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Après la boucherie : leçons
politiques de la guerre des Balkans
Par David North Le 14 juin 1999
Au tournant d'un nouveau siècle
La capitulation de la Serbie face à l'assaut des États-Unis
et de l'OTAN clôt la dernière grande expérience stratégique
du XXe siècle. La conclusion sanglante de cette dernière donne
au siècle une certaine symétrie tragique. Ce siècle
a en effet commencé par la suppression brutale du soulèvement
anticolonialiste des boxers en Chine pour se terminer avec une guerre qui
complète la réduction des Balkans au statut de protectorat
néocolonial des principales puissances impérialistes.
Il est encore trop tôt pour évaluer toute l'étendue
de la dévastation infligée à la Serbie et au Kosovo
par les missiles et les bombes des États-Unis. Chez les militaires
serbes, le nombre de morts est évalué à 5.000, le nombre
de blessés étant probablement deux fois plus nombreux. Au
moins 1.500 civils ont été tués. Au cours de près
de 35.000 sorties, l'aviation américaine, secondée par ses
complices européens, a pulvérisé une vaste partie des
infrastructures industrielles et sociales de la Yougoslavie. L'OTAN estime
que 57 p. 100 des réserves pétrolières du pays ont
été atteintes ou détruites. Presque toutes les grandes
routes ont été bombardées intensément. Les centrales
et les relais de distribution électriques, de même que les
usines de filtration des eaux dont dépendent les centres urbains
modernes ne fonctionnent qu'à une fraction de leur capacité
d'avant les bombardements. Plusieurs centaines de milliers de travailleurs
ont perdu leur gagne-pain suite à la destruction de leurs usines
et de leurs lieux de travail. Plusieurs grands hôpitaux ont fortement
été endommagés lors des bombardements. Les écoles
fréquentées par 100.000 enfants ont été endommagées
ou détruites.
Le coût évalué de la reconstruction des infrastructures
détruites par l'OTAN varie selon les diverses évaluations
entre 50 et 150 milliards $US. Même le chiffre le plus bas dépasse
de loin les ressources disponibles de la Yougoslavie. De plus, le produit
intérieur brut du pays devrait chuter de 30 p. 100 cette année.
Au cours des deux derniers mois, les dépenses à la consommation
ont diminué de près des deux tiers. Les économistes
ont déjà calculé que sans assistance extérieure,
la Yougoslavie aurait besoin de 45 ans avant même de pouvoir revenir
au maigre niveau de prospérité économique qu'elle connaissait
en 1989 !
Le bombardement de la Yougoslavie a dévoilé les véritables
rapports qui existent entre l'impérialisme et les petites nations.
Les grandes accusations contre l'impérialisme écrites au début
du XXe siècle par Hobson, Lénine, Luxemburg et Hilferding,
font toujours figure de documents modernes. Économiquement, les petits
pays sont toujours à la merci des institutions de crédit et
institutions financières des principales puissances impérialistes.
Dans le domaine de la politique, toute tentative de faire valoir leurs intérêts
propres s'accompagne de la menace de représailles militaires dévastatrices.
De plus en plus fréquemment, les petits États se voient privés
de leur souveraineté nationale, contraints d'accepter l'occupation
militaire étrangère, et soumises à des formes de domination
qui restent, malgré tout ce qui peut être dit, essentiellement
de caractère colonialiste. À la lumière des événements
actuels, le démantèlement des vieux empires coloniaux dans
les années 40, 50 et 60 semble de plus en plus n'avoir été
qu'un épisode temporaire de l'histoire de l'impérialisme.
L'assaut sur la Yougoslavie peut être défini de façon
plus appropriée comme un massacre plutôt que comme une guerre.
Car pour parler de guerre, il faut en effet qu'il y ait des combats au cours
desquels les deux côtés sont au minimum exposés à
un niveau de risque significatif. Or, il n'y a jamais eu dans l'histoire
un conflit militaire avec un déséquilibre aussi énorme
entre les forces en présence. Même les attaquesécrasantes
de Hitler lancées contre la Pologne, les Pays-Bas et la Norvège
exposaient les forces allemandes à un niveau de danger quantifiable.
Or, un tel élément de risque a été tout à
fait inexistant pour les États-Unis tout au long de ce conflit. Sans
même subir la moindre perte de vie, pas même à cause
d'une balle perdue, les pilotes et les opérateurs de lance-missiles
informatisés de l'OTAN ont ravagé la majeure partie de la
Yougoslavie.
Ce déséquilibre des ressources militaires disponibles pour
les belligérants caractérise cette guerre. En cette fin du
XXe siècle, les ressources économiques commandées par
les puissances impérialistes leur garantissent la suprématie
technologique qui, en retour, se traduit par un avantage militaire écrasant.
Dans ce cadre international, les États-Unis sont apparus comme le
principal État agresseur impérialiste, utilisant sa suprématie
technologique dans le domaine des armes de précision pour brutaliser,
terroriser, et selon son bon vouloir, pulvériser des États
plus petits et moins développés, virtuellement sans défense
et qui se sont retrouvés, pour une raison ou une autre, en travers
de leur chemin.
D'un point de vue militaire, la campagne de bombardement a une fois de
plus démontré les capacités meurtrières de la
machine de guerre des États-Unis. Les entrepreneurs actifs dans l'industrie
de la défense se félicitent et se lèchent les lèvres
en pensant aux revenus qui vont découler des commandes d'achat lorsque
le Pentagone va regarnir son arsenal. Mais la capitulation de la Serbie
est une victoire désastreuse. Les États-Unis ont certes atteint
leurs objectifs à court terme dans les Balkans, mais à un
coût politique énorme à long terme. Malgré la
campagne de propagande pour présenter la destruction de la Yougoslavie
comme un exercice humanitaire, l'image internationale des États-Unis
a subi un dommage irrémédiable. Dans l'atmosphère de
confusion politique qui entoure la chute de l'Union Soviétique, les
États-Unis se sont élevés à des sommets sans
précédents depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, époque
où abondaient les illusions quant au rôle « démocratique
» et « humanitaire » des États-Unis.
Beaucoup de choses ont changé au cours de la dernière décennie.
La série interminable d'attaques effectuées avec des missiles
de croisière contre un ennemi sasn défense après l'autre
a provoqué un sentiment de répulsion parmi de vastes couches
de la population. Dans le monde entier, les États-Unis sont perçus
comme une brute rude et dangereuse qui n'arrête devant rien pour défendre
ses intérêts. La rage qui a éclaté dans les rues
de Beijing suite au bombardement de l'ambassade de Chine n'était
pas seulement le produit de la propagande du régime stalinien et
de l'incitation chauvine, mais découlait aussi de la compréhension
par nombre de personnes que ce qui s'est passé à Belgrade
peut très bien se passer à Beijing dans quelques années.
Les représentants les plus astucieux de l'impérialisme américain
craignent que la détérioration de l'image internationale de
leur pays ne s'accompagne d'un lourd prix politique. Lors d'une table ronde
à l'émission Nightline du réseau télévisé
ABC suite à l'annonce que Milosevic avait accepté les termes
de l'OTAN, l'ancien secrétaire d'État Lawrence Eagleburger
reconnaissait : « Nous avons présenté au reste
du monde une image de brute de quartier, le doigt sur un bouton, occupé
à tuer des gens sans rien à d'autre à payer que le
prix d'un missile... voilà une image qui va hanter nos rapports avec
le reste du monde pour les années à venir. »
Même parmi leurs alliés de l'OTAN, la nervosité se
fait sentir à propos de l'appétit international des États-Unis
et de leur volonté à utiliser tous les moyens pour arriver
à leurs fins. En public, les présidents et premiers ministres
européens s'inclinent respectueusement devant les États-Unis
en proclamant leur amitié éternelle. Mais en privé,
entre eux, dans des pièces « sures » où
ils espèrent être à l'abri des systèmes d'écoute
de la CIA, ils débattent pour savoir contre qui ou à quel
endroit les États-Unis porteront le prochain coup. Qu'arriverait-il
si les intérêts de l'Europe étaient opposés directement
à ceux des États-Unis ? L'an passé, des fiches de signalement
à l'image de Saddam Hussein ornaient les pages couvertures du Time
et de Newsweek. Cette année, c'est au tour de Slobodan Milosevic.
À qui le tour l'an prochain ? Qui sera proclamé le dernier
criminel international par CNN, le premier « Hitler »
du nouveau siècle ?
Le jour même de la capitulation de la Yougoslavie, les dirigeants
des 15 pays européens annonçaient que l'Union européenne
serait transformée en puissance militaire indépendante. Cette
déclaration est beaucoup plus importante que les proclamations de
solidarité de l'OTAN. « L'union, ont-ils déclaré
dans un communiqué officiel, doit avoir la capacité d'agir
de façon autonome, elle doit être appuyée par des forces
militaires crédibles, pouvoir décider quand utiliser ces dernières
et de façon à réagir aux crises internationales sans
porter préjudice aux actions de l'OTAN. » Derrière cette
déclaration se cache la conviction des leaders européens selon
laquelle la capacité du capitalisme européen de concurrencer
avec les États-Unis à l'échelle mondiale bref
de survivre dépend d'une force militaire crédible capable
d'assurer et de défendre ses propres intérêts internationaux.
Pour la bourgeoisie européenne, il est intolérable que seul
les États-Unis aient la capacité de déployer une force
militaire pour la poursuite de ses avantages stratégiques géopolitiques
et de ses intérêts économiques. Ainsi, la compétition
parmi les principales puissances impérialistes est maintenant prête
à assumer directement, au lendemain même de la destruction
infligée à la Yougoslavie, une coloration ouvertement militariste.
Loin de représenter une rupture avec un passé humaniste,
la guerre des Balkans de 1999 annonce la résurgence virulente des
caractéristiques des plus malignes de l'époque impérialiste:
la légitimation de l'usage brutal d'une puissance militaire écrasante
contre de petits États afin de poursuivre les intérêts
stratégiques des « grandes puissances », la violation
cynique du principe de la souveraineté nationale, le rétablissement
de facto des formes colonialistes d'assujettissement, et la résurrection
des antagonismes interimpérialistes porteurs des germes d'une nouvelle
guerre mondiale. Loin d'avoir été exorcisés par la
bourgeoisie internationale, les démons de l'impérialisme qui
se sont réveillés pour la première fois au début
du XXe siècle hantent toujours l'humanité à l'aube
du XXIe siècle.
Les médias et la guerre en Yougoslavie
La propagande occupe un rôle essentiel dans toutes les guerres.
« La presse est le grand clavier sur lequel le gouvernement
joue » disait le chef de la propagande nazie Joseph Goebbels. Mais
la taille, la sophistication technologique et l'impact de la propagande
moderne dépassent tout ce qui a pu être imaginé même
à l'époque de la Seconde Guerre mondiale. Toutes les techniques
d'abrutissement employées par les industries de la publicité
et du divertissement trouvent leur pleine expression dans le «
marketing » de la guerre pour un auditoire de masse. La réussite
de toute une entreprise sordide dépend de l'usage efficace d'une
seule expression chargée d'émotion utilisée pour désorienter
le public. Ainsi, lors de la campagne de bombardement de 1998-99 contre
l'Iraq, l'expression était « armes de destruction massive
». Pour mobiliser l'opinion publique derrière l'attaque contre
la Yougoslavie, toutes les contradictions, les complexités et les
ambiguïtés des Balkans ont été dissoutes dans
une expression, martelée jour après jour : « purification
ethnique ». Le public américain et international a été
bombardé sans cesse avec le même message : « la
guerre est menée pour faire cesser un massacre collectif ».
Les extraits vidéos des réfugiés albanais quittant
le Kosovo ont été diffusés à longueur de journée
tout en laissant les auditeurs dans le noir en ce qui a trait au contexte
historique et politique de ces événements. Le fait que, jusqu'à
ce que les bombardements commencent, les pertes de vies aient été
relativement peu nombreuses au Kosovo, du moins par rapport aux autres conflits
ethniques qui sévissent ailleurs dans le monde, a été
simplement passé sous silence. Pour ce qui est du nombre actuel de
Kosovars albanais tués directement par les forces serbes militaires
et paramilitaires, les déclarations grotesques du gouvernement américain
et des porte-parole de l'OTAN qui ont avancé des chiffres qui varient
entre 100.000 et 250.000 morts, se sont avérés tout à
fait insoutenables et n'ont aucun rapport avec la réalité.
Les comparaisons effectuées régulièrement entre
le conflit au Kosovo et l'holocauste sont obscènes. Et celles entre
la Serbie et l'Allemagne nazie tout simplement absurdes. Lorsque le tribunal
international a finalement rendu public, pour des raisons strictement politiques,
un chef d'accusation contre Milosevic, le nombre de morts pour lesquelles
il était directement tenu responsable s'élevait à 391.
Personne ne serait assez idiot pour présenter Milosevic comme un
humaniste, mais il y a bien des gens qui sont responsables de beaucoup plus
de morts que lui, dont notamment l'Américain Henry Kissinger, qui
a reçu le prix Nobel de la paix. Toute la campagne de propagande
semblait d'ailleurs fréquemment se déformer sous son propre
poids de mensonges et d'inepties. Pourtant, le fait qu'il n'existait aucune
autre raison pour légitimer la guerre que les motifs officiels humanitaires
avancés par l'administration Clinton, n'a jamais été
reconnu par les mass media américains, même par ceux qui, dans
les termes les plus timides, ont soulevé des interrogations quant
à la décision de bombarder la Yougoslavie.
Les médias n'ont fait aucun effort pour examiner l'arrière-plan
historique du conflit. Les questions essentielles telles que la relation
entre les politiques économiques imposées à la Yougoslavie
par le Fonds monétaire international et la réapparition des
tensions ethniques n'ont jamais été discutées publiquement.
Aucune étude en profondeur n'a été effectuée
quant au rôle désastreux des politiques allemande et américaine
du début des années 90 - plus particulièrement les
reconnaissances de l'indépendance de la Slovénie, de la Croatie
et de la Bosnie - dans le déclenchement de la guerre civile dans
les Balkans. Le fait même que les Serbes puissent avoir la moindre
raison légitime d'être insatisfaits des conséquences
politiques et économiques de la dissolution soudaine de la Yougoslavie,
un État qui existait depuis 1918, n'a pas même été
mentionné. Aucune déclaration n'a été faite
par les États-Unis et les puissances d'Europe de l'Ouest pour expliquer
le contraste frappant de leur attitude envers les revendications territoriales
et les politiques ethniques de la Croatie, de la Slovénie et de la
Bosnie d'un côté, et celles de la Serbie de l'autre. Pourquoi
par exemple, est-ce que les États-Unis ont activement soutenu en
1995 la « purification ethnique » infligée aux
250.000 Serbes vivant dans la province de Krajina ? Aucune réponse
n'a été donnée à cela.
Comme d'habitude, les médias ont supprimé toute information
donnant la moindre légitimité aux actions du gouvernement
serbe. L'exemple le plus flagrant de falsification délibérée
a été le traitement des discussions à Rambouillet.
D'abord, les médias ont constamment fait référence
au rejet par les Serbes de l'accord de Rambouillet, bien que tous ceux qui
sont familiers avec les discussions savent très bien qu'il n'y a
eu aucune négociation et aucun accord à Rambouillet. Ce que
les Serbes ont rejeté était en fait un ultimatum non négociable.
Geste encore plus malhonnête, les médias américains
et d'Europe de l'Ouest ont retenu des informations essentielles qui auraient
pu nuire à l'appui de l'opinion publique pour l'attaque contre la
Yougoslavie. Les médias n'ont tout simplement pas rapporté
que l' « accord » comprenait en annexe l'exigence que
les Serbes devaient accepter que les forces de l'OTAN puissent pénétrer
sans avertissement non seulement au Kosovo mais également dans toutes
les régions de la Yougoslavie. Le sens de cette clause est évident
: les États-Unis ont délibérément confronté
Milosevic avec un ultimatum qu'ils savaient inacceptable. Même après
que cette information se soit néanmoins répandue sur l'Internet,
elle fut généralement encore passée sous silence dans
les mass médias. Ce n'est que dans l'édition du 5 juin du
New York Times, soit après la capitulation de la Serbie, qu'elle
a enfin été rendue publique et la clause cruciale même
citée. Il a même été reconnu que le retrait de
cette clause dans les conditions posées par Tchernomyrdine et Ahtisaari
a constitué un facteur décisif pour persuader Milosevic à
accepter le retrait des troupes serbes du Kosovo.
L'impérialisme et les Balkans
Dans la mesure où les médias se concentrent de façon
maniaque sur le thème de la purification ethnique, ils découragent
l'examen des raisons plus substantielles et profondes ayant poussé
l'administration Clinton à lancer son assaut contre la Yougoslavie.
Malheureusement, hormis quelques exceptions honorables, les universitaires
américains experts en politique internationale et en histoire des
Balkans ont montré peu d'intérêt à défier
publiquement la campagne de propagande. En fait, ils ont accordé
un niveau de crédibilité intellectuelle aux poses humanitaires
du gouvernement américain en rejetant la suggestion même qu'il
puisse y avoir un quelconque grand intérêt matériel
en jeu dans les Balkans.
Pourtant, comme le révèle même une étude superficielle
de la région, c'est tout ce qu'il y a de plus faux. Le Kosovo est
riche en ressources pouvant être mises en marché. Brisant finalement
son long silence à ce sujet, le New York Times, véritable
pilier du département d'État américain, publiait un
article le 2 juin 1999 intitulé « Le prix : le contrôle
des riches mines du Kosovo ». L'article débutait ainsi : «
Plusieurs plan de partition non officiels ont été préparés
pour le Kosovo, tous soulevant la question suivante : qui contrôlera
l'important bassin minier septentrional ? les bombardements ont rendu difficile
la mise à jour de la production de cette région. Mais les
experts disent que les ressources incluent d'immenses dépôts
de houille, de même que du nickel, du plomb, du zinc et d'autres minéraux
».
Bien entendu, la présence de telles ressources ne peut en elle-même
fournir une explication adéquate de la guerre. Ce serait trop simplifier
les variables stratégiques complexes que de réduire la décision
de déclencher une guerre simplement à la présence de
certaines matières premières dans le pays ciblé. Cependant,
le concept des intérêts matériels embrasse plus que
les gains financiers immédiats d'une industrie ou d'un conglomérat.
Les élites financières et industrielles des pays impérialistes
déterminent leurs intérêts matériels dans le
cadre des calculs géopolitiques internationaux. Il y a des cas où
une bande stérile de terre revêt une valeur nulle en termes
de ressources exploitables, mais est perçue, peut-être du fait
de son emplacement géographique ou des caprices des rapports et des
engagements politiques internationaux, comme un endroit stratégique
inestimable. Gibraltar, qui n'est essentiellement qu'un gros rocher, est
l'un de ces endroits. Il y a d'autres régions qui possèdent
une réelle valeur intrinsèque, notamment le golfe Persique,
et pour lesquelles les puissances impérialistes ne reculeront devant
rien pour s'en assurer le contrôle.
Les Balkans ne flottent pas sur une mer de pétrole, ni ne sont
une terre inculte et stérile. Mais son importance stratégique
a été un facteur constamment présent dans les politiques
des puissances impérialistes. Que ce soit simplement à cause
son emplacement géographique, ou de sa position en tant que point
de transit critique de l'Ouest vers l'Est de l'Europe, ou encore à
titre de zone tampon contre l'expansion de la Russie (et plus tard de l'URSS)
vers le sud, les Balkans ont toujours joué un rôle critique
dans l'équilibre international du pouvoir. Les événements
dans les Balkans ont mené à la Première Guerre mondiale
parce que l'ultimatum lancé à la Serbie par l'Autriche-Hongrie
en juillet 1914 (dont l'ombre se prolonge sur l'ultimatum États-Unis-OTAN
85 ans plus tard) menaçait de déstabiliser l'équilibre
précaire entre les principaux États européens.
Tout au long du XXe siècle, l'attitude des États-Unis envers
les Balkans a été déterminée par de vastes considérations
internationales. Lors de la Première guerre mondiale, la décision
du président Woodrow Wilson de se faire le champion du droit à
l'autodétermination a été partiellement motivée
par le désir d'utiliser les aspirations nationales des peuples balkaniques
contre l'Empire austro-hongrois. L'un des célèbres «
Quatorze points » formulés par Wilson comme base pour mettre
fin à la guerre mondiale avait justement rapport aux droits de la
Serbie, y compris d'avoir un accès à la mer (droit aujourd'hui
menacé par les États-Unis qui encouragent le séparatisme
monténégrin). Après la conclusion de la Seconde Guerre
mondiale, la confrontation croissante avec l'Union Soviétique a été
le facteur décisif qui a déterminé la politique américaine
envers le nouveau régime du maréchal Tito à Belgrade.
L'éruption en 1948 d'un conflit acerbe entre Staline et Tito a eu
un immense impact sur l'évaluation faite par Washington du rôle
de la Yougoslavie dans les affaires internationales. Voyant le régime
de Tito comme un obstacle à l'expansion soviétique vers la
Méditerranée par le biais de la mer Adriatique (et par conséquent
vers l'Europe méridionale et le Moyen-Orient), les États-Unis
se sont alors transformé en défenseurs déterminés
de l'unité et de l'intégrité territoriale de la Yougoslavie.
La dissolution de l'URSS a changé la nature des liens entre Washington
et Belgrade. Ne craignant plus d'expansion de l'URSS, les États-Unis
ne voyaient plus pourquoi il fallait continuer à défendre
l'unité de la Yougoslavie. Les politiques américaines réfletaient
les nouvelles préoccupations qu'engendrait la nécessité
de rapidement réorganiser les économies de l'ex-URSS et des
anciens régimes staliniens de l'Europe de l'Est sur la base des lois
du marché. Après quelques hésitations au début,
les façonneurs des politiques américaines se sont convaincus
que la privatisation de l'économie et la pénétration
du capital occidental seraient facilitées par la destruction des
vieilles structures d'État centralisées qui avaient joué
le rôle qu'on leur connaît dans les économies de type
soviétique dirigées de façon bureaucratique. Les États-Unis
et ses alliés européens ont alors entrepris de préparer
le démantèlement de la Fédération yougoslave
alors unifiée. Le but fut atteint, très simplement, avec la
reconnaissance officielle des républiques de l'ex-Fédération,
tout d'abord la Slovénie et la Croatie et puis ensuite la Bosnie,
comme états souverains et indépendants. Les résultats
de ces politiques ont un nom: désastre. Voici ce que le professeur
Raju G.C. Thomas, spécialiste reconnu des Balkans, en dit:
« Il n'y a pas eu de tueries de masse en Yougoslavie avant
que la Slovénie et la Croatie ne déclarent unilatéralement
leurs indépendances, qui ont été reconnues tout d'abord
par l'Allemagne et le Vatican, suivis des États-Unis et du reste
de l'Europe. Il n'y a pas eu de tueries de masse non plus en Bosnie avant
qu'elle ne soit reconnue officiellement. Peut-être que le moindre
de tous les maux aurait été de laisser intact l'ancien État
yougoslave. Les problèmes sont apparus en même temps que la
reconnaissance ou les pressions pour faire reconnaître l'indépendance
des républiques. L'ancienne Yougoslavie n'a pas agressé ses
voisins. Par contre, la véritable agression en Yougoslavie commence
avec la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie par les pays
occidentaux. L'intégrité territoriale d'un État créé
sur une base volontaire en décembre 1918, a été niée.
En1991, la politique de reconnaissance des nouveaux États a permis
de détruire des États indépendants qui existaient depuis
longtemps. Lorsque plusieurs États riches et puissants décident
de déchirer un État souverain à l'aide d'une politique
de reconnaissance, comment celui-ci doit-il se défendre? Il n'existe
pas de forteresse, pas de défense contre cette forme internationale
de destruction. En réalité, l'occident, avec en tête
l'Allemagne et ensuite les États-Unis, a démembré la
Yougoslavie avec la politique de reconnaissance des États. »
[1]
Les implications stratégiques internationales de la dissolution
de l'URSS donnaient aux États-Unis et à l'OTAN une autre raison
pour promouvoir le démantèlement de l'ancienne Fédération
yougoslave. Les États-Unis étaient pressés d'exploiter
le vide du pouvoir qu'avait laissé l'effondrement de l'Union Soviétique.
Ils voulaient étendre rapidement vers l'Est leur zone d'influence
et consolider leur contrôle sur les énormes réserves
de pétrole et de gaz naturel encore inexploitées des républiques
nouvellement indépendantes en Asie Centrale, républiques anciennement
membres de l'URSS. Dans ce nouvel arrangement géopolitique, les Balkans
occupent une position stratégique exceptionnelle, pouvant servir
de tête de pont aux puissances impérialistes, en particulier
les États-Unis, pour le contrôle de l'Asie centrale. C'est
là, en dernière analyse, la cause du conflit entre les États-Unis
et le régime de Milosevic. Il est tout à fait certain que
Milosevic ne s'oppose pas à l'établissement d'une économie
de marché en Yougoslavie, ni, non plus, au développement des
relations avec les principales puissances impérialistes. Mais le
démembrement de la Fédération yougoslave, contrairement
à ce à quoi s'attendait Milosevic, s'est fait au détriment
de la Serbie.
Il ne faut pas de parti pris pour Milosevic pour constater que les politiques
impérialistes aux Balkans étaient entièrement biaisées
au détriment de la Serbie et qu'elles ont mis en danger l'ensemble
des communautés serbes dans les différentes régions
de l'ex-Yougoslavie. Les actions entreprises par les forces militaires croates
et les forces militaires musulmanes bosniaques, même celles qui donnèrent
naissance au terme maintenant consacré de « purification
ethnique », ont été généralement considérées
comme de l'autodéfense nationale tout à fait légitime,
alors que les actions entreprises par les Serbes étaient dénoncées
comme un viol de l'ordre international qu'on ne pourrait tolérer.
La dynamique du démembrement de la Yougoslavie exigeait que soient
criminalisées toutes les mesures que prenait la Serbie pour défendre
ses intérêts nationaux au sein du nouveau système d'États.
La reconnaissance de la Slovénie, celle de la Croatie et celle de
la Bosnie ont transformé l'armée yougoslave, aux yeux de la
« communauté internationale » impérialiste,
en agresseurs qui menaçaient l'indépendance et la souveraineté
des nouveaux États. Les actes des minorités serbes hors des
frontières de ce qui restait de l'ancienne fédération
étaient le plus souvent considérés comme des exemples
d'agression yougoslave. Dans la mesure où l'insatisfaction des Serbes
face au partage des Balkans a entravé les buts à long terme
de l'impérialisme américain, elle a attisé la colère
de Washington, qui a décidé de donner aux Serbes une leçon
qu'ils n'oublieraient pas.
L'éruption de l'impérialisme américain
et le deuxième « siècle américain »
Les différentes forces de l'OTAN se sont unies pour frapper la
Yougoslavie. Toutefois, aussi bien la planification que l'exécution
de l'attaque porte le sceau des États-Unis. Même pas l'imitation
plutôt tragi-comique de Margaret Tatcher par le Premier Ministre Tony
Blair ne peut masquer le fait que ce sont les États-Unis qui décidaient
de tout dans cette guerre. Le 24 mars, jour où les premiers missiles
de croisière étaient lancés sur la Yougoslavie, c'était
le quatrième pays que bombardait les États-Unis en moins d'un
an. Plus tôt, en 1999, à la recherche des légendaires
« armes de destruction massive » de Saddam Hussein, le
gouvernement Clinton a mis en branle une campagne féroce de bombardements
contre l'Irak. En fait, le bombardement de l'Irak apparaît maintenant
comme un fait permanent et courant de la politique étrangère
des États-Unis. Un compte-rendu de l'activité militaire des
États-Unis depuis 10 ans, s'il était mené en toute
objectivité, ne pourrait provoquer qu'étonnement et horreur.
Un pays qui n'arrête de clamer son amour de la paix, a été
presque continuellement impliqué, d'une façon ou d'une autre,
dans une entreprise guerrière contre un pays étranger. Pas
moins de six missions importantes ont impliqué soit une attaque au
sol, soit des bombardements: le Panama, en 1989; le Golfe Persique, en 1990-91;
la Somalie en 1992-93; la Bosnie, en 1995; le Golfe Persique encore, en
1999; et le Kosovo et la Yougoslavie maintenant. En plus, il y a eu les
occupations: Haiti, en 1994; la Bosnie, en 1995; et la Macédoine,
aussi en 1995. Les vies humaines sacrifiées directement ou indirectement
lors d'actions militaires américaines se comptent par centaines de
milliers. Évidemment, le gouvernement américain, et les médias,
ont présenté chacun de ces épisodes comme une uvre
humanitaire. Dans les faits, ils sont des manifestations objectives du caractère
de plus en plus militariste de l'impérialisme américain.
Il existe un lien indéniable et évident entre l'effondrement
de l'Union Soviétique et l'arrogance et la brutalité avec
lesquelles les États-Unis réalisent leur agenda international
dans les années 90. Des sections entières de l'élite
dirigeante américaine sont arrivées à la conviction
que l'absence d'adversaire international capable de résister aux
États-Unis offre à ces derniers, pour la première fois
dans l'histoire, la chance de dominer le monde sans partage par le moyen
de leur puissance militaire. Contrairement aux rêves de «
siècle américain » contemplés au lendemain de
la Deuxième Guerre, rêves ratatinés par la contrainte
qu'imposait l'existence de l'URSS aux ambitions mondiales des États-Unis,
les décideurs politiques à Washington et les «
experts » américains défendent l'idée que leur
supériorité militaire écrasante donnera le XXIe aux
États-Unis. Personne ne pouvant les en empêcher de l'extérieur
et sans opposition significative à l'intérieur, les États-Unis
visent à faire disparaître ce qui pourrait entraver sa réorganisation
de l'économie mondiale sur la base des lois du marché, qu'interprètent
et exploitent à leur profit les entreprises transnationales américaines.
Il suffit seulement pour les États-Unis, soutiennent-ils, de se
libérer de toute inhibition qu'ils pourraient avoir à utiliser
la puissance de leur armée. Comme l'a écrit Thomas Friedman,
du New York Times, peu après le début de la guerre en Yougoslavie:
« La main invisible du marché ne peut rien sans un poing
invisible; McDonald ne peut se développer sans McDonnell Douglas
et ses F-15. Le poing invisible qui garantit la sécurité de
la technologie de la Silicon Valley à travers le monde porte comme
nom: armée de l'air, marine, armée de terre et bataillon de
marines des États-Unis d'Amérique... »[2]
L'avenir de la guerre et le culte des armes de précision
Cette perspective est élaborée d'une façon particulièrement
crue et détaillée dans un livre récemment publié
sous le titre : L'avenir de la guerre, par George et Meredith Friedman.
L'argument central des Friedman, tous deux des spécialistes en espionnage
des affaires, est que l'arsenal américain d'armes de précision
lui donne un degré de supériorité militaire qui va
lui assurer une domination du monde pendant des décennies, sinon
des siècles, à venir. Ils écrivent :
« Alors que la conduite de la guerre va continuer à
dominer et à définir le système international, la manière
dont elle est menée subit une profonde transformation, qui va beaucoup
renforcer la puissance américaine. En fait, le 21me siècle
sera défini par l'écrasante et persistente puissance des États-Unis.
Notre thèse est que la montée de la puissance américaine
n'est pas simplement une autre phase dans l'évolution d'un système
global vieux de cinq cents ans, mais représente en fait le début
d'un système global complètement nouveau. Nous sommes dans
une époque fondamentalement nouvelle, où le monde qui tournait
autour de l'Europe est en train d'être remplacé par un monde
tournant autour de l'Amérique du Nord » [3] (souligné
par nous).
Selon les Friedman, ce changement historique dans le foyer de la puissance
mondiale a été annoncé par la guerre du Golfe de 1991.
« Il est arrivé quelque chose d'extraordinaire durant
l'opération Tempête du désert », proclament-ils.
« Le caractère entièrement à sens unique
de la victoire, la destruction de l'armée irakienne comparée
à des pertes minimales du côté américain, tout
cela indique un changement qualitatif dans la puissance militaire ».
L'écrasante victoire américaine aurait été rendue
possible par le déploiement d'armes de précision, les premières
dont la trajectoire n'est pas contrôlée par les lois de la
gravité et de la ballistique. Dotées de la capacité
de corriger leur propre parcours et de suivre leurs cibles, «
les armes de précision ont transformé les fondements statistiques
de la guerre, et par là, la mathématique de la puissance politique
et militaire. » Les Friedman affirment que l'introduction d'armes
de précision est une innovation qui « rivalise avec l'introduction
de l'arme à feu, de la phalange, et du chariot en tant que jalons
de l'histoire de l'humanité ». Si l'Europe « a
conquis le monde à l'aide du pistolet », l'apparition des armes
de précision marque le début d'une nouvelle époque
de l'histoire sous domination américaine [4]. Les Friedman concluent
ainsi :
« Le XXIe siècle sera le siècle américain.
Cela peut sembler étrange à dire, le XXe siècle étant
communément considéré comme étant le siècle
américain, dont la fin devrait également mettre un point final
à l'hégémonie américaine. Mais la période
qui va de l'intervention déterminante des États-Unis dans
la première guerre mondiale à aujourd'hui n'était qu'un
prologue. Seules les grandes lignes de la puissance américaine sont
devenues visibles au cours des 100 dernières années, et celle-ci
ne s'est pas entièrement affirmée, étant toujours à
moitié cachée par des problèmes transitoires et des
challengers insignifiants : Spoutnik, Vietnam, Iran, Japon. Avec le recul,
il sera clair que les maladresses et les échecs américains
n'étaient rien de plus que les trébuchements de l'adolescence,
c'est-à-dire d'un caractère passager et sans importance »
[5].
Si l'on met de côté pour l'instant la validité des
arguments avancés par les Friedman et leur estimation des implications
historiques des armes de précision, le fait que leur point de vue
réflète la façon de penser d'une couche substantielle
de l'élite politique américaine a en soi une profonde signification
objective. Rien n'est plus dangereux qu'une mauvaise idée dont le
temps est venu. Comme en témoigne déjà la décision
de poser un ultimatum à la Yougoslavie (« capitulez ou
vous serez anéantis »), les stratégistes de l'impérialisme
américain se sont convaincus que les armes de précision ont
fait de la guerre une option efficace, viable et peu risquée.
L'idée que la force militaire est le facteur décisif en
histoire est loin d'être une idée neuve. Mais si on l'examine
d'un point de vue théorique, elle exprime une conception vulgaire
et simpliste des véritables rapports de cause à effet qui
déterminent l'évolution historique. La politique de la guerre
et la technologie militaire ne sont pas les facteurs essentiels de l'histoire.
En réalité, elles doivent toutes deux leur apparition et leur
développement à des facteurs socio-économiques qui
s'avèrent en fin de compte plus essentiels. L'introduction d'un nouveau
système d'armements peut certainement influencer le résultat
de telle ou telle bataille, ou même d'une guerre, selon les circonstances.
Mais dans la longue marche de l'histoire, c'est un facteur subordonné
et contingent. Les États-Unis jouissent actuellement d'un «
avantage compétitif » dans l'industrie des armements. Mais
ni cet avantage ni les produits de cette industrie ne peuvent garantir une
domination mondiale. A côté des armes les plus sophistiquées,
le fondement financier-industriel du rôle dominant des États-Unis
dans les affaires du capitalisme mondial est beaucoup moins substantiel
qu'il ne l'était il y a 50 ans. Sa part de la production mondiale
a chuté. Son déficit commercial international augmente tous
les mois à coups de milliards de dollars. La conception qui sous-tend
le culte des armes de précision, l'idée que la maîtrise
de la technologie des armements peut effacer ces indices économiques
plus fondamentaux de la force nationale, est une dangereuse folie. De plus,
malgré toute leur force explosive, le financement, la production
et le déploiement de missiles de croisière et autres bombes
« intelligentes » sont sujets aux lois du marché
capitaliste et sont à la merci de ses contradictions. La production
de ces armes requiert d'extraordinaires dépenses; et, il faudrait
se rappeler, leur utilisation n'implique pas la création, mais la
destruction, de richesse. Pour des années à venir, la richesse
générée par le travail productif servira à rembourser
les dettes qui ont été accumulées afin de financer
la fabrication de bombes qu'on a fait exploser dans les Balkans.
Il est douteux que Madame Albright ne s'intéresse à de
telles subtilités. En fait, l'obsession pour les « merveilles
» de la technologie des armements et les « miracles »
qu'ils promettent, s'observe le plus souvent chez les élites dirigeantes
qui sont arrivées, qu'elles le savent ou non, à une impasse
historique. Confondues par un ensemble complexe de contradictions socio-économiques
à l'échelle nationale et internationale, qu'elles comprennent
à peine et pour lesquelles il n'existe pas de solution conventionnelle,
elles se rabattent sur les armes et la guerre dans le vain espoir de pouvoir
écarter les problèmes à coups de missiles.
Considérée du point de vue des rapports politiques pratiques,
la foi persistente dans les armes de précision semble dangereuse
et téméraire. Aucune période historique n'a vu un développement
aussi rapide de la technologie. Chaque progrès, aussi spectaculaire
soit-il, ne fait que préparer son dépassement par des innovations
encore plus extraordinaires au niveau de la conception et de la performance.
Les progrès révolutionnaires dans le domaine de la technologie
des communications et de l'information garantissent la diffusion plus ou
moins rapide des connaissances et de l'expertise nécessaires à
la fabrication des armes de précision. Le monopole américain
sur la puissance nucléaire, qu'avaient espéré utiliser
le président Truman et ses associés en 1945 en tant que fondement
militaire du « siècle américain » promis
à la fin de la Deuxième guerre mondiale, aura duré
moins de cinq ans. Rien ne porte à croire que la technologie des
nouveaux armements restera la propriété exclusive des États-Unis.
Même si les États-Unis parvenaient à maintenir leur
leadership dans le développement des armes de précision, cela
ne garantirait pas que les guerres de la prochaine décennie seraient
aussi peu coûteuses en vies humaines pour les Américains que
celles des années 90. Les horreurs commises par les États-Unis
augmentent nécessairement la pression sur les nations qui se considèrent
menacées et les poussent à préparer une riposte de
taille. Même dans les cas où les coûts de développement
ou d'achat de la technologie des armes de précision s'avèrent
trop élevés, des alternatives plus abordables mais très
fatales seront adoptées, qu'elles soient chimiques, biologiques,
ou, faut-il ajouter, nucléaires. La Russie possède déjà
en abondance toutes ces alternatives. La Chine, l'Inde, le Pakistan, et
bien sûr Israël, possèdent également un arsenal
substantiel d'armes destructrices.
Si les ressources de pays économiquement arriérés
ne sont pas suffisantes pour rivaliser avec les États-Unis dans le
domaine de l'armement de pointe, celles de l'Europe et du Japon le sont.
Bien qu'ils prennent soin de formuler leurs déclarations en des termes
qui ne montrent pas d'hostilité envers les États-Unis, de
nombreux analystes européens soulignent la nécessité
d'augmenter sérieusement les dépenses militaires européennnes.
« La dépendance de l'Europe envers les États-Unis
», écrivait le Financial Times britannique dans son
édition du 5 juin, « a été mise à
nu de façon embarassante ». Soulignant « l'urgence
» des plans de l'Union européenne pour le développement
de son propre programme militaire, le Financial Times ajoutait :
« Ce n'est pas que l'Europe devrait viser à égaler
les États-Unis missile pour missile et chasseur pour chasseur.
Mais elle devrait avoir la technologie, la base industrielle et l'expertise
militaire professionnelle pour pouvoir au moins agir sur un pied égal
avec les États-Unis au lieu d'en être le parent pauvre »
(souligné par nous).
Retour vers le futur : l'impérialisme au XXIe siècle
La première moitié du vingtième siècle a
vu le plus terrible gaspillage de vies humaines de l'histoire. On estime
à plus de 100 millions le nombre de gens tués au cours de
la première (1914-18) et de la deuxième (1939-45) guerre mondiale.
Ces guerres, comme l'ont expliqué les grands révolutionnaires
marxistes de l'époque, avaient leurs origines dans les contradictions
fondamentales du capitalisme mondial : la contradiction entre le caractère
essentiellement anarchique d'une économie de marché basée
sur la propriété privée des moyens de production et
le caractère objectif social du processus de production; la contradiction
entre le développement d'une économie mondiale très
intégrée et le système d'états nationaux au
sein duquel l'ordre de classe bourgeois est historiquement enraciné.
Les guerres mondiales ont été directement précipitées
par des conflits entre classes dirigeantes de différents pays impérialistes
à propos de marchés, de matières premières et
d'intérêts stratégiques associés. Les États-Unis
sont sortis de la deuxième guerre mondiale en tant que puissance
capitaliste dominante. L'Allemagne, l'Italie et le Japon avaient été
vaincus. L'Angleterre et la France avaient été dévastées
par la guerre. Les vieux antagonismes inter-impérialistes n'avaient
pas disparu, mais ils avaient été tenus en échec par
la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique.
L'effondrement de l'URSS en 1991 a enlevé toute contrainte politique
aux conflits inter-impérialistes. Les ambitions rivales des États-Unis,
de l'Europe et du Japon ne peuvent être conciliées de façon
pacifique pour toujours. Le monde des affaires est un monde de compétition
implacable et féroce. Des entreprises qui, pour une raison ou une
autre, jugent nécessaire de collaborer sur un projet aujourd'hui,
peuvent, selon les circonstances, se retrouver demain à la gorge
l'une de l'autre. L'implacable compétition entre compagnies sur une
échelle mondiale, l'éternelle omnium contra omnes (guerre
de tous contre tous), trouve en fin de compte son expression la plus développée
et la plus fatale dans les conflits militaires ouverts. L'intégration
globale des processus de production ne diminue pas les conflits entre puissances
impérialistes, mais, paradoxalement, les rend plus intenses. Comme
l'écrivent les Friedman, avec justesse pour une fois : «
La coopération économique nourrit l'interdépendance
économique. L'interdépendance nourrit les frictions. La recherche
d'un avantage économique est un jeu acharné qui pousse les
nations à prendre des mesures extrêmes, fait qui peut être
démontré par l'histoire » [6].
La fréquence croissante d'explosions militaires au cours des années
90 est un symptôme objectif de la conflagration internationale qui
approche. Tant la première que la deuxième guerre mondiale
ont été précédées par une série
de conflits locaux et régionaux. Les grandes puissances impérialistes
cherchant à étendre leur influence à des régions
ouvertes à la pénétration capitaliste par l'effondrement
de l'URSS, la probabilité de conflits entre celles-ci augmente. L'enjeu
en cas de conflits majeurs, comme ceux qui vont inévitablement se
développer autour de la division du butin que constitue le pétrôle
des régions caspiennes et caucassiennes, sera les questions de vie
et de mort de la domination mondiale. De telles questions, de par leur nature
même, ne se prêtent pas à des solutions pacifiques. La
tendance fondamentale de l'impérialisme pointe inexorablement dans
la direction d'une nouvelle guerre mondiale.
La guerre des Balkans et l'opinion publique américaine
Malgré tous les efforts des médias pour fabriquer un soutien
en faveur de la guerre, la réponse de la classe ouvrière américaine,
c'est-à-dire la grande majorité de la population, a été
visiblement réservée. Il n'y a certes pas eu de manifestations
importantes d'opposition à la guerre. Mais il n'y a pas eu non plus
d'étalage substantiel d'appui populaire à l'assaut contre
la Yougoslavie. Contrairement à l'enthousiasme guerrier sans retenue
affiché par les personnalités des médias, les sentiments
généralement exprimés par les travailleurs ordinaires
ont été la confusion et l'inquiétude. La guerre n'a
pas été un sujet populaire de conversation. Quant on leur
demande ce qu'ils pensent de la guerre, les travailleurs répondent
en général qu'ils ne comprennent pas vraiment ce qu'il en
est réellement. Naturellement, ils n'aiment pas ce qu'ils ont entendu
à propos de la « purification ethnique ». Mais
les travailleurs sentent également que les causes des combats au
Kosovo et à travers l'ancienne Yougoslavie sont plus compliquées
que les médias leur ont fait croire. Loin de générer
la ferveur patriotique, le caractère ouvertement inégal du
conflit et l'impact des bombes américaines ont contribué au
sentiment général de malaise dans le grand public. Cette évaluation
est confirmée par les mesures prises par les médias pour restreindre
autant que posssible la diffusion de nouvelles à propos des morts
et des ravages causés par les bombardements américains. La
décision de bombarder la principale station de télévision
yougoslave à Belgrade a été prise après que
celle-ci ait rapporté les premiers incidents majeurs des bombardements
de l'OTAN ayant causé de sérieuses pertes en vies humaines.
Dans les semaines qui ont suivi cet événement sanglant, la
couverture en direct par des correspondants américains de l'impact
du bombardement intensifié de la Yougoslavie a cessé à
toutes fins pratiques. Les reportages télévisés de
Brent Sadler, peut-être le dernier correspondant de CNN ayant conservé
une certaine dose d'intégrité personnelle, ont été
stoppés. L'administration Clinton ne voulait clairement pas que le
public soit trop informé de son utilisation des bombes à fragmentation
et d'autres vraies « armes de destruction massive » contre
le peuple serbe.
Indicateur encore plus important de son estimation du sentiment populaire,
l'administration Clinton pensait clairement que le public s'opposerait profondément
à toute mesure qui mettrait en péril des vies américaines
en Yougoslavie. Il n'y a certainement rien de particulièrement édifiant
à propos de l'état d'une conscience populaire prête
à accepter que les gens d'un autre pays soient tués tant que
cela ne coûte pas de vies américaines. Toutefois, une guerre
pour laquelle les gens ne sont pas prêts à accepter le moindre
sacrifice n'est pas une guerre qui peut être qualifiée de véritablement
populaire par le gouvernement. Il vaut la peine de rappeler que plus de
25.000 soldats américains avaient déjà été
tués au Vietnam, et des centaines de milliers blessés, avant
que l'opinion publique ne se retourne résolument contre cette guerre.
Rien n'est plus vide d'un point de vue intellectuel et superficiel d'un
point de vue politique que le type de pseudo-radicalisme qui confond le
jargon avec l'analyse et insiste pour interpréter un phénomène
aussi complexe et contradictoire que l'opinion populaire de masse en des
termes naïvement « révolutionnaires ». Ce
serait se méprendre et se tromper soi-même que d'assimiler
l'absence relative d'un sentiment en faveur de la guerre (c'est-à-dire
le sentiment de passive approbation qui a prévalu durant toute la
campagne de bombardements) à une opposition politiquement consciente
à l'assaut impérialiste sur la Yougoslavie. Il serait cependant
tout aussi incorrect de tirer des conclusions pessimistes de la confusion
qui règne actuellement dans la conscience populaire et d'écarter
le véritable potentiel d'un changement dans l'orientation politique
de la classe ouvrière. Au lieu d'un pessimisme ou d'un optimisme
superficiels, il faut étudier l'état objectif des rapports
de classe qui a conditionné la réponse de différentes
couches sociales à la guerre des Balkans.
Le boum financier et les nouveaux adeptes de l'impérialisme
L'une des caractéristiques absolument remarquables de la guerre
contre la Yougoslavie est le rôle clé joué par des individus
qui autrefois se sont opposés à la guerre du Vietnam ou ont
participé à des mouvements de protestation anti-impérialistes.
Hormis Tony Blair, premier ministre de la Grande-Bretagne qui n'avait pratiquement
aucun passé politique avant que Rupert Murdoch ne le choisisse comme
dirigeant du Parti Travailliste, tous les dirigeants importants engagés
dans la guerre de l'OTAN avaient autrefois prétendu être opposés
à l'impérialisme. Le Président Clinton, comme chacun
le sait, a évité la conscription, fumé du cannabis
et proclamé publiquement sa haine de l'armée américaine.
Javier Solana, le social-démocrate qui s'est opposé à
ce que l'Espagne devienne membre de l'OTAN, est aujourd'hui secrétaire
général de l'alliance militaire. Le chancelier de l'Allemagne,
Gerhard Schroeder, saupoudrait ses discours de phrases marxistes lorsqu'il
dirigeait l'aile jeunesse du Parti Social-Démocrate et il s'est opposé
au déploiement des missiles Pershing il y a 15 ans seulement. Joschka
Fisher, son ministre des Affaires étrangères, était
à la tête d'un groupe prétendant être des combattants
de rue révolutionnaires dans les années 70, et plus tard,
en tant que chef des verts, il a proclamé son indéfectible
engagement au pacifisme. Le New York Times dressait récemment
un portrait de lui : « Joschka Fisher défend avec véhémence
les politiques même qu'il dénonçait autrefois, ce qui
suscite la colère des fondamentalistes de son parti, les verts. »
Pour sa part, Massimo D'Alema, premier ministre italien, dirigeait le Parti
Communiste avant que celui-ci ne devienne le Parti Démocratique de
la Gauche. Le parcours politique de ces individus n'est pas simplement une
confirmation de l'adage français : « avant 30 ans révolutionnaire,
après canaille ». Il brosse en fait l'évolution de toute
une couche de la société bourgeoise actuelle.
La grande augmentation de valeur des actions en bourses depuis le début
des années 80 est venue profondément chambarder la structure
sociale et les rapports entre les classes de tous les pays capitalistes
importants. La valeur toujours croissante des actions, plus spécialement
leur explosion depuis 1995, a permis à une section significative
de la classe moyenne, surtout son élite professionnelle, d'accéder
à une richesse dépassant toutes ses attentes. Seul un faible
pourcentage de la population s'est enrichi.
Toutefois, ces « nouveaux riches » représentent
une couche sociale politiquement puissante et significative quant à
son nombre absolu. Les gouvernements capitalistes consacrent la plus grande
part de leurs énergies à satisfaire ses appétits grandissants
et ses goûts toujours plus exotiques. Avec son budget personnel libéré
des contraintes habituelles, le nouveau riche a toujours de l'argent de
disponible et jouit quotidiennement d'un niveau d'opulence que la presque
totalité de la population ne connaît autrement que par la télévision,
le cinéma ou les revues.
Le New York Times publiait récemment une étude intéressante
sur une nouvelle tendance du marché immobilier américain :
« Les manoirs d'un million de dollars (ou de plusieurs millions
dans certaines villes) deviennent le symbole de réussite de notre
fin de décennie plaquée or, non seulement dans les régions
traditionnellement connues pour leur richesse, mais même dans les
villes typiquement de classe moyenne comme Memphis, où de telles
maisons étaient plutôt rares. »
Ces manoirs, note le Times, « sont le symbole de la
division économique : la richesse générée par
le boum boursier qui a commencé vers la fin de 1995, bien qu'elle
ait bénéficié à plusieurs, a fini dans sa presque
totalité entre les mains de 5 p. 100 des ménages du pays.
Ces derniers ont en effet empoché le plus gros du gain en valeur
du marché boursier, ce qui a créé des milliers de multimillionnaires
du jour au lendemain. De façon un peu indécente, une grande
partie de leurs gains est consacrée à l'acquisition d'un manoir.
»
Citant une étude de Edward N. Wolff, économiste de l'Université
de New York, le Times poursuit : « Rarement dans l'histoire
y a-t-il eu une création aussi rapide de riches... Alors que le nombre
des ménages américains augmentait de 3 p. 100 en trois ans,
le nombre des manoirs d'un million augmentait de 36,6 p. 100. De 190.000
qu'ils étaient en 1995, les ménages de plus de 10 millions
de dollars sont passés à 275.000 en 1998, soit une augmentation
de 44,7 p. 100 ».
Le processus même à l'origine de cet enrichissement provoque
simultanément la détérioration économique chez
la majorité écrasante de la population des États-Unis.
Le Times continue : « En analysant des données
publiées par la Réserve fédérale, M. Wolff a
pu tirer une autre conclusion : alors que les 10 p. 100 les plus riches
des ménages voyaient leur valeur nette augmentée, les 90 p.
100 qui restent voyaient la leur diminuée » [7].
Ce compte-rendu n'est qu'un aspect des inégalités sociales
que l'on retrouve aux États-Unis aujourd'hui. Le schisme social de
la société américaine de cesse de croître. Les
États-Unis approchent rapidement d'un point (si ce n'est déjà
fait) où il sera même impossible de prétendre qu'il
existe un consensus social général enraciné dans les
valeurs démocratiques. Mais ce n'est pas seulement parce qu'il existe
cette immense différence de revenu moyen entre le 10 p. 100 de la
population la plus riche et les autres. Le caractère particulier
du processus qui engendre toute cette nouvelle richesse, l'augmentation
de la valeur des actions boursières, développe de façon
organique un ensemble d'attitudes sociales et politiques qui ont un caractère
fondamentalement anti-ouvrier et procapitaliste. Les politiques qui ont
permis l'augmentation explosive des valeurs boursières, telles que
la pression constante sur les salaires, les appels incessants pour une plus
grande productivité, les compressions sauvages dans les dépenses
sociales, la diminution constante des effectifs pour maintenir un niveau
de profitabilité élevé dans les entreprises, ont toutes
miné la position sociale de la classe ouvrière américaine.
Les politiques qui ont propulsé à des sommets inégalés
l'indice Dow Jones et le NASDAQ ont eu des conséquences internationales
tragiques sur la grande majorité de la population des pays les moins
développés. La déflation (ou la désinflation
selon le cas) entraînent des diminutions constantes des prix des matières
premières et constitue le moteur principal du développement
et du maintien du boum boursier. La diminution des prix des matières
premières n'est pas simplement le résultat de processus économiques
objectifs, mais plutôt de politiques impitoyables adoptées
par les grandes puissances impérialistes pour empêcher les
producteurs du Tiers Monde d'augmenter leurs prix. L'exemple le plus frappant
du rapport entre l'accumulation de la richesse des pays impérialistes
et l'augmentation de l'exploitation des pays moins développés,
est sans aucun doute l'échec du cartel de l'OPEP (Organisation des
pays exportateurs de pétrole) à imposer ses prix, une situation
dans laquelle la guerre du Golfe de 1990-91 a joué un grand rôle.
Ce processus a bénéficié directement à ceux
qui se sont enrichis avec l'augmentation du cours des actions. Évidemment,
ce ne sont pas tous les investisseurs à la bourse qui appuient les
politiques impérialistes. Mais on ne peut nier les vastes implications
sociales et politiques de ces processus économiques objectifs.
En pleine Première Guerre mondiale, Lénine a souligné
la relation entre le surprofit extrait des colonies par l'impérialisme
et la corruption politique d'une section des classes moyennes et de la bureaucratie
ouvrière. Bien que les conditions économiques et les relations
internationales de 1999 ne soient pas celles de 1916, le même processus
social est à l'uvre aujourd'hui. Le mode d'opération du long
boum boursier et les implications sociales qui en découlent ont permis
à l'impérialisme de se recruter une cohorte dévouée
au sein de la classe moyenne aisée. L'atmosphère intellectuelle
réactionnaire, conformiste et cynique qui prévaut aux États-Unis
comme en Europe, encouragée par les médias et adoptée
par la communauté universitaire en grande partie corrompue et servile,
reflète le point de vue social d'une couche très privilégiée
de la population qui veut éviter à tout prix un examen critique
des bases économiques et politiques de la source de son nouvel enrichissement.
L'état du mouvement ouvrier américain et international
L'écart grandissant entre la couche privilégiée
au sein de laquelle se trouve l'élite dirigeante du capitalisme,
et la très grande masse des travailleurs dénote des tensions
sociales en fait très importantes entre les classes. Cela peut sembler
contredit par le très faible militantisme ouvrier aux États-Unis,
mais le fait qu'il y ait peu de grèves ou d'autres protestations
sociales populaires n'indique en rien l'absence d'instabilité sociale.
Le fait qu'il y ait eu si peu de conflits ouverts entre les classes au cours
de la dernière décennie, en dépit du grand développement
des inégalités sociales, signale plutôt que les institutions
sociales et politiques des États-Unis ne répondent plus au
mécontentement croissant de la classe ouvrière. Les organismes
sociaux traditionnels tels les syndicats n'expriment plus, même de
façon limitée, le mécontentement populaire. Les partis
républicain et démocrate n'ont à toutes fins pratiques
aucun contact avec les masses populaires. Ces partis ne semblent ni avoir
ni même pouvoir proposer quelque solution que ce soit aux problèmes
essentiels de l'existence des travailleurs. Plus le mécontentement
de la classe ouvrière est ignoré et réprimé,
et plus il va devenir explosif. La tension sociale, à mesure qu'elle
approche de sa « masse critique », doit nécessairement
faire éruption à la surface de la société.
Le long déclin et l'effondrement constant du mouvement syndical
américain représente un changement majeur de la vie sociale
des États-Unis au cours des deux dernières décennies.
Il n'y a pas si longtemps encore, dans les années 60, le gouvernement
Johnson ne pouvait conduire sa guerre au Vietnam sans constamment tenir
compte de l'impact de ses politiques sur la classe ouvrière. Le Président
Lyndon Johnson avait en effet alors dû s'opposer à la Réserve
fédérale et aux représentants de la grande entreprise
qui proposaient de défrayer les coûts croissants de la guerre
en diminuant les dépenses sociales. Johnson craignait que l'introduction
de politiques d'austérité intensifieraient encore plus les
énormes conflits entre classes et les importants désordres
sociaux. En 1971, le gouvernement Nixon créa un conseil des salaires
et imposa une limite de 5,5 p. 100 aux augmentations salariales pour tenter
de résister aux travailleurs en lutte pour améliorer leur
niveau de vie. Pour donner une idée du climat social de l'époque,
même George Meany, président septuagénaire de l'AFL-CIO
ayant la réputation d'être le plus à droite de tout
le mouvement ouvrier américain, a dénoncé la tentative
de Nixon de contrôler les salaires en la qualifiant de «
premier pas vers le fascisme ». Mais la rhétorique n'a pas
empêché Meany de vouloir collaborer avec le conseil des salaires.
L'immense opposition populaire et la vague croissante de grève ont
forcé Meany à quitter le conseil des salaires et réduit
en miettes le plan de Nixon pour contrôler les salaires.
Toutefois, dans les années 70, un ensemble de changements économiques
et politiques est venu modifier fondamentalement tout le contexte international
et intérieur à l'avantage de la classe dirigeante américaine.
D'abord, les grandes récessions mondiales de 1973-75 et de 1979-81
ont mis fin au long boum économique d'après-guerre. Sur un
arrière-plan de chômage en pleine croissance provoqué
par les augmentations des taux d'intérêt du gouvernement qui
ont atteint des niveaux jamais vus, les entreprises lançaient une
attaque soutenue contre les syndicats. La charge a été sonnée
en août 1981 par le président Reagan qui congédia 11.000
contrôleurs aériens en grève. Malgré un immense
appui populaire pour les contrôleurs qui permit la mobilisation de
500.000 travailleurs lors d'une manifestation à Washington contre
Reagan en septembre 1981, l'AFL-CIO n'a rien entrepris pour que les contrôleurs
soient réembauchés. Ainsi fut établie une pratique
qui se perpétua tout au long des années 80 et 90. La bureaucratie
syndicale sentait depuis longtemps que sa position privilégiée
était menacée par le militantisme syndical. Elle a vu dans
ces trahisons l'occasion de développer une collaboration directe
avec les employeurs. Vers la fin des années 80, après une
suite ininterrompue de défaites dans l'ensemble des secteurs industriels,
les syndicats ont cessé de fonctionner dans le sens réel du
terme comme de véritables organes de défense de la classe
ouvrière. Les grèves, une caractéristique persistante
et explosive de la vie sociale américaine jusqu'au milieu des années
80, ont diminué en nombre année après année,
pour atteindre des planchers inégalés. Les diminutions de
salaires et les congédiements en masse, qui ont toujours rencontré
une résistance féroce, sont devenus une norme pour l'industrie
américaine.
Il est hors de tout doute que le mouvement ouvrier américain présentait
une faiblesse historique le rendant particulièrement vulnérable
à de telles attaques. Par exemple, il n'y a pas d'organe politique
indépendant de la classe ouvrière aux États-Unis ;
il n'y a pas non plus de tendance socialiste importante ; la classe ouvrière
est peu consciente de la division de la société en classes
; et enfin, la bureaucratie syndicale est infectée par la corruption
et le banditisme. Toutefois, l'effondrement des syndicats aux États-Unis
s'inscrit dans un vaste phénomène international. À
travers le monde, les anciens partis politiques et les syndicats de la classe
ouvrière sont entrés dans leur phase terminale depuis le milieu
des années 80. Mais quelle pourrait être la cause fondamentale
de ce déclin à travers le monde ?
L'apparition des entreprises transnationales
Les récessions mondiales des années 70 et du début
des années 80 ont entraîné un changement fondamental
au niveau des formes de base de la production capitaliste. Bien que le commerce
entre les nations se soit immensément développé après
la Deuxième Guerre mondiale, les processus de production eux-mêmes
se réalisaient de façon fondamentale dans le cadre de la nation.
Certes les multinationales brassaient des affaires dans plusieurs pays,
mais la production se faisait dans un cadre essentiellement national. Par
exemple, une entreprise américaine, comme Ford ou General Motors,
avait des usines dans différents pays. Mais ces usines produisaient
principalement pour le pays où elles étaient.
Ce sont des développements révolutionnaires dans le domaine
des transports et des technologies de communication qui ont changé
la façon historique d'organiser la production capitaliste et ses
techniques. Des multinationales sont nées les transnationales. La
signification essentielle de ce changement réside dans la possibilité
nouvelle d'organiser et de coordonner directement au niveau international
la production industrielle et les services. Quotidiennement alimentées
par des mouvements importants de capitaux et d'information, les entreprises
transnationales ont pu pour la première fois établir des systèmes
de production mondiaux. C'est ce qui leur a permis de court-circuiter les
organisations ouvrières dans « leur » patrie respective
et d'exploiter au mieux les différences régionales et continentales
de salaires et de bénéfices sociaux.
Aucune des organisations de masse de la classe ouvrière n'était
prête, ou même capable, de développer une réponse
efficace aux progrès révolutionnaires de la technologie et
à ses impacts profonds sur le mode de production capitaliste. Qu'elles
s'attribuent l'étiquette de socialiste, de communiste, d'ouvrière,
ou bien, comme aux États-Unis, qu'elles clament à tous vents
leur loyauté envers le capitalisme et les partis politiques de la
grande entreprise, toutes les vieilles organisations se basent sur l'État-nation
comme cadre immuable de la production. Partant du principe que les entreprises
dépendraient jusqu'à la fin des temps des forces ouvrières
directement disponibles au sein de la nation, les syndicats ont pensé
que leurs positions étaient imprenables. Dans la mesure où
ils contrôlaient l'approvisionnement national en travail, ils croyaient
avoir pour toujours la possibilité de forcer les employeurs à
céder à leurs revendications. Toute l'idéologie réformiste
du mouvement ouvrier était basée sur cette perspective nationaliste
complaisante.
Ce programme réformiste et nationaliste était en dernière
analyse basé sur les intérêts matériels de la
bureaucratie. Aussi, bien que les conditions objectives permettant à
ce programme de se réaliser n'existent plus, rien au monde ne viendrait
altérer la loyauté et la soumission de la bureaucratie envers
le capitalisme. La bureaucratie a plutôt consacré ses énergies
à préserver ses privilèges au sein de l'État-nation
en forçant la classe ouvrière à accepter une diminution
de son niveau de vie.
L'effondrement de l'URSS
La désintégration du Parti communiste de l'Union soviétique
(PCUS) et l'effondrement de l'URSS étaient la manifestation la plus
extrême et la plus explosive de l'éclatement des vieux partis
bureaucratiques et réformistes de la classe ouvrière. L'Union
soviétique représentait bien sûr un accomplissement
historique de la classe ouvrière internationale de loin supérieur
aux syndicats de l'Europe occidentale et des États-Unis. Le PCUS
a détenu le pouvoir et gouverné sur la base des formes de
propriété nationalisée créées au lendemain
de la révolution d'Octobre 1917. Mais en dépit de cette différence
significative, la bureaucratie stalinienne régnante, qui avait depuis
longtemps usurpé le pouvoir politique de la classe ouvrière
et exterminé la génération de marxistes ayant mené
la révolution socialiste, partageait essentiellement, à deux
niveaux fondamentaux, le programme et l'idéologie des bureaucraties
ouvrières des pays capitalistes avancés.
Premièrement, la doctrine soviétique officielle de la «
coexistence pacifique » était la version moscovite de la collaboration
de classe pratiquée par les bureaucraties ouvrières à
l'Ouest. Contrairement à la propagande hystérique des médias
américains, le marxisme n'a joué absolument aucun rôle
dans les mesures prises par les dirigeants staliniens de l'URSS. L'attitude
du bureaucrate soviétique typique envers la possibilité même
de soulèvements révolutionnaires, tant au sein qu'à
l'extérieur des frontières de l'URSS, était une combinaison
de crainte personnelle et de révulsion politique. Ne désirant
rien de plus que la jouissance paisible des privilèges auxquels leur
position dans la bureaucratie donnait droit, les dirigeants staliniens n'ont
pas cherché à renverser l'impérialisme mondial mais
à s'y accomoder.
Deuxièmement, le programme économique et social implanté
par la bureaucratie était une version particulière du nationalisme
pratiqué par leurs homologues réformistes de l'Europe occidentale.
Le soi-disant « socialisme » embrassé par le régime
du Kremlin était largement basé sur les ressources disponibles
au sein de l'URSS. La bureaucratie stalinienne n'aspirait à rien
de plus ambitieux qu'une version soviétique d'un état-providence
national. La faille essentielle de ce programme était que le développement
de l'économie soviétique dépendait en dernière
analyse des ressources de l'économie mondiale et de la division internationale
du travail. Il n'était pas possible de maintenir sur la base de l'auto-suffisance
nationale un état-providence viable, sans parler d'une société
socialiste avancée. L'introduction de la production intégrée
à l'échelle mondiale a élargi le fossé séparant
les pays capitalistes avancés et l'Union soviétique. Le problème
n'était pas seulement de nature technologique : il n'y avait tout
simplement pas de place dans le système stalinien pour des formes
transnationales de production. Les rapports économiques sont restés,
même entre l'URSS et les régimes staliniens d'Europe de l'Est,
à un niveau extrêmement primitif. Élevé au pouvoir
en 1985, Michaël Gorbatchev n'avait de meilleure réponse au
défi posé par la mondialisation de la production capitaliste
que ses homologues dans les bureaucraties des mouvements ouvriers américains
et ouest-européens. Ses efforts désespérés pour
improviser une solution aux brûlants problèmes socio-politiques
n'ont rimé à rien. La catastrophique expérience stalinienne
du « socialisme dans un seul pays », qui représentait
dès le début une répudiation des principes de l'internationalisme
socialiste qui avait animé la révolution d'Octobre, a connu
une fin désastreuse avec la dissolution de l'Union soviétique
en décembre 1991.
Une crise de leadership et de perspective
La désorientation politique actuelle de la classe ouvrière
est beaucoup plus compréhensible lorsqu'elle est considérée
dans le contexte des transformations économiques globales, catastrophes
politiques et effondrements organisationnels des deux dernières décennies.
Imaginons une armée de soldats entourés de tous côtés
par de puissants ennemis. En pleine bataille, les chefs s'enfuient, emmenant
avec eux armes et provisions. La classe ouvrière se retrouve dans
une situation analogue. Elle a été trahie par les partis et
les organisations auxquels elle avait donné son soutien et sur lesquels
elle comptait. Pour compliquer les choses, la nullité des vieux partis
et leaders n'est pas une simple question d'erreurs subjectives et de corruption
personnelle. Mais elle est profondément enracinée dans les
processus économiques objectifs qui ont bouleversé le mode
de production et les rappors de classe. Ce qu'il faut par conséquent
à la classe ouvrière, ce n'est pas un simple afflux de nouvelles
têtes au sein des vieilles organisations, ou plus précisément
ce qu'il en reste. Il n'y a pas de « baiser de vie » qui
puisse ressusciter les moribondes et réactionnaires organisations
bureaucratiques syndicales et politiques d'autrefois. Plus vite elles sont
mises de côté, mieux c'est. Ce qu'il faut maintenant à
la classe ouvrière c'est une nouvelle organisation révolutionnaire
internationale, dont la stratégie, la perspective et le programme
correspondent aux tendances objectives de l'économie mondiale et
de l'évolution historique.
Il ne manque pas, nous en sommes très conscients, de pessimistes
qui sont convaincus qu'il n'existe pas la moindre possibilité de
bâtir un tel mouvement révolutionnaire international. On pourrait
noter que les plus incorrigibles de ces pessimistes se retrouvent précisément
parmi ceux qui accordaient, il n'y a pas si longtemps, leur pleine confiance
aux syndicats et croyaient profondément à la permanence de
l'URSS. Hier, ils étaient convaincus que le réformisme administré
de façon bureaucratique durerait pour toujours. Aujourd'hui, ils
croient avec autant de conviction dans le triomphe éternel de la
réaction capitaliste. Mais sous l'optimisme ennivrant d'hier et le
pessimisme démoralisé d'aujourd'hui se cache un certain type
de superficialité intellectuelle et politique, caractérisé
par le refus et l'incapacité de considérer les événements
dans le contexte historique nécessaire, et un penchant à ignorer
les contradictions qui sous-tendent la trompeuse apparence externe de stabilité
sociale. D'autres caractéristiques, particulièrement observables
chez ceux qui reçoivent leurs chèques de paye des fonds universitaires,
renforcent et aggravent ces faiblesses intellectuelles, à savoir
un certain manque de courage personnel, d'intégrité et de
simple honnêteté.
La confiance dans le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière
et la possibilité objective du socialisme n'est pas une question
de foi, mais d'assimilation théorique des lois objectives de l'évolution
capitaliste et de connaissance de l'histoire, particulièrement celle
du vingtième siècle. Les 99 dernières années
et demie n'ont pas manqué de luttes révolutionnaires de la
classe ouvrière, qu'elle soit russe, allemande, espagnole, portuguaise,
grecque, chinoise, chilienne, argentine, vietnamienne, hongroise, autrichienne,
sud-africaine, ceylannaise, et oui, américaine. Cette courte liste
est loin d'être complète.
Quelle est donc la base objective d'une résurgence de luttes révolutionnaires
de la classe ouvrière alors que nous entrons dans le XXIe siècle?
Paradoxalement, les changements mêmes dans les processus objectifs
du capitalisme mondial qui ont contribué à la désorientation
et à l'affaiblissement de la classe ouvrière au cours des
deux dernières décennies ont jeté les bases d'une reprise
de la lutte de classe ouverte, mais à une échelle beaucoup
plus large qu'il n'était possible auparavant. La principale faiblesse
des formes précédentes de lutte de class réside dans
leur insularité nationale. Même lorsque l'unité internationale
du prolétariat était proclamée et célébrée,
les conditions objectives travaillaient contre le développement de
la lutte de classe en tant que processus international unifié. Mais
la possibilité de dépasser cette limitation se présente
au sein même du processus de production globalement intégrée.
Ce développement du capitalisme met non seulement la classe ouvrière
devant la nécessité de mener ses luttes sur une échelle
internationale; les transformations économiques ont également
créé les moyens objectifs pour réalister une telle
unité internationale. Premièrement, les activités des
entreprises transnationales et la fluidité du capital global ont
entraîné une immense croissance de la classe ouvrière
à l'échelle internationale. À l'intérieur de
pays et de régions où, il y a 30 ans à peine, n'existait
qu'un embryon de classe ouvrière, le prolétariat est entre-temps
devenu une force de masse. Le prolétariat de l'Asie de l'Est, qui
ne formait qu'une fraction de la population de la région il y a seulement
une génération, se mesure maintenant en dizaines de millions.
Deuxièmement, la technologie des communications qui sous-tend la
production transnationale va inévitablement faciliter la coordination
de la lutte de classe à l'échelle globale, tant au niveau
de la stratégie que de la logistique.
Internationalisme et nationalisme
Les obstacles à la mondialisation de la lutte des classes et à
l'unification internationale de la classe ouvrière relèvent
moins du caractère technique que politique et idéologique.
La crise prolongée du mouvement ouvrier international trouve indéniablement
son reflet politique le plus réactionnaire dans la forte poussée
du nationalisme. La perte de confiance politique dans les capacités
révolutionnaires de la classe ouvrière et les perspectives
de la révolution socialiste ont contribué à la résurgence
des programmes et de l'idéologie nationalistes. Dans bien des cas,
la caractère historique rétrograde de cette tendance s'est
vu maquillé par la démagogie pseudo-gauche de l' «
autodétermination nationale » et de la « libération
nationale ». Au lieu de s'atteler à la difficile tâche
qu'est celle de combattre contre toutes les formes de chauvinisme (qu'il
soit basé sur la langue, la religion ou l'origine ethnique) et d'
oeuvrer à unir toutes les sections de la classe ouvrière au
sein de pays dont la population est hétérogène, d'innombrables
tendances petites-bourgeoises ont choisi de se baser sur une collectivité
nationale ou une autre. L'usage cynique et souvent ignorant d'un jargon
marxiste ne change rien au fait que le contenu essentiel de leur politique
a été d'élever l'identité nationale ou ethnique
au-dessus de la conscience de classe, subordonnan ainsi du même coup
les intérêts objectifs de la classe ouvrière aux intérêts
politiques et financiers de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie nationales.
Il y a des raisons de croire que la crête de la résurgence
nationaliste a déjà été atteinte. En effet,
l'impact des événements en Yougoslavie contribue à
affaiblir le prestige du nationalisme et la crédibilité politique
de la demande de l'autodétermination. Les horreurs des conflits inter-ethniques
qui ont ravagé les Balkans ont démontré les implications
réactionnaires du nationalisme. Qu'est-ce qui a été
accompli après la dissolution de la Yougoslavie ? Les sordides machinations
de Milosevic en Serbie, de Tudjman en Croatie, de Kucan en Slovénie
et d'Izetbegovic en Bosnie ont coûté la vie à des dizaines
de milliers de personnes, et tout ça pourquoi ? Le niveau culturel
et économique des Balkans a baissé de façon effroyable.
La Bosnie « indépendante » n'est qu'un misérable
protectorat impérialiste et la Croatie survit avec les miettes que
les impérialistes daignent bien lui jeter. Pour ce qui est du Kosovo,
il a été divisé en plusieurs zones d'occupation. Son
« mouvement de libération nationale », l'UCK, n'a
aucun avenir sauf celui de gendarme désigné des États-Unis.
Toutes les collectivités nationales et religieuses ont souffert des
guerres civiles. Toute la chaîne des événements entourant
la dissolution de la Yougoslavie est une acerbe condamnation du nationalisme.
Il y a un autre aspect de l'expérience yougoslave de laquelle
la classe ouvrière internationale doit tirer une leçon. Le
caractère à sens unique du conflit militaire ne peut qu'affaiblir
le grand mythe entourant la perspective des guerres de libération
nationale, selon lequel la défaite de l'impérialisme doit
se faire principalement sur la base de la lutte armée plutôt
que par le biais de la révolution socialiste mondiale. Les romantiques
radicaux petits-bourgeois se sont saoulés de la perspective guevariste
du « un, deux, trois Vietnam ». Cette désillusion
s'est aujourd'hui transformée en « un, deux, trois Irak
». Et qu'en est-il du Vietnam ? Malgré tous les sacrifices
héroïques des masses vietnamiennes et leurs guerres de libération
nationales successives qui ont duré 30 ans, elles ne sont toujours
pas libérées de la domination impérialiste. Près
de 25 ans après la chute de Saigon, le FMI est en en effet beaucoup
plus en mesure d'exercer une influence sur les politiques de Hanoi que Nixon
et Kissinger n'ont jamais pu le faire avec tous les bombardiers B-52 américains.
Tant que l'impérialisme subsistera, il y aura des luttes armées
conduites par des nations opprimées. Mais la forme essentielle et
décisive de la lutte contre l'impérialisme, c'est la lutte
politique révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans ce cadre,
mettre l'accent sur l'immense importance historique de la lutte de classes
dans les pays capitalistes avancés, et avant tout aux Etats-Unis,
ne constitue aucunement une marque d'arrogance ou de dédain envers
les travailleurs et les masses opprimés des pays les moins développés.
Une telle position découle plutôt d'une évaluation réaliste
de l'équilibre international des forces de classe et de la compréhension
du caractère explosif des contradictions sociales dans les centres
impérialistes. Ceux qui nient la possibilité d'une révolution
socialiste aux États-Unis ne font pas que dénigrer, d'un point
de vue pratique, la possibilité du socialisme tout court. Ils abandonnent
en fait tout espoir pour l'avenir de l'humanité. Malgré toute
la complexité de l'interaction des luttes mondiales et l'imprévisibilité
de la séquence exacte des événements, il ne fait aucun
doute que le résultat final sera influencé de façon
décisive par le développement de la lutte des classes aux
États-Unis.
Pour le moment, c'est un fait social indéniable que le niveau
de conscience politique au sein de la classe ouvrière américaine
est très bas. Nous pouvons néanmoins avancer que cette réalité
ne touche pas que les travailleurs. La conscience est influencée
par les événements, non seulement pour le pire, mais également
pour le mieux. Les contradictions sous-jacentes de la société
américaine vont, en dernière analyse, résulter en de
changements profonds, et inattendus pour beaucoup, dans la conscience de
masse. Nulle part il n'est écrit que les tensions sociales profondément
enfouies dans la structure des rapports de classes aux États-Unis
ne peuvent s'exprimer que sous des formes aussi tragiques et démentes
que la fusillade à l'école secondaire Columbine High School.
Ces tensions peuvent être exprimées sous des formes plus humaines,
démocratiques et révolutionnaires, et elles le seront.
Le rôle du World Socialist Web Site
L'avènement de la production intégrée mondialement
a, comme nous l'avons déjà expliqué, créé
non seulement les conditions objectives pour l'unification politique internationale
de la classe ouvrière, mais également les moyens de la réaliser.
Les extraordinaires avancées dans le domaine de la technologie des
communications informatisées, et plus particulièrement la
création sur la base de celles-ci du World Wide Web, revêtent
des implications historiques d'une incidence des plus profondes pour le
développement de la lutte des classes. D'une façon et à
une vitesse difficilement imaginables même au début de cette
décennie, les innombrables obstacles qui ont limité les communications
entre les tendances politiques socialistes et progressistes parmi les intellectuels,
les étudiants et les travailleurs ont été balayés.
Le monopole des médias capitalistes sur la distribution des informations
a été grandement affaibli. La possibilité de rejoindre
une audience de masse est maintenant à portée de la main.
La guerre en Yougoslavie a révélé l'énorme potentiel
et l'importance politique de l'Internet. Même après que les
installations de télédiffusion yougoslaves furent bombardées,
les informations sur l'impact des attaques de l'OTAN continuèrent
d'être accessibles à une audience internationale par le biais
de l'Internet. Beaucoup d'informations essentielles telle l'annexe secrète
de l'accord de Rambouillet ont été rendues accessibles à
une audience internationale grâce à cette remarquable technologie
de télécommunication.
En février 1998, le Comité International de la Quatrième
Internationale a fondé le World Socialist Web Site (www.wsws.org).
Nous avons vu dans cette technologie le potentiel pour présenter
à une vaste audience internationale, sur une base quotidienne, une
analyse marxiste des événements mondiaux. Nous étions
convaincus que le WSWS pouvait jouer un rôle décisif dans le
développement de ce qui manquait depuis tant de décennies
: une véritable culture politique marxiste internationale. Ce qui
manquait, pensions-nous, ce n'était pas des slogans et un jargon
simplistes, mais une étude sérieuse des événements.
La longue histoire de notre tendance, dont les origines remontent à
la lutte menée par Léon Trotsky contre la perversion stalinienne
du marxisme et la trahison de la Révolution d'Octobre, assurait la
substance intellectuelle nécessaire pour soutenir un flux quotidien
de commentaires. Confiant dans la force de nos idées, nous étions
impatients d'entrer en dialogue avec des lecteurs reflétant une vaste
gamme de points de vue. Nous continuons de penser qu'une telle discussion
facilitera l'union des socialistes dans le monde entier autour d'un véritable
programme révolutionnaire internationaliste.
Les expériences de l'année qui vient de s'écouler
ont démontré à des milliers de lecteurs de douzaines
de pays différents l'importance du travail entrepris par le World
Socialist Web Site. Au lendemain de la guerre en Yougoslavie, la nécessité
d'organiser des discussions politiques et d'apporter une clarification théorique
est plus grande et plus urgente que jamais. Le comité de rédaction
du WSWS lance par conséquent un appel à ses lecteurs pour
qu'ils participent à cette discussion et font tout ce qui est en
leur pouvoir pour étendre l'influence du World Socialist Web Site,
et ce cette façon, ériger les fondations pour la croissance
du parti mondial de la révolution socialiste.
Notes :
1. « ; Nations, States and War », extrait de The
South Slav Conflict, publié par Raju G.C., Thomas and H. Richard
Friman (New York et Londres, 1996), p. 225. 2. New York
Times, 28 mars 1999. 3. The Future of War: Power,
Technology & American World Dominance in the 21st Century (New York,
Crown Publishers, 1996), p. ix. 4. Ibid., p. x. 5. Ibid., p. 1. 6. Ibid., p. 4. 7.
New York Times, 6 juin 1999.
Voir ausi:
Pourquoi l'OTAN est-il en guerre
contre la Yougoslavie ? Domination mondiale, pétrole et or Déclaration
du comité de rédaction du World Socialist Web Site 24
mai 1999
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