Le mercredi 13 septembre, le gouvernement allemand a pris la
décision d’envoyer des navires de sa marine de guerre vers le Liban. Dans le
cadre d’une mission des Nations Unies, ces navires auront pour tâche
d’intercepter les livraisons d’armes destinées au Hezbollah. On s’attend à ce
que cette intervention soit entérinée par le parlement allemand (Bundestag)
cette semaine, ouvrant ainsi la voie au déploiement immédiat de frégates de
guerre.
Depuis le début des discussions qui ont eu lieu aux Nations Unies
sur une supervision internationale du cessez-le-feu dans le conflit libanais,
le gouvernement allemand a voulu à tout prix s’engager militairement dans la
région en crise. Contrairement à d’autres interventions militaires allemandes
où l’on avait du moins fait comme si on n’acceptait qu’à contrecœur et à grand
regret d’y participer, Berlin a cette fois pressé l’ONU de recourir à ses
militaires.
L’encre de la résolution de cessez-le-feu du 12 septembre était
à peine sèche que les propositions en provenance des cercles gouvernementaux
berlinois à propos d’une contribution militaire allemande fusaient déjà. Le
secrétaire général du parti social-démocrate (SPD), Kurt Beck donna le ton,
suivi du ministre de la défense, Franz Josef Jung, du ministre de l’intérieur
Wolfgang Schäuble et du président de la République, Horst Köhler (tous trois
CDU). Deux jours plus tard, la presse annonçait que le gouvernement s’était mis
d’accord sur le principe d’une intervention militaire et qu’une session
extraordinaire du parlement aurait lieu bientôt.
Outre l’envoi de la marine de guerre allemande pour surveiller
les côtes libanaises, on évoqua encore la possibilité d’un déploiement de la
police des frontières allemande à la frontière syro-libanaise, une proposition qu’on
a ensuite, après que le gouvernement syrien s’y fût vivement opposé, discrètement
laissé tombé. Jung, le ministre de la Défense, s’est même enorgueilli de
vouloir une « mission de combat ».
Les préparatifs militaires s’immobilisèrent lorsqu’il s’avéra
que les troupes allemandes n’étaient pas du tout les bienvenues au Liban. La
requête officielle du gouvernement libanais, nécessaire du point de vue du
droit international, mettait du temps à arriver. A Beyrouth, on voyait la
Bundeswehr non pas comme une armée apportant la paix, mais comme une armée
d’occupation et l’Allemagne comme ayant une position partisane et étant
incapable de jouer un rôle d’arbitre neutre dans le conflit avec Israël. La
population libanaise était bien consciente du fait que le gouvernement dirigé
par Angela Merkel (CDU) avait soutenu Israël et les Etats-Unis de façon
inconditionnelle durant les bombardements israéliens dévastateurs qui avaient
duré plus d’un mois, n’avait pas critiqué une seule fois ces attaques
destructrices et n’avait même pas appelé à un cessez-le-feu.
Ce sont avant tout les partis chiites qui représentent 40 pour
cent de la population libanaise, qui considèrent la surveillance des côtes par
la marine allemande comme une violation de la souveraineté libanaise. Le
mouvement Amal du président du parlement libanais Nabib Berri et le Hezbollah
n’ont accepté un déploiement militaire allemand qu’à certaines conditions. Ils
ont tout d’abord exigé la levée immédiate du blocus maritime israélien, qui a
paralysé l’économie libanaise pendant des mois. Ils ont demandé en outre que
les bateaux de guerre allemands restent à une distance de six à douze milles
nautiques de la côte et qu’il ne leur soit permis de fouiller d’autres bateaux
qu’avec l’accord de la marine libanaise. Cela fut refusé en retour par le
gouvernement allemand et avant tout par le gouvernement israélien.
Dans ces conditions, les négociations sur une mission militaire
allemande au Liban traînèrent pendant des semaines. Après de longs marchandages
diplomatiques auxquels fut aussi mêlé le secrétaire général de l’ONU, Kofi
Annan, Israël a finalement levé son blocus aérien et maritime. A présent, des
navires français, grecs et italiens patrouillent le long de la côte libanaise,
en attendant l’intervention de la marine allemande.
La requête officielle du gouvernement libanais parvint
finalement aux Nations Unies lundi. Elle était liée à la condition que les
navires de guerre maintiennent une distance d’au moins six milles nautiques de
la côte et qu’ils patrouillent sous pavillon des Nations Unies, condition qui
fut rejetée par les Nations Unies. Selon les modalités de la mission approuvée
mardi, la flotte allemande appuyée par celles d’autres pays, patrouillera sur
toute la longueur de la côte libanaise et le contingent allemand est autorisé à
employer la force. La présence d’un officier libanais sur chaque navire est
considérée comme suffisante pour assurer au gouvernement libanais un respect au
moins symbolique de sa « souveraineté ».
La question qui se pose ici
est la suivante : pourquoi le gouvernement allemand tient-il tant à
sa propre intervention militaire au Liban, une intervention non seulement fort
coûteuse mais encore à haut risque ?
Selon l’expert militaire Hans Rühle, qui occupa pendant des années
de hautes fonctions au ministère de la Défense et à l’OTAN, il y a « pour
les soldats allemands bon nombre de risques militaires qu’on peut
identifier concrètement ». Il compte parmi ces risques des attaques
terroristes à l’aide de hors-bord, selon le modèle de l’attentat perpétré
contre le destroyer américain Cole, ou des attaques à l’aide de missiles
téléguidés. Un de ces missiles avait touché la corvette israélienne Hanit
en juillet à quinze kilomètres de la côte libanaise.
Le gouvernement avance deux raisons pour justifier son
intervention : d’une part la garantie du droit à l’existence d’Israël, d’autre
part ses propres desseins humanitaires et pacifiques.
La chancelière Angela Merkel expliqua au cours du débat sur le
budget au Bundestag « Si la raison d’Etat de l’Allemagne exige toutefois
de garantir le droit à l’existence d’Israël, nous ne pouvons pas simplement
dire : si dans cette région le droit à l’existence d’Israël est menacé, et
il l’est, nous ne nous en mêlerons pas. Si nous voulons participer au nécessaire
processus humanitaire et politique, alors il est très difficile de dire :
que d’autres prennent la responsabilité de la composante militaire de cette
politique. »
Le ministre des Affaires étrangères, Walter Steinmeier (SPD) avança
des arguments similaires. Il affirma que « jamais un contingent de soldats
allemands n’avait été envoyé dans une région pour y apporter la destruction ou
y accroître l’influence allemande ». « Ce gouvernement ainsi que ses
prédécesseurs ont toujours essayé par leurs décisions de superviser des accords
de paix, d’apporter la stabilité aux gens ou de mettre fin aux expulsions et au
meurtre de masse ». La Bundeswehr doit de la même manière « faire en
sorte que les armes se taisent aussi à l’avenir dans cette région. »
La version officielle selon laquelle l’Allemagne serait
obligée, pour des raisons historiques, de défendre « le droit à
l’existence d’Israël », ce qui revient à une acceptation non critique de
la politique du gouvernement israélien, et de garantir la paix au Moyen-Orient
avec la Bundeswehr, se retrouve dans la plupart des commentaires publiés par
les médias. Un simple rappel des événements récents montre l’absurdité de ces
assertions.
L’attaque du Liban par Israël faisait partie de la tentative de
la part des impérialistes d’imposer un nouvel ordre dans tout le Moyen-Orient
et qui avait commencé avec l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak ; l’objectif
de ces efforts était la mainmise des Etats-Unis sur toute la région.
L’opération militaire libanaise avait été préparée de longue date et se fit
avec le soutien sans restriction des Etats-Unis. Israël avait intensifié les
attaques aériennes contre le Liban bien avant l’enlèvement de deux soldats
israéliens par les milices du Hezbollah. Cet enlèvement ne fit que leur fournir
le prétexte voulu leur permettant de commencer une campagne de terreur par des
bombardements qui détruisirent une grande partie de l’infrastructure du pays et
tuèrent plus d’un millier de personnes.
« L’objectif militaire immédiat, l’élimination du
Hezbollah en tant que force militaire et politique du Liban », écrivions-nous
peu de temps après le début de l’offensive aérienne israélienne, « est
dirigée contre toute résistance de masse qui pourrait s’avérer être un obstacle
à la domination israélienne et américaine sur le pays. Pour le gouvernement
Bush et ses alliés à Jérusalem, c’est là un pas nécessaire afin d’éliminer
d’abord le régime baasiste syrien et de mener ensuite une guerre totale contre
l’Iran » (voir l’article du 22 juillet 2006 : « Les
véritables objectifs de la guerre menée contre le Liban par Israël avec
l’appui des Etats-Unis »).
Depuis, le journaliste renommé Seymour Hersch a démontré dans
un article écrit pour le magazine New Yorker comment des services américains
et israéliens avaient préparé en commun l’attaque du Hezbollah et avait
considéré celle-ci comme la répétition générale d’une guerre contre l’Iran.
Jérusalem et Washington n’acceptèrent un cessez-le-feu que
lorsque l’armée israélienne eut échoué, après un mois de terreur par les
bombardements, à briser le Hezbollah et qu’ils se virent confrontés à la colère
croissante vis-à-vis d’Israël, des Etats Unis et des principaux régimes arabes.
Mais leur échec au Liban a affaibli durablement leur autorité politique et
militaire.
C’est la véritable raison pour laquelle tant l’Allemagne que
les autres puissances européennes se précipitent avec tant d’ardeur au Moyen-Orient.
Elles veulent soutenir les Etats-Unis dans leur rôle de gendarmes
internationaux et en partie les remplacer. Elles voient aussi là une occasion
de prendre pied dans une région où pendant longtemps ce sont les Etats-Unis qui
avaient donné le ton.
Karl Kaiser, un expert en politique internationale qui dirigea
dans le passé la Société allemande de politique extérieure et qui enseigne à
présent à l’Université de Harvard, l’a formulé sans fard dans un commentaire
écrit pour le quotidien Süddeutsche Zeitung sous le titre « Les
Européens montent au front ».
Il constate d’abord que l’intervention militaire au Liban
avait « en rapport avec les conséquences de la politique précédente du
gouvernement Bush, changé le rapport des forces dans la région, notamment au
détriment d’Israël et de la capacité d’action des Américains ». Le danger
existe selon lui « que le front anti-israélien qui se fondait jusque-là
sur le nationalisme des Etats arabes laïques, ne se change en un front
panislamique et donc à motivation religieuse qui pourrait être plus vaste et
plus militant. »
L’Europe est par conséquent appelée à agir : « Dans
ce paysage stratégiquement modifié, l’importance de l’Europe augmente. La
politique du gouvernement Bush a, même aux yeux des régimes arabes modérés,
tant affaibli la réputation des Etats-Unis que leur propre capacité d’agir en
tant qu’intermédiaires s’en est vue profondément réduite. Dans une telle
situation l’Union Européenne se doit, dans l’intérêt de l’Occident Israël
inclus, jouer un rôle important en tant qu’initiateur et en tant
qu’intermédiaire et d’assurer ce rôle à travers le déploiement de ses propres
ressources ».
Par « ressources », on entend ici les capacités
militaires. Une tentative de la part de l’UE d’exercer un contrôle militaire
sur le Moyen-Orient « dans l’intérêt de l’Occident, Israël inclus » a
sa logique propre et prévisible. Elle entraînera inévitablement les soldats
européens dans un conflit avec la population d’une région qui a été au coeur
des intérêts et des intrigues impérialistes depuis l’effondrement de l’empire
ottoman.
Elle va aussi faire entrer les pays qui s’étaient tenus à
l’écart de la guerre en Iraq dans une spirale de conflits sanglants. En
Afghanistan, où l’OTAN a pris le relais des Etats-Unis dans la direction des
opérations militaires, une telle évolution est déjà visible. Au Liban, il n’en
sera pas autrement. Il faut donc s’opposer résolument au déploiement de la
marine de guerre allemande.