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La révolte populaire contre le régime militaire algérien s'amplifiePar Chris Talbot Depuis plus de deux mois, manifestations et batailles de rue avec les forces de sécurité n'ont cessé de s'étendre dans tout le nord-est de l'Algérie. Limitées tout d'abord à la seule région berbère, la Kabylie, on parle à présent de manifestations et de batailles entre jeunes lançeurs de pierres et la police dans d'autres régions du pays. Ceux qui manifestaient dans les villes arabes ont scandé ce slogan: «Nous sommes tous des Kabyles». Au moins cent personnes ont été tuées et des milliers blessées au cours des émeutes. Depuis l'indépendance de l'Algérie en 1962, les Berbères - une minorité représentant un tiers de la population - ont protesté contre le refus du régime de leur accorder le droit de parler leur langue. Le mouvement actuel revêt cependant un caractère social nettement plus large. La colère contre la croissance du chômage - officiellement à trente pour cent mais atteignant quatre-vingts pour cent pour les jeunes - l'aggravation de la pauvreté et l'extrême crise du logement, voilà les problèmes soulevés par les manifestants. Il y a avant tout la haine générale contre le régime soutenu par les militaires, « le pouvoir», et contre la brutalité de sa police et de ses forces de sécurité. En avril, le meurtre d'un lycéen dans un commissariat proche de Tizi Ouzou, la capitale de la Grande Kabylie, avait servi de détonateur à des émeutes auxquelles prirent part des jeunes de la région. Une manifestation fut organisée le 3 mai par la communauté berbère qui rassembla 20 000 personnes dans une marche silencieuse à travers Alger. Une autre marche à laquelle participèrent plus de 200 000 personnes eut lieu dans la capitale le 31 mai. Alors qu'émeutes et protestations se poursuivaient à travers la Kabylie, une autre manifestation fut organisée à Alger le l4 juin. Cette fois, plus d'un million défilèrent dans les rues de la capitale, la plus forte mobilisation en Algérie depuis l'indépendance. Selon un article paru dans le quotidien français Le Monde, la marche était «une immense procession qui s'est ébranlée à une dizaine de kilomètres de là [place du 1er-Mai] et progresse lentement en longeant le boulevard du front de mer. Ce sont des jeunes, presque uniquement des jeunes, à l'image du pays. Les filles sont rares. Les adultes sont peu nombreux.» Les organisateurs de la manifestation tentèrent de déposer leur liste de revendications au palais présidentiel, mais furent accueillis par des policiers anti-émeutes, des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Quatre personnes furent tuées dont deux journalistes écrasés par un autobus. Des centaines de personnes furent arrêtées et, selon les autorités hospitalières, plus de 400 personnes furent soignées pour blessures dont plusieurs par balles. Deux jours plus tard, les autorités relâchèrent 335 des manifestants arrêtés en précisant qu'il s'agissait d'un «geste de bonne volonté». Toutefois, selon un avocat de la Ligue des droits de l'homme cité dans Le Monde, 110 personnes sont encore portées disparues, qui ne se trouvent ni en prison ni à l'hôpital. «Nous pensons qu'ils se trouvent en captivité dans les locaux de la police ou de la sécurité militaire», dit-t-il. On rapporte aussi que les forces de sécurité se seraient mélangées á la foule pour essayer d'attiser la haine raciale contre les manifestants berbères. Le journal El Watan parla d'une «gigantesque manipulation de la part des autorités dans le but de discréditer le mouvement des citoyens et de monter une part de la population - qui était venue pour manifester silencieusement - contre l'autre.» Après la manifestation le gouvernement annonça qu'il interdisait toute autre protestation à Alger. Une semaine plus tard cependant, les dirigeants berbères déclarèrent lors d'une rencontre à Tizi Ouzou que la prochaine manifestation prévue pour le 5 juillet aurait bien lieu. Des dizaines de comptes-rendus font état d'affrontements ayant lieu entre les jeunes et les forces de sécurité à travers l'ensemble de la Kabylie et au-delà. A Tebessa, près de la frontière tunisienne, des jeunes se sont attaqués à des bâtiments publics. Les émeutes ont continué dans les villes aux alentours de Bejaïa, une des principales villes de Petite Kabylie. A propos des conditions sociales misérables, des émeutes eurent également lieu dans les villes de Guelma et Batna, ainsi que dans l'important port d'Annaba. Lundi dernier, des dizaines de milliers de gens défilèrent dans Tizi Ouzou pour commémorer la mort de Lounès Matoub, un chanteur berbère populaire et adversaire bien connu du régime algérien. Des terroristes islamistes sont censés l'avoir abattu en 1998. Sa femme, sa mère et d'autres membres de sa famille n'ont cessé de réclamer une enquête sur sa mort, car l'on soupçonne le régime de l'avoir tué, soupçon renforcé par le fait que les groupes de militants islamistes sont connus pour être manipulés ou infiltrés par les forces de sécurité. Etant donné que les partis représentant traditionnellement la Kabylie - le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et le Front des Forces socialistes (FFS) - sont complètement discrédités, se sont les délégués locaux et les responsables des communautés réunis en comités de villages ainsi que la Fondation Matoub Lounès qui ont lancé l'appel à la manifestation. Le Monde déclare que les délégués ont tenté de retenir les jeunes, mais sans trop de succès. Les manifestants scandaient «Ulac smah!» («pas de pardon» en tamazight, la langue berbère), «Pouvoir et généraux assassins», «Bouteflika assassin» et «A bas les généraux». La manifestation sa passa calmement, mais il y eut des heurts entre les jeunes et la police anti-émeute après la fin de la marche. Le régime réagit par une répression plus draconienne encore, mais sa nervosité s'accroît face au mouvement populaire. Des rumeurs avaient tout d'abord circulé selon lesquelles le président Bouteflika allait démissionner et que ceux qui le soutiennent parmi les militaires avaient décidé d'en faire un bouc-émissaire. Puis, une semaine après l'immense manifestation d'Alger, Bouteflika paru pour la première fois en public, admettant qu'il y avait une crise, affirmant qu'il ne démissionnait pas et en appelant au dialogue. Sans mentionner nommément la France, il insinua qu'une puissance étrangère manipulait les protestataires. Le mouvement de masse manque actuellement d'une perspective avec laquelle il puisse entreprendre la lutte contre le gouvernement pour la défense des droits démocratiques et sociaux. A la fin des années quatre-vingts, l'immense opposition au régime militaire du FLN (Front de libération nationale), qui avait trouvé expression par une série d'émeutes et de manifestations, avait été menée par des tendances fondamentalistes islamistes. Quand le FIS (Front islamiste du Salut) remporta la majorité lors des élections législatives de 1991, les militaires organisèrent un coup d'Etat et déclarèrent le FIS illégal. Une guerre civile s'ensuivit au cours de laquelle plus de 100 000 personnes trouvèrent la mort et un grand nombre quittèrent le pays. Après avoir pris le pouvoir en 1999 au moyen d'élections truquées, Bouteflika - avec le soutien des occidentaux - offrit une amnistie aux groupes de la guérilla islamiste. Bien que le conflit se poursuive, il est limité aux zones rurales et s'est nettement réduit. Le fondamentalisme islamiste ne jouit aujourd'hui que d'un faible soutien, particulièrement dans les régions urbaines et berbères et n'a pas été en mesure de gagner du soutien lors des récentes protestations. L'on s'attendait à ce que Bouteflika et les secteurs de l'armée qui le soutiennent effectuent une «libéralisation» de l'économie de style marché libre, en ouvrant les entreprises d'Etat à la privatisation. Les recettes algériennes provenant du gaz et du pétrole ont presque doublé depuis 1998 et la dette étrangère a été considérablement réduite, faisant de l'Algérie une perspective intéressante pour les investisseurs. Toutefois, sous la pression des militaires, qui pourraient être perdants lors des privatisations, ainsi que la bureaucratie syndicale, Bouteflika écarta le 31 mai deux des trois ministres qui soutiennent des mesures de libéralisation du marché. On proposa un train de mesures pour la croissance économique sur trois ans qui est censé utiliser les recettes provenant du gaz - l'Algérie est le second exportateur de gaz naturel dans le monde - pour venir à bout de la pauvreté et du chômage suite à l'effondrement des autres secteurs de l'économie. Ce plan ne contient pas beaucoup plus que des mesures pour sauver la face, les économistes critiquant le fait qu'elle ne fasse même pas d'évaluations financières précises. Les politiciens occidentaux qui ont perdu patience devant la résistance des généraux algériens espèrent pouvoir se servir du mouvement de masse pour faire pression sur le régime et le pousser à entreprendre une libéralisation économique plus importante sous le couvert d'une solution pour éradiquer la pauvreté et les abus démocratiques. Le Washington Post cite un diplomate occidental selon qui Bouteflika vraisemblablement «espère que ces jeunes continueront à faire pression et lui permette ainsi de faire changer les choses. Ceci pourrait l'aider à mettre en oeuvre ses réformes.» Hubert Védrine, le ministre français des Affaires étrangères, fit référence à «des aspirations profondément légitimes» du peuple algérien pour une «modernisation politique, démocratique, économique et sociale» et l'Union européenne publia une déclaration conseillant vivement aux dirigeants algériens de prendre «une initiative politique majeure pour surmonter la crise.» Dans tous les cas, canaliser un mécontentement social et politique vers un tel programme économique n'a jamais bénéficié qu'à une riche élite alors que la masse de la population ne cessait elle de s'enfoncer dans une misère bien pire encore.
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