes. Afin de désamorcer ce qu’ils appelaient une « scission catastrophique » et préserver « l’unité de la Quatrième Internationale », ils ont pressé le CI de se concilier et de faire des compromis avec les pablistes. C’est-à-dire se concilier et faire des compromis avec ceux que Cannon avait à juste titre accusés d’avoir cherché à renverser le programme trotskiste et à détruire le cadre trotskiste mondial historiquement constitué. Finalement, le LSSP a participé au Quatrième Congrès mondial pabliste, apportant son soutien politique et son prestige au Secrétariat international.

Quelles que fussent leurs divergences avec les formulations pro-staliniennes de Pablo, les dirigeants du LSSP ont reculé devant la défense sans équivoque par le CIQI des fondements politiques du mouvement trotskiste et sa déclaration de guerre à l’opportunisme. Ils ont perçu à juste titre que la défense du trotskisme orthodoxe par le CIQI posait obstacle à leur propre politique centriste et leur focalisation de plus en plus opportuniste sur la politique électorale et syndicale.

James P. Cannon

Cannon a déployé une énergie considérable pour tenter de convaincre les dirigeants du LSSP de la gravité des enjeux et de leurs obligations politiques envers le mouvement mondial. Dans une longue lettre de février 1954, il passa en revue les expériences clés de l’histoire du mouvement trotskiste qui démontraient que les questions procédurales et organisationnelles avaient toujours été considérées comme subordonnées aux questions politiques : « La première préoccupation des trotskistes a toujours été, et devrait être maintenant, la défense de notre doctrine », a-t-il affirmé. [9] Cannon a pressé les dirigeants du LSSP de remplir leurs obligations internationalistes en s’opposant aux forces pro-staliniennes et aux « manifestations ouvertes ou secrètes de conciliation stalinienne » non seulement dans leur propre parti, mais à travers le mouvement mondial. [10]

La lettre de Cannon au LSSP est une affirmation puissante de l’internationalisme prolétarien comme stratégie, programme et premier principe de la Quatrième Internationale dans l’organisation et la conduite de son travail. Canon a écrit :

Nous luttons aujourd’hui dans l’accomplissement du devoir et de l’obligation les plus élevés que nous avons adoptés lorsque nous sommes arrivés aux côtés de Trotsky et de l’opposition russe il y a 25 ans. C’est l’obligation de donner la priorité aux considérations internationales ; nous préoccuper des affaires du mouvement international et de ses partis affiliés ; les aider par tous les moyens possibles ; leur faire bénéficier de nos opinions réfléchies et solliciter en retour leurs avis et conseils dans la solution de nos propres problèmes. La collaboration internationale est le premier principe de l’internationalisme. Nous avons appris cela de Trotsky. Nous le croyons et nous agissons selon notre conviction. [Souligné dans l’original] [11]

Cannon était conscient des pressions politiques exercées sur un parti révolutionnaire lorsqu’il s’engage dans un travail de masse et assume la responsabilité directe de diriger la classe ouvrière. Il conclut sa lettre par un avertissement prophétique :

Le LSSP – plus que tout autre parti, j’ose le dire – a besoin d’une direction internationale qui soit une source de force et de soutien pour son orthodoxie trotskiste – la seule condition de sa survie et de sa victoire éventuelle – plutôt qu’un centre organisateur de liquidation et de dislocation insidieuses. [12]

C’est précisément cette collaboration internationale que les dirigeants du LSSP ont rejetée. S’ils, ou même une partie d’entre eux, en particulier les ex-dirigeants du BLPI comme Colvin da Silva, Leslie Goonawardene ou Doric de Souza, s’étaient ralliés au CIQI, les conditions auraient été créées pour un réarmement politique du mouvement trotskiste à Ceylan et en Asie du Sud.

Après avoir résisté et s’être libéré des forces représentées et dirigées par le CIQI qui défendaient le programme historique de la Quatrième Internationale et s’étaient engagées à combattre l’opportunisme pabliste, le LSSP a viré brusquement à droite. Il a mené une politique national-opportuniste de plus en plus effrénée. En bref, il s’est orienté de plus en plus ouvertement vers des alliances politiques directes avec la bourgeoisie nationale.

Avant d’exposer cela et son point culminant dans la Grande Trahison, je dois souligner un point supplémentaire. La faction pro-stalinienne exclue du LSSP en 1953 n’est pas la seule formation de droite à avoir émergé de ses rangs au cours de cette période. En 1950, Philip Gunawardena – dont on se souviendra qu’il avait joué un rôle central dans le recul de la perspective de la Révolution permanente incarnée par le BLPI – se sépara du LSSP pour fonder le VSLP, qui devint plus tard le MEP. Je dirai simplement ici que dans leur dégénérescence vers une politique nationaliste effrénée, collaborationniste de classe et raciste anti-tamoul, le VSLP puis le MEP allaient présager l’évolution du LSSP pabliste lui-même.

Le LSSP et le Sri Lanka Freedom Party

Comme indiqué précédemment, le LSSP a répondu au hartal de 1953 de manière opportuniste plutôt que révolutionnaire. Cela a fourni une ouverture politique à un homme politique bourgeois avisé, SWRD Bandaranaike, pour lancer un appel aux masses rurales cinghalaises mécontentes. Bandaranaike avait occupé des postes de direction au sein du gouvernement de droite et pro-impérialiste de l’UNP (Parti national uni) de Ceylan jusqu’en 1951, date à laquelle il démissionna pour fonder son propre parti, le Sri Lanka Freedom Party, ou SLFP.

Bandaranaike s’était carrément opposé au hartal, mais en réponse à l’état explosif des relations de classes qu’il avait mis à nu, lui et son SLFP ont adopté une posture radicale, combinant des slogans anti-impérialistes et socialistes trompeurs à un virulent chauvinisme anti-tamoul.

Plutôt que de démasquer résolument la politique capitaliste et chauvine du SLFP, le LSSP s’est adapté au populisme cinghalais. Une expression de cela était son opposition à une évaluation marxiste de classe du SLFP, basée sur ses origines, son programme et sa base sociale.

Il décrivait le SLFP comme étant « centriste » – un terme que les marxistes emploient pour désigner les organisations socialistes qui utilisent une rhétorique révolutionnaire, tout en hésitant en pratique à aider les travailleurs à tirer des conclusions révolutionnaires, en particulier en menant une guerre contre les dirigeants opportunistes et trompeurs de la classe ouvrière et des organisations bureaucratiques qu’ils dirigent.

À d’autres moments, le LSSP a vanté l’affirmation tout aussi frauduleuse selon laquelle le SLFP était un « parti petit-bourgeois », basée sur le fait que sa base électorale résidait parmi les masses rurales et la petite bourgeoisie urbaine.

En fait, le SLFP bénéficiait d’un soutien substantiel de la bourgeoisie de Ceylan, et ce, pour deux raisons fondamentales. Parce qu’elle espérait conclure un meilleur accord avec l’impérialisme dans les conditions du boom d’après-guerre et en exploitant la possibilité de manœuvrer avec les régimes staliniens de Moscou et de Pékin. Et deuxièmement, parce qu’elle considérait la démagogie populiste cinghalaise du SLFP comme un instrument utile pour rallier la classe ouvrière à ses objectifs de classe et la diviser selon des lignes communautaires. Dans ses appels à certaines nationalisations et à la fermeture de bases militaires étrangères, le programme du SLFP n’était pas fondamentalement différent de celui mis en œuvre par le Parti du Congrès de Nehru en Inde ou par le régime de Nasser en Égypte. En fait, il était même plus timide.

En 1956, deux ans seulement après avoir rompu avec les véritables trotskistes du CIQI, le LSSP a appuyé l’arrivée au pouvoir de Bandaranaike et de son SLFP. Utilisant un subterfuge prisé des opportunistes du monde entier, le LSSP a invoqué la menace que posaient les représentants politiques les plus ouverts et les plus impitoyables de la classe dirigeante afin de subordonner la classe ouvrière à ceux qui portaient des habits « progressistes » et utilisaient des appels populistes. Au motif que l’UNP évoluait dans une direction fasciste, le LSSP a conclu un pacte électoral « sans contestation » avec le SLFP.

Lorsque le SLFP et son allié, le VSLP dirigé par Gunawardena, ont formé le gouvernement, le LSSP a adopté ce qu’il a appelé une politique de « coopération réactive » – ce qui n’est rien d’autre qu’une manière polie de dire qu’il a offert au gouvernement son étroite collaboration. Conformément à cette politique, il a voté en faveur du discours du Trône du gouvernement présentant son programme législatif.

En apportant son soutien au SLFP, le LSSP a contribué à légitimer sa vile politique communautariste. Un élément clé du programme de Bandaranaike était une politique exclusivement cinghalaise, visant à faire du cinghalais, langue maternelle de la majorité cinghalaise, la seule langue officielle du pays. Cette politique antidémocratique et chauvine a trouvé le soutien de certaines sections de la petite bourgeoisie parce qu’elle augmenterait leurs opportunités d’emploi dans le secteur public et réduirait de fait la minorité tamoule au statut de citoyens de seconde zone, affirmant ainsi la domination cinghalaise.

Le LSSP s’est opposé à la politique « uniquement cinghalaise » du gouvernement SLFP. Cependant, contrairement à l’opposition qu’il avait opposée à la suppression des droits de citoyenneté des travailleurs des plantations tamouls en 1948, il ne l’a pas fait du point de vue de l’internationalisme socialiste et de la lutte pour l’unité de la classe ouvrière. Le LSSP l’a plutôt dénoncée au motif qu’il affaiblissait la « nation », c’est-à-dire l’État capitaliste sri-lankais.

Ces reculs et trahisons n’ont suscité aucune opposition de la part du Secrétariat international pabliste.

Le Comité international, en revanche, était parfaitement conscient du rôle du LSSP. En 1956, lorsqu’un partisan de la conciliation avec le pablisme dans les rangs du CI s’enthousiasma sur le fait que le LSSP était le seul « parti trotskiste » au monde avec « une base de masse », le secrétaire général du SWP américain, Farrell Dobbs, le réprimanda à juste titre.

La politique du LSSP était, affirmait-il, « opportuniste nationale ». « Préoccupé par les problèmes de son propre mouvement de masse », a-t-il poursuivi, le LSSP se désintéresse de la crise à laquelle est confrontée la Quatrième Internationale et souhaite « être laissé tranquille ». [13]

En mars 1957, le journal du SWP, The Militant, publia un éditorial qui critiquait vivement le LSSP pour avoir refusé d’exiger la libération des trotskistes chinois emprisonnés lorsque ses représentants s’étaient rendus en Chine en tant qu’invités du régime de Mao. Peu de temps après, Gerry Healy, dans une lettre à Cannon, notait : « Pablo est bien conscient de l’opportunisme de nos dirigeants ceylanais et, fidèle à son habitude, il les encourage. Il nous est impossible de garder le silence sur cette question. En outre, nous devons tenir compte du fait que les dirigeants du LSSP s’éloignent de plus en plus de la position trotskiste orthodoxe depuis 1954. » [14]

Les élections de 1960 et la réponse de l’Internationale pabliste à la première tentative de coalition de la direction du LSSP

L’opposition croissante au sein de la classe ouvrière a contraint le LSSP à se distancer du gouvernement SLFP-VSLP dans les dernières années de la décennie. Cela comprenait l’organisation d’une grève générale d’une journée en opposition aux attaques du gouvernement contre les droits démocratiques des travailleurs.

Des sections de la classe dirigeante, pour leur part, s’inquiétaient de la capacité du SLFP à faire avancer leurs intérêts dans des conditions de lutte de classe grandissante et, en raison de la promotion du chauvinisme cinghalais par le SLFP et d’émeutes communautaires anti-tamouls. En 1959, Bandaranaike fut assassiné par un moine bouddhiste extrémiste cinghalais.

À l’approche des élections de mars 1960, le LSSP, répondant au militantisme croissant de la classe ouvrière, fit semblant de lutter pour le « pouvoir ». Déclarant que l’UNP et le SLFP étaient tous deux discrédités, il a lancé une campagne pour « un gouvernement samasamajiste (LSSP) ».

Mais loin de proposer une stratégie révolutionnaire pour la classe ouvrière basée sur la lutte des classes et le programme de la Révolution permanente, cette campagne a été conçue entièrement en termes électoraux. Le Secrétariat international a adopté avec enthousiasme la voie parlementaire du LSSP vers le socialisme, déclarant que sa section sri-lankaise était engagée dans « une lutte décisive pour le pouvoir ».

Soulignant que le LSSP se tournait en fait davantage vers la droite et se transformait en un parti réformiste qui agirait comme le principal soutien social du capitalisme sri lankais, sa plate-forme électorale a édulcoré son opposition au « cinghalais uniquement » et son soutien aux droits de citoyenneté pour les travailleurs des plantations tamouls.

Les résultats des élections ont été une amère déception pour les opportunistes du LSSP. Il a remporté beaucoup moins de sièges et à peine plus de voix qu’en 1956, malgré un plus grand nombre de candidats. Perera, le chef de ses éléments les plus à droite, a répondu en adoptant une résolution lors d’une conférence du parti autorisant le LSSP à entrer dans un gouvernement de coalition avec le SLFP, qui tentait de rassembler le soutien d’une majorité dans un parlement sans majorité.

Au début des années 1960, le LSSP était profondément embourbé dans l’opportunisme et le parlementarisme. Ci-dessus, le chef du LSSP, NM Perera (à gauche), s’entretient avec le président américain John F. Kennedy lors d’une visite d’une délégation parlementaire sri-lankaise à la Maison-Blanche le 14 juin 1961. [Photo: Abbie Rowe. White House Photographs. Kennedy Presidential Library and Museum]

La politique de coalition de Perera a été rejetée par le Comité central du LSSP, mais les divergences de nombreux parmi ceux qui ont voté contre l’adhésion au gouvernement étaient purement tactiques. Lorsqu’une deuxième élection a dû avoir lieu en juillet parce qu’aucun gouvernement stable ne pouvait être formé, le LSSP a conclu un accord de « non-contestation » avec le SLFP comme il l’avait fait en 1956, et une fois que le SLFP a pris le pouvoir, le LSSP a voté pour son Discours du Trône et premier budget.

La résolution présentée par Perera en mars 1960 autorisant la formation d’un gouvernement de coalition avec le SLFP capitaliste s’exprimait en termes explicitement pablistes. Il affirmait que le SLFP était un « parti petit-bourgeois » et, en tant que tel – contrairement à tout ce qu’écrivait Trotsky – d’un caractère fondamentalement différent d’un « parti capitaliste ». Partant de cette fausse prémisse, il affirmait ensuite qu’en devenant le partenaire junior du SLFP au sein du gouvernement, le LSSP procéderait à une forme d’« entrée », semblable à celle que les pablistes effectuaient dans les « partis social-démocrates réformistes ».

« Certes », poursuit la résolution, « nous allons encore plus loin dans l’entrisme en acceptant nos fonctions. Mais n’est-ce pas le meilleur moyen de faire vivre aux masses l’expérience nécessaire pour dissiper leurs illusions et leur donner confiance en notre authenticité. Quelques mesures progressistes audacieuses que nous présenterons leur permettront d’apprendre plus que des années de propagande de notre part.» [15]

Six mois plus tard, en septembre 1960, et dans le but de brouiller les pistes, le Secrétariat international pabliste écrivit un long document au LSSP. Il formula des critiques limitées à l’égard de l’opportunisme débridé de la direction de Perera, tout en donnant en fait au LSSP l’autorisation politique de poursuivre ses manœuvres avec le SLFP capitaliste. Les dirigeants pablistes approuvèrent la collaboration avec un gouvernement capitaliste pour mettre en œuvre des « mesures progressistes » ou défendre les « acquis », alors que les « masses » ne sont « pas prêtes à lancer un mouvement anticapitaliste sur une base politique révolutionnaire ». En d’autres termes, c’est précisément ce que Perera prétendait que le LSSP faisait.

« Nous acceptons », poursuit la lettre du Secrétariat international, « qu’il est possible pour un parti révolutionnaire d’apporter un soutien critique à un gouvernement non ouvrier ( qu’il soit de classe moyenne ou capitaliste) dans un pays colonial ou semi-colonial. » [16] Les dirigeants pablistes mondiaux ont ainsi laissé la porte grande ouverte à leur section sri lankaise pour qu’elle collabore avec le gouvernement SLFP, ouvrant la voie à son éventuelle entrée au cabinet quatre ans plus tard seulement.

Fidèle à son orientation opportuniste et coalitionniste envers le SLFP chauvin cinghalais et à ses relations amicales avec le VSLP de Gunawardena, qui avait quitté le gouvernement en 1959 et s’était rebaptisé MEP, le LSSP a continué à s’adapter et à faire des concessions lourdes de conséquences à l’agitation communautariste contre les Tamouls.

Dans une lettre écrite par Healy au Comité national du SWP en juin 1963, condamnant sa réunification avec les pablistes, il fit référence avec amertume à un reportage dans The Militant saluant le rassemblement conjoint du 1er mai organisé par le LSSP avec les staliniens et Gunawardena. « À sa honte éternelle », a écrit Healy, le LSSP s’est plié à la demande de Gunawardena que les représentants des travailleurs des plantations tamouls soient exclus de la plateforme du rassemblement. « Il est désormais librement admis au sein du LSSP que les dirigeants sont prêts à faire de réelles et importantes concessions sur la question de la parité de statut pour les Tamouls et les Cinghalais. C’est la logique de la capitulation qui les a conduits à soutenir le gouvernement capitaliste de Mme Bandaranaike ». [17]

Peu de temps après, le Secrétariat unifié a donné sa bénédiction au soutien du LSSP aux négociations entre les gouvernements de Ceylan et indien pour « rapatrier » – en fait, expulser – des centaines de milliers de Tamouls dont les ancêtres avaient été amenés au Sri Lanka au 19e siècle pour y servir comme ouvriers des plantations.

Le Front de gauche uni – ou comment la Grande Trahison a été préparée

Le rassemblement du 1er mai 1963 à Colombo évoqué par Healy était préparatoire à une nouvelle manœuvre : la création d’une alliance de type Front populaire, officiellement appelée Front de gauche uni, entre le LSSP, le PC de Ceylan et le MEP de Gunawardena.

Le Congrès de réunification pabliste, comme cela a été discuté dans la conférence précédente, a explicitement renoncé au programme de Révolution permanente. Il a salué la révolution nationaliste bourgeoise cubaine comme ouvrant une nouvelle voie vers le socialisme mondial, a vanté les capacités révolutionnaires de la petite bourgeoisie et a renoncé à la nécessité de partis prolétariens révolutionnaires. « La faiblesse de l’ennemi dans les pays arriérés », déclarait-il, « a ouvert la possibilité d’accéder au pouvoir avec un instrument émoussé ». [18]

Comme il fallait s’y attendre – ou pour être plus précis, conformément à cette perspective – il a également donné sa bénédiction à l’alliance LSSP-PC-MEP. Le LSSP, a affirmé le Congrès pabliste, a « posé à juste titre la question d’un Front de gauche uni, à la fois pour arrêter le mouvement vers la droite et pour aider ces masses à avancer vers une autre gauche » . [19]

Peu de temps après, en août 1963, le Front de gauche uni, ou ULF, est officiellement inauguré. Le nom même de l’ULF était une tromperie. Cela n’avait rien à voir avec la tactique du front unique élaborée par Trotsky, qui avait toujours insisté sur l’indépendance politique du parti révolutionnaire et sur le fait que toute action commune avec des tendances opposées devait viser des objectifs immédiats spécifiques et n’impliquer aucun mélange de programmes ou de bannières.

Au contraire, comme l’explique le SEP sri lankais dans une importante série d’articles publiés en 2014, le Front de gauche uni « a reproduit les Fronts populaires staliniens des années 1930, formés sur la base d’un programme politique commun avec des partis opportunistes et bourgeois qui enchaînaient la classe ouvrière à la bourgeoisie, à la propriété privée et à l’État, et a bloqué son activité révolutionnaire indépendante. » [20]

Le programme en 16 points de l’ULF appelait à diverses réformes, notamment la nationalisation des plantations de thé et de caoutchouc, mais ne dépassait en aucun cas le cadre de la politique capitaliste. Cela a été illustré par son acceptation de la politique communautariste anti-tamoul du gouvernement SLFP.

Ce fut sur la base du Front de gauche uni que les syndicats – pour beaucoup dirigés directement par ses trois éléments constitutifs – ont alors formé une alliance autour de 21 points. Des luttes majeures allaient éclater sous la bannière de l’alliance en 21 points. Mais l’ULF et les syndicats ont travaillé en tandem pour neutraliser politiquement le soulèvement de masse grandissant de la classe ouvrière.

Grâce aux mécanismes combinés du Front de gauche uni et du mouvement des 21 points, la classe ouvrière a été confinée aux luttes syndicales militantes, tandis que le LSSP et ses alliés manœuvraient au Parlement et sur la scène politique capitaliste sri-lankaise plus large à travers l’ULF. Les staliniens et le MEP racialiste dirigé par Gunawardena étaient, il faut le souligner, encore plus orientés vers une alliance avec le SLFP que vers le LSSP. Conformément à la chimère stalinienne-menchévique de la révolution en deux étapes, les partis staliniens dans toute l’Asie, l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Afrique étaient de véhéments défenseurs de la subordination de la classe ouvrière à l’aile soi-disant « progressiste », « anti-impérialiste » de la bourgeoisie nationale.

Au sein du LSSP, il y avait une aile gauche qui s’opposait au Front de gauche uni et avertissait qu’il s’agissait d’un tremplin vers une coalition. Cependant, le Secrétariat unifié pabliste a réprimé les critiques à l’encontre de la direction du LSSP, justifiant cela en citant la prétendue nécessité, au lendemain de la réunification de 1963, d’assouplir la « discipline ». Les dirigeants du LSSP, dit-il, doivent avoir la possibilité de « prouver par l’action la sincérité de leur position ». « Envenimer délibérément l’atmosphère au sein du LSSP » serait préjudiciable et mettrait en péril « l’unité du parti », c’est-à-dire sa domination par une droite virulemment opportuniste et nationaliste. [21]

En avril 1964, deux mois seulement avant la grande trahison du LSSP, le Secrétariat unifié envoya une lettre à la direction du LSSP dans laquelle il saluait l’ULF, affirmant qu’il pourrait « fournir un autre Cuba ou une autre Algérie et se révéler être une source d’inspiration encore plus grande pour les travailleurs révolutionnaires du monde entier ». [22]

À ce moment-là, Perera avait déjà entamé des pourparlers en coulisses avec le Première ministre, Madame Bandaranaike, qui avait pris la direction du SLFP à la suite de l’assassinat de son mari.

Première ministre Sirima Bandaranaike

Dans un discours du 10 mai 1964, Bandaranaike souligna la crise aiguë à laquelle était confrontée la bourgeoisie sri-lankaise et, par conséquent, la raison pour laquelle les dirigeants du LSSP devaient être amenés au gouvernement afin d’amadouer et de réprimer politiquement la classe ouvrière. « Certains », a-t-elle expliqué, « estiment que ces troubles [grèves] peuvent être éliminés par l’instauration d’une dictature. D’autres disent qu’il faudrait faire travailler les ouvriers à la pointe du fusil et de la baïonnette. D’autres encore soutiennent qu’un gouvernement national devrait être formé pour résoudre ce problème. J’ai examiné ces idées séparément et dans le contexte des événements mondiaux. Ma conclusion est qu’aucune de ces solutions ne nous aidera à parvenir à notre objectif. […] C’est pourquoi, messieurs, j’ai décidé d’entamer des pourparlers avec les dirigeants de la classe ouvrière, en particulier M. Philip Gunawardena et M. NM Perera ». [23]

Le Secrétariat unifié pabliste a répondu à l’entrée imminente du LSSP dans un gouvernement capitaliste en appelant le LSSP à plaider plutôt en faveur d’un gouvernement de Front de gauche uni et à « rester fidèle à sa longue tradition de lutte sans compromis contre l’impérialisme et la bourgeoisie nationale ». [24] Cela était demandé à un parti qui, avec la connivence du Secrétariat unifié, s’était adapté pendant des années au populisme cinghalais et s’était ouvertement allié à plusieurs reprises avec le SLFP capitaliste au nom de la lutte contre l’impérialisme et la droite.

La Grande Trahison

Le 9 juin 1964, le LSSP rejoint officiellement le gouvernement, Perera étant nommé ministre des Finances et deux autres dirigeants du LSSP se voyant attribuer des postes ministériels.

Lors d’une conférence du parti tenue les 6 et 7 juin pour ratifier l’entrée au gouvernement, trois résolutions ont été présentées : 1) celle de la droite dirigée par Perera, qui a salué le SLFP pour avoir mené une « lutte nationale », a remporté 501 voix. 2) celle d’une faction dite « du centre » dirigée par les anciens dirigeants du BLPI Colvin R. de Silva et Leslie Goonewardene a appelé le LSSP à maintenir un accord de coalition entre le SLFP et le Front de gauche uni dans son ensemble, affirmant que ceci fournirait de meilleures bases pour parvenir à une « solution progressiste à la crise » au-delà du « cadre du capitalisme ». [25] Elle a reçu 75 voix. 3) 159 délégués ont voté pour la résolution de la Minorité révolutionnaire, qui condamnait sans équivoque toute coalition avec le SLFP. Une coalition, avertissait-elle, entraînerait « une collaboration ouverte de classe, une désorientation des masses, (et) la division de la classe ouvrière », et renforcerait ainsi les forces d’extrême droite que les partisans de la coalition prétendaient combattre . [26] Suite à son rejet, ils quittèrent le Congrès et proclamèrent la fondation d’un nouveau parti, le LSSP (Révolutionnaire).

Gerry Healy

Le CIQI avait suivi de près les développements à Ceylan, reconnaissant leur caractère historique pour le mouvement trotskiste mondial. Healy prit l’avion pour Colombo mais s’est vu refuser l’entrée au congrès du LSSP au motif qu’il n’était pas membre du Secrétariat unifié pabliste. Healy s’est toutefois entretenu à l’extérieur du lieu du congrès avec les travailleurs et les jeunes opposés à la coalition. Et les efforts des pablistes, à la fois dans l’immédiat et à long terme, pour empêcher que la révélation du rôle criminel du LSSP et du Secrétariat unifié par le CI n’atteigne les éléments les plus avancés échouèrent.

Le 5 juillet 1964, le CIQI publia la déclaration que j’ai citée en introduisant ce rapport. Elle tirait les leçons essentielles de la Grande Trahison perpétrée par les pablistes à Ceylan pour la classe ouvrière internationale. Cette trahison, concluait-elle, « marque la fin de toute une époque de l’évolution de la Quatrième Internationale ». Elle ajouta : « C’est au service direct de l’impérialisme, dans la préparation d’une défaite de la classe ouvrière, que le révisionnisme dans le mouvement trotskiste mondial a trouvé son expression. »

Le passage suivant n’est pas moins crucial. On peut lire:

La tâche de reconstruction de la Quatrième Internationale doit être entreprise sur la base solide de la construction de partis prolétariens révolutionnaires dans chaque pays en lutte contre les serviteurs bureaucratiques et opportunistes de l’impérialisme et contre leurs défenseurs, les révisionnistes qui usurpent le nom du trotskisme et de la Quatrième Internationale. [27]

En outre, Healy a rédigé une analyse complète de la dégénérescence politique du LSSP qui mettait en évidence le rôle que les dirigeants pablistes internationaux y avaient joué, intitulée « Ceylan : la grande trahison ». Elle a observé que l’avenir de l’aile révolutionnaire du LSSP « dépend désormais principalement d’une étude sérieuse de cette relation » et de la lutte du CIQI contre le pablisme. [28]

La réponse du Secrétariat unifié pabliste à l’entrée de sa section ceylanaise dans un gouvernement capitaliste fut cyniquement de s’en laver les mains. Il a expulsé les 501 membres du LSSP qui avaient voté pour la résolution de la coalition de Perera. Cependant, pendant des mois, il n’a pris aucune mesure disciplinaire contre le soi-disant « centre », qui avait préconisé l’entrée en bloc de l’ULF au gouvernement et est resté un membre fidèle du LSSP alors que celui-ci assumait la responsabilité directe de la gestion des affaires de la bourgeoisie sri lankaise et de la répression de la classe ouvrière.

Hansen et la direction du SWP, quant à eux, ont répondu à la demande de la minorité pro-CI du parti de discuter des événements de Ceylan et de leur signification pour le mouvement trotskiste mondial en suspendant immédiatement tous ses membres.

Les conséquences catastrophiques de l’opportunisme pabliste

Cette école a commencé à juste titre par un hommage au camarade Wije Dias, qui a été pendant 35 ans secrétaire général de la section sri-lankaise du CIQI. Wije est entré dans la vie politique par le biais des Ligues de jeunesse du LSSP, après être entré à l’université en 1962. Il a été attiré par ce qu’il pensait être un parti trotskiste à la tête d’un mouvement grandissant de la classe ouvrière qui luttait pour lui donner une direction révolutionnaire-socialiste. En fait, ce que préparaient les dirigeants du LSSP était une trahison historique.

Le communiqué du CI annonçant son décès à l’âge de 80 ans déclare :

Wije était un protagoniste implacable du programme socialiste internationaliste de la Révolution permanente et un combattant pour l’indépendance politique de la classe ouvrière. Il était inflexible dans sa défense des principes marxistes et trotskistes parce qu’il avait été témoin des conséquences catastrophiques – sous forme de désorientation politique, de réaction et de pertes tragiques en vies humaines – qui résultent de leur abandon et de leur trahison. [29]

La trahison pabliste au Sri Lanka a eu des conséquences horribles pour les travailleurs de l’île et, en fait, pour toute l’Asie du Sud. Aujourd’hui, six décennies plus tard, la classe ouvrière du Sri Lanka et de l’Asie du Sud et notre parti souffrent toujours de son impact.

Toute l’histoire tourmentée du Sri Lanka au cours des six dernières décennies – y compris une guerre civile ethno-communautariste qui a fait plus de 100.000 morts – témoigne de ce qui était et est encore en jeu dans la lutte contre le révisionnisme pabliste et toutes les formes d’opportunisme national. La transformation du LSSP en principal pilier social du pouvoir bourgeois sur l’île a ouvert la porte à la montée du JVP petit-bourgeois. Ce dernier gagna une popularité parmi la jeunesse cinghalaise rurale pauvre en prêchant la lutte armée sur la base d’un mélange de maoïsme, de castrisme et de chauvinisme cinghalais.

Dans le même temps, l’alliance contre-révolutionnaire du LSSP avec le parti qui avait défendu le chauvinisme du « cinghalais d’abord » a brisé la confiance des masses tamoules dans leur capacité à se tourner vers la classe ouvrière, sous la direction socialiste révolutionnaire, pour défendre leurs droits démocratiques. En fin de compte, cela devait conduire à l’émergence des LTTE et de groupes nationalistes-séparatistes tamouls partageant les mêmes idées parmi la jeunesse étudiante de la péninsule de Jaffna.

Le gouvernement de coalition SLFP-LSSP établi en juin 1964 n’a pas tenu longtemps après avoir accompli sa tâche principale, faire dérailler le soulèvement de la classe ouvrière autour des 21 revendications.

Mais en 1970, le LSSP était le principal partenaire du SLFP dans un deuxième gouvernement de coalition dirigé par le SLFP. Avec Perera comme ministre des Finances jusqu’en 1975, le gouvernement SLFP-LSSP-Parti communiste allait mener des attaques massives contre la classe ouvrière et les travailleurs opprimés. En 1971, il a brutalement réprimé un soulèvement dirigé par le JVP, tuant 15.000 jeunes des campagnes.

Suivant la voie bien tracée de la politique bourgeoise sri lankaise, la coalition a complété sa brutale répression du soulèvement de la jeunesse par une réforme constitutionnelle qui a sanctifié les principes clés du chauvinisme cinghalais dans la loi fondamentale de l’île. Elle fut rédigée par Colvin da Silva, qui avait autrefois formulé avec force la perspective de la Révolution permanente. Elle imposait des quotas discriminatoires en matière d’emploi et d’éducation à la minorité tamoule et faisait du bouddhisme la religion d’État et du cinghalais la seule langue officielle.

L’impact de la Grande Trahison du LSSP s’est répercuté bien au-delà de l’île. Partout en Asie et dans le monde, la trahison du LSSP a donné un élan politique aux partis staliniens et maoïstes de plus en plus discrédités. Les staliniens indiens avaient été ébranlés par la crise tout au long des années 1960 en raison de la scission sino-soviétique, et du soutien du Parti communiste indien à la bourgeoisie indienne dans la guerre frontalière entre l’Inde et la Chine et de l’opposition croissante dans ses rangs à ses liens étroits avec le Parti du Congrès au pouvoir. Mais parce que le mouvement trotskiste en Asie du Sud avait été liquidé par les pablistes dans les années 1950, un processus qui a culminé avec la Grande Trahison de 1964, les factions staliniennes en guerre n’ont pas été contestées et ont pu conserver leur contrôle politique sur la classe ouvrière. Le mouvement naxalite qui s’est imposé au cours de cette période a souligné la trahison du LSSP pour justifier sa politique maoïste et anti-ouvrière de « guerre populaire prolongée » et de « nouvelle révolution démocratique » en alliance avec l’aile de la bourgeoisie prétendument anti-impérialiste et anti-féodale.

La lutte politique qui a conduit à l’émergence de la RCL

Le voyage de Healy au Sri Lanka en juin 1964 fut la première salve dans la lutte visant à faire ressortir les conséquences de la Grande Trahison pour la classe ouvrière mondiale, surtout en ce qui concerne la lutte pour résoudre la crise de la direction révolutionnaire à travers la construction de la Quatrième Internationale. Un élément clé dans tout cela a été la lutte pour clarifier les éléments révolutionnaires au Sri Lanka qui étaient rebutés par les actions du LSSP et qui cherchaient à tâtons pour trouver une solution au milieu de la confusion et de la désorientation produites par la trahison et la répression politique de la classe ouvrière.

Dès le début, le point central avancé par Healy et le CIQI était que la trahison avait été politiquement préparée par les dirigeants pablistes mondiaux à Paris. C’était le résultat d’une crise de longue date dans le mouvement trotskiste mondial, intensifiée par la désertion du SWP au profit des pablistes en 1963, qui ne pouvait être surmontée que par une offensive mondiale contre le révisionnisme pabliste.

Le LSSP (Révolutionnaire) était mort-né du point de vue de la politique révolutionnaire parce qu’il refusait de rompre avec le Secrétariat unifié. Lors de sa toute première conférence, l’ensemble de ses dirigeants se sont unis pour bloquer une résolution présentée par un sympathisant du CIQI pour débattre de la « question internationale », c’est-à-dire de la lutte du CIQI contre l’opportunisme pabliste.

Le document des Fondements historiques et internationaux du SEP sri-lankais discute longuement du processus de lutte politique et de différenciation par lequel, sous l’influence et la direction des trotskistes britanniques, un groupe de personnes particulièrement jeunes s’est détaché de l’orbite politique du LSSP (R) et de son orientation de pression sur le LSSP et les dirigeants staliniens et a entrepris de construire un nouveau parti révolutionnaire de la classe ouvrière sri lankaise basé sur les leçons de la lutte du CIQI contre le révisionnisme pabliste. De premier plan parmi ceux-ci figuraient Keerthi Balasuriya, qui n’avait que 19 ans lorsqu’il fut élu secrétaire général de la Ligue communiste révolutionnaire (RCL) lors de son congrès fondateur en juin 1968, et Wije Dias.

Le secrétaire général de la RCL, Keerthi Balasuriya, s’adressant à une réunion de la RCL au début des années 1970. Tragiquement, le camarade Balasuriya décéda prématurément en 1987 à l’âge de 39 ans.

Une question clé lors du congrès fondateur de la RCL concernait la continuité de la lutte pour le trotskisme. Comme l’a expliqué le SEP au Sri Lanka, le camarade Keerthi s’est opposé « à une tendance qui considérait le congrès comme l’unification d’un courant révolutionnaire national sri lankais retraçant son histoire à travers le LSSP, le LSSP (R) et Shakthi (un groupe de gauche dans lequel de nombreux dirigeants de la RCL avaient participé) avec le CIQI. [30] Le congrès a adopté à l’unanimité une résolution d’affiliation au CIQI basée sur la compréhension que sa lutte contre le révisionnisme pabliste avait assuré la continuité de la Quatrième Internationale et que ses leçons étaient essentielles pour résoudre la crise de la direction prolétarienne. « Ce Congrès, déclare-t-il, se consacre fermement à la tâche de construire le parti de la révolution prolétarienne à Ceylan en tant que section du CIQI dans une lutte intransigeante contre toutes les formes de révisionnisme et déclare que cette tâche est inséparablement liée à l’intervention active dans la lutte des classes dans toute la mesure du possible, en tout lieu et en toutes circonstances.» [31]

Parce qu’ils se basaient sur une lutte pour assimiler les leçons de la lutte du CIQI pour défendre et développer le programme historique de la Quatrième Internationale, les dirigeants de la RCL, et en particulier le camarade Keerthi, étaient extrêmement sensibles à tout recul face au programme de la Révolution permanente. Cela dépasse le cadre de cette conférence, mais il convient de noter que même avant la fondation de la RCL, ces dirigeants avaient contesté la glorification par Banda de la « lutte armée » maoïste. Et en 1971, la RCL a cherché à renverser la ligne de « soutien critique » à la guerre de l’Inde contre le Pakistan en décembre 1971, que la SLL avait avancée au nom du CIQI sur la base d’une acceptation des affirmations cyniques d’Indira Gandhi selon lesquelles New Delhi intervenait pour soutenir la lutte de libération du Bangladesh. Cependant, signe de la crise croissante au sein de la SLL, les critiques de la RCL ont été étouffées et n’ont jamais été discutées au sein du CI.

Le pablisme, la Grande Trahison et la lutte pour le trotskisme aux États-Unis

Comme indiqué précédemment, un an précisément avant l’entrée du LSSP pabliste dans le gouvernement capitaliste de Ceylan, le Socialist Workers Party a voté pour la réunification avec les pablistes, formant ce qu’on appelle le Secrétariat unifié.

Lors du congrès du SWP de juin 1963, tenu quelques jours seulement avant le congrès mondial pabliste qui a officialisé et mis en œuvre la réunification, une minorité dirigée par Tim Wohlforth et travaillant en collaboration avec le CI et sous sa discipline politique a voté contre la réunification.

Il est significatif qu’un deuxième groupe, une minorité dirigée par James Robertson qui prétendait sympathiser avec le CIQI et qui allait former la Ligue spartakiste, s’est abstenu. Le groupe Robertson a revendiqué toutes sortes de divergences avec la direction du SWP. Pourtant, sur la question centrale à laquelle était confronté le mouvement trotskiste mondial, qui avait, à juste titre, fait l’objet d’une bataille politique acharnée au cours des deux années et demie précédentes, le groupe Robertson a refusé de se ranger du côté du CIQI. En 1953, en lançant la fondation du CIQI, Cannon avait déclaré que les « lignes de clivage entre » le révisionnisme pabliste et « le trotskisme orthodoxe sont si profondes qu’aucun compromis n’est possible, ni politiquement ni organisationnellement ». [32]

Dix ans plus tard, lorsqu’on lui a demandé s’il était d’accord avec la direction du SWP sur le fait que les divergences qui avaient conduit à la scission de 1953 avaient été dépassées par les événements ultérieurs – en particulier l’évaluation commune de la révolution cubaine par le SWP et le Secrétariat international – et que toutes discussions de la scission de 1953 devaient être empêchées afin de faire avancer la « réunification », le groupe Robertson s’est abstenu.

À la demande des trotskistes britanniques, la minorité pro-CI est restée au sein du SWP après la rupture de ce dernier avec le CI et son ralliement aux pablistes. Elle l’a fait afin de poursuivre la lutte pour une clarification politique au sein du SWP sur les questions centrales liées aux perspectives révolutionnaires mondiales et la lutte pour résoudre la crise de la direction révolutionnaire à travers la construction de la Quatrième Internationale. C’était une décision correcte, très différente de celle d’approuver politiquement ou de participer à la réunification. Elle est née d’une évaluation correcte de la tâche centrale à laquelle étaient confrontés les partisans du CI dans des conditions où le SWP, le parti historique du trotskisme aux États-Unis, était en train de se liquider dans un radicalisme petit-bourgeois, et de la conviction que les événements justifieraient et clarifieraient l’importance décisive de la lutte du CI contre la réunification.

Bien qu’il s’agisse d’une question secondaire, il convient également de noter que c’est la direction du SWP qui a le plus insisté sur le fait qu’il ne pouvait y avoir de discussion sur la scission de 1953. En effet, elle ne pouvait pas expliquer politiquement, du point de vue de la lutte pour le programme historique et les principes du trotskisme, sa propre trajectoire. Au lieu de cela, elle a censuré toute discussion sur 1953. Dans le même temps, elle a affirmé mensongèrement que le SWP avait eu raison de déclencher la fondation du CI une décennie auparavant, mais que depuis lors, les pablistes avaient adopté ses positions. Ce que Mandel et ses partisans nièrent avec véhémence.

Rester au sein du SWP signifiait que la minorité pro-CI était soumise aux manœuvres fractionnelles de la direction du SWP et obligée de renoncer à certaines opportunités de travail public dans le parti. Mais la minorité dirigée par Wohlforth l’a fait parce qu’elle reconnaissait l’importance de son rôle dans la lutte du CI pour clarifier les cadres du SWP et le mouvement trotskiste international.

Les événements de Sri Lanka – l’entrée de la section officielle du Secrétariat unifié dans le gouvernement bourgeois de l’île – étaient, bien entendu, une autre affaire. Il s’agissait d’une trahison historique qui, comme cette conférence l’a montré, portait l’empreinte indélébile des dirigeants pablistes internationaux à Paris et que le SWP avait encouragée.

La minorité pro-CI dirigée par Wohlforth a réagi de manière principielle. Elle a exigé une discussion interne au parti sur la trahison historique du LSSP et ses conséquences pour le mouvement trotskiste mondial. Le 30 juin 1964, elle publia une déclaration polycopiée, distribuée exclusivement aux membres du parti, expliquant pourquoi une telle discussion était nécessaire de toute urgence. Pour ce crime, Wohlforth, Fred Mazelis et sept autres personnes ont été suspendus de leur adhésion au SWP 10 jours plus tard.

La déclaration de la minorité mérite d’être longuement citée. On y lit en partie :

Durant toute la période de 1961 à 1963, nous avons réitéré à maintes reprises, en solidarité politique avec le Comité international, qu’une réunification de la Quatrième Internationale sans le débat politique le plus approfondi préalable à la réunification effective ne pouvait que conduire au désastre et à une désintégration plus poussée du mouvement international et du parti ici. Notre position a été pleinement justifiée. […]

Il ne peut plus y avoir de refus de faire face à la crise politique, théorique et méthodologique qui déchire notre parti et la formation internationale dont il est actuellement politiquement solidaire. Pour la survie même du parti, une discussion approfondie de ces questions doit être organisée immédiatement dans toutes les branches.

Nous sommes bien conscients qu’une telle discussion entre les périodes pré-conventionnelles est une étape extraordinaire. Nous exigeons un tel débat précisément parce que nous sommes confrontés à une crise des plus extraordinaires. Les léninistes ne sont jamais fétichistes sur les questions d’organisation. Ils modifient volontiers leurs formes d’organisation pour répondre aux besoins politiques du mouvement. Perpétuer une discussion stérile à une époque où le parti a un travail extérieur important à accomplir est un acte criminel contre le parti bolchevique. Ne pas organiser un débat alors qu’une crise politique profonde déchire le parti et le mouvement international est un acte au moins aussi criminel. Ceux qui opposent un travail urgent et nécessaire de construction du parti à un processus essentiel à la survie même du parti lui-même ne sont en aucun cas des léninistes. [Italiques dans l’original.] [33]

Les membres de la minorité pro-CI ont répondu à leur suspension en formant le Comité américain pour la Quatrième Internationale (ACFI). Sa rupture avec le SWP désormais pabliste concernait donc les questions internationales et historiques les plus fondamentales.

Elle n’était ni accidentelle ni fortuite. Elle est née de l’approche du CI en matière de lutte contre la réunification et de l’accord, sur cette base, qu’il a conclu avec la minorité dirigée par Wohlforth.

Comme le souligne le document du SEP des États-Unis Les fondations historiques et internationales du SEP:

La plus grande force de cette tendance était la reconnaissance du fait que la crise politique du SWP devait être abordée comme un problème international. La lutte au sein du SWP ne pouvait donc pas être menée dans la perspective d’obtenir un avantage tactique dans la discussion de telle ou telle question politique. Au lieu de cela, l’objectif fondamental de la discussion était de parvenir à une clarification politique et théorique des problèmes centraux de la perspective révolutionnaire dans la Quatrième Internationale. [34]

Là encore, il y avait une différence fondamentale avec le groupe Robertson. Initialement, Robertson et ses partisans faisaient partie d’une seule minorité avec Wohlforth, Mazelis et d’autres qui professaient leur soutien au CI. Mais ils ont refusé de travailler sous la discipline du CI, le qualifiant de « centralisme bureaucratique ». Par conséquent, la minorité pro-CI au sein du SWP dut être réorganisée au début de 1962.

À l’opposé remarquable des partisans du CI, dont l’exclusion du SWP tournait autour des questions de principe politique les plus importantes, le groupe Robertson fut expulsé du SWP à la fin de 1963 pour avoir violé la discipline du SWP afin de poursuivre ce qu’il considérait comme des opportunités de construction de sa faction par le biais de travail externe ou public. Cela était lié à l’affirmation selon laquelle la question clé était la position du SWP sur ce qu’il appelait le problème central de la révolution américaine : la lutte contre la ségrégation raciale et l’oppression de la minorité afro-américaine.

Néanmoins, après la création de l’ACFI et dans des conditions où le groupe Robertson, désormais connu sous le nom de Spartakiste, continuait de prétendre qu’il était politiquement solidaire avec le CI, Healy et les trotskistes britanniques cherchèrent à mettre cette affirmation à l’épreuve en encourageant les deux tendances pro-CI autoproclamées aux États-Unis pour œuvrer à une fusion fondée sur des principes. En conséquence, une invitation a été adressée aux spartakistes pour participer au congrès du CIQI de 1966.

Certains camarades connaissent sans doute le comportement provocateur de Robertson au congrès, dont il a bafoué la discipline. Cela était tout à fait conforme aux actions antérieures du groupe Robertson et servait à démontrer que sa physionomie politique de clique nationaliste petite-bourgeoise concentrée autour de Robertson s’était cristallisée.

Aussi important que cela puisse être, une question encore plus substantielle était l’opposition de Robertson et des spartakistes à l’évaluation par le CI du rôle contre-révolutionnaire de l’opportunisme pabliste – dans laquelle les racines et la signification historique mondiale de la Grande Trahison du LSSP de 1964 constituaient un élément important.

En avril 1966, moins de deux ans après que la section sri-lankaise du Secrétariat unifié eut été appelée au gouvernement pour sauver la bourgeoisie, comme Mme Bandaranaike l’avait elle-même expliqué, Robertson prit la parole au troisième congrès du CI pour contester l’évaluation du CIQI sur le rôle contre-révolutionnaire du pablisme et l’urgence de la lutte contre ce dernier.

Robertson a spécifiquement contesté l’insistance du CI selon laquelle l’impérialisme mondial était de plus en plus dépendant des révisionnistes pablistes, qui servaient à soutenir le stalinisme et la social-démocratie et, dans les pays historiquement opprimés par l’impérialisme, la bourgeoisie nationale. Le gourou spartakiste a déclaré : « Nous contestons l’idée selon laquelle la crise actuelle du capitalisme est si aiguë et si profonde que le révisionnisme trotskiste est nécessaire pour amadouer les travailleurs, d’une manière comparable à la dégénérescence des Deuxième et Troisième Internationales. Une telle estimation erronée aurait pour point de départ une énorme surestimation de notre importance actuelle et ne serait par conséquent que source de confusion. » [35]

Comme l’observe le document fondateur du SEP américain :

Tout ce qui sépare, théoriquement et politiquement, le marxisme du radicalisme petit-bourgeois a été résumé dans cette déclaration. En substance, Robertson niait la portée sociale et politique objective du conflit au sein de la Quatrième Internationale. Les leçons de la lutte de Lénine pour construire le Parti bolchevique dans la lutte contre le révisionnisme et, plus tard, de la lutte de Trotsky contre le stalinisme et diverses formes de centrisme, étaient ignorées. La lutte contre le pablisme au sein de la Quatrième Internationale – si clairement liée aux processus politiques et sociaux majeurs suite à la Seconde Guerre mondiale – était ridiculisée par Robertson, qui la qualifiait de querelle subjectivement motivée entre divers individus. [36]

La différenciation politique et la séparation d’avec la clique nationaliste petite-bourgeoise spartakiste ont été un élément crucial dans l’établissement du caractère internationaliste et de l’orientation de classe prolétarienne de la tendance formée par les partisans américains du CIQI.

L’évolution ultérieure de la Ligue spartakiste en tant que groupe pabliste virulemment pro-stalinien, caractérisé par un subjectivisme extrême et une hostilité envers le CIQI, la Workers League et le SEP, dépasse le cadre de cette conférence. Ici, je ferai uniquement référence à La mondialisation et la classe ouvrière internationale : une évaluation marxiste, qui, à travers une dissection de la politique nationaliste de la Ligue spartakiste, a approfondi l’analyse fondamentale que le CIQI avait faite sur la mondialisation capitaliste, ajoutant un nouveau caractère concret au programme de la révolution socialiste mondiale. Ce n’est pas une coïncidence si ce document a été publié en 1998, alors que le CIQI fondait le WSWS.

En novembre 1966, sur la base des enseignements du Troisième Congrès du CI, l’ACFI se transforme en Workers League (Ligue des travailleurs). Ainsi, à la suite de la lutte menée par la SLL contre l’adhésion du SWP au pablisme liquidationniste, la continuité historique du mouvement trotskiste en Amérique, centre de l’impérialisme mondial, a été préservée.

Conclusion

Changeant ce qui doit être changé, la Grande Trahison de Ceylan fut le 4 août 1914 du révisionnisme pabliste, où furent mises à nu toutes les conséquences de son abandon du programme de la Quatrième Internationale et de sa dégénérescence dans l’opportunisme national.

Cela démontrait incontestablement le rôle contre-révolutionnaire du révisionnisme pabliste. Les événements du Sri Lanka présageaient le rôle que les pablistes joueraient en tant qu’agence secondaire de l’impérialisme en aidant le stalinisme et la social-démocratie à étouffer politiquement l’offensive révolutionnaire mondiale de la classe ouvrière entre 1968 et 1975.

Mais il n’y a pas que la trahison dont il faut se souvenir. Les politiques qui y ont conduit ont été combattues. Dans la lutte contre la réunification sans principes de 1963, les trotskistes britanniques et leurs partisans de la minorité pro-CI du SWP ont averti à plusieurs reprises que cela conduirait à des désastres politiques. Au lendemain de la Grande Trahison, le CI s’est battu pour en faire une expérience stratégique pour la classe ouvrière mondiale et placer ses leçons au cœur de la lutte pour la construction de la Quatrième Internationale.

La retraite politique accélérée de la direction du SWP, à partir du milieu des années 1950, et sa défaite finale face à l’opportunisme pabliste et à la rupture avec le CIQI en 1963, avaient poussé les véritables trotskistes sur la défensive.

Cependant, sous la direction de la SLL, le CI lança une contre-offensive. Ce faisant, il a porté de puissants coups politico-théoriques au cours desquels les questions clés du programme et de la perspective ont été clarifiées. Cela impliquait de jeter les bases de la construction de nouvelles sections dans deux pays essentiels à l’histoire de la Quatrième Internationale – les États-Unis et le Sri Lanka – et dans deux parties du monde, l’Amérique du Nord, centre de l’impérialisme mondial, et l’Asie du Sud, aujourd’hui la région la plus peuplée du monde, qui constituent des champs de bataille clés dans la révolution socialiste mondiale.

Il n’y avait rien d’inévitable dans le rôle que la Workers League et la RCL allaient jouer dans la scission de 1982 à 1986 avec le WRP et dans ses conséquences immédiates. Cependant, le rôle de premier plan qu’ils ont joué était lié aux puissantes traditions trotskistes qui avaient été à leur base, à la suite de la lutte du CI contre la réunification et la Grande Trahison.

Le 20 juillet 2022, le SEP sri lankais publia une déclaration cruciale intitulée « Pour un congrès démocratique et socialiste des travailleurs et des masses rurales au Sri Lanka ! » Elle décrit une stratégie révolutionnaire pour guider la lutte pour le pouvoir des travailleurs en réponse au soulèvement de masse qui, au début du mois, avait chassé du pouvoir le président détesté Gotabaya Rajapaksa et créé la crise révolutionnaire qui continue de s’emparer de l’île. Un passage crucial se lit comme suit :

En refusant de participer aux négociations sur la formation d’un gouvernement intérimaire, le SEP a tiré les leçons politiques amères de la trahison catastrophique, en 1964, par le parti Lanka Sama Samaja, des principes politiques essentiels du trotskisme. […] L’entrée du LSSP dans le gouvernement bourgeois « cinghalais d’abord » de Bandaranaike n’a pas seulement marqué la fin du mouvement des « 21 revendications ». Elle a démoralisé les masses, favorisé les conflits ethnolinguistiques plutôt que la lutte des classes et a ouvert la voie à la domination d’une politique communautaire réactionnaire et à des décennies de guerre civile.

Le SEP n’a pas emprunté et ne suivra jamais la voie de la trahison du LSSP. Nous rejetons toute forme de soutien direct et indirect aux gouvernements capitalistes. [37]

Dans son analyse du développement de la lutte des classes, de l’humeur des masses et des tâches du parti, la déclaration fait également explicitement référence à l’expérience de la révolution d’Octobre 1917 et de la révolution espagnole. Elle est bien sûr animée par l’analyse du CI sur la crise systémique du capitalisme mondial et par notre compréhension qu’il s’agit de la cinquième phase de l’histoire du mouvement trotskiste.

Cette déclaration était le fruit d’une intense collaboration internationale et fut la dernière sur laquelle le camarade Wije a travaillé. Elle incarne l’approche du CIQI à l’égard de l’histoire de la Quatrième Internationale et des expériences stratégiques de la classe ouvrière mondiale, qui doit animer le travail de toutes ses sections et les sections solidaires pour fournir une direction révolutionnaire à la marée montante des luttes de la classe ouvrière mondiale.

(Article paru en anglais le 30 août 2023)

Notes :

[1] Lettre du Comité national de la SLL au Comité national du SWP, 2 janvier 1961 — trotskisme contre révisionnisme, Volume 3 , p. 49.

[2] Trotskisme contre révisionnisme, Volume 4 , p. 255.

[3] Léon Trotsky, « Lettre ouverte aux travailleurs de l’Inde », https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/volumes/Tome%2021.pdf

[4] Tel que cité dans « Editorial », Fourth International , Vol. 14, n° 1 (juillet 1987), pp.vii -viii.

[5] « La situation au Sri Lanka et les tâches politiques de la Ligue communiste révolutionnaire », https://www.wsws.org/en/special/library/fi-15-1/05.html

[6] Tel que cité dans Les fondations historiques et internationales du SEP (Parti de l’égalité socialiste du Sri Lanka) , p. 42.

[7] Ibid., p. 50.

[8] Tel que cité dans David North, L’Héritage que nous défendons, p. 193.

[9] James P. Cannon à L. Goonewardene, 23 février 1954, Trotskisme contre révisionnisme, Vol. 2 , p. 106.

[10] Ibid., p. 89.

[11] Ibid., p. 91.

[12] Ibid., p. 113.

[13] Tel que cité dans l’Héritage que nous défendons , pp. 260-61.

[14] G. Healy à James P. Cannon, 10 mai 1957, trotskisme contre révisionnisme, Vol. 3 , p. 31.

[15] Tel que cité dans L’Héritage que nous défendons , pp. 398-399.

[16] Ibid., p. 399.

[17] G. Healy au Comité national du SWP, 12 juin 1963, trotskisme contre révisionnisme, Vol. 4 , p. 162.

[18] « Dynamique de la révolution mondiale », juin 1963, https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/1963-1985/usfi/7thWC/usfi01.htm

[19] Cité dans G. Healy, « Ceylan the Great Betrayal », Trotskyism versus Revisionism, Vol. 4 , p. 233-34.

[20] « La grande trahison du LSSP, partie 3 » https://www.wsws.org/en/articles/2014/10/14/lssp-s14.html

[21] Tel que cité dans L’héritage que nous défendons , p. 401.

[22] Comme cité dans « La Grande Trahison », trotskisme contre Révisionnisme, Vol. 4 , p. 235.

[23] Ibid., p. 241.

[24] Lettre de la CEI ( pabliste ) aux membres du LSSP, 25 mai 1964, Trotskisme contre révisionnisme, Vol. 4 , p. 265.

[25] Résolution du Groupe « Centre » au Congrès du LSSP, 6-7 juin 1964, Trotskisme contre révisionnisme, Vol. 4 , p. 257.

[26] Résolution de la « minorité révolutionnaire » au congrès du LSSP, 6-7 juin 1964, trotskisme contre révisionnisme, Vol. 4 , p. 256.

[27] Déclaration du CI du 5 juillet 1964, Trotskisme contre révisionnisme, Volume 4 , p. 255.

[28] Trotskisme contre révisionnisme, Volume 4 , p. 245.

[29] « Le camarade Wije Dias : combattant du trotskisme (27 août 1941 - 27 juillet 2022) », https://www.wsws.org/fr/articles/2022/07/29/pers-j29.html

[30] Les fondations historiques et internationales du SEP (Sri Lanka) , section 17-15, p. 81.

[31] Tel que cité dans Ibid., sections 17 et 16, pages 81 et 82.

[32] Lettre ouverte aux trotskistes du monde entier-1953, https://www.wsws.org/en/articles/2008/10/open-o21.html

[33] Tel que cité dans L’Héritage que nous défendons , pp. 403-4.

[34] Les fondations historiques et internationales du SEP (États-Unis), p. 85, https://www.wsws.org/fr/special/library/fondations-us/38.html

[35] Comme cité dans Ibid., p. 88 https://www.wsws.org/fr/special/library/fondations-us/39.html

[36] Ibid.

[37] https://www.wsws.org/fr/articles/2022/07/22/pers-j22.html

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