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Cinquième conférence :

La Première Guerre mondiale : L'écroulement du capitalisme

Cinquième partie

Par Nick Beams
16 février 2009

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Cette conférence fut donnée par Nick Beams, secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste (Australie) et membre du comité éditorial du WSWS, lors de l'école d'été du Parti de l'égalité socialiste (USA) qui s'est tenue du 14 août au 20 août 2005 à Ann Arbor, Michigan. C'est la cinquième conférence donnée à cette école. La première « La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle » (David North),  la seconde « Le Marxisme versus le révisionnisme à l’aube du Vingtième Siècle » (David North), la troisième « Les origines du bolchévisme et Que faire ? » (David North), la quatrième, intitulée « Le marxisme, l'histoire et la science de la perspective » (David North)  et la sixième « Le socialisme dans un seul pays ou la révolution permanente » (Bill Van Auken) sont disponibles sur le site en langue française du WSWS. Nous publions ici la cinquième partie de cette cinquième conférence.

L’impérialisme de Lénine face à « l’ultra impérialisme » de Kautsky

L’analyse de Lénine, tant dans L’impérialisme que dans ses écrits au cours de la guerre et jusqu’à la révolution d’octobre, ne peut être comprise qu’en prenant en considération les conceptions auxquelles elle s’opposait. L’impérialisme est une réfutation directe de Karl Kautsky. Celui-ci a fourni l’argumentation théorique pour les trahisons des dirigeants de la Seconde Internationale qui ont soutenu leur « propre » bourgeoisie nationale dans la guerre impérialiste.

Quand Lénine qualifiait l’impérialisme de stade « suprême » du capitalisme, c’était en réponse à l’assertion de Kautsky selon laquelle le militarisme et la guerre n’étaient pas des tendances objectives du développement capitaliste, mais bien plutôt une phase passagère, et que le conflit féroce qui avait éclaté entre les grandes puissances capitalistes — le déchaînement de la barbarie — pouvait être remplacé par un partage pacifique des ressources planétaires, de façon très similaire à la façon dont les monopoles, résultant de la libre concurrence, formaient des cartels pour se répartir les marchés.

L’analyse de la Première Guerre mondiale faite par Lénine, Trotsky, Luxembourg et d’autres marxistes montrait non seulement que la guerre était le résultat des contradictions croissantes du capitalisme, mais elle expliquait encore que le déclenchement de la guerre était lui-même une expression violente du fait que l’époque progressiste du développement capitaliste était révolue. Désormais, selon la formule de Rosa Luxembourg, l’humanité faisait face aux alternatives historiques du socialisme ou de la barbarie. C’est pourquoi le socialisme devenait une nécessité historique objective pour la continuation du progrès humain. La lutte pour le pouvoir politique par la classe ouvrière n’était pas une perspective pour un avenir indéfini, mais se trouvait placée à l’ordre du jour.

Kautsky cherchait à construire son opposition à cette perspective sur une base marxiste. Le système capitaliste maintenait-il, n’avait pas épuisé ses ressources, la guerre ne représentait pas son agonie mortelle et la classe ouvrière, ayant été impuissante à arrêter la guerre, n’était pas dans une position qui lui permettait de lancer une lutte pour le renversement de la bourgeoisie. 

Pourtant, près de 30 ans auparavant, Friedrich Engels avait présenté une perspective entièrement différente, fondée sur la compréhension qu’une époque entière s’était terminée et que les guerres futures seraient très différentes de celles du dix-neuvième siècle.

« Aucune guerre n’est désormais possible pour l’Allemagne prussienne, » écrivait-il, « si ce n’est une guerre mondiale et une guerre mondiale d’une étendue et d’une violence jusqu’ici vraiment inimaginable où huit à dix millions de soldats s’entretueront et ce faisant engloutiront toute l’Europe et la mettront plus à nue que des nuées d’insectes n’ont jamais pu le faire. Les dévastations de la Guerre de Trente Ans ramassées en trois ou quatre ans et répandues sur la totalité du continent ; la famine, les épidémies, l’effondrement moral général tant des armées que de la masse des populations résultant d’une détresse aiguë, un dérèglement sans espoir des mécanismes artificiels du commerce, de l’industrie et du crédit finissant en une banqueroute généralisée ; l’effondrement des vieux Etats et de leur réputation de sagesse avisée à un tel point que les couronnes rouleront par douzaines sur le pavé et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela se terminera et qui sortira victorieux de l’affrontement ; un seul un résultat étant assuré : l’épuisement général et l’établissement des conditions préalables pour la victoire définitive de la classe ouvrière. » [43]

En défendant la décision du SPD de voter les crédits de guerre, Kautsky s’appuyait sur le soutien initial donné par une partie des masses en faveur de la guerre. Il n’était pas possible de s’opposer à la guerre et encore moins de se battre pour le renversement de la bourgeoisie dans de telles conditions. Par-dessus tout, soutenait-il, il ne devait pas y avoir d’affrontement dans le parti à l’encontre des partisans les plus droitiers du gouvernement et de la guerre. « Dans la guerre », écrivait-il, « la discipline est la première prescription non seulement dans l’armée mais aussi dans le parti. » La tâche la plus importante de l’heure était de « préserver l’intégrité de l’organisation et des organes du parti et des syndicats. » [44]

L’alternative entre impérialisme et socialisme était, une grossière et excessive simplification d’une situation complexe disait Kautsky. Il était nécessaire de maintenir le parti et ses organisations et de se préparer pour un retour à des conditions pacifiques où le parti reprendrait son cours d’avant-guerre.

Dans sa lutte contre Kautsky, Lénine montra qu’il était nécessaire d’affronter l’objectivisme et le fatalisme complet qui avait fini par dominer la Deuxième Internationale. Entre les mains de Kautsky, le marxisme s’était transformé d’un guide de l’action révolutionnaire en une rationalisation sophistiquée du fait accompli.

Il n'était pas possible, insistait Lénine, de faire une évaluation de la situation objective sans inclure dans cette appréciation le rôle du parti lui-même. Il était vrai que les masses ne s'étaient pas opposées à la guerre, mais ce « fait » ne pouvait pas être pris en compte indépendamment du rôle du parti, et par-dessus tout de sa direction. En garantissant sa loyauté au régime des Hohenzollern [la famille royale de Prusse, ndt], le SPD avait lui-même contribué à cette situation. Non pas que Lénine ait soutenu que la tâche du parti ait été de lancer une lutte immédiate pour la prise du pouvoir — c'était une caricature invoquée par les opportunistes. Il était néanmoins nécessaire de maintenir une opposition intransigeante à l'égard du gouvernement pour préparer les conditions où les masses elles-mêmes se retourneraient contre lui.

Selon les opportunistes, le gouvernement était au sommet de sa force lorsqu'il déclencha la guerre et en conséquence le parti ne pouvait pas s'opposer ouvertement à lui, étant donné qu'une telle action aurait conduit à la destruction du parti. A l'opposé, Lénine maintenait qu’en se lançant dans la guerre, le régime en place avait plus que jamais besoin de l’approbation des partis mêmes qui avaient clamé leur opposition à celle-ci dans le passé.

L’appréciation de Lénine a été vérifiée par le cours de l’histoire. L’attitude du SPD envers le déclenchement de la guerre avait fait l’objet de discussions depuis quelque temps au sein des classes dirigeantes allemandes et des cercles politiques. Il existait des craintes que si la guerre tournait mal, la chute du régime lui-même suivrait rapidement une défaite militaire.

Lors de la crise de juillet, la prise de position du SPD était un élément majeur des calculs de Bethmann-Hollweg [chancelier impérial de 1909 à 1917, ndt]. Sa tactique était déterminée par l’estimation que les dirigeants du SPD soutiendraient la guerre si elle pouvait être présentée, plutôt que comme le déclenchement d’une offensive, ce qu’elle était en réalité, comme la réaction de l’Allemagne à une attaque de la Russie. Une guerre contre le tsarisme pouvait alors recevoir une coloration « progressiste ».

Au cœur du conflit entre Lénine et Kautsky se trouvait leur appréciation opposée du futur du capitalisme comme système social. Pour Lénine, la nécessité d’une révolution socialiste internationale — la révolution russe de 1917 étant alors conçue comme le premier pas dans cette direction — découlait de l’appréciation que l’éruption de la guerre impérialiste représentait l’inauguration d’une crise historique du système capitaliste, laquelle, malgré des trêves et même des accords de paix, ne pourrait être surmontée.

De plus, le processus économique même qui se trouvait au cœur de l’époque impérialiste — la transformation du capitalisme concurrentiel du dix-neuvième siècle en un capitalisme monopolistique au vingtième — avait créé les fondations objectives pour le développement d’une économie socialiste internationale.

La perspective de Kautsky était établie dans un article publié au moment où la guerre éclatait, mais qui avait été préparé dans les mois qui l’avait précédé et dans lequel il évoquait la possibilité que la phase impérialiste actuelle allait conduire à une nouvelle époque d’ultra-impérialisme.

L’impérialisme, écrivait-il, est un produit du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de chaque nation capitaliste industrielle à s'annexer ou à s'assujettir des régions agraires toujours plus grandes. De plus, l’incorporation des zones conquises en tant que colonies ou en tant que sphères d’influence de la nation industrielle en question signifiait que l’impérialisme en avait fini avec le libre commerce comme moyen de l’expansion capitaliste. La conquête impérialiste de régions agricoles et les efforts pour réduire leurs populations en esclavage continueraient, maintenait Kautsky, et ne cesseraient que lorsque les populations des colonies ou le prolétariat des pays capitalistes industrialisés seraient devenus assez forts pour rejeter le joug capitaliste. Ce côté de l’impérialisme ne pouvait être conquis que par le socialisme.

« Mais l’impérialisme a un autre côté » poursuivait Kautsky. La tendance qui tend à l’occupation et à l’assujettissement des zones agraires a produit des contradictions aiguës entre les Etats capitalistes, avec le résultat que la course aux armements qui était auparavant seulement une course aux armements terrestres est également devenue une course navale aux armements, et que la Guerre mondiale prophétisée depuis longtemps est maintenant devenue un fait. Kautsky se demande ensuite si cet aspect du capitalisme est, lui aussi, une nécessité pour la poursuite de l’existence du capitalisme, un aspect qui ne pourra être surmonté qu’avec le capitalisme lui-même. 

« Il n’y a pas de nécessité économique à continuer la course aux armements après la Guerre mondiale, même du point de vue de la classe capitaliste elle-même, à l’exception de tout au plus certains intérêts dans l’armement. Au contraire, l’économie capitaliste est sérieusement menacée précisément par les contradictions entre les Etats capitalistes. Tout capitaliste qui voit loin doit en appeler à ses collègues : capitalistes de tous les pays, unissez-vous ! »

Tout comme l’analyse par Marx de la concurrence insistait sur le développement du monopole et sur la formation des cartels, continuait Kautsky, le résultat de la guerre pourrait être une fédération des pays impérialistes les plus puissants pour renoncer à la course aux armements.

« Par conséquent, du point de vue strictement économique, il n’est pas impossible que le capitalisme puisse survivre à travers une nouvelle phase, la transposition de la cartellisation dans le domaine de la politique étrangère, une phase d’ultra-impérialisme, contre laquelle nous devons bien entendu lutter aussi énergétiquement que nous le faisons contre l’impérialisme, mais dont les périls se trouvent dans une autre direction, pas dans celle de la course aux armements et dans la menace de la paix mondiale. » [45]

Selon l’analyse de Kautsky, il n’y avait pas de nécessité historique objective de renverser le capitalisme par le moyen de la révolution socialiste afin de mettre fin à la barbarie libérée par la guerre impérialiste. Au contraire, mis à part quelques sections isolées en rapport avec l’industrie des armes, les impérialistes eux-mêmes avaient intérêt à s’entendre pour garantir un état de paix mondiale dans le cadre duquel ils pourraient continuer leur pillage économique.

Dans sa réponse à Kautsky, Lénine indiqua clairement que, alors que la tendance du développement économique allait bien dans la direction d’un unique trust mondial, cela se déroulait dans de telles contradictions et de tels conflits — économiques, politiques et nationaux — que le capitalisme serait renversé bien avant qu’aucun trust mondial n’ait vu le jour et que la fusion « ultra-impérialiste » de la finance capitaliste ait pu avoir lieu.

En outre, les alliances ultra-impérialistes, qu’elles soient constituées d’une coalition impérialiste contre une autre ou « d'une union générale embrassant toutes les puissances impérialistes, » ne sont « que des “trêves” entre des guerres. Les alliances pacifiques préparent les guerres et, à leur tour, naissent de la guerre ; elles se conditionnent les unes les autres, engendrant des alternatives de lutte pacifique et de lutte non pacifique sur une seule et même base, celle des liens et des rapports impérialistes de l'économie mondiale et de la politique mondiale. » [46]

Il existait des raisons objectives profondes, enracinées dans la nature même du mode de production capitaliste, pour lesquelles il était impossible de maintenir une alliance ultra-impérialiste du type envisagé par Kautsky. Le capitalisme, de par sa nature, se développe inégalement. Après tout, il y a 50 ans l’Allemagne était « un pays misérable et insignifiant », si l’on comparait sa force capitaliste d’alors à celle de l’Angleterre. Et maintenant elle luttait pour conquérir l’hégémonie en Europe.

Il était inconcevable que dans 10 ou 20 ans la force relative des puissances impérialistes ne se soit pas à nouveau modifiée. Par conséquent, toute alliance formée à un moment dans le temps sur la base de la force relative des participants se briserait à un moment dans le futur, donnant lieu à la formation de nouvelles alliances et de nouveaux conflits, à cause du développement inégal de l’économie capitaliste elle-même.

Il y avait un autre aspect majeur de l’analyse de Lénine, pas moins important que sa réfutation de la perspective de Kautsky sur l’ultra-impérialisme. La nécessité objective historique de la révolution socialiste ne résultait pas seulement du fait que l’impérialisme et le capitalisme monopoliste conduisaient inévitablement à des guerres mondiales. Elle était enracinée dans les transformations mêmes des relations économiques qui étaient induites par le capitalisme monopolistique.

« Le socialisme », écrivait Lénine, « nous regarde au travers de toutes les fenêtres du capitalisme. » [47] Il était nécessaire, insistait-il, d'examiner la signification des changements dans les relations de production dus au développement du capitalisme de monopole. Il n'y avait pas qu'un entrelacement de la propriété. Une vaste socialisation mondiale de la production se produisait sur la base du capitalisme de monopole.

« Quand une grosse entreprise devient une entreprise géante et qu'elle organise méthodiquement, en tenant un compte exact d'une foule de renseignements, l'acheminement des deux tiers ou des trois quarts des matières premières de base nécessaires à des dizaines de millions d'hommes; quand elle organise systématiquement le transport de ces matières premières jusqu'aux lieux de production les mieux appropriés, qui se trouvent parfois à des centaines et des milliers de verstes ; quand un centre unique a la haute main sur toutes les phases successives du traitement des matières premières, jusque et y compris la fabrication de toute une série de variétés de produits finis ; quand la répartition de ces produits se fait d'après un plan unique parmi des dizaines et des centaines de millions de consommateurs (...) alors, il devient évident que nous sommes en présence d'une socialisation de la production et non point d'un simple “entrelacement, et que les rapports relevant de l'économie privée et de la propriété privée forment une enveloppe qui est sans commune mesure avec son contenu, qui doit nécessairement entrer en putréfaction si l'on cherche à en retarder artificiellement l'élimination, qui peut continuer à pourrir pendant un laps de temps relativement long (...) mais qui n'en sera pas moins inéluctablement éliminée. » [48]

Lénine ne prétendait pas qu'il était impossible au capitalisme de continuer. Plutôt, les relations économiques et de propriété continueraient à se putréfier si leur élimination était artificiellement retardée, c'est-à-dire, traduit dans le langage prudent utilisé dans la brochure pour échapper à la censure, si les directions actuelles de la classe ouvrière n'étaient pas remplacées.

Pour Lénine, tout tournait autour de cette question. C'est pourquoi il insistait, plus que tout autre dans le mouvement marxiste international, sur la nécessité d'une rupture complète avec la Deuxième Internationale, non pas seulement avec ceux qui se situaient ouvertement à droite, mais surtout avec les centristes tels que Kautsky qui jouaient le rôle le plus dangereux. La fondation de la Troisième Internationale était une nécessité historique.

Pour Harding cependant, il y a une contradiction fondamentale entre une analyse qui révèle comment des processus objectifs au sein du capitalisme rendent la révolution socialiste à la fois possible et nécessaire, et en même temps l'insistance sur le rôle vital, indispensable du facteur subjectif dans le processus historique.

La présence de Lénine, fait-il remarquer, fut décisive pour la révolution en Russie. Aucune somme de discussion théorique à propos du niveau des forces productives, du niveau de la conscience socialiste ou de la situation internationale ne pouvait décider du problème de savoir si la Russie entreprendrait une révolution socialiste.

« Cela fut en fait décidé par la seule présence “accidentelle” d'un homme ayant la croyance inébranlable qu'une civilisation était en train de s'effondrer et qu'il était impératif qu'une autre prenne naissance. Tout cela pour en venir au simple constat que le marxisme n’a jamais été une “science de la révolution” et que la recherche d’une conduite de référence faisant autorité et tenant compte des limites “objectives” de l’action, en particulier et tout spécialement dans les périodes de traumatismes révolutionnaires, était vouée à l’échec. » [49]

Il ne serait pas réaliste de nier le rôle décisif joué par Lénine dans la révolution russe. Mais qu’il ait été un facteur aussi décisif dans ce contexte tient au fait que sa perspective était enracinée dans une analyse caractérisée par une ample compréhension des processus objectifs et des tendances en cours de développement.

La révolution a souvent été comparée au processus de la naissance et le rôle du parti révolutionnaire à celui de la sage-femme. La naissance du bébé est la conséquence de processus objectifs. Mais il est tout à fait possible que, sans l’intervention opportune de la sage-femme, guidée par la connaissance du processus de la naissance lui-même, le résultat soit tragique.

Les analogies ont bien entendu leurs limites. Mais un examen de l’histoire montrera que l’intervention décisive de la « sage-femme » dans la révolution russe amena le processus de la naissance à une conclusion réussie et que, de plus, l’absence d’une telle intervention dans les bouleversements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs dans la période suivant immédiatement la guerre, a eu des conséquences qui se sont révélées désastreuses. Si Lénine eut un rôle décisif dans la révolution russe, alors on peut dire que l’assassinat de Rosa Luxemburg joua un rôle significatif dans l’échec de la révolution allemande au début des années 1920.

La question demeure : y a-t-il quelque chose qui justifie de dire que la perspective proposée par Lénine a été réfutée ? Pas le fait que le capitalisme a continué de croître et qu’il y a eu depuis des développements dans les forces productrices.

La question importante est celle-ci : la croissance du capitalisme depuis la Première Guerre mondiale et la révolution russe a-t-elle permis de surmonter les contradictions à partir desquelles Lénine, Trotsky et les bolcheviks ont construit leur perspective d’une révolution socialiste mondiale ?

La signification du conflit entre Lénine et Kautsky s’étend bien au-delà des circonstances immédiates de la Première Guerre mondiale. Il impliquait le choc de deux perspectives historiques diamétralement opposées. La théorie de Kautsky de l’ultra-impérialisme ne signifiait pas seulement le rejet de la révolution socialiste dans la période de la guerre, mais pour une période indéterminée dans le futur. Cela tient à ce qu’au cœur de son point de vue sur la situation mondiale se trouvait l’idée que, en fin de compte, l’impérialisme bourgeois reconnaîtrait les dangers pour sa domination venus des contradictions existant entre le développement d’un système mondial de production de plus en plus étroitement intégré et un cadre politique fondé sur le système de l’Etat nation. L’impérialisme bourgeois réussirait à prendre les mesures nécessaires pour que ces contradictions soient atténuées.

Aucun marxiste ne niera jamais la possibilité que la bourgeoisie ne prenne des mesures pour tenter de se sauver elle-même. Effectivement, l’économie politique du vingtième siècle, à un certain niveau, pourrait être écrite comme l’histoire des efforts successifs de la bourgeoisie prenant des mesures pour contrecarrer l’effet des contradictions et conflits générés par le mode de production capitaliste et prévenir l’éclatement de la révolution sociale.

Mais l’analyse du processus d’accumulation — le cœur du mode de production capitaliste — révèle qu’il existe objectivement des limites déterminées à la capacité de la classe dirigeante à supprimer ces conflits. Bien que le « capitalisme dans sa totalité » soit une entité réelle et que ses intérêts puissent être représentés jusqu’à un certain point par des politiciens capitalistes clairvoyants, le capital existe sous la forme de nombreux capitaux qui sont en perpétuel conflit les uns avec les autres pour une portion de la plus-value extraite de la classe ouvrière. Dans la mesure où la masse de la plus-value accessible au capital dans sa totalité augmente, les conflits entre ses différentes sections peuvent être contrôlés et régulés. Mais lorsque la situation se retourne, comme elle le fait inévitablement, il devient de plus en plus difficile de mettre en œuvre de telles régulations et il s’ensuit alors une période de conflit inter-impérialiste qui conduit en fin de compte à des conflits armés.

L’histoire confirme ce que révèle l’analyse théorique. A la fin des années 1980, lorsque la structure des relations internationales d’après-guerre commença à se disloquer, un auteur souligna avec perspicacité la pertinence du conflit entre Lénine et Kautsky.

« Alors que la puissance et la capacité de direction de l’Amérique déclinent du fait de l’action du principe de développement inégal” », écrivait-il, « la confrontation va-t-elle augmenter et le système va-t-il s’effondrer, étant donné qu’une nation après l’autre poursuit des politiques protectionnistes, ainsi que Lénine l’aurait supposé ? Où les vues de Kautsky seront-elles confirmées, selon lesquelles les capitalistes sont trop rationnels pour permettre ce type de lutte intestine de se développer ? » [50]

Cette question a reçu une réponse dans la période de près de deux décennies écoulée depuis que ces lignes ont été écrites. L’Alliance Atlantique d’après-guerre s’est presque effondrée du fait du rôle toujours plus agressif de l’impérialisme US. Alors que les USA cherchaient à unir l’Europe à la suite de la guerre, ils cherchent maintenant à monter les puissances européennes les unes contre les autres pour défendre leurs intérêts. Les puissances européennes, ayant établi le Marché Commun et l’Union européenne de façon à prévenir le retour des conflits qui amenèrent deux guerres mondiales en l’espace de trois décennies, sont plus profondément divisées qu’à aucun autre moment depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Un conflit mondial a éclaté sur les marchés et les matières premières, en particulier le pétrole. Et à l’Est, la montée en puissance de la Chine est accueillie avec la question de savoir si l’émergence de cette nouvelle puissance industrielle jouera le même rôle déstabilisateur au XXIe siècle que celui joué par l’émergence de l’Allemagne au XIXe et au XXe siècle.

Les mécanismes qui furent mis en place dans la période d’après-guerre pour réguler les conflits entre les grandes puissances capitalistes se sont soit effondrés soit ils sont dans un état de déclin avancé. Les contradictions du mode de production capitaliste qui aboutirent à la Première Guerre mondiale n’ont pas été surmontées, mais au contraire s’accumulent avec une force renouvelée.

(Fin)

Notes:

[43]
Traduit de l’anglais : Cited in Lenin, “Prophetic Words,” in Collected Works Volume 27, p. 494.
[44] Traduit de l’anglais : Cited in Massimo Salvadori, Karl Kautsky and the Socialist Revolution 1880-1938 (London: Verso, 1990), p. 184.
[45] Kautsky, Ultra-imperialism in New Left Review, no. 59, January-February, 1970.
[46] Lenin, Collected Works, Volume 22, p. 295.
Traduction française reprise de L’Impérialisme stade suprême du capitalisme :
http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm
[47]
Traduit de l’anglais : Lenin, Collected Works, Volume 25, p. 363.
[48] Lenin, Imperialism, op cit, p. 303.
Traduction française reprise de L’Impérialisme stade suprême du capitalisme :
http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp10.htm
[49]
Traduit de l’anglais : Neil Harding, Leninism, p. 110.
[50] Robert Gilpin, The Political Economy of International Relations (Princeton University Press, 1987), p. 64.

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