L’annonce faite par Ottawa il y a deux semaines que l’opération
Méduse s’était soldée par un éclatant « succès » dans la lutte
« pour la liberté » en Afghanistan a été doublement démentie : il
y a eu recrudescence des attaques menées contres les forces d’occupation de
l’OTAN et des reportages parus dans la presse ont dévoilé les liens unissant
les forces canadiennes à des éléments criminels sur le terrain.
Un soldat canadien a été tué samedi dans la région de Panjwayi,
à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Kandahar, lorsque son véhicule
blindé a été frappé par un engin explosif improvisé. Quelques jours plus tôt, le
mardi 3 octobre, deux autres soldats canadiens étaient tués et cinq autres
blessés. La semaine précédente, un autre avait perdu la vie après avoir marché
sur une mine, tandis que le 18 septembre, un attentat-suicide avait fauché
quatre soldats canadiens.
Ces pertes surviennent toutes dans la région du sud de
l’Afghanistan visée par l'opération Méduse. Lancée il y a un mois par les
forces d’occupation de l’OTAN sous le leadership du Canada, cette opération était
censée avoir chassé les talibans d'un de leurs bastions dans le sud du pays.
Selon un reportage publié dans l’édition du 23 septembre du
Globe and Mail, les centaines d’insurgés qui auraient été tués dans le
cadre de cette opération n’étaient pas tous des « combattants
talibans ». Une bonne partie était plutôt des villageois révoltés contre les
exactions commises par la police locale sous l’œil approbatif des forces
d’occupation. Ces villageois se seraient tournés vers les talibans qui disent
combattre l’occupation étrangère et les abus policiers.
Le Globe cite Talatbek Masadykov, chef de la mission
des Nations unies dans le sud de l’Afghanistan, qui décrit la réaction
populaire face aux sévices commis par les autorités locales afghanes.
« Peut-être que la moitié des éléments “anti-gouvernementaux” actifs dans
cette région du sud ont rejoint le mouvement taliban à cause de la conduite de
ces mauvaises personnes là. »
De nombreuses plaintes avaient été logées par des gens de
la région de Panjwayi contre les vols et passages à tabac de la police afghane.
Des villageois ont dit que la police, formée en grande partie de membres
de tribus rivales, s’emparait de leur argent liquide, de leurs téléphones
cellulaires et de leurs montres. Même les motocyclettes et les voitures étaient
saisies par des patrouilles.
Le Globe, ardent partisan de l’opération de
contre-insurrection en Afghanistan, déplore dans son reportage le fait que la
région soit peut-être en train de replonger dans les conditions ayant déclenché
la révolte des villageois en premier lieu. Progressant dans le sillage des
troupes canadiennes après l’opération Méduse, des gangs de policiers se seraient
précipités à Panjwayi, où ils ont organisé le saccage de maisons, la mise à feu
de boutiques et des extorsions à des points de contrôle.
Dans un autre article, publié jeudi, le Globe rapporte
les propos du Colonel Mike Capstick concernant la présence « de personnages
plutôt déplaisants au parlement afghan ».
Cet ancien commandant de la première équipe consultative
stratégique du Canada à Kaboul est rentré d’Afghanistan à la fin de l’été et
parcourt depuis le pays pour faire mousser le soutien à l’intervention
canadienne. Le Globe résume ainsi son évaluation de la situation : « des
seigneurs tribaux et des trafiquants de drogue se sont faufilés jusqu’à des
postes de pouvoir dans le nouveau gouvernement afghan ».
Une telle évaluation, faite par quelqu’un qui connaît le
terrain et qui ne peut être soupçonné de sentiments anti-guerre, en dit plus
long que les assurances répétées d’Ottawa voulant que les troupes canadiennes soient
en Afghanistan pour accompagner le pays sur la voie de la démocratie.
Ce sont des éléments criminels au niveau local, et un
gouvernement à Kaboul installé par Washington et complètement impuissant devant
la terrible crise sociale et économique, que soutiennent en Afghanistan les
Forces armées canadiennes (FAC). La « chasse aux talibans » menée par
ces dernières prend pour cible des villageois révoltés contre les sévices
infligés par les éléments douteux justement protégés par les FAC. Autant de
faits qui cadrent mal avec les prétentions démocratiques du Canada dans ce pays
d’Asie centrale.
Le tableau n’est guère plus reluisant si l’on considère
certains des alliés internationaux du Canada.
Prenons le cas du président du Pakistan, le général Pervez
Musharraf, qui a récemment tourné en ridicule les plaintes soulevées après la
perte de « quatre ou cinq » Canadiens en Afghanistan (le nombre exact
est de 40), alors que « nous avons eu 500 cercueils ». Musharraf, qui
a usurpé le pouvoir en 1999, s’est montré cinglant lors de son entrevue à la
télévision publique canadienne. « Si vous n’êtes pas prêts à subir des
pertes en tant qu’armée, alors ne participez à aucune opération », a lancé
le dictateur pakistanais.
Une telle indifférence au sort des soldats n’a nullement
ébranlé le premier ministre Stephen Harper. Quand on lui demanda de commenter
les propos du général-président pakistanais, le chef d’État canadien a esquivé
la question, soulignant plutôt que le Pakistan était un « allié important
dans la lutte contre la terreur ».
Harper partage en fait les vues Realpolitik exprimées
si brutalement par Musharraf : à l’occasion d’un discours prononcé la
semaine dernière à Calgary, Harper s’est montré à peine plus subtil en qualifiant
la mort de soldats canadiens en Afghanistan de « prix
du leadership » sur la scène internationale.
Quant au principal allié international du Canada et parrain
de son intervention en Afghanistan, à savoir le gouvernement des États-Unis, sa
« lutte au terrorisme » a servi de prétexte à une politique
d’agressions militaires commencée en Afghanistan et en Irak ainsi qu’à une érosion
historiquement sans précédent des droits démocratiques les plus fondamentaux.
Le mois dernier, à la demande de
l'administration Bush, le Congrès américain a adopté une loi qui jette au
rancart des articles clés de la Constitution américaine afin de légaliser la
torture et permettre la détention illimitée, sans recours judiciaires, de
quiconque sera déclaré par le président des États-Unis être un
« combattant ennemi illégal ».
Il est aussi instructif d’examiner le
parcours de Ben Laden, présenté comme l’ennemi numéro un des forces
d’occupation occidentales en Afghanistan. Ce dernier a commencé sa carrière
politique comme partenaire de la CIA dans une guerre secrète contre le régime
pro-soviétique afghan, qui a commencé en 1979 et a duré dix ans. Les États-Unis
ont acheminé jusqu’à cinq milliards de dollars en armes meurtrières et en aide
financière aux moudjahidin, les milices islamiques dirigées en partie par Ben
Laden.
Un dernier point à prendre en compte en
jaugeant les prétentions démocratiques du Canada en Afghanistan, c’est
l’attitude du gouvernement Harper envers la presse.
Les bonnes intentions affichées d’Ottawa
seraient d’autant plus vraisemblables que les médias jouissent de la liberté de
couvrir les opérations militaires sur le terrain et de scruter à la loupe les
buts de guerre du Canada. Ottawa s’efforce pourtant de bâillonner une presse
qui s’est montrée particulièrement servile à relayer le discours militariste du
gouvernement Harper.
« Aucun journaliste dans ce pays ne devrait
jamais avoir peur ou honte de défendre l’armée canadienne », affirmait Harper
il y a deux semaines lors d’un rallye pro-guerre sur la colline parlementaire orchestré
par l’État.
Cette remarque visait clairement les mesures
disciplinaires annoncées par Radio-Canada à l’endroit d’un reporter qui avait
rompu « l’éthique journalistique » en exprimant publiquement son
soutien à l’intervention militaire du Canada en Afghanistan. Autrement dit, le
gouvernement qui contrôle le budget de la télévision publique canadienne veut
s’arroger le droit de lui dicter quoi dire et quoi ne pas dire.
« Les journalistes exercent la liberté de presse, mais
les journalistes n’ont pas créé la liberté de presse », a ensuite pontifié
l’idéologue de droite devenu premier ministre du Canada. « Cette liberté,
toutes nos libertés, ont été créées par les hommes et les femmes de ce pays qui
se sont montrés prêts dans notre histoire à sacrifier leurs vies pour ces
libertés. »
Harper affichait par là son mépris des droits civiques et
son ignorance crasse des luttes qui ont dû historiquement être menées – contre
l’arbitraire policier et militaire – pour établir l’ensemble des droits
démocratiques.
La protection d’éléments criminels à l’échelle locale, le
tournant vers des alliés internationaux qui foulent aux pieds les droits démocratiques,
la détermination à transformer ses propres soldats en chair à canon pour se
tailler une place sur l’échiquier mondial – telle se présente l’œuvre que
poursuit le Canada en Afghanistan.
Son objectif essentiel, par-delà une rhétorique
démocratique qui résiste peu à l’analyse, est de faire valoir les intérêts géostratégiques
de l’élite dirigeante canadienne.
Dans son discours prononcé à Calgary en
présence de l’ambassadeur des États-Unis, à l’occasion d’un
dîner où il recevait un prix du centre Woodrow-Wilson,
club de réflexion américain, le premier ministre Harper
a souligné que son gouvernement voulait faire du Canada « un
chef de file sur la scène internationale ».
« Nous voulons faire en sorte », a déclaré Harper,
« que notre pays soit en mesure de préserver notre identité et notre
souveraineté, de protéger nos intérêts cruciaux et de défendre nos valeurs les
plus importantes dans le monde. »
Mais pour que le Canada puisse avoir sa part du butin dans le
pillage des ressources de la planète, sa classe dirigeante doit surmonter l’opposition
latente, mais profondément ancrée de la population à son projet impérialiste.
Cela requiert une rupture décisive avec l’aura pacifiste dont s’est entouré le
Canada durant la période de la guerre froide et une campagne tous azimuts pour
en ressusciter les traditions militaristes.
C’est pourquoi dans son discours, Harper a fait mention
spéciale de la crête de Vimy dans le nord de la France, « qui fut le
théâtre de certains des pires combats de la Première Guerre mondiale ». Les
troupes canadiennes y ont joué un rôle de premier plan, signant en quelque
sorte dans le sang le nouveau statut qu’acquérait par là le Canada en tant que puissance
impérialiste, quoique de second ordre.
L’élite dirigeante canadienne espère faire jouer un rôle
similaire à son intervention néo-coloniale en Afghanistan. Le coût humain n’en
sera pas moins élevé, tant pour les fils et les filles de la classe ouvrière
envoyés à des milliers de kilomètres sous le faux étendard de la démocratie,
que pour les peuples opprimés de la région.