La fixation du Washington officiel et des grands médias sur
les courriels du congressiste Mark Foley, un républicain de Floride, et sur la
tentative des dirigeants républicains de la Chambre des représentants d’étouffer
le fait qu’il harcelait de jeunes pages masculins a été utilisée pour détourner
l’attention du public sur des tentatives d’étouffer d’autres crimes beaucoup
plus sérieux.
L’affaire Foley a jeté la lumière sur la corruption et l’hypocrisie
officielle qui caractérise l’establishment politique dans son ensemble aux Etats-Unis.
Le spectacle d’un parti qui a fait des « valeurs familiales » son cri
de bataille et qui cherche à utiliser l’homophobie et l’arriération religieuse
à des fins politiques et qui se fait prendre dans un tel scandale a sans l’ombre
d’un doute un attrait populaire.
Pour les démocrates, cette affaire offre un bâton politique
bien pratique et qui ne force pas le deuxième parti du monde des affaires
américain à avancer une seule politique qui diffère en substance de celles
mises de l’avant par les républicains sur les questions de politique étrangère
ou intérieure.
Mais le temps et les ressources — sans même mentionner l’intérêt
lubrique — que les médias ont consacré à exposer les courriels et les messages ne
se comparent pas au quasi-silence sur les révélations — rapportées pour la
première fois le 28 septembre, le jour même où les courriels de Foley ont été
rendu publics sur ABC News — dans le dernier livre de Bob Woodward, State
of Denial [Etat de déni].
La révélation la plus accablante est celle que l’ancien
directeur de la CIA George Tenet et que l’ancien responsable du
contre-terrorisme de la CIA J. Cofer Black ont cherché à obtenir et ont obtenu
une rencontre d’urgence avec Condoleezza Rice le 10 juillet 2001 pour discuter
de la menace imminente d’un attentat terroriste majeur par al-Qaïda sur des
cibles américaines. Ils ont été « écartés » par celle qui était alors
la conseillère à la sécurité nationale.
Dans le passage qui nous intéresse, Woodward a écrit :
« Le 10 juillet 2001, deux mois avant les attentats
contre le World Trade Center et le Pentagone, celui qui était alors directeur
de la CIA, George J. Tenet, a rencontré son chef du contre-terrorisme, J. Cofer
Black, au quartier général de la CIA pour passer en revue les dernières
informations sur Oussama ben Laden et al-Qaïda, son organisation terroriste. Black
a exposé le cas, en se basant sur des communications interceptées et d’autres
renseignements ultra-secrets, qu’al-Qaïda attaquerait bientôt les Etats-Unis. Une
masse de fragments et de points l’établissait si solidement que Tenet a décidé
que Black et lui devaient se rendre immédiatement à la Maison-Blanche.
« Tenet a appelé Condoleezza Rice, qui était alors
conseillère en sécurité nationale, de sa voiture et a dit qu’il devait la voir
immédiatement… Black et lui espéraient pouvoir lui communiquer la profondeur de
leur crainte et que Rice mettrait immédiatement le gouvernement en action sur
cette affaire… »
Woodward a écrit que Tenet espérait « secouer Rice »
et que Black « insistait que cela consistait en un avertissement
stratégique, ce qui signifie que le problème était si grave qu’il exigeait un
plan et une stratégie d’ensemble… Ils devaient agir dès cet instant — de façon
secrète, militaire, ou peu importe — pour stopper ben Laden... »
Woodward continue : « Tenet et Black ont senti qu’ils
n’avaient pas réussi à convaincre Rice. Elle est demeurée polie, mais ils n’ont
pas senti qu’elle avait réagi. Le président Bush avait dit qu’il ne voulait pas
s’occuper des mouches… »
Les implications accablantes de la conversation rapportée
sont évidentes en soi. La principale conseillère du président Bush sur les
questions de sécurité nationale a eu un avertissement explicite deux mois
seulement avant que des avions de ligne détournés soient lancés sur le World
Trade Center et le Pentagone, tuant près de 3000 personnes, et rien ne fut
fait.
Black est cité dans le livre pour avoir dit « La seule
chose que nous n’avons pas faite fut d’appuyer sur la gâchette du revolver que
nous venions de lui mettre sur la tête. »
Dans un reportage subséquent, le McClatchy Newspaper
a cité un responsable qui a aidé à la préparation du briefing comme un « 10
sur une échelle de 1 à 10 » quant au sérieux de son avertissement sur l’imminence
d’une attaque.
La révélation de cette rencontre suit une exposition
similaire qui a eu lieu lors des audiences de la Commission sur le 11-Septembre
tenues il y a deux ans. Le 6 août 2001, Bush a reçu une note présidentielle
quotidienne de la CIA titrée « Ben Laden est déterminé à attaquer les Etats-Unis ».
Comme pour la réunion du 10 juillet, la note n’a suscité aucune action de l’administration
et Bush est resté en vacances pour les trois semaines suivantes sur son ranch
au Texas.
L’administration Bush a sans cesse invoqué les événements du
11-Septembre pour justifier toutes ses politiques — des guerres d’agression à l’étranger
jusqu’à la destruction des droits constitutionnels et démocratiques
fondamentaux à l’intérieur. Les révélations portant sur la rencontre du 10
juillet ajoutent un autre élément à la preuve grandissante démontrant que l’administration
a été, au mieux, criminellement négligente en ne prenant d’action pour prévenir
les attentats qui avaient été largement prédits, au pire, directement complices
pour les laisser se produire.
Plus de cinq ans après les attentats, une chose est certaine :
personne dans le gouvernement américain n’a été reconnu coupable de la moindre
faute. Même si l’on devait considérer la version officielle des événements du
11-Septembre comme exacte, la conclusion inévitable est que cela a représenté
le plus grand échec des services américains du renseignement et de la sécurité
nationale de l’histoire du pays. Malgré cela, pas un seul responsable de la
Maison-Blanche, de la CIA, du Pentagone ou de toute autre agence n’a même subi
de rétrogradation.
Le livre de Woodward suggère que les tensions sur la
responsabilité du 11-Septembre continuent à générer d’immenses tensions
intestines au sein du Washington officiel et que Tenet est déterminé à ne pas être
le bouc émissaire des politiques de l’administration Bush. Dans son récent
livre, intitulé The One Percent Doctrine [La doctrine du un pour cent], Ron
Suskind cite Tenet disant qu’il souhaiterait « pouvoir rendre cette
satanée médaille », faisant référence à la médaille de la Liberté que Bush
lui a octroyée lorsqu’il a démissionné de ses fonctions à la CIA en 2004.
La réaction de l’administration au livre de Woodward est
tout aussi accablante que le livre lui-même. La Maison-Blanche a cherché à
discréditer l’auteur, une tâche difficile étant donné que l’administration Bush
avait auparavant fait du journaliste vétéran du Washington
Postun quasi-courtisan, lui donnant un
accès sans précédent pour l’écriture de ses précédents et volumineux livres
très louangeurs sur Bush : Plan of Attack et Bush at War [Le
plan d’attaque et Bush en guerre].
Dans un geste qui exprimait son inquiétude,
l’administration a émis une réponse détaillée à l’endroit du rapport de
Woodward, mise en ligne bien en évidence sur le site Internet de la
Maison-Blanche. L’idée centrale de cette tentative de réfutation était
d’affirmer que l’on n’avait pas camouflé l’existence de la réunion du 10
juillet, et que Rice avait réagi sérieusement aux assertions de Woodward.
Toutefois, après la publication d’extraits du livre de Woodward,
Rice a d’abord feint tout ignorer de la conversation avec Tenet et Cofer, parlant
d’une « supposée réunion » et ajoutant qu’il était
« incompréhensible » qu’elle ait ignoré de tels avertissements. Peu
de temps après, le département d’Etat a été forcé d’admettre qu’une étude des
enregistrements officiels avait révélé que la rencontre avait bel et bien eu
lieu.
Comme solution de réserve, le porte-parole de Rice au
département d’Etat, Sean McCormack, a déclaré : « L’information
présentée lors de cette réunion n’était pas nouvelle. C’était plutôt un bon
résumé des rapports de sécurité des précédentes semaines. »
Cette excuse est presque précisément la même que celle qui
avait été donnée en réaction aux révélations concernant le briefing
présidentiel du 6 août, sur lequel Rice avait insisté qu’il ne contenait rien
de nouveau et qui était de nature « historique. » Ce n’est qu’après
que l’administration eut été obligée de rendre le document public qu’il devint
clair que celui-ci contenait un avertissement clair et sévère qu’al-Qaïda
préparait activement une attaque aux Etats-Unis, précisant que New York et
Washington DC constituaient des cibles potentielles.
Avant que le titre de ce document ne soit rendu public,
Rice avait insisté — comme elle le prétend maintenant à propos de la réunion du
10 juillet — que le briefing présidentiel ne contenait aucun avertissement
d’attaques sur le territoire des Etats-Unis. Elle mentait à ce moment et il est
clair qu’elle ment encore aujourd’hui.
McCormack a continué de maintenir que son chef ne pouvait
spécifiquement se rappeler de la réunion du 10 juillet au cours de laquelle on
lui dit qu’une attaque terroriste massive sur les Etats-Unis était imminente.
Rice n’a pas été la seule à souffrir d’amnésie sélective.
Venant à l’aide d’une administration assiégée, l’ancien ministre de la Justice,
John Ashcroft, a émis une déclaration qui visait clairement à discréditer
Tenet. « Je me rends compte à quel point il est décevant qu’ils ne m’aient
pas fait part de ce genre d’informations », a-t-il déclaré le 2 octobre à Associated
Press. « Le FBI est responsable du terrorisme intérieur. »
Mais aussitôt que Ashcroft a fait cette déclaration, le
département d’Etat a révélé que l’ex-ministre de la Justice avait en effet reçu
le même compte-rendu de la CIA, moins d’une semaine après la réunion avec Rice.
Une fois de plus, rien ne fut fait. En fait, une chose fut faite :
Ashcroft cessa de voyager sur des vols commerciaux.
Les révélations de Woodward ont provoqué des protestations
et des remarques de divers membres de la Commission sur le 11-Septembre. Philip
Zelikow, directeur exécutif de la commission, a déclaré à la presse qu’aucun
témoin ayant comparu devant la commission n’avait fait mention d’une telle
réunion, incluant Tenet et Black, qui tous deux avaient fait des déclarations
privées et publiques.
« Si nous avions entendu quelque chose qui aurait
attiré notre attention sur cette réunion, cela aurait eu d’énormes
répercussions », a-t-il déclaré au New York Times. « A
plusieurs reprises, Tenet et Black ont affirmé ne pas pouvoir se rappeler ce
qui s’était dit durant certaines de ces réunions. »
Le commissaire démocrate Richard Ben-Veniste, un ancien
procureur de l’affaire du Watergate, a déclaré de la même façon au Times
que « nous n’avons jamais été informés » de la réunion. » Il a
ajouté : « Voilà certainement quelque chose que nous aurions
aimé savoir. »
Subséquemment par contre, le Washington Post et
d’autres sources ont révélé que Zelikow et Ben-Venist ont été informé de la
rencontre durant un témoignage secret donné au quartier général de la CIA par
Tenet, qui leur a donné un compte rendu détaillé des informations qu’il avait
transmises à Rice. Clairement, Tenet voulait que ses avertissements fassent
partie du dossier.
Zelikow, un loyaliste de l’administration et un collègue universitaire
de Rice, a, depuis, été nommé à un poste de haut niveau au département d’Etat. Le
rapport de la commission sur le 11-Septembre ne fait aucune référence à la
rencontre du 10 juillet.
Le McClatchy Newspapers a cité Ben-Veniste à l’effet
qu’il reconnaissait que Tenet lui avait donné ainsi qu’à Zelikow, l’information
sur le briefing avec Rice lors d’un témoignage secret, mais que Zelikow allait
devoir répondre à savoir pourquoi cela n’avait pas été mentionné dans le
rapport de la commission. Zelikow n’a pas répondu aux questions sur ce sujet.
Plusieurs des commissaires semblaient sincèrement surpris
et en colère que cette rencontre avait été cachée, indiquant qu’ils n’avaient
pas été informés du témoignage secret de Tenet.
« Rien de tout ça n’a été partagé avec nous durant
les heures d’entrevue privées, incluant des entrevues sous serment, nous
n’avons pas de documents non plus là-dessus, » a dit Timothy J. Roemer, un
membre démocrate de la commission et ancien membre de la chambre des
représentants de l’Indiana. « Je suis profondément perturbé par tout ceci.
Je suis furieux. »
Ces dernières révélations ne laissent pas un iota de
crédibilité à l’affirmation répétée de l’administration Bush que les attentats
du 11 septembre ne pouvaient pas avoir été anticipées. Ce qui émerge, c’est que
non seulement étaient-elles prévisibles, mais des avertissements spécifiques
ont été délibérément rejetés par la Maison-Blanche. De plus, l’existence très
précisément de ces avertissements a été cachée par une opération de camouflage élaborée
qui atteint son point culminant par la commission sur le 11-Septembre.
L’obsession de la Maison Blanche sur l’affaire Foley dans
le contexte de ces révélations constitue une poursuite de cette opération de
camouflage. L’analyse syntaxique détaillée des déclarations de dirigeants
républicains sur ce qu’ils savaient à propos du comportement sexuel de Foley est
complètement à l’opposé de l’indifférence des médias et des politiciens des
deux partis face aux déclarations contradictoires, évasives et carrément
mensongères relativement à un crime qui a causé la plus grande perte en vie
humaine sur le sol américain depuis la Guerre civile.
Un crime, au surplus, qui a servi de prétexte pour une
éruption globale du militarisme américain qui a tué et estropié des centaines
de milliers d’Irakiens et d’Afghans.
La preuve pointe inexorablement vers une conclusion :
les attentats du 11 septembre ont été facilités par de puissants éléments au
sein du gouvernement lui-même, qui ont organisé un « désengagement »
de l’appareil des services américains du renseignement et de sécurité. Qu’une
attaque terroriste était sur le point d’être perpétrée était connu et accueilli
par ceux qui cherchaient un casus belli pour la mise en œuvre d’un plan
de guerre depuis longtemps préparé afin d’assurer l’hégémonie américaine sur
les réserves stratégiques de pétrole du Moyen-Orient et de l’Asie centrale.
Si la motivation d’enquêter sur ces questions n’est pas
grande, c’est parce que toutes les sections de l’establishment politique,
incluant les médias et le Parti démocrate, sont si complètement impliquées.