L’impérialisme de Lénine face à « l’ultra
impérialisme » de Kautsky
L’analyse de Lénine, tant dans L’impérialisme
que dans ses écrits au cours de la guerre et jusqu’à la révolution d’octobre,
ne peut être comprise qu’en prenant en considération les conceptions auxquelles
elle s’opposait. L’impérialisme est une réfutation directe de Karl Kautsky. Celui-ci a fourni l’argumentation théorique pour les
trahisons des dirigeants de la Seconde Internationale qui ont soutenu leur « propre »
bourgeoisie nationale dans la guerre impérialiste.
Quand Lénine qualifiait l’impérialisme de
stade « suprême » du capitalisme, c’était en réponse à l’assertion de
Kautsky selon laquelle le militarisme et la guerre n’étaient
pas des tendances objectives du développement capitaliste, mais bien plutôt une
phase passagère, et que le conflit féroce qui avait éclaté entre les grandes
puissances capitalistes—
le déchaînement de la barbarie —pouvait être remplacé par un partage pacifique des
ressources planétaires, de façon très similaire à la façon dont les monopoles,
résultant de la libre concurrence, formaient des cartels pour se répartir les
marchés.
L’analyse
de la Première Guerre mondiale faite par Lénine, Trotsky,
Luxembourg et d’autres marxistes montrait non seulement que la guerre était le
résultat des contradictions croissantes du capitalisme, mais elle expliquait
encore que le déclenchement de la guerre était lui-même une expression violente
du fait que l’époque progressiste du développement capitaliste était révolue.
Désormais, selon la formule de Rosa Luxembourg, l’humanité faisait face aux
alternatives historiques du socialisme ou de la barbarie. C’est pourquoi le
socialisme devenait une nécessité historique objective pour la continuation du
progrès humain. La lutte pour le pouvoir politique par la classe ouvrière
n’était pas une perspective pour un avenir indéfini, mais se trouvait placée à
l’ordre du jour.
Kautsky cherchait à construire son
opposition à cette perspective sur une base marxiste. Le système capitaliste
maintenait-il, n’avait pas épuisé ses ressources, la guerre ne représentait pas
son agonie mortelle et la classe ouvrière, ayant été impuissante à arrêter la
guerre, n’était pas dans une position qui lui permettait de lancer une lutte
pour le renversement de la bourgeoisie.
Pourtant, près de 30 ans auparavant, Friedrich Engels avait présenté une perspective entièrement différente,
fondée sur la compréhension qu’une époque entière s’était terminée et que les
guerres futures seraient très différentes de celles du dix-neuvième siècle.
« Aucune
guerre n’est désormais possible pour l’Allemagne
prussienne, » écrivait-il,
« si ce n’est une guerre mondiale et une guerre mondiale d’une étendue et
d’une violence jusqu’ici vraiment inimaginable où huit à dix millions de
soldats s’entretueront et ce faisant engloutiront toute l’Europe et la mettront
plus à nue que des nuées d’insectes n’ont jamais pu le faire. Les dévastations
de la Guerre de Trente Ans ramassées en trois ou quatre ans et répandues sur la
totalité du continent ; la famine, les épidémies, l’effondrement moral
général tant des armées que de la masse des populations résultant d’une
détresse aiguë, un dérèglement sans espoir des mécanismes artificiels du
commerce, de l’industrie et du crédit finissant en une banqueroute
généralisée ; l’effondrement des vieux Etats et de leur réputation de sagesse
avisée à un tel point que les couronnes rouleront par douzaines sur le pavé et
qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue
de prévoir comment tout cela se terminera et qui sortira victorieux de
l’affrontement ; un seul un résultat étant assuré : l’épuisement
général et l’établissement des conditions préalables pour la victoire
définitive de la classe ouvrière. » [43]
En défendant la décision du SPD de voter les
crédits de guerre, Kautsky s’appuyait sur le soutien
initial donné par une partie des masses en faveur de la guerre. Il n’était pas
possible de s’opposer à la guerre et encore moins de se battre pour le
renversement de la bourgeoisie dans de telles conditions. Par-dessus tout,
soutenait-il, il ne devait pas y avoir d’affrontement dans le parti à
l’encontre des partisans les plus droitiers du gouvernement et de la guerre. « Dans la guerre »,
écrivait-il, « la discipline est
la première prescription non seulement dans l’armée mais aussi dans le parti. » La tâche la plus importante
de l’heure était de « préserver
l’intégrité de l’organisation et des organes du parti et des syndicats. » [44]
L’alternative entre impérialisme et
socialisme était, une grossière et excessive simplification d’une situation
complexe disait Kautsky. Il était nécessaire de maintenir le parti et ses
organisations et de se préparer pour un retour à des conditions pacifiques où
le parti reprendrait son cours d’avant-guerre.
Dans sa lutte contre Kautsky, Lénine montra
qu’il était nécessaire d’affronter l’objectivisme et le fatalisme complet qui
avait fini par dominer la Deuxième Internationale. Entre les mains de Kautsky,
le marxisme s’était transformé d’un guide de l’action révolutionnaire en une
rationalisation sophistiquée du fait accompli.
Il n'était pas possible, insistait Lénine,
de faire une évaluation de la situation objective sans inclure dans cette
appréciation le rôle du parti lui-même. Il était vrai que les masses ne
s'étaient pas opposées à la guerre, mais ce « fait » ne pouvait pas être pris en compte
indépendamment du rôle du parti, et par-dessus tout de sa direction. En
garantissant sa loyauté au régime des Hohenzollern [la famille royale de
Prusse, ndt], le SPD avait lui-même contribué à cette situation. Non pas que
Lénine ait soutenu que la tâche du parti ait été de lancer une lutte immédiate
pour la prise du pouvoir — c'était une caricature invoquée par les
opportunistes. Il était néanmoins nécessaire de maintenir une opposition
intransigeante à l'égard du gouvernement pour préparer les conditions où les
masses elles-mêmes se retourneraient contre lui.
Selon les opportunistes, le gouvernement
était au sommet de sa force lorsqu'il déclencha la guerre et en conséquence le
parti ne pouvait pas s'opposer ouvertement à lui, étant donné qu'une telle
action aurait conduit à la destruction du parti. A l'opposé, Lénine maintenait
qu’en se lançant dans la guerre, le régime en place avait plus que jamais
besoin de l’approbation des partis mêmes qui avaient clamé leur opposition à
celle-ci dans le passé.
L’appréciation de Lénine a été vérifiée par
le cours de l’histoire. L’attitude du SPD envers le déclenchement de la guerre
avait fait l’objet de discussions depuis quelque temps au sein des classes
dirigeantes allemandes et des cercles politiques. Il existait des craintes que
si la guerre tournait mal, la chute du régime lui-même suivrait rapidement une
défaite militaire.
Lors de la crise de juillet, la prise de
position du SPD était un élément majeur des calculs de Bethmann-Hollweg
[chancelier impérial de 1909 à 1917, ndt]. Sa tactique était déterminée par
l’estimation que les dirigeants du SPD soutiendraient la guerre si elle pouvait
être présentée, plutôt que comme le déclenchement d’une offensive, ce qu’elle
était en réalité, comme la réaction de l’Allemagne à une attaque de la Russie.
Une guerre contre le tsarisme pouvait alors recevoir une coloration
« progressiste ».
Au cœur du conflit entre Lénine et Kautsky se trouvait leur appréciation opposée du futur du capitalisme
comme système social. Pour Lénine, la nécessité d’une révolution socialiste
internationale — la révolution russe de 1917 étant alors conçue comme le
premier pas dans cette direction — découlait de l’appréciation que l’éruption
de la guerre impérialiste représentait l’inauguration d’une crise historique du
système capitaliste, laquelle, malgré des trêves et même des accords de paix,
ne pourrait être surmontée.
De plus, le processus économique même qui se
trouvait au cœur de l’époque impérialiste — la
transformation du capitalisme concurrentiel du dix-neuvième siècle en un
capitalisme monopolistique au vingtième — avait créé les fondations objectives
pour le développement d’une économie socialiste internationale.
La perspective de Kautsky était établie dans
un article publié au moment où la guerre éclatait, mais qui avait été préparé
dans les mois qui l’avait précédé et dans lequel il évoquait la possibilité que
la phase impérialiste actuelle allait conduire à une nouvelle époque
d’ultra-impérialisme.
L’impérialisme, écrivait-il, est un produit
du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de
chaque nation capitaliste industrielle à s'annexer ou à s'assujettir des
régions agraires toujours plus grandes. De plus, l’incorporation des zones
conquises en tant que colonies ou en tant que sphères d’influence de la nation
industrielle en question signifiait que l’impérialisme en avait fini avec le
libre commerce comme moyen de l’expansion capitaliste. La conquête impérialiste
de régions agricoles et les efforts pour réduire leurs populations en esclavage
continueraient, maintenait Kautsky, et ne cesseraient que lorsque les
populations des colonies ou le prolétariat des pays capitalistes industrialisés
seraient devenus assez forts pour rejeter le joug capitaliste. Ce côté de
l’impérialisme ne pouvait être conquis que par le socialisme.
« Mais
l’impérialisme a un autre côté » poursuivait Kautsky. La tendance qui tend
à l’occupation et à l’assujettissement des zones agraires a produit des
contradictions aiguës entre les Etats capitalistes, avec le résultat que la
course aux armements qui était auparavant seulement une course aux armements
terrestres est également devenue une course navale aux armements, et que la
Guerre mondiale prophétisée depuis longtemps est maintenant devenue un fait.
Kautsky se demande ensuite si cet aspect du capitalisme est, lui aussi, une
nécessité pour la poursuite de l’existence du capitalisme, un aspect qui ne
pourra être surmonté qu’avec le capitalisme lui-même.
« Il n’y a pas de
nécessité économique à continuer la course aux armements après la Guerre
mondiale, même du point de vue de la classe capitaliste elle-même, à
l’exception de tout au plus certains intérêts dans l’armement. Au contraire,
l’économie capitaliste est sérieusement menacée précisément par les
contradictions entre les Etats capitalistes. Tout capitaliste qui voit loin
doit en appeler à ses collègues : capitalistes de tous les pays,
unissez-vous ! »
Tout comme l’analyse par Marx de la
concurrence insistait sur le développement du monopole et sur la formation des
cartels, continuait Kautsky, le résultat de la guerre
pourrait être une fédération des pays impérialistes les plus puissants pour
renoncer à la course aux armements.
« Par conséquent,
du point de vue strictement économique, il n’est pas impossible que le
capitalisme puisse survivre à travers une nouvelle phase, la transposition de
la cartellisation dans le domaine de la politique étrangère, une phase d’ultra-impérialisme, contre laquelle nous devons bien entendu lutter
aussi énergétiquement que nous le faisons contre l’impérialisme, mais dont les
périls se trouvent dans une autre direction, pas dans celle de la course aux
armements et dans la menace de la paix mondiale. » [45]
Selon l’analyse de Kautsky,
il n’y avait pas de nécessité historique objective de renverser le capitalisme
par le moyen de la révolution socialiste afin de mettre fin à la barbarie
libérée par la guerre impérialiste. Au contraire, mis à part quelques sections
isolées en rapport avec l’industrie des armes, les impérialistes eux-mêmes
avaient intérêt à s’entendre pour garantir un état de paix mondiale dans le
cadre duquel ils pourraient continuer leur pillage économique.
Dans sa réponse à Kautsky,
Lénine indiqua clairement que, alors que la tendance du développement
économique allait bien dans la direction d’un unique trust mondial, cela se
déroulait dans de telles contradictions et de tels conflits — économiques,
politiques et nationaux — que le capitalisme serait renversé bien avant
qu’aucun trust mondial n’ait vu le jour et que la fusion
« ultra-impérialiste » de la finance capitaliste ait pu avoir lieu.
En outre, les alliances ultra-impérialistes, qu’elles soient constituées d’une coalition
impérialiste contre une autre ou « d'une union générale embrassant toutes
les puissances impérialistes, »
ne sont « que des “trêves” entre des guerres. Les alliances pacifiques
préparent les guerres et, à leur tour, naissent de la guerre ; elles se
conditionnent les unes les autres, engendrant des alternatives de lutte pacifique
et de lutte non pacifique sur une seule et même base, celle des liens et
des rapports impérialistes de l'économie mondiale et de la politique mondiale. » [46]
Il existait des raisons objectives
profondes, enracinées dans la nature même du mode de production capitaliste,
pour lesquelles il était impossible de maintenir une alliance ultra-impérialiste du type envisagé par Kautsky. Le capitalisme, de par
sa nature, se développe inégalement. Après tout, il y a 50 ans l’Allemagne
était « un pays misérable et insignifiant », si l’on comparait sa
force capitaliste d’alors à celle de l’Angleterre. Et maintenant elle luttait
pour conquérir l’hégémonie en Europe.
Il était inconcevable que dans 10 ou 20 ans
la force relative des puissances impérialistes ne se soit pas à nouveau
modifiée. Par conséquent, toute alliance formée à un moment dans le temps sur
la base de la force relative des participants se briserait à un moment dans le
futur, donnant lieu à la formation de nouvelles alliances et de nouveaux conflits,
à cause du développement inégal de l’économie capitaliste elle-même.
Il y avait un autre aspect majeur de
l’analyse de Lénine, pas moins important que sa réfutation de la perspective de
Kautsky sur l’ultra-impérialisme. La nécessité objective
historique de la révolution socialiste ne résultait pas seulement du fait que
l’impérialisme et le capitalisme monopoliste conduisaient inévitablement à des
guerres mondiales. Elle était enracinée dans les transformations mêmes des
relations économiques qui étaient induites par le capitalisme monopolistique.
« Le socialisme », écrivait
Lénine, « nous regarde au travers de toutes les fenêtres du
capitalisme. » [47] Il était nécessaire, insistait-il, d'examiner la
signification des changements dans les relations de production dus au
développement du capitalisme de monopole. Il n'y avait pas qu'un entrelacement
de la propriété. Une vaste socialisation mondiale de la production se
produisait sur la base du capitalisme de monopole.
« Quand une grosse entreprise devient
une entreprise géante et qu'elle organise méthodiquement, en tenant un compte
exact d'une foule de renseignements, l'acheminement des deux tiers ou des trois
quarts des matières premières de base nécessaires à des dizaines de millions
d'hommes; quand elle organise systématiquement le transport de ces matières
premières jusqu'aux lieux de production les mieux appropriés, qui se trouvent
parfois à des centaines et des milliers de verstes ; quand un centre
unique a la haute main sur toutes les phases successives du traitement des
matières premières, jusque et y compris la fabrication de toute une série de
variétés de produits finis ; quand la répartition de ces produits se fait
d'après un plan unique parmi des dizaines et des centaines de millions de
consommateurs (...) alors, il devient évident que nous sommes en présence d'une
socialisation de la production et non point d'un simple “entrelacement”, et que les rapports relevant de l'économie
privée et de la propriété privée forment une enveloppe qui est sans commune
mesure avec son contenu, qui doit nécessairement entrer en putréfaction si l'on
cherche à en retarder artificiellement l'élimination, qui peut continuer à
pourrir pendant un laps de temps relativement long (...) mais qui n'en sera pas
moins inéluctablement éliminée. » [48]
Lénine ne prétendait pas qu'il était
impossible au capitalisme de continuer. Plutôt, les relations économiques et de
propriété continueraient à se putréfier si leur élimination était
artificiellement retardée, c'est-à-dire, traduit dans le langage prudent
utilisé dans la brochure pour échapper à la censure, si les directions
actuelles de la classe ouvrière n'étaient pas remplacées.
Pour Lénine, tout tournait autour de cette
question. C'est pourquoi il insistait, plus que tout autre dans le mouvement
marxiste international, sur la nécessité d'une rupture complète avec la
Deuxième Internationale, non pas seulement avec ceux qui se situaient
ouvertement à droite, mais surtout avec les centristes tels que Kautsky qui
jouaient le rôle le plus dangereux. La fondation de la Troisième Internationale
était une nécessité historique.
Pour Harding cependant, il y a une
contradiction fondamentale entre une analyse qui révèle comment des processus
objectifs au sein du capitalisme rendent la révolution socialiste à la fois
possible et nécessaire, et en même temps l'insistance sur le rôle vital,
indispensable du facteur subjectif dans le processus historique.
La présence de Lénine, fait-il remarquer,
fut décisive pour la révolution en Russie. Aucune somme de discussion théorique
à propos du niveau des forces productives, du niveau de la conscience
socialiste ou de la situation internationale ne pouvait décider du problème de
savoir si la Russie entreprendrait une révolution socialiste.
« Cela fut en fait décidé par la seule
présence “accidentelle” d'un homme ayant la croyance inébranlable qu'une
civilisation était en train de s'effondrer et qu'il était impératif qu'une
autre prenne naissance. Tout cela pour en venir au simple constat que le
marxisme n’a jamais été une “science de la révolution” et
que la recherche d’une conduite de référence faisant autorité et tenant compte
des limites “objectives” de l’action, en particulier et tout spécialement dans
les périodes de traumatismes révolutionnaires, était vouée à l’échec. »[49]
Il ne serait pas réaliste de nier le rôle
décisif joué par Lénine dans la révolution russe. Mais qu’il ait été un facteur
aussi décisif dans ce contexte tient au fait que sa perspective était enracinée
dans une analyse caractérisée par une ample compréhension des processus
objectifs et des tendances en cours de développement.
La révolution a souvent été comparée au
processus de la naissance et le rôle du parti révolutionnaire à celui de la
sage-femme. La naissance du bébé est la conséquence de processus objectifs.
Mais il est tout à fait possible que, sans l’intervention opportune de la
sage-femme, guidée par la connaissance du processus de la naissance lui-même,
le résultat soit tragique.
Les analogies ont bien entendu leurs
limites. Mais un examen de l’histoire montrera que l’intervention décisive de
la « sage-femme » dans la révolution russe amena le processus de la
naissance à une conclusion réussie et que, de plus, l’absence d’une telle
intervention dans les bouleversements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs
dans la période suivant immédiatement la guerre, a eu des conséquences qui se
sont révélées désastreuses. Si Lénine eut un rôle décisif dans la révolution
russe, alors on peut dire que l’assassinat de Rosa Luxemburg joua un rôle
significatif dans l’échec de la révolution allemande au début des années 1920.
La question demeure : y a-t-il quelque
chose qui justifie de dire que la perspective proposée par Lénine a été
réfutée ? Pas le fait que le capitalisme a continué de croître et qu’il y
a eu depuis des développements dans les forces productrices.
La question importante est celle-ci :
la croissance du capitalisme depuis la Première Guerre mondiale et la
révolution russe a-t-elle permis de surmonter les contradictions à partir
desquelles Lénine, Trotsky et les bolcheviks ont construit leur perspective
d’une révolution socialiste mondiale ?
La signification du conflit entre Lénine et
Kautsky s’étend bien au-delà des circonstances immédiates de la Première Guerre
mondiale. Il impliquait le choc de deux perspectives historiques diamétralement
opposées. La théorie de Kautsky de l’ultra-impérialisme ne
signifiait pas seulement le rejet de la révolution socialiste dans la période
de la guerre, mais pour une période indéterminée dans le futur. Cela tient à ce
qu’au cœur de son point de vue sur la situation mondiale se trouvait l’idée
que, en fin de compte, l’impérialisme bourgeois reconnaîtrait les dangers pour
sa domination venus des contradictions existant entre le développement d’un
système mondial de production de plus en plus étroitement intégré et un cadre
politique fondé sur le système de l’Etat nation. L’impérialisme bourgeois
réussirait à prendre les mesures nécessaires pour que ces contradictions soient
atténuées.
Aucun marxiste ne niera jamais la
possibilité que la bourgeoisie ne prenne des mesures pour tenter de se sauver
elle-même. Effectivement, l’économie politique du vingtième siècle, à un
certain niveau, pourrait être écrite comme l’histoire des efforts successifs de
la bourgeoisie prenant des mesures pour contrecarrer l’effet des contradictions
et conflits générés par le mode de production capitaliste et prévenir
l’éclatement de la révolution sociale.
Mais l’analyse du processus d’accumulation — le cœur du mode de production capitaliste — révèle qu’il existe
objectivement des limites déterminées à la capacité de la classe dirigeante à
supprimer ces conflits. Bien que le « capitalisme dans sa totalité »
soit une entité réelle et que ses intérêts puissent être représentés jusqu’à un
certain point par des politiciens capitalistes clairvoyants, le capital existe
sous la forme de nombreux capitaux qui sont en perpétuel conflit les uns avec
les autres pour une portion de la plus-value extraite de la classe ouvrière.
Dans la mesure où la masse de la plus-value accessible au capital dans sa
totalité augmente, les conflits entre ses différentes sections peuvent être
contrôlés et régulés. Mais lorsque la situation se retourne, comme elle le fait
inévitablement, il devient de plus en plus difficile de mettre en œuvre de
telles régulations et il s’ensuit alors une période de conflit
inter-impérialiste qui conduit en fin de compte à des conflits armés.
L’histoire confirme ce que révèle l’analyse
théorique. A la fin des années 1980, lorsque la structure des relations
internationales d’après-guerre commença à se disloquer, un auteur souligna avec
perspicacité la pertinence du conflit entre Lénine et Kautsky.
« Alors que la puissance et la capacité
de direction de l’Amérique déclinent du fait de l’action du “principe de développement inégal” »,
écrivait-il, « la confrontation va-t-elle augmenter et le système va-t-il
s’effondrer, étant donné qu’une nation après l’autre poursuit des politiques
protectionnistes, ainsi que Lénine l’aurait supposé ? Où les vues de
Kautsky seront-elles confirmées, selon lesquelles les capitalistes sont trop
rationnels pour permettre ce type de lutte intestine de se
développer ? » [50]
Cette question a reçu une réponse dans la
période de près de deux décennies écoulée depuis que ces lignes ont été
écrites. L’Alliance Atlantique d’après-guerre s’est presque effondrée du fait
du rôle toujours plus agressif de l’impérialisme US. Alors que les USA
cherchaient à unir l’Europe à la suite de la guerre, ils cherchent maintenant à
monter les puissances européennes les unes contre les autres pour défendre
leurs intérêts. Les puissances européennes, ayant établi le Marché Commun et
l’Union européenne de façon à prévenir le retour des conflits qui amenèrent
deux guerres mondiales en l’espace de trois décennies, sont plus profondément
divisées qu’à aucun autre moment depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Un conflit mondial a éclaté sur les marchés
et les matières premières, en particulier le pétrole. Et à l’Est, la montée en
puissance de la Chine est accueillie avec la question de savoir si l’émergence
de cette nouvelle puissance industrielle jouera le même rôle déstabilisateur au
XXIe siècle que celui joué par l’émergence de l’Allemagne au XIXe et au XXe
siècle.
Les mécanismes qui furent mis en place dans
la période d’après-guerre pour réguler les conflits entre les grandes
puissances capitalistes se sont soit effondrés soit ils sont dans un état de
déclin avancé. Les contradictions du mode de production capitaliste qui
aboutirent à la Première Guerre mondiale n’ont pas été surmontées, mais au
contraire s’accumulent avec une force renouvelée.
(Fin)
Notes:
[43] Traduit de l’anglais : Cited in Lenin, “Prophetic Words,” in Collected
Works Volume 27, p. 494. [44] Traduit de l’anglais : Cited in Massimo Salvadori, Karl Kautsky and the
Socialist Revolution 1880-1938 (London: Verso, 1990), p. 184.
[45] Kautsky, Ultra-imperialism in New Left Review, no. 59,
January-February, 1970. [46] Lenin, Collected Works,
Volume 22, p. 295.
Traduction française reprise de L’Impérialisme stade suprême du
capitalisme : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm
[47] Traduit de l’anglais : Lenin, Collected Works, Volume 25, p.
363.
[48] Lenin, Imperialism, op cit, p. 303.
Traduction française reprise de L’Impérialisme stade suprême du
capitalisme : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp10.htm
[49] Traduit de l’anglais : Neil Harding, Leninism, p. 110. [50] Robert Gilpin, The
Political Economy of International Relations (Princeton University Press,
1987), p. 64.