WSWS : Nouvelles et analyses : Afrique et Moyen-Orient
Les protestations ont continué en Tunisie le premier jour du deuil national de
trois jours à la mémoire de ceux qui sont morts lors du soulèvement. L’on estime
que 100 personnes sont mortes durant un mois de protestation.
Le gouvernement intérimaire dirigé par des acolytes de longue date du président évincé, Zine Abidine Ben Ali, a appelé à une période de deuil dans une tentative consciente d’apaiser la colère populaire et de débarrasser la rue des opposants du soi-disant gouvernement « d’union nationale ». Le « deuil » de la part du gouvernement pour les victimes de Ben Ali est foncièrement hypocrite étant donné que tous ceux qui occupent des postes clé sont complices des semaines de répression et de violence d’Etat qui ont précédé la fuite de Ben Ali.
La situation demeure tendue en Tunisie alors que le gouvernement intérimaire lutte pour contenir la situation. Le 20 janvier, la police a tiré en l'air, par-dessus les têtes des manifestants devant le quartier général de l’ancien parti dirigeant. Hier, elle a contenu la foule qui s’était rassemblée devant le ministère de l’Intérieur et devant le bureau du premier ministre Mohammed Ghannouchi. La foule scandait, « Le peuple veut la chute du gouvernement. »
Initialement, le premier ministre Ghannouchi a nommé un certain nombre d’opposants à des postes mineurs du gouvernement. Ahmed Ibrahim, le dirigeant de l’ancien mouvement Ettajdid stalinien, ou « Renouveau », a été nommé ministre de l’Enseignement supérieur. Nejib Chebbi, le dirigeant du Parti démocratique progressiste (PDP) a été fait ministre du Développement et Mustapha Ben Jaafar du Forum démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL) est devenu ministre de la Santé. Le blogueur Slim Amamou a été inclus comme secrétaire d’Etat à la Jeunesse.
Près de la moitié du gouvernement intérimaire est composé de figures de l’opposition. Mais des positions clé, telles la Défense, l’Intérieur, les Finance, les Affaires étrangères et l’Industrie ont été confiées aux membres de l’ancien régime, ainsi que les postes de premier ministre et de président intérimaire.
La plupart des ministres de l’opposition ont maintenant été obligés de démissionner au vu des protestations continues contre le gouvernement intérimaire. Le principal syndicat tunisien, l’UGTT (Union générale des Travailleurs tunisiens) a retiré son soutien au gouvernement intérimaire et ses trois ministres ont quitté le gouvernement. Il appelle maintenant à la formation d’un « cabinet de salut national » excluant tous ceux qui sont associés à Ben Ali.
Ben Jaafar a fait de même, avec Nejib Chebbi partant à contrecœur un peu plus tard. Le PDP de Chebbi avait initialement essayé de défendre son siège au gouvernement au motif que sans membres de l’ancien régime, la Tunisie tomberait dans le chaos comme la Somalie. Mais, il a été incapable de résister à l’hostilité des membres de son propre parti.
Tous les membres du gouvernement ont à présent démissionné de l’ancien parti dirigeant, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et le parti a officiellement dissout son comité central. Cette manœuvre n’a pas satisfait les manifestants qui continuent d’exiger la dissolution du parti et des élections immédiates.
Les protestations continues ont concentré le feu des projecteurs sur les partis d’opposition qui étaient interdits sous Ben Ali – l’Al-Nahda islamiste, ou Renouveau, et le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT), une petite organisation affilée au mouvement maoïste fondé par Enver Hoxha. Ces organisations jouent un rôle de premier plan dans les actuelles protestations. En début de semaine, le gouvernement intérimaire a levé une interdiction légale concernant ces deux organisations de façon à pouvoir se servir de leur aide pour contenir le mouvement populaire dans les limites du capitalisme tunisien.
Des membres de l’un ou de l’autre de ces partis pourraient éventuellement diriger un nouveau gouvernement ou former une coalition disposant d’une certaine crédibilité de la rue.
L’une des questions débattues dans les médias est l’absence d’une présence islamiste organisée dans les protestations qui ont entraîné la chute de Ben Ali. Ecrivant dans le New York Times, Olivier Roy a posé la question, « Où sont les islamistes tunisiens ? »
C’est précisément parce que le mouvement de protestation tunisien est concentré sur des questions sociales et de classe – le chômage, l’inégalité, l’incroyable corruption du régime – et non sur les questions religieuses ou laïques – que les médias internationaux cherchent maintenant à promouvoir l’opposition islamiste afin d’orienter le mouvement dans des canaux religieux et antisociaux.
Le New York Times a publié vendredi un article sur Al-Nahda et l’un de ses dirigeants, Ali Larayed, sous le titre « L’opposition en Tunisie trouve une chance pour renaître ». L’article caractérise Al-Nahda comme promouvant « une version libérale unique de la politique islamiste » et déclare, « M. Larayedh baigne maintenant dans une célébrité singulière. »
Il poursuit: « Il est l’un des quelques dirigeants restants du seul mouvement d’opposition crédible de l’histoire de la Tunisie. Et, après la fuite de M. Ben Ali, le potentiel de réincarnation de ce mouvement est peut-être la variable la plus significative pour l’avenir post-révolutionnaire de la Tunisie – attendue avec impatience par des légions de travailleurs et de paysans tunisiens, considérée avec presque autant d’appréhension par l’élite cosmopolite de la côte.
« Dans une interview accordée dans le hall d’entrée de l’Hôtel Africa, M. Larayedh a insisté pour dire que son parti ne posait aucune menace aux Tunisiens ou aux touristes dégustant du vin français dans leurs bikinis sur les plages de la Méditerranée. »
Que le New York Times soutienne aussi chaleureusement un fondamentaliste islamique pourrait passer pour une anomalie dans le contexte d'une « guerre contre le terrorisme » permanente. Des milliers d’Islamistes ont été emprisonnés depuis que la Tunisie a souscrit à l’invasion américaine de l’Irak. Larayedh a passé les 14 dernières années en prison. Les Etats-Unis ont soutenu pendant des décennies la dictature impitoyable de Ben Ali au motif qu’il était nécessaire d’empêcher toute croissance du fondamentalisme islamique dans la région.
La volte-face du Times ne fait que souligner le cynisme et l’hypocrisie qui sous-tend la « guerre contre le terrorisme » qui a toujours été un moyen pour promouvoir les intérêts impérialistes américains au Moyen Orient, en Asie centrale et de par le monde. Lorsqu'ils sont confrontés au danger d’un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, le Times et la classe dirigeante américaine, pour laquelle il parle, n’ont aucun problème à promouvoir des forces islamistes – tout comme dans les années 1980 quand ils s’en étaient servis contre un régime pro soviétique en Afghanistan en encourageant auparavant sa croissance comme un contre poids aux mouvements nationalistes laïcs au Moyen Orient.
Le quotidien Daily Telegraph de Londres a aussi fait l’éloge d’Al-Nadha. Le journaliste Damien McElroy a affirmé que le parti dispose « d’une vaste base dans les universités du pays. » Larayedh a dit au Daily Telgraph, « Nous voulons un gouvernement qui est capable de constituer une démocratie et cela signifie que le premier ministre doit partir. »
Nejib Chebbi du PDP a appelé à ce qu’un « Islam politique modéré » intègre le nouveau gouvernement. Le dirigeant au plus haut niveau d’Al-Nadha, Rached Ghannouchi, qui n'est pas apparenté au premier ministre Ghannouchi, projette de retourner en Tunisie dès que la menace de prison à vie sera levée.
Le PCOT avait également été exclu du gouvernement intérimaire. Il a joui ces derniers jours d’une couverture médiatique d’une ampleur sans précédent y compris de la part de journaux émanant de divers groupes de « gauche » de la classe moyenne.
Hamma Hammami, le dirigeant du PCOT, a été libéré de prison la semaine dernière et est devenu depuis un critique éloquent du gouvernement intérimaire. Sa femme Radhia Nasraoui et lui ont été identifiés dans le New York Times comme défenseurs des droits de l’homme.
« C’est un gouvernement national qui n’a rien de national, » a dit Hammami, « Il a pour but de maintenir l’ancien régime accompagné de toutes ses institutions autoritaires existantes. »
Le PCOT promeut une ligne nationaliste en opposition à une perspective socialiste et internationaliste. Il a appelé à la formation d’une assemblée constitutionnelle afin d’établir une république démocratique sur une base capitaliste. Mis à part le programme pro-capitaliste, le PCOT et Hammami sont engagés dans un effort politiquement criminel de promouvoir des illusions dans l’armée en la dépeignant comme un défenseur patriotique du peuple contre la police et les forces de sécurité de Ben Ali.
« Les forces armées tunisiennes se livrent à des combats de rue contre les membres armés du sinistre appareil ‘ de sécurité interne ‘ de Ben Ali, » a écrit Hammami. « Leur décision de se retourner contre le dictateur a été un dernier coup décisif le forçant à démissionner. »
Le général Rachif Ammar, chef de l’armée, n’a à ce jour fait aucune déclaration politique publique. En écrivant dans le journal The Independent de Londres, Kim Sengupta a remarqué que le général a été une figure clé en coulisses. Il a cité les commentaires de l’analyste politique Walid Chiti sur le rôle du général :
« Il n’a pas besoin de faire quoi que ce soit, sinon observer et attendre. C’est un homme ambitieux mais aussi sophistiqué et qui connaît le jeu politique. Ammar est un homme habile et il ne fera pas d’erreur de calcul ni de fausse manoeuvre. »
Les médias français et arabes regorgent de rapports selon lesquels les généraux tunisiens ont persuadé Ben Ali de partir mais ils l’ont fait après des discussions avec Washington. Présenter l’armée tunisienne comme une institution uniquement nationale qui viendra en aide aux travailleurs tunisiens et aux opprimés est une mascarade. Cette armée collabore étroitement avec les Etats-Unis depuis des années en Afrique du Nord. Avec cet appel qu'il a lancé à l’armée, Hammami se présente lui-même comme un collaborateur fiable pour l’impérialisme américain au même titre que les dirigeants islamistes.
(Article original paru le 22 janvier 2011)
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