Les demandes pour un changement de
cap deviennent plus pressantes à Washington
Par James Cogan
23 octobre 2006
L’extraordinaire crise politique et
militaire dans laquelle se trouve l’occupation américaine de l’Irak a plongé
l’élite dirigeante américaine dans la perplexité et même la panique. Un large
consensus se développe à Washington que les politiques de l’administration Bush
depuis mars 2003 ont produit une débâcle et que des mesures désespérées doivent
être prises pour protéger les intérêts américains.
Les événements de vendredi dernier à
Amarah, une ville du sud de l’Irak, que l’armée britannique venait de remettre
aux nouvelles forces de sécurité irakiennes, ne peuvent qu’avoir approfondi le
désespoir des cercles dirigeants américains. Des centaines de miliciens de
l’armée du Mahdi, des chiites plus ou moins associés avec le mouvement dirigé
par l’imam Moqtada al-Sadr, ont attaqué des postes de police après que des
policiers liés à un parti chiite rival eurent arrêté le frère d’un dirigeant
local. En quelques heures seulement, la milice a pris le contrôle de toute la
ville. Si cela s’est terminé sans confrontation militaire majeure, c’est parce
que des émissaires de Sadr ont réussi à convaincre les miliciens de remettre le
contrôle de la ville aux unités de l’armée irakienne.
L’incident est une preuve
supplémentaire de l’absurdité des affirmations répétées de l’administration
Bush selon lesquelles il y a du progrès dans la consolidation du gouvernement
marionnette pro-américain de Bagdad. Après trois ans et demi de carnage, l’Irak
est en ruines, tant économiques que sociales, et 140 000 soldats
américains y sont toujours embourbés dans une guérilla sanglante, alors que
diverses milices ethniques ou religieuses exercent le véritable pouvoir sur de
larges pans du territoire irakien. Les pertes américaines ce mois atteignent un
sommet pour l’année, ce qui alimente le sentiment anti-guerre de masse au sein
de la population américaine.
Les appels que l’on attend à
Washington pour un changement de la politique américaine en Irak qui résultera
en plus de « stabilité » deviennent de plus en plus pressants. Le 22
octobre le Washington Post a écrit un éditorial qui disait que « le
temps est venu », ajoutant, avec plus qu’un soupçon de panique :
« Le gouvernement de coalition
irakien sur lequel M. Bush comptait pour forger des compromis politiques et
pour désarmer les milices sectaires ne semble pas avoir la force pour mener à
bien l’une ou l’autre de ces deux missions. La tentative américaine de pacifier
Bagdad en concentrant ses forces dans la capitale a échoué et a contribué à une
augmentation accablante des pertes américaines. Le soutien à la guerre diminue
rapidement, aussi bien au pays qu’au Congrès; une commission mandatée par le
Congrès va probablement recommander un changement de cap après les élections du
mois prochain. Il serait sage pour M. Bush d’agir avant cette échéance :
la situation qui se détériore rapidement en Irak exige que l’on s’en occupe de
façon urgente. »
Le « changement de cap »
porte sur la demande que le gouvernement dominé par les chiites du premier
ministre Nouri al-Maliki donne sa sanction à une opération de désarmement de
l’armée du Mahdi et d’autres milices chiites, systématiquement diabolisées en
tant que principal obstacle au programme américain. Les soi-disant éléments
« voyous » de l’armée du Mahdi sont blâmés tant pour le grand nombre
de morts à travers le pays résultant des tensions sectaires que pour la
croissance du nombre des attaques sur les troupes américaines.
Il ne passe pratiquement pas un jour
sans qu’un article ne soit publié dans le New York Times ou le Washington
Post qui fasse référence à « l’exaspération », au
« doute » ou à la « frustration » de l’armée américaine
envers le gouvernement chiite. Le New York Times du 20 octobre en est un
bon exemple. Le correspondant John F. Burns a écrit « Au cours des
dernières semaines, quelques officiers de haut rang ont exprimé une
exaspération croissante lors de point de presse sur la situation en Irak,
particulièrement lorsqu’ils discutent de l’inefficacité, de l’indécision et de
la corruption, dans leurs mots, du gouvernement du premier ministre Nouri
al-Maliki ainsi que de l’échec du premier ministre à agir de façon efficace
pour réaliser sa promesse de retenir les milices chiites que les commandants
américains considèrent maintenant comme la principale source
d’instabilité. »
Derrière toutes les
récriminations envers les « milices chiites » se trouve un consensus
parmi les cercles dirigeants américains que le gouvernement Maliki n’est pas un
moyen viable pour satisfaire leurs intérêts en Irak. Le principal représentant
de cette analyse est le Groupe d’étude sur l’Irak, la commission mandatée par
le Congrès et dirigée par un loyaliste de la famille Bush et ancien secrétaire
d’Etat James Baker.
Les propositions du Groupe
d’étude sur l’Irak, révélées lors d’entrevues et à travers des fuites que l’on
a soigneusement laissé échapper, renient les politiques de base des stratèges
de l’administration Bush comme le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à
la Défense Donald Rumsfelsd.
Sous la direction de Cheney
et Rumsfeld, l’occupation américaine de l’Irak a entrepris de faire éclater les
institutions et le personnel de la dictature baasiste de Saddam Hussein, qui
reposaient sur la répression par un Etat policier, sur une couche relativement
privilégiée d’Arabes sunnites et sur des appels au nationalisme irakien et
panarabe. A sa place, les fondamentalistes chiites et les séparatistes kurdes,
des ennemis jurés des baasistes, furent installés à des positions clés du
pouvoir politique.
La population arabe sunnite
a été aliénée et paupérisée. Le Parti baasiste a été fait illégal et l’armée
irakienne, l’une des principales sources d’emploi et de prestige pour la classe
moyenne sunnite, a été dissoute. Des milliers de figures baasistes importantes
ont été tuées ou capturées pour être torturées et humiliées dans des prisons
comme Abou Graib.
Les tactiques américaines
de « shock and awe » (choc et stupeur) et de « diviser pour
régner » ne pouvaient que produire une insurrection anti-occupation
insoluble et soutenue par la population sunnite, et une guerre civile contre le
gouvernement chiite. Les organisations extrémistes comme al-Qaïda ont trouvé un
terreau fertile pour cultiver leur idéologie wahhabite de vengeance contre les
occupants étrangers et les chiites.
Certaines sections des
fondamentalistes chiites ont répondu aux atrocités perpétrées contre les civils
chiites par leur propre campagne de tuerie. Des escadrons de la mort chiites
tentent d’éliminer leurs ennemis et de terroriser la population sunnite pour
qu’elle se plie devant son pouvoir. On ne peut rejeter la possibilité que les
Etats-Unis participent directement à la fomentation de cette violence. Les
idéologues de l’administration Bush ont à plusieurs reprises utilisé ce carnage
pour faire taire les opposants à la guerre en affirmant que les troupes
américaines devaient rester en Irak afin d’empêcher une guerre civile encore
plus sanglante.
Les conséquences, toutefois,
sont désastreuses. Jusqu’à 100 Irakiens sont maintenant tués chaque jour dans
des attaques sectaires. Les Nations unies évaluent que près d’un million de
personnes ont été déplacées et que plus de 360 000, principalement des
sunnites, ont dû fuir leurs demeures au cours des huit mois qui ont suivi
l’attentat contre une mosquée vénérée en février. Il est présumé que cette
explosion était l’acte d’extrémistes sunnites. L’état catastrophique du pays a
empêché tout progrès visant à rendre accessibles les réserves de pétrole du
pays aux entreprises américaines, le motif non déclaré mais véritable de cette
invasion.
La solution à ce chaos
apportée par le Groupe d’étude sur l’Irak est une realpolitik sous sa forme la
plus crue et la plus impitoyable. Avec l’appui bipartisan d’importants
démocrates, Baker prépare un rapport qui suggère que les Etats-Unis peuvent
stabiliser l’Irak en faisant des avances à la population sunnite, celle-là même
qu’ils ont soumise à la répression durant les trois dernières années et demie.
L’une des principales propositions du groupe est l’amnistie pour l’insurrection
sunnite. Selon des sources du Times de Londres, des « discussions
pour tâter le terrain » se sont déroulées durant le week-end en Jordanie
entre des représentants des Etats-Unis et de l’Armée islamique, l’un des
principaux groupes des insurgés sunnites.
Il y a de nombreux points
d’interrogation sur la viabilité du soi-disant « plan Baker ». Cela
exigerait pour la faction Cheney-Rumsfeld au sein de la Maison-Blanche, d’abandonner
— bien que temporairement — la position qu’il faut une confrontation contre
l’Iran et la Syrie. Les Etats-Unis ont besoin des régimes de Téhéran et de
Damas pour qu’ils usent de leur influence sur les factions irakiennes. Une
entente avec l’Iran soulèverait inévitablement des questions complexes
concernant la politique américaine envers Israël et provoquerait une crise
hystérique parmi les sionistes les plus fanatiques.
L’obstacle immédiat,
cependant, est la résistance parmi les partis chiites, particulièrement les
éléments au sein du mouvement de Sadr, à toute entente avec l’élite sunnite. La
base sociale du mouvement sadriste est composée de millions de travailleurs
chiites qui sont vigoureusement opposés à la présence américaine dans le pays et
qui se rappellent amèrement du régime baasiste. L’appui dont jouit Sadr vient
du fait qu’il exprime, bien que d’une manière limitée, les demandes populaires
pour la fin de l’occupation militaire, pour le droit démocratique des Irakiens
à décider eux même de leur propre futur et pour que l’Etat continue à contrôler
les ressources pétrolières.
Les masses chiites ne vont
pas accepter pacifiquement le « changement de cap » qui est formulé
par des gens comme Baker. Alors que Sadr a démontré qu’il pouvait lui-même très
bien vivre avec la domination américaine en Irak, il a été incapable de
démanteler l’armée du Mahdi. Ses supporteurs chiites, gardant en mémoire les
massacres perpétrés par le régime baasiste, considèrent essentiel le maintien
d’une forme armée indépendante de tout gouvernement à Bagdad. Maliki semble
également être en dette envers les masses chiites.
Le 22 août, le World
Socialist Web Site attirait l’attention sur les premiers signes que
l’administration Bush complotait pour déloger le gouvernement Maliki s’il
refusait de se plier à l’agenda américain. (Voir Les
Etats-Unis planifient-ils un coup d'Etat en Irak ?). Une bataille contre la milice chiite pourrait
devenir le prélude à l’imposition de la loi martiale et à l’établissement d’une
forme ou une autre de dictature militaire directe.
Une confrontation entre les
militaires américains et la milice chiite est clairement en préparation. Lundi
dernier, Maliki a lancé l’avertissement lors d’une entrevue avec USA Today
que les Etats-Unis préparent « la destruction d’un quartier complet » —
Sadr City à Bagdad, où Sadr a un appui de masse dans la banlieue de 2 millions
d’habitants à prédominance chiite et où l’armée du Mahdi a un nombre estimé de
10 000 combattants. Bien qu’il n’y a pratiquement pas de reportage
provenant du bastion de la milice, il est inconcevable que des milliers de
jeunes miliciens de Bagdad, Basra, Najaf, Karbala et de douzaines d’autres
villes et villages à travers le sud de l’Irak, ne sont pas préparés pour la
bataille.
Des centaines de milliers
d’Irakiens ont déjà été tués pour le contrôle du pétrole par les grandes
puissances. Une attaque contre Sadr va en faire des milliers d’autres qui
viendront ajouter à l’horreur. Cependant, en pleine campagne électorale
américaine, dans laquelle la guerre est une question centrale, aucune voix ne
s’élève de l’opposition politique officielle à la perspective d’une escalade de
la violence en Irak. Au lieu de cela, les démocrates collaborent au Groupe
d’étude sur l’Irak et offrent une entente bipartie à la conception qu’un
« changement de cap » en Irak nécessite la répudiation de même la
prétention que les Etats-Unis sont en train d’établir une « démocratie »
au Moyen-Orient.
(Article original anglais
paru le 23 octobre 2006)