Manifestations
de masse contre Le Pen à travers la France
Les sociaux-démocrates canalisent les sentiments
anti-fascistes vers un soutien à Chirac
Par Peter Schwarz à Paris
30 avril 2002
La France est en état d'effervescence depuis qu'il a été
confirmé que Jean-Marie Le Pen, le chef du Front National
néo-fasciste, a terminé deuxième au premier
tour de l'élection présidentielle et fera face
au président actuel Jacques Chirac au second tour le 5
mai. Des manifestations de masse ont eu lieu tous les jours exprimant
l'opposition populaire à la politique raciste et d'extrême-droite
de Le Pen.
Des dizaines de milliers de gens sont descendues dans la rue
lundi, mardi et mercredi de la semaine dernière. Jeudi,
le nombre total de manifestants a dépassé 300.000
dans 70 villes différentes; et samedi des centaines de
milliers ont manifesté à travers le pays. Rien
qu'à Paris, 100.000 personnes étaient dans les
rues pour participer à la plus importante manifestation
jusqu'à ce jour.
Les manifestations de rues étaient initialement dominées
par des jeunes et des étudiants, qui se sont rassemblés
en signe de protestation dès que le résultat des
élections fut connu. Aux élèves et étudiants,
se sont joint des milliers de résidents des banlieues
ouvrières de France, ainsi que des immigrés arabes
et nord-africains, des travailleurs au chômage, des retraités
et des mères de famille, et par la suite, après
les heures de travail, des cols bleus et des cols blancs employés
en usine.
Les manifestations étaient dirigées contre Le Pen
et la politique xénophobe et raciste du Front National,
bien que les manifestants n'avaient de toute évidence
aucune idée claire de la manière de contrer la
menace. Au cours des manifestations, les participants criaient:
«F pour fascisme, N pour nazi» (FN sont les initiales
du Front National); «première, deuxième,
troisième génération, nous sommes tous fils
d'immigrés!» Le malaise généralisé
envers tout le système politique exprimé dans l'élection
a pris de nouvelles formes après le résultat choc
du 21 avril.
Au début, les principaux partis ont pris leurs distances
envers ce mouvement. L'ancien premier ministre gaulliste Edouard
Balladur est allé jusqu'à demander que toute manifestation,
y compris celle du premier mai, soit bannie jusqu'au second tour
le 5 mai, pour, a-t-il dit, «éviter tout risque
de dérapage et de violence». Selon un reportage
du Figaro (25 avril), Lionel Jospin a demandé à
ses ministres et aux participants à un dîner après
la dernière réunion du conseil ministériel
de «ne pas prendre part aux manifestations anti-Le Pen,
ni à celles planifiées pour le premier mai».
De anti-Le Pen à pro-Chirac
Mais une campagne intensive a éventuellement été
lancée pour transformer la vague spontanée de colère
en campagne d'appui au candidat gaulliste Jacques Chirac et de
soutien à la Cinquième République, c'est-à-dire
aux mêmes leaders et institutions dont le piteux échec
a été révélé au premier tour
de l'élection. Les partis en tête de cette campagne
pour Chirac sont justement ceux qui ont subi une si cuisante
défaite le 21 avril, la coalition de la «gauche
plurielle» formée par le Parti Socialiste, le Parti
Communiste et les Verts.
Des membres dirigeants de ces partis avaient déjà
appelé publiquement à voter Chirac le soir du premier
scrutin présidentiel. Au cours de la semaine dernière,
un seul message a été repris en chur, à
savoir qu'un haut taux de participation et un vote massif pour
Chirac étaient les seuls moyens de lutte contre le danger
incarné par Le Pen. Cette campagne a reçu un large
écho dans les médias.
Les dirigeants du parti socialiste ont acculé le candidat
présidentiel vaincu Lionel Jospin, qui avait refusé
pendant quelques jours de faire la moindre déclaration
publique, à appeler ouvertement à voter Chirac.
Jospin l'a finalement fait vendredi dernier sous la forme d'un
communiqué de presse, sans toutefois mentionner le nom
de son opposant. La presse a de son côté rapporté
que des fonctionnaires haut placés du parti ont eu beaucoup
de difficulté dans de nombreuses réunions locales
du PS à surmonter le scepticisme des membres en ce qui
a trait à un vote pour Chirac.
Le candidat du Parti Vert, Noël Mamère, a mis son
site web à la disponibilité d'une campagne pour
la ré-élection de Chirac. Le leader de la fraction
des Verts au parlement européen, Daniel Cohn-Bendit, a
publié, avec son frère Gabriel, un commentaire
de toute une page dans Libération où, avec
un cynisme sans bornes, il a présenté Chirac comme
la personnification de la démocratie. «Donnons un
sens au second tour par une ironie démocratique et un
super mensonge ludique», a-t-il écrit.
S'abaissant devant ce politicien corrompu de la grande entreprise,
Cohn-Bendit a même fait un anagramme du nom de Chirac:
«dire NON au Couperet, à la Haine, à l'Intolérance,
au Racisme, à l'Antisémitisme et a la Cancérisation,
c'est inventer une nouvelle grammaire et ça s'épelle
C-H-I-R-A-C ! Noyons la droite et le vote pour un gouvernement
de droite dans une marée de bulletins qui noieront le
Front national.»
Le rôle des staliniens
Le Parti Communiste a également appelé à
voter Chirac, exploitant son influence au sein de la Ligue des
droits de l'homme (LDH) où le parti a traditionnellement
joué un rôle dirigeant. La LDH était l'un
des principaux organisateurs de la manifestation de masse à
Paris samedi.
Le journal Libération a publié des commentaires
malicieux contre Arlette Laguiller, la candidate de Lutte Ouvrière,
pour son refus d'appeler à voter Chirac. L'un des commentaires
les plus cruels, rappelant les calomnies que lançaient
le parti stalinien français dans les années 30,
a été écrit par le cinéaste Gérard
Mordillat. Il a décrit Laguiller et Le Pen dans des termes
presque pornographiques, les qualifiant de «couple modèle».
Les conséquences de la campagne de toute la semaine en
faveur de Chirac étaient évidentes à la
manifestation qui s'est étalée pendant des heures
à Paris samedi dernier. Près de 60 organisations
civiles et de droits de l'homme ont lancé l'appel pour
la manifestation et ont été appuyées par
les partis politiques du camp Jospin et de la gauche socialiste.
Des slogans enthousiastes ont été scandés
contre Le Pen par de nombreux participants, y compris des jeunes,
des immigrés et des membres du mouvement des sans-papiers.
Mais les organisateurs de la manifestation ont canalisé
entièrement ce sentiment derrière le vote de dimanche
prochain, avec le message: « Celui qui ne vote pas le 5
mai soutient Le Pen».
La Ligue des droits de l'homme (LDH) formait l'un des plus gros
contingents présents, des manifestants transportant des
centaines de pancartes avec les mots: « 100 % contre Le
Pen. Votons ! »
Dans un appel diffusé à la manifestation, elle
a expliqué ainsi sa position: « Demain, nous serons
particulièrement vigilants pour que ceux qui seront au
pouvoir ne profitent pas de cette situation pour restreindre
la démocratie, accentuer l'injustice et la précarité
sociale, refouler les étrangers ou livrer, au prétexte
fallacieux de la sécurité, les plus fragiles d'entre
nous à une répression aveugle. Nous continuerons
à nous battre pour faire respecter les libertés
et l'égalité des droits.
«Mais, aujourd'hui, nous refusons que les idées
de mort de Jean-Marie Le Pen poursuivent leur chemin dans les
esprits et pourrissent jusqu'aux fondements de la République.
Parce que nous refusons la politique du pire, nous devons tout
faire pour que Jean-Marie Le Pen soit battu et très largement
battu. Chaque voix qui fera défaut à son adversaire
le 5 mai 2002 sera un coup porté à la démocratie.
«La LDH appelle tous les citoyens à faire du second
tour de l'élection présidentielle, non le triomphe
de Jacques Chirac, mais un référendum contre Jean-Marie
Le Pen, pour les droits de l'Homme et les valeurs de la démocratie.
»
Chirac comme alternative ?
Des arguments similaires pouvaient s'entendre partout dans
la manifestation.
Jean-Florent, un membre du mouvement de jeunesse des socialistes,
a déclaré au World Socialist Web Site: «Le
vote du 5 mai, on a l'occasion unique de ridiculiser les deux
hommes qui sont au deuxième tour. En votant massivement
pour Chirac on ridiculise et Chirac et Le Pen et ça c'est
une chose qu'on n'aura jamais l'occasion de refaire. »
L'affirmation que celui qui vote pour Chirac défend la
démocratie renferme une contradiction évidente.
Un vote pour Chirac reste un vote pour Chirac, peu importe les
intentions de celui qui vote. Un président confirmé
dans ses fonctions par une majorité écrasante et
un taux élevé de participation de l'électorat
sera renforcé et ce sera d'autant plus difficile de remettre
en cause la légitimité de sa politique.
Il est en outre entièrement faux de maintenir que Chirac,
tel qu'on le décrit partout en ce moment, représente
une véritable alternative démocratique politique
à Le Pen. Ça ne fait pas si longtemps que les propres
diatribes racistes de Chirac ont fait la une au début
des années 90 lorsqu'il s'est plaint des immigrés
africains à cause de «l'odeur et le bruit».
Et c'est Chirac qui a grandement contribué à la
victoire de Le Pen avec sa campagne axée sur la sécurité
dans la dernière élection.
Chirac est également soucieux de ne pas brûler tous
les ponts avec le Front National parce qu'il aura besoin du soutien
de cette organisation dans les élections parlementaires
de juin prochain. Lors d'un grand rassemblement électoral
à Lyon jeudi dernier, Chirac a posé un geste en
invitant trois présidents régionaux gaullistes
qui doivent leurs positions à des accords parlementaires
avec le Front National. L'un d'entre eux, Charles Million, a
défendu cet état de fait devant la presse en faisant
savoir qu'en juin «des dizaines et des dizaines de députés
seront élus grâce aux voix du FN».
La campagne pour un vote en faveur de Chirac vise avant tout
à briser le cou de la massive opposition aux partis établis
qui s'est exprimée dans le résultat électoral
et les manifestations spontanées subséquentes,
et à intimider quiconque ose défier la politique
officielle de collaboration de classe. À cette fin, l'influence
réelle de Le Pen a été énormément
exagérée afin de subordonner les intérêts
indépendants de la classe ouvrière à la
bourgeoisie française et aux institutions de la Cinquième
République.
Jospin et cie craignent beaucoup plus un mouvement indépendant
de la classe ouvrière qu'un retour de Chirac à
la présidence. Dans l'espoir que l'humeur de l'électorat
basculera en leur faveur une fois de plus dans l'élection
de juin, ils se préparent à cinq autres années
de collaboration avec la droite.
Des partisans de Jospin derrière Chirac
Un fait à noter est que plusieurs de ceux qui ont
déclaré au WSWS qu'ils voteraient pour Chirac considéraient
le minable résultat électoral de Jospin comme étant
le résultat d'un simple malentendu.
Jean-Florent a déclaré: «Le mauvais résultat
de Jospin ça a été une division de la gauche
avant tout et surtout le fait que, pour tous les Français,
Jean-Marie Le Pen c'était un trublion qui ne pouvait jamais
arriver au pouvoir. Beaucoup de gens ont voté pour lui
sans imaginer seulement qu'il serait un jour au 2ème tour,
en se disant, eh bien au deuxième, je voterai Jospin.
»
Cécile, un étudiant de Paris étudiant l'anglais,
qui a l'intention de voter pour Chirac, a affirmé: «Jospin
a perdu parce qu'il a fait une mauvaise campagne électorale.
Il n'a pas su rassembler autour de lui même les gens de
la gauche. Il a effectivement fait beaucoup de choses pour les
Français. Il n'a pas été sanctionné
sur son gouvernement mais sur sa campagne. Il n'a pas su parler
aux électeurs de gauche. Pourtant les électeurs
de gauche sont plutôt satisfaits de ce qu'il a fait pendant
cinq ans, mais il n'a pas su rassembler la gauche »
Fabien, étudiant en économie à Paris, a
déclaré: «On a cru que Jospin et Chirac c'était
la même chose. On était sûr de les avoir tous
les deux au deuxième tour, donc tout le monde s'est mis
à voter pour les petits candidats à gauche ou à
droite. Mais je ne pense pas qu'il y ait de remise en cause du
bilan de Jospin. Il a un bon bilan globalement.»
Ces couches proches du Parti Socialiste sont aveugles devant
la pauvreté et l'insécurité sociale qui
ont gagné de larges secteurs de la population durant les
cinq dernières années de cohabitation.
Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste Révolutionnaire
Lutte Ouvrière (LO) et la Ligue Communiste Révolutionnaire
(LCR) ont tous deux appelé à participer à
la manifestation de samedi et ont défilé avec leurs
propres contingents à l'arrière. La troisième
organisation de gauche, le Parti des Travailleurs (PT), qui a
également présenté un candidat à
la présidence, n'a pas pris part à la manifestation
et s'est à peine montré en public depuis l'élection.
Lutte Ouvrière a défilé sous le slogan:
«Pas une voix pour Le Pen, mais pas de plébiscite
pour Chirac». Cela semble à première vue
un appel à l'abstention, mais en regardant de plus près,
ce n'est pas si clair. Les partis qui appellent activement à
voter Chirac disent aussi au même moment que ce ne devrait
pas être vu comme un plébiscite en faveur du chef
gaulliste. À une conférence de presse la semaine
dernière, Arlette Laguiller a expressément indiqué
que LO n'appelait pas les gens à s'abstenir de
voter.
De manière générale, ce groupe ne propose
aucune politique active à la classe ouvrière. Dans
une déclaration émise après le résultat
électoral du premier tour (avec 1,6 million de votes,
Laguiller a reçu environ le même total qu'en 1995,
bien que son pourcentage de voix ait légèrement
augmenté à cause du fort taux d'abstention cette
fois-ci), la candidate de Lutte Ouvrière a noté
que l'électorat de LO demeurait un «potentiel électoral
stable» sans toutefois tirer la moindre conclusion politique.
La LCR, dont le candidat Olivier Besancenot a pu récolter
1,2 million de votes à sa première participation,
a pris part à des manifestations contre Le Pen avant même
le scrutin du premier tour. Un tract diffusé à
la manifestation par le mouvement de jeunesse du parti disait
ceci: «La solution ne se trouve pas dans les urnes comme
on veut le nous faire croire, car contre la montée de
l'extrême droite on ne répond [...] pas par Jacques
Chirac. Car la seule façon de contrer le Front national
c'est de mobiliser massivement la jeunesse, moteur historique
des luttes contre le fascisme, de mettre en grève nos
facs et nos lycées, d'organiser des assemblées
générales pour être des dizaines, des centaines
de milliers dans les rues à refuser le fascisme et toutes
les politiques antisociales qui y mènent !»
Cet appel à l'action n'est toutefois pas accompagnée
de la moindre perspective politique qui puisse donner un leadership
aux jeunes et les unir à la classe ouvrière dans
le cadre d'une orientation indépendante. Alors que la
LCR souligne continuellement l'importance de la lutte «dans
la rue», elle s'adapte à la fraude électorale
qui subordonne la classe ouvrière à l'alliance
derrière Chirac. Besancenot et la LCR ont déclaré
à maintes reprises que la lutte doit prendre place à
la fois dans la rue et aux urnes. Il s'en suit que les
manifestations militantes évoquées par la LCR risquent
de devenir une couverture pour une magouille politique.
Voir aussi :
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