Les nouvelles de la mort de l’ancien
dictateur militaire du Chili, Augusto Pinochet, ont été accueillies par des
manifestations spontanées à Santiago et d’autres villes chiliennes ce dimanche.
Des milliers de personnes ont pris la rue
ou formé des caravanes de véhicules, klaxonnant, pour célébrer la mort du
général de l’armée à la retraite. Pinochet était âgé de 91 ans. Il était arrivé
au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat appuyé par la CIA contre le gouvernement
élu du président Salvador Allende du Parti socialiste.
L’avenue Alameda Bernardo O’Higgins,
la principale artère de la capitale chilienne, débordait de gens chantant des slogans
et agitant des bannières et des affiches. Les habitants des banlieues ouvrières
de la capitale, qui ont connu la répression brutale et indiscriminée lors de la
dictature, ont érigé des barricades et ont allumé des feux pour marquer la mort
de l’ancien dirigeant détesté.
Le régime de Pinochet est responsable du
meurtre ou de la disparition de milliers d’activistes de gauche, de
syndicalistes, d’étudiants et d’autres personnes soupçonnées de s’opposer aux
intérêts de la classe dirigeante chilienne et du capital étranger. Sous sa
dictature, des centaines de milliers d’autres ont été emprisonnés, torturés et
contraints à l’exil.
La joie populaire engendrée par la mort du
vieux criminel d’Etat a été considérablement tempérée par le fait qu’il est
mort dans l’impunité, à l’unité des soins intensifs de l’hôpital militaire de
Santiago plutôt que finir ces jours dans une cellule.
Au moment de sa mort, Pinochet était accusé
d’environ 300 offenses criminelles liées aux meurtres, à la torture et aux
enlèvements réalisés sous sa gouverne. La « Caravane de la mort »,
l’« Opération Colombo » et l’« Opération Condor » sont
certaines des meurtrières campagnes de répression pour lesquelles il a été
accusé.
Lui et sa famille faisaient aussi l’objet
d’enquêtes criminelles relativement au détournement hors du Chili de dizaines
de millions $ des fonds de l’Etat, vers des comptes secrets de la Riggs Bank
de Washington, D.C. et d’autres institutions financières d’outremer.
La preuve de corruption éhontée de la part
de l’ex-dictateur a diminué, au cours des récentes années, le soutien dont il
bénéficiait au sein d’une couche de la droite chilienne, qui depuis longtemps
justifie ses politiques de meurtre de masse et de répression au nom de la
« lutte au marxisme ».
Au sein de la population chilienne, le
dernier voyage à l’hôpital de l’ex-dictateur faisait l’objet d’une très grande
suspicion. Il était largement perçu comme une autre ruse du général pour
échapper à la poursuite criminelle. Pinochet était assigné à demeure lorsqu’il
a été admis pour traitement, la cinquième fois qu’un juge imposait une telle
arrestation au cours des dernières années.
Pendant ce temps, à l’hôpital militaire où
l’ancien dictateur est mort, quelques centaines de fascistes et de supporteurs
de l’armée se sont réunis, ayant avec eux des photos de Pinochet. Certains
d’entre eux ont physiquement attaqué des membres de la presse.
Internationalement, il y a aussi eu des
expressions d’appui pour l’ex-dictateur. En Grande-Bretagne, l’ancienne
première ministre Margaret Thatcher a émis une déclaration dans laquelle elle
exprimait sa « grande peine » à l’annonce de la mort de l’homme
condamné pour meurtre de masse.
Jack Straw, le dirigeant travailliste élu à
la Chambre des communes britannique, a émis un communiqué hypocrite dans lequel
il déclarait que la mort de Pinochet « signifiera que le peuple chilien
pourra passer à autre chose et mettre le terrible héritage de ces années
terribles derrière lui ».
Ce fut le même Straw qui, en tant que
ministre britannique des Affaires étrangères en 1998, avait permis à Pinochet
de s’échapper du pays pour retourner au Chili après avoir été assigné à demeure
à Londres pendant 503 jours, alors que le juge espagnol Baltasar Garzon
cherchait à obtenir son extradition pour qu’il soit jugé pour crime contre
l’humanité. En bout de piste, le gouvernement du premier ministre Tony Blair a
protégé l’ex-dictateur, invoquant sa mauvaise santé et des considérations
« humanitaires ».
Aux Etats-Unis, la réaction à la mort de
l’ancien allié a été aussi caractérisée d’une hypocrisie extrême. La
Maison-Blanche de Bush a fait une déclaration décrivant la dictature de
Pinochet comme « l’une des périodes les plus difficiles de l’histoire de
cette nation » et déclarant que « nos pensées sont aujourd’hui avec
les victimes de ce règne et leurs familles ». Etant donné les liens
étroits qu’entretenait le gouvernement américain — y compris d’importants
représentants de l’administration actuelle — avec les crimes du régime
militaire chilien, de telles déclarations sont très peu crédibles.
En de nombreuses occasions, les articles
sur la mort de Pinochet ont présenté une vision « équilibrée » de
l’héritage de l’ex-dictateur, regrettant ses actes du point de vue des droits
de l’homme, mais le louangeant pour avoir « stabilisé » l’économie
chilienne et inauguré le soi-disant « miracle économique chilien ».
Ces reportages n’évoquent même pas le fait
que ces deux processus soient intimement liés. Le « miracle »,
caractérisé par des taux élevés de croissance économique et la hausse de la
valeur des actions, a été précisément préparé par une campagne d’extermination
physique des sections les plus militantes des travailleurs chiliens, par la
proscription des syndicats, par les réductions de salaires et par l’élimination
de tous les obstacles à l’exploitation impitoyable de la classe ouvrière.
La conséquence a été un vaste transfert de
richesse sociale de la majorité ouvrière vers l’aristocratie financière. Selon
les statistiques fournies par le régime de Pinochet lui-même, le 20 pour cent
le plus riche de la population a, entre 1979 et 1989, augmenté sa part de la
richesse nationale de 51 à 61 pour cent.
Pendant ce temps, durant les 13 premières
années de la dictature, le 10 pour cent le plus pauvre de la société chilienne
a vu sa consommation totale diminuer de 30 pour cent. En 1988, le salaire réel
moyen d’un travailleur était 25 pour cent plus bas qu’en 1970.
Le coup d’Etat qui a porté Pinochet au
pouvoir a été déclenché le 11 septembre 1973. A ce moment, des chasseurs de la
Force aérienne chilienne avaient bombardé La Moneda, l’équivalent de la
Maison-Blanche au Chili, où Allende a trouvé la mort.
La junte militaire dirigée par Pinochet a
dissout le Congrès, banni les partis politiques et les syndicats et aboli la
liberté d’expression et les droits de l’habeas corpus.
Le
désarmement de la classe ouvrière par l’Unité populaire
Le coup d’Etat a été facilité par les
politiques du gouvernement de Front populaire de Allende lui-même, en
particulier celles du Parti communiste chilien, qui appuyait Allende. Le Parti
communiste stalinien a agi dans le but de subordonner l’intense effervescence
révolutionnaire qui animait la classe ouvrière chilienne au gouvernement de
Front populaire. Allende et les staliniens ont rejeté les demandes visant à armer
les travailleurs et ont tenté de briser la vague de militantisme qui a entraîné
des occupations d’usines et des saisies de terres.
Les staliniens et le gouvernement de
l’Unité populaire ont encouragé des illusions sans fondement, et ultimement
fatales, dans la démocratie parlementaire chilienne. Les staliniens décrivaient
l’armée chilienne comme « le peuple en uniforme ». C’est Allende
lui-même qui a introduit des généraux dans son caucus et qui a nommé Pinochet
commandant en chef des forces armées chiliennes, une position que Pinochet a
utilisée pour préparer et exécuter le coup d’Etat qui a tué le président du
Parti socialiste.
Dans les jours qui ont suivi le coup
d’Etat, des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées, un grand nombre
d’entre elles ont été regroupées dans le stade de football de Santiago, où la
plupart ont été battues et torturées et beaucoup exécutées. Parmi ceux qui ont
été exécutés se trouvaient deux citoyens américains, Frank Teruggi et Charles Horman.
Des preuves ont par la suite démontré que d’importants représentants américains
ont non seulement tenté d’étouffer l’affaire, mais que ceux-ci étaient
complices de ces meurtres.
Le coup d’Etat lui-même reçut l’appui sans
réserve de l’administration du président Richard Nixon. Des millions de dollars
ont été secrètement transférés au Chili par la CIA pour financer des grèves
d’employeurs et des groupes fascistes cherchant à renverser Allende. L’ordre
explicite de Nixon à la CIA était de « faire hurler l’économie » pour
renverser le gouvernement. Les plans de coup d’Etat des conspirateurs
militaires étaient pleinement partagés et coordonnés avec la CIA et le
Pentagone.
Henry Kissinger, le conseiller à la
sécurité nationale de Richard Nixon — un conseiller clé de l’actuelle
administration Bush — a été le principal architecte américain du coup au Chili.
En 1970, après l’élection du premier gouvernement d’Unité populaire d’Allende,
Kissinger a dit, « Je ne vois pas pourquoi nous resterions là à ne rien
faire et laisser un pays devenir communiste à cause de l’irresponsabilité de
son propre peuple. »
Le gouvernement américain a subséquemment
décidé de renverser les résultats de l’élection populaire par la subversion
secrète, la terreur et la force militaire.
Alors que Pinochet est mort, Kissinger est
toujours vivant et sujet à poursuite criminelle pour son rôle dans
l’élaboration du coup qui a coûté des milliers de vies.
Il n’est pas le seul responsable américain
complice des crimes de la dictature de Pinochet. Georges H.W. Bush,
l’ex-président et père de l’actuel président, était directeur de la CIA au
temps où le régime de Pinochet jouait le rôle central dans l’« Opération
Condor, » nom de code pour une campagne coordonnée de meurtres et de
répression menée par les régimes militaires à travers l’Amérique latine contre
les opposants de gauche.
Des documents déclassifiés ont prouvé que
la CIA était entièrement informée du déroulement de l’opération, dans laquelle
des centaines, sinon des milliers de personnes ont été assassinées,
illégalement emprisonnées et torturées.
Le pire acte de terrorisme international
commis à l’époque sur le sol américain a fait partie de cette opération. Le 21
septembre 1976, une voiture piégée a enlevé la vie à Orlando Letelier, l’ancien
ministre des Affaires étrangères d’Allende et un opposant en vue du régime de
Pinochet et son adjoint américain, Ronni Moffit, alors qu’ils roulaient à
travers les rues de Washington, D.C.
La CIA, sous la direction de Bush père, a
manœuvré dans le but de couvrir la responsabilité du régime de Pinochet dans
ces meurtres. Les assassins ont même par la suite été placés sous la protection
des Etats-Unis avec une nouvelle identité et un soutien financier sous le
programme fédéral de protection des témoins.
Le vice-président Dick Cheney et le
secrétaire sortant à la Défense, Donald Rumfseld sont vraisemblablement
impliqués dans l’appui de Washington à la dictature de Pinochet durant cette
période. Cheney était le chef du personnel à la Maison-Blanche et Rumsfeld
était aussi secrétaire à la Défense, supervisant les relations américaines avec
les militaires d’Amérique latine alors que l’Opération Condor battait son
plein.
La capacité de Pinochet de se soustraire à
toute poursuite criminelle jusqu’à sa mort à l’âge avancé de 91 ans, plus de 16
ans après avoir cédé le pouvoir, témoigne du fait que les horreurs de son
régime qui se sont abattues sur la classe ouvrière chilienne ont été commises
pour défendre les intérêts de l’élite dirigeante tant de son pays qu’internationale,
qui a continué de le protéger.
Cette protection constitue également un
avertissement sérieux. Les méthodes brutales de meurtres de masse, de torture
et de dictature qui seront à jamais associées au nom d’Augusto Pinochet
demeurent le recours ultime du capitalisme en crise.