Banda achève sa dénonciation de Trotsky par ces lignes :
« Ceci m’amène à la plus importante condamnation de la prétention de Trotsky à être un matérialiste dialectique. Elle se trouve explicitement énoncée dans le titre de la troisième section du chapitre intitulé ‘Les rapports sociaux en Union soviétique’ (La Révolution trahie) dans cette formule : ‘La question du caractère social de l’Union Soviétique n’est pas encore tranchée par l’histoire’. Ceci constitue, à mon avis, une révision fondamentale du matérialisme dialectique, en particulier de la loi de la transformation de quantité en qualité et du développement de l’inférieur vers le supérieur. Trotsky rejette ici de façon implicite la conception selon laquelle la révolution d’octobre ne serait pas un accident, mais un moment déterminé par des lois, un saut historique dans un processus objectif irréversible. La révolution pouvait être déformée et menacée, mais elle ne pouvait être détruite. Autrement dit, il était inimaginable de pouvoir restaurer le capitalisme après la guerre civile, l’industrialisation et la collectivisation. Les révolutions elles-mêmes sont la sentence prononcée par l’histoire à l’égard de formations socio-économiques usées et ne peuvent être annulées par une action arbitraire quelconque de l’État ou la politique d’un gouvernement particulier. Si la révolution d’octobre eut lieu, c’est parce que les contradictions de l’impérialisme mondial avaient atteint une telle intensité que la chaîne du capitalisme s’était rompue à son maillon le plus faible. Comme le fit remarquer Lénine, ce fut la chaîne et non pas seulement le maillon qui fut rompue. C’est sur ce fait simple et incontestable que repose notre optimisme révolutionnaire. »
Cet extrait illustre parfaitement ce que Banda cherche à nous faire prendre pour une méthode « logique » d’analyse – le contraire de la méthode historique prétendument inadéquate dont se servait Trotsky. Selon Banda, la révolution d’octobre fut, dans son essence logique, une transformation de quantité en qualité ou, si on veut, un mouvement de l’ « inférieur » vers le « supérieur ». Par conséquent, dans la mesure où sa « logique » ne tolère pas de mouvement du « supérieur » vers l’ « inférieur », le renversement de la révolution d’octobre est impossible. Les rapports de propriété nationalisés ne peuvent y être détruits et le capitalisme ne peut y être réintroduit.
Cette analyse ne prouve qu’une chose : que Banda n’a pas la moindre idée de ce que sont le matérialisme historique et la logique dialectique. Ses imbécillités viennent du fait qu’il n’a pas remarqué que l’Union soviétique n’existe pas en tant que catégorie logique dans les limites de la pensée abstraite, mais bien dans le contexte d’une économie mondiale et d’un système interdépendant de nations dont certaines disposent non seulement d’une force de frappe nucléaire, mais parviennent également à une productivité du travail bien supérieure. L’impérialisme, malgré la « logique » de Banda, ne s’est toujours pas fait à l’idée qu’on ait soustrait à sa zone d’exploitation directe toute une partie du globe.
Tant pour Trotsky que pour Lénine, la survie du premier État ouvrier dépendait finalement de l’extension de la révolution socialiste aux pays capitalistes avancés de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis. Que le prolétariat puisse garder le pouvoir indéfiniment et créer une société socialiste sans renverser le capitalisme dans les bastions de l’impérialisme mondial était une conception que le Parti bolchevique, avant 1924, qualifiait d’utopique.
Lorsque Banda affirme que l’économie planifiée ne peut être renversée ni le capitalisme restauré en URSS parce que cela violerait la loi du développement de l’ »inférieur vers le supérieur » ainsi que celle de la transformation de la « quantité en qualité », il ne fait qu’illustrer à la perfection l’idiotie qui consiste à vouloir déduire les développements historiques de formes logiques vides.
Nous utilisons le mot « vide » non seulement pour mettre l’accent sur le manque de contenu historique concret de ces concepts de la logique, mais aussi parce qu’ils sont utilisés par Banda sans qu’il comprenne scientifiquement leur véritable signification théorique en tant que formes de la pensée, c’est-à-dire en tant que moments du processus d’abstraction exprimant la connaissance toujours plus profonde par l’homme des propriétés complexes de la nature, des formes de pensée dont le riche contenu intellectuel est tiré de et lié à la longue histoire de la pensée philosophique et conceptuelle. La maîtrise de ces catégories logiques, qu’on pourrait comparer à un échafaudage de la connaissance théorique, n’est possible qu’en relation avec une étude très détaillée et exhaustive des phénomènes naturels et sociaux. Mais pour Banda, ces termes logiques ne sont que des phrases ornementales lui permettant de dissimuler sa propre ignorance. Nous souhaitons insister de nouveau sur le fait que sa méthode est le type même de parodie ignare de la dialectique hégélienne qu’Engels tourna en ridicule il y a plus d’un siècle dans son classique Anti-Dühring.
Engels explique dans une section de son ouvrage, que Marx n’avait pas déduit théoriquement le mouvement historique réel de l’expropriation des producteurs immédiats vers l’expropriation des expropriateurs de la loi dialectique de la négation de la négation :
« Au contraire : ce n’est qu’après avoir prouvé par l’histoire qu’en fait le processus s’était déjà partiellement produit, et doit en partie se reproduire à l’avenir, qu’il y ajoute une caractérisation du processus qui se développe selon une loi dialectique spécifique. C’est tout. Il s’agit donc d’une distorsion pure et simple de la part de monsieur Dühring lorsqu’il déclare que la négation de la négation doit servir dans ce cas de sage-femme pour libérer l’avenir de la matrice du passé ou que Marx voudrait convaincre quiconque de la nécessité de la propriété commune de la terre et du capital… en se basant sur la croyance en la négation de la négation. » [436]
Privée de véritable contenu historique, la connaissance ne se trouve enrichie d’aucune façon par une référence au mouvement de l’inférieur vers le supérieur. Quoi qu’il en soit, on pourra trouver une abondance de processus matériels où le développement s’est fait du supérieur vers l’inférieur – le sort du Workers Revolutionary Party et l’évolution politique de Michael Banda par exemple ! De plus, on peut très bien, sur la base de cette « loi », ne pas quitter la sphère intellectuelle de l’évolutionnisme vulgaire. Elle n’a absolument rien à voir avec la dialectique si on l’applique à l’histoire sans faire une analyse concrète d’un processus social défini. On ne peut pas vraiment de cette manière comprendre la véritable nature contradictoire de la révolution d’octobre.
Il est certain que la révolution d’octobre représentait la naissance d’un principe supérieur de développement social et politique ; cependant, si l’on considère l’héritage d’une Russie arriérée, ses fondements économiques représentaient un niveau de développement bien inférieur à celui qu’avaient déjà atteint l’Europe de l’Ouest et les États-Unis. Le paradoxe historique de la révolution russe qu’avait anticipé et expliqué Trotsky en se basant sur la théorie de la révolution permanente, était que la dictature du prolétariat, la forme d’État la plus évoluée historiquement, avait été établie pour la première fois dans un des pays les plus arriérés. Les catégories très élémentaires du supérieur et de l’inférieur n’existent donc pas dans le contexte d’une antithèse fixe, mais comme tous les opposés, elles sont inséparablement liées les unes aux autres. C’est Hegel qui découvrit le premier en logique l’interdépendance des opposés et leur interaction et interpénétration mutuelles. Cependant, il fallut la révolution intellectuelle accomplie par Marx avant qu’il ne soit possible de démystifier ce principe dialectique et de l’utiliser comme un instrument théorique d’investigation scientifique et de connaissance matérialiste historique.
En comparant le développement économique de l’URSS, non seulement par rapport à la Russie tsariste d’avant 1917, mais aussi par rapport au monde capitaliste tout entier, Trotsky analysa une contradiction historique impossible à faire passer de force dans des catégories fixes telles que l’inférieur et le supérieur :
« Les coefficients dynamiques de l’industrie soviétique sont sans précédent. Mais ni ce soir ni demain ils ne trancheront la question. L’URSS monte en partant d’un niveau effroyablement bas, tandis que les pays capitalistes glissent à partir d’un niveau très élevé. Le rapport des forces actuelles est déterminé non par la dynamique de croissance, mais par l’opposition de la puissance totale des deux adversaires telle qu’elle s’exprime dans les réserves matérielles, la technique, la culture et surtout le rendement du travail humain. Sitôt que nous abordons le problème sous cet angle statistique, la situation change au grand désavantage de l’URSS.
« La question posée par Lénine ‘qui l’emportera ?’, est celle du rapport des forces entre l’URSS et le prolétariat révolutionnaire du monde d’une part, les forces intérieures hostiles et le capitalisme mondial de l’autre. Les succès économiques de l’URSS lui permettent de s’affermir, de progresser, de s’armer et, s’il le faut, de battre en retraite et d’attendre, en un mot de tenir. Mais en elle-même la question ‘qui l’emportera ?’, non seulement au sens militaire du terme, mais avant tout au sens économique, se pose devant l’URSS à l’échelle mondiale. L’intervention armée est dangereuse. L’intervention des marchandises à bas prix, venant à la suite des armées capitalistes, serait infiniment plus dangereuse. La victoire du prolétariat dans un pays d’Occident amènerait tout de suite, cela va de soi, un changement radical du rapport des forces. Mais tant que l’URSS demeure isolée, pis, tant que le prolétariat européen va de défaite en défaite et recule, la force du régime soviétique se mesure en définitive au rendement du travail qui, dans la production de marchandises, s’exprime par des prix de revient et de vente. La différence entre les prix intérieurs et ceux du marché mondial constitue l’un des indices les plus importants du rapport des forces. Or, il est défendu à la statistique soviétique de toucher si peu que ce soit à cette question. Et cela parce qu’en dépit de son marasme et de son croupissement le capitalisme garde encore une énorme supériorité dans la technique, l’organisation et la culture du travail. » [437]
L’usage que fait Banda des catégories de quantité et de qualité est, lui aussi, privé de toute compréhension dialectique. Il nous dit que la loi de la transformation de la quantité en qualité a assuré l’existence éternelle des rapports de propriété nationalisés en URSS. Mais cette affirmation se trouve contredite par la formule même utilisée par Banda : « La révolution pouvait être déformée et menacée, mais elle ne pouvait pas être détruite. »
La loi du passage de la quantité à la qualité nous avertit de ce qu’une limite historiquement déterminée doit exister au-delà de laquelle la déformation permanente et les attaques continuelles de la bureaucratie contre la révolution se change nécessairement en destruction complète de l’Union soviétique en tant qu’État ouvrier. L’histoire prouve qu’à plusieurs reprises dans le passé, la politique de la bureaucratie stalinienne a poussé l’URSS au seuil de cette limite : d’abord en 1928 quand l’adaptation opportuniste des staliniens aux koulaks engendra la menace immédiate d’une contre-révolution intérieure ; puis en 1941, lorsque les trahisons répétées de la révolution mondiale ouvrirent les portes à l’invasion nazie qui ne manqua que de peu d’infliger une défaite militaire à l’URSS.
Banda ignore pourtant les conséquences tragiques de la victoire du fascisme en Allemagne et des défaites du prolétariat européen – qui furent toutes le produit de la politique de la bureaucratie stalinienne – en déclarant « Stalingrad fut la réponse écrasante de l’histoire au pronostic sceptique de Trotsky concernant le régime de Staline ». Quelle déformation perverse de la réalité ! Le prix que dut payer la classe ouvrière soviétique pour surmonter les conséquences catastrophiques de l’incompétence et de la trahison de Staline se chiffre à vingt millions de vies humaines. Seul un pitoyable lécheur de bottes attribuerait à la bureaucratie l’héroïsme de la classe ouvrière et la puissance de la propriété nationalisée ; seul un traître conscient de sa trahison, ou bien un imbécile, aurait le toupet de dire que la défaite des armées hitlériennes, après avoir conquis un demi-million de miles carrés de territoire soviétique et contrôlé 90 pour cent de Stalingrad, prouve que l’URSS ne peut pas à l’avenir être détruite par les actions militaires de l’impérialisme mondial.
Les trotskystes n’ont que faire des leçons de Banda sur la signification de la révolution sociale en général et sur la révolution d’octobre en particulier. Banda ne craint pas le ridicule lorsqu’il prétend que Trotsky n’a pas reconnu que la révolution socialiste en Russie était le produit de lois historiques, Trotsky lui-même étant le premier, plus de dix ans avant 1917, à prédire que les tâches de la révolution démocratique dans ce pays ne pouvaient être réalisées que par le prolétariat et que la révolution russe ne pouvait donc triompher qu’en tant que révolution socialiste.
Mais Banda essaie de transformer le concept de l’inévitabilité historique en une sorte de bon de garantie à perpétuité, en déclarant que les révolutions, puisqu’elles sont le produit objectif du processus historique, « ne peuvent pas être annulées par une action arbitraire quelconque de l’État ou la politique d’un gouvernement particulier ». Et c’est sur cela, nous dit-il, que repose son « optimisme révolutionnaire ».
Qu’on se représente un instant les conclusions pratiques qu’entraînerait le fait d’accepter la perspective historique de Banda, imbue d’un mélange petit-bourgeois caractéristique de fatalisme et de complaisance. Se fiant au « jugement » irrévocable de l’histoire, les travailleurs influencés par Banda n’auraient absolument aucune raison de s’occuper de politique, que ce soit celle des impérialistes ou celle des dirigeants du mouvement ouvrier international.
Dans un passage révélateur, Banda défend son fatalisme en comparant la révolution russe à la révolution française et en déclarant que, lorsque Trotsky affirme que « l’expropriation politique de la classe ouvrière par la bureaucratie stalinienne représentait le premier pas vers la restauration du capitalisme, [cette affirmation] est aussi vraie et objective que le préjugé qui faisait de la prise de pouvoir par Napoléon et de la dissolution de la commune jacobine le premier pas d’une restauration du féodalisme en France ! »
L’analogie de Banda n’a aucune valeur puisqu’il ignore la différence fondamentale entre les révolutions bourgeoises et socialistes. Les rapports de propriété du capitalisme sont produits spontanément, ceux du socialisme doivent être introduits et développés consciemment.
En ce qui concerne la révolution française, de même que toutes les autres révolutions bourgeoises classiques, le renversement politique de la vieille aristocratie féodale fut précédé par le développement spontané des rapports de propriété capitalistes. Ces derniers s’implantèrent spontanément en France grâce au développement des forces productives et du marché mondial ; ils avaient atteint un stade de développement considérable, même avant 1789. La bourgeoisie jouait le rôle prépondérant et déterminant dans la vie économique de la France avant la révolution. L’aristocratie française et les formes politiques qu’elle utilisait pour gouverner étaient devenues un obstacle à la continuité du développement capitaliste du pays.
Bien que les sections dominantes de la bourgeoisie aient joué un rôle généralement conservateur pendant la plus grande partie de la révolution, la dictature des Jacobins, les représentants de la petite-bourgeoisie radicale, ne pouvait faire plus que d’accomplir les tâches fondamentales de la révolution démocratique et de céder la place au règne de la bourgeoisie.
Une fois que la révolution française eut détruit les rapports de propriété féodaux dans les campagnes et donné la terre aux paysans, la base économique de l’ancien régime fut irrévocablement détruite. Aucun marxiste n’a prétendu que la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte représentait le premier pas d’un retour au féodalisme. Bien au contraire : les marxistes ont toujours défini Bonaparte comme un dictateur bourgeois qui consolida les conquêtes essentielles de la révolution française. La base sociale populaire de son règne était cette même paysannerie à laquelle la révolution avait donné la terre. L’usage même du terme politique « bonapartisme » rappelle le rôle spécifique que le premier Napoléon joua dans la stabilisation de l’ordre bourgeois.
La différence fondamentale dans le développement historique du prolétariat et de la bourgeoisie a été expliquée par plusieurs générations de marxistes. Le prolétariat demeure une classe exploitée jusqu’à ce qu’il renverse la bourgeoisie, établisse sa dictature politique et crée des formes entièrement nouvelles de rapports de propriété par l’acte historique conscient de la révolution socialiste. Ni l’industrie nationalisée ni la planification centralisée ne peuvent naître spontanément. L’une comme l’autre exigent une conscience politique du plus haut niveau parmi les travailleurs qui doivent participer directement à l’organisation et à la direction de la nouvelle société.
De plus, l’existence de l’industrie nationalisée et de la planification ne met pas un terme à la création constante et spontanée de rapports capitalistes et à la production de marchandises, surtout dans un pays arriéré avec une forte paysannerie. Le triomphe du socialisme n’est pas assuré tant que le prolétariat n’a pas établi, dans quelques-uns au moins des principaux pays impérialistes la supériorité incontestable de l’économie planifiée vis-à-vis du chaos capitaliste à l’échelle mondiale. Inversement, tant que la planification économique demeure restreinte à des pays historiquement arriérés, très en retard par rapport aux économies capitalistes quant au rendement du travail et à la technologie, il est impossible de nier le danger d’une restauration du capitalisme.
La différence qualitative entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste ressort très clairement lorsqu’on les examine par rapport au rôle joué par la direction. Les historiens marxistes reconnaissent le rôle exceptionnel joué par des révolutionnaires bourgeois tels que Cromwell ou Robespierre. Mais il serait absurde de déclarer que le cours fondamental de la révolution anglaise ou française eût été radicalement autre si Cromwell avait émigré, comme il en avait l’intention au départ, en Amérique du Nord ou si Robespierre était resté avocat de province à Arras.
Comme l’expliqua Plékhanov, la classe bourgeoise montante aurait trouvé d’autres candidats, moins brillants peut-être, pour représenter ses intérêts et porter un coup fatal à l’ordre féodal. Inversement, même si Robespierre avait été plus brillant et plus perspicace, il n’aurait pas pu, étant données les conditions existant en juillet 1794, empêcher la chute finale de sa fraction du parti jacobin et le triomphe des thermidoriens. Sa chute était pour ainsi dire prédéterminée par la contradiction entre sa base sociale petite-bourgeoise, à laquelle manquait une perspective indépendante de classe, et le caractère bourgeois de la révolution.
Il est hors de doute en revanche que si Lénine n’avait pu retourner en Russie en avril 1917 et n’avait réussi, malgré la forte opposition de Staline et d’autres, à changer le programme du parti, la perspective de la dictature démocratique cédant la place à celle de la révolution permanente, les bolcheviks n’auraient jamais conquis le pouvoir en octobre de la même année. Le capitalisme avait beau être condamné par l’histoire, son renversement en Russie dépendait, en dernier ressort, de la présence de Lénine qui constituait le maillon subjectif déterminant de cette chaîne objective d’événements.
Le rôle historique joué par le Parti bolchevique en général et par Lénine en particulier est une réfutation écrasante de la passivité fataliste de Banda. Le facteur conscient joue dans la préparation, la victoire et la consolidation de la révolution socialiste un rôle plus important que dans n’importe quel autre événement ou époque de l’histoire.
Et c’est précisément pour cela que Trotsky insiste dans l’introduction du Programme de transition sur le fait que la crise historique de l’humanité est, en fin de compte, la crise de la direction révolutionnaire de la classe ouvrière. Parce que le capitalisme est devenu réactionnaire dans un sens historique absolu et que toutes les conditions préalables objectives du socialisme sont données, l’humanité n’a que deux possibilités : ou bien la classe ouvrière, en développant la nécessaire direction, renversera l’impérialisme et construira le socialisme au niveau mondial ou bien l’humanité retombera dans la barbarie.
Contrairement aux sophismes antidialectiques de Banda, il n’y a pas pour l’histoire de voie royale à sens unique qui mènerait au paradis. À moins que la classe ouvrière n’accomplisse la mission qui lui fut confiée par l’histoire, l’humanité sera confrontée au danger d’une régression bien plus catastrophique que celle qui suivit l’effondrement de l’empire romain. Car un nouvel âge des ténèbres s’ouvrirait après un holocauste nucléaire qui ne laisserait pas sur cette planète de quoi reconstruire la civilisation – et moins encore de quoi atteindre de nouveaux sommets.
La perspective nationaliste de Banda accepte la position stalinienne qui nie que le destin de l’URSS dépende de la révolution mondiale : « Nous devons donc dire catégoriquement et avec force que l’histoire a tranché le caractère de l’URSS et que l’URSS est une société en transition vers le socialisme. »
Selon ce point de vue, l’Union Soviétique se développera du « socialisme avancé » au communisme, indépendamment du résultat de la lutte des classes aux États-Unis, en Europe et au Japon. Le fait que l’URSS soit très en retard par rapport aux pays capitalistes dans de nombreux domaines essentiels n’a aucune espèce d’importance.
C’est parce qu’il juge la bureaucratie d’un point de vue complètement nationaliste que Banda minimise les conséquences internationales de la politique de Staline, attribuant la victoire d’Hitler en Allemagne à de simples « stupidités » et définissant la trahison consciente de la bureaucratie du Kremlin en France et en Espagne comme des « erreurs ». Puis Banda s’indigne de la définition que Trotsky donne des staliniens lorsqu’il les appelle des agents de l’impérialisme mondial. « Pourquoi la bureaucratie deviendrait-elle l’organe de la bourgeoisie mondiale ? Où cela est-il prouvé ? », écrit-il.
La preuve est précisément constituée par ce que Banda appelle des « stupidités » et des « erreurs » et dont il cherche par là à se débarrasser : les trahisons historiques aux répercussions mondiales. Le fait que l’Internationale communiste ait refusé d’accepter la moindre critique de la politique qui avait mené à la plus grande catastrophe de l’histoire du mouvement ouvrier international, la victoire d’Hitler et encore moins une condamnation de celle-ci, signifiait que les partis staliniens ne pouvaient plus être réformés. L’évolution du Komintern après la défaite de la classe ouvrière allemande confirmait l’appréciation de Trotsky. Le programme du socialisme dans un seul pays avait été transformé en une subordination consciente des intérêts de la classe ouvrière internationale à la défense de la bureaucratie stalinienne et de ses privilèges. La politique de front populaire, la collaboration de classe pratiquée au grand jour par les partis communistes nationaux, était l’expression de la transformation de la bureaucratie stalinienne en défenseur de l’ordre capitaliste à l’échelle mondiale.
Qualifier la politique de Staline en Espagne de « stupidité » n’est certainement pas une stupidité de la part de Banda. Il sait très bien par quelles méthodes les agents de Staline étranglèrent la lutte du prolétariat espagnol contre Franco. Des milliers d’agents du GPU furent envoyés en Espagne pour éliminer les révolutionnaires qui s’opposaient à l’alliance de Staline avec les démocrates bourgeois réactionnaires et les socialistes de droite. Il sait que la défense de l’État bourgeois espagnol et de la propriété privée par Staline était motivée par la recherche d’une alliance avec l’impérialisme français et britannique. Il sait aussi qu’une des raisons de l’assassinat des Vieux bolcheviks de 1936 à 1939 était le désir qu’avait Staline de convaincre les impérialistes démocratiques de ce que la bureaucratie stalinienne avait irrévocablement rejeté la politique de la révolution socialiste internationale.
Le dernier demi-siècle a fourni plus qu’il ne fallait d’exemples illustrant le fait que la bureaucratie stalinienne fonctionne comme l’agent de l’impérialisme à l’échelle mondiale, défendant le statu quo international sous l’étiquette de la « coexistence pacifique » et de la « détente ». Pour faire l’exposé complet des preuves attestant du rôle joué par le Kremlin en tant qu’agent de l’impérialisme mondial, il faudrait une encyclopédie en plusieurs volumes de l’histoire de sa politique extérieure d’après-guerre, avec quelques tomes supplémentaires consacrés à la politique de chacun des divers Partis communistes nationaux.
Banda atteint le fond de sa misérable capitulation devant le stalinisme lorsqu’il fait cette extraordinaire déclaration de confiance dans l’intégrité politique de la bureaucratie soviétique :
« Si la restauration n’existait pas, il serait absolument indispensable à Trotsky de l’inventer ! L’histoire entière de l’URSS – pendant et après Staline – réfute cette spéculation infantile gauchiste et indique le contraire. Malgré les énormes difficultés, les revers, les contradictions, les crimes et les excès, la classe ouvrière soviétique et la nouvelle aristocratie postrévolutionnaire du mouvement ouvrier qui gouvernait le pays et gérait l’économie planifiée luttèrent corps et âme contre la restauration du capitalisme pour développer et étendre la propriété nationalisée. Quiconque a lu les rapports du vingt-septième congrès et les déclarations du comité central du PCUS sur les problèmes de l’industrie et de l’agriculture soviétiques rejettera en s’en moquant les visions cauchemardesques de Trotsky. Il n’y avait et il n’y a pas la moindre chance que l’aristocratie soviétique ouvrière ne se transforme en classe capitaliste ; il en va de même pour l’introduction de nouvelles lois rétablissant le droit à l’héritage. En fait, ce à quoi nous assistons est une libéralisation progressive du pouvoir de la bureaucratie et une décentralisation de la gestion économique s’ajustant aux changements énormes et sans précédent de l’industrie, de la science, de la technologie – et de la classe ouvrière – soviétiques. » (Italiques ajoutées par l’auteur.)
Banda ne spécifie jamais la nature des « crimes et excès » auxquels il fait allusion en passant. Ce qui est encore plus grave, c’est qu’il ne nous présente nulle part une analyse sociale précise des origines et de l’évolution de la « nouvelle aristocratie ouvrière postrévolutionnaire ». Il n’essaie même pas d’identifier la base matérielle de cette « aristocratie » ni la source et la nature de ses privilèges. Les « crimes et excès », n’ont-ils pas eu quelque chose à voir avec l’accumulation de ses biens mal acquis ? Banda passe également sous silence le rapport exact existant entre la classe ouvrière et son aristocratie ouvrière.
Comme d’habitude, l’utilisation arbitraire que fait Banda de la terminologie lui pose toutes sortes de problèmes. Il nous dit que cette « aristocratie ouvrière » a lutté corps et âme pour défendre… ses propres privilèges. Trotsky expliqua à maintes reprises que la bureaucratie soviétique « défend » l’économie planifiée de la même façon que l’aristocratie ouvrière dans les centres impérialistes défend les syndicats : dans la mesure seulement où ses privilèges matériels dépendent de leur existence.
Étant donné le fait que Banda croit que l’aristocratie soviétique est dévouée corps et âme au communisme, on ne sera pas surpris d’apprendre qu’il est parfaitement convaincu de ce que ces respectables bureaucrates n’envisageraient jamais chose aussi égoïste que de légaliser le droit à l’héritage de la propriété.
Pour répondre à Banda, nous citerons le récent discours prononcé en Union soviétique par un véritable expert de la morale bureaucratique stalinienne et de sa façon de voir – le secrétaire général du PCUS, Michael Gorbatchev ! Parlant à une réunion du comité central de son parti, différée à plusieurs reprises, il offrit la description suivante du fonctionnement des échelons supérieurs de la bureaucratie :
« De sérieux déséquilibres n’ont cessé de s’accumuler dans la planification. L’autorité du plan a été corrompue par une approche subjective, des déséquilibres, de l’instabilité… Nous ne pouvons pas ignorer l’indignation justifiée des masses laborieuses devant la conduite de ces hauts fonctionnaires auxquels on a fait confiance… qui eux-mêmes ont abusé de leur autorité, étouffé les critiques, recherché leur propre gain et dont certains sont même devenus les complices, si ce n’est les organisateurs d’activités criminelles…
« La couche de gens dont certains, encore jeunes, n’avaient comme but ultime dans la vie que le confort et le gain matériel à tout prix, se développait de plus en plus. Leur attitude cynique prenait une forme de plus en plus agressive, empoisonnait la mentalité de leur entourage et provoquait une vague de rage consommatrice. La propagation de l’alcoolisme et l’abus de drogues ainsi que l’augmentation du taux de criminalité devinrent des indices du déclin des mœurs.
« Le mépris des lois, la falsification des rapports et l’encouragement à la flagornerie et à l’adulation eurent une influence néfaste sur l’atmosphère morale de la société…
« On remplaça souvent l’intérêt porté aux gens, à leurs conditions de vie et de travail, à leur bien-être social par le flirt politique – la distribution massive de médailles, de titres et de prix. » (Italiques ajoutées par l’auteur.)
Ce discours de Gorbatchev est un portrait accablant de ce rebut de la société qui constitue les échelons supérieurs de la bureaucratie. La seule conclusion qu’il est possible de tirer de cette description – qui, on peut en être certain, n’effleure que la surface de ce qui existe réellement – est que la couche dirigeante consiste en grande partie d’éléments pénétrés des valeurs capitalistes et organiquement hostiles aux institutions politiques et économiques issues de la révolution d’octobre qui imposent des restrictions à leur capacité d’accumuler et de conserver la richesse privée. Croire que ces éléments gardent le moindre attachement subjectif à l’économie planifiée, c’est s’adonner aux illusions les plus naïves et les plus lamentables. S’il était possible de mesurer cela scientifiquement on trouverait que les couches supérieures de la bureaucratie soviétique ne sont pas moins attachées au luxe et à la richesse personnelle que les capitalistes dont les noms figurent sur la liste de « Fortune 500 ».
Il est significatif que Gorbatchev fasse spécifiquement allusion aux « jeunes gens », aux fils et filles de la bureaucratie qui considèrent de toute évidence les privilèges accordés à leurs parents comme un droit héréditaire. Le fait qu’on ne leur permette pas d’hériter des possessions de leurs parents dans leur totalité est une source fondamentale de leur haine de ce qui reste de la dictature du prolétariat.
Du haut de son perchoir au sommet de l’ordre bureaucratique Gorbatchev se penche et contemple un spectacle qui lui rappelle la corruption hédoniste des tableaux de Jérôme Bosch ; il s’aperçoit du dégoût et de la haine que provoque cette dépravation dans le prolétariat. « Nous ne pouvons pas ignorer l’indignation justifiée des masses laborieuses devant la conduite de ces hauts fonctionnaires », lance-t-il sous forme d’avertissement. Ce n’est que la crainte qu’éprouve la bureaucratie devant la classe ouvrière qui empêche que l’héritage soit restauré légalement et qu’une brèche soit ouverte dans les formes de propriété établies en 1917.
Cette crainte reste une force politique puissante, mais non pas déterminante. L’avidité subjective de la bureaucratie n’est pas la seule base sociale de la restauration. Nous avons fait allusion antérieurement au rapport existant entre l’arriération chronique du secteur agricole et le processus spontané de la différenciation dans la paysannerie, même au sein des entreprises collectives. Il y a d’autres formes à travers lesquelles le développement de tendances capitalistes se manifestent en URSS.
Des statistiques publiées récemment en URSS indiquent que dix-sept millions de personnes sont directement engagées dans une forme ou une autre d’entreprise privée par l’intermédiaire de l’énorme et semi-officiel marché noir. On a pu constater la puissance économique que représente ce marché noir quand la décision fut prise récemment par le régime de Gorbatchev de lui accorder un statut légal. En même temps, le Kremlin affirma qu’il ne permettrait pas l’embauche de travail salarié par les entrepreneurs nouvellement légalisés.
Mais le fait même que la question soit soulevée est une claire indication que l’achat de force de travail par des patrons privés n’est plus un phénomène social inconnu en URSS. Le niveau généralement bas des revenus garantit qu’il y ait des gens prêts à accepter des salaires en « dessous-de-table » de la part de tels employeurs. De plus, le droit accordé récemment aux directeurs d’usines de licencier des ouvriers au nom de l’efficacité et de la discipline du travail signifie qu’il y aura des travailleurs au chômage qui seront forcés de vendre leur force de travail par le biais du marché noir.
Ces décisions font partie de changements très importants dans le domaine de la politique économique et qui menacent d’accélérer fortement la croissance des tendances capitalistes à l’intérieur de l’URSS. Un nouveau projet de loi approuvé par le comité central en janvier 1987, fera, selon un rapport de l’Agence Tass des collectifs de travail « les maîtres incontestés de leurs entreprises et leur permettra de décider pratiquement de toutes les questions ayant trait à la production et au développement social d’une entreprise ou d’une usine ».
On prévoit de donner aux directeurs de ces collectifs indépendants le droit de développer des liens directs avec des entreprises des pays capitalistes, sans qu’ils aient à opérer sous les contraintes traditionnelles imposées par l’existence du monopole du commerce extérieur. Le comité central a aussi décidé de donner à des citoyens privés le droit de faire démarrer et de gérer une usine ou une entreprise.
Il est évident que cette forme de décentralisation, réalisée dans le contexte traditionnel de la « pénurie généralisée » et de l’inégalité, fournira à la bureaucratie des possibilités nouvelles et sans précédent de s’enrichir. L’accent mis sur la récompense de l’ « initiative locale » et sur la distinction entre entreprises productives et non-productives, tendra à consacrer l’accumulation de richesse privée et à lui donner des formes qui feront paraître bien primitive la corruption traditionnelle telle qu’elle prospérait sous Brejnev.
En rendant légitime des relations commerciales directes entre usines particulières d’URSS et entreprises capitalistes, on ouvre surtout grandes les portes à une pénétration capitaliste sans précédent de l’économie soviétique. Ce qui se produira sous le drapeau de la « décentralisation » sera une alliance de plus en plus ouverte entre le capital européen, nord-américain et japonais et une couche de plus en plus importante de directeurs-entrepreneurs dans l’agriculture et l’industrie.
Ces mesures démasquent le contenu profondément réactionnaire qui se trouve derrière les réformes d’apparat entreprises par le régime de Gorbatchev. Tout en cherchant à anticiper un mouvement indépendant de la classe ouvrière soviétique contre la bureaucratie, Gorbatchev sape systématiquement les conquêtes de la révolution d’octobre.
Banda préfère ignorer toutes ces tendances, sachant bien qu’elles démolissent chacune des prémisses sur lesquelles il base son rejet du trotskysme. Il concède même que « si le pronostic de Trotsky était vrai, il aurait eu absolument raison d’appeler à une révolution politique sous la direction d’un nouveau parti – la Quatrième Internationale – pour empêcher la restauration capitaliste ».
Une fois de plus, Banda ne peut rien réfuter. Il se contente d’affirmer : « Mais ceci n’est certainement pas la tendance en URSS, en Chine, en Yougoslavie ou en Indochine. Et c’est précisément pourquoi la révolution politique longuement attendue en URSS ne s’est pas produite et ne se produira jamais ».
Ces mots seront sans aucun doute inscrits sur la pierre tombale de Banda. Ils résument la démoralisation politique qui est à la base de son rejet de la politique révolutionnaire. Il est convaincu que le stalinisme est immortel, ou pour employer des mots quelques peu différents, il a complètement éliminé la classe ouvrière en tant que force révolutionnaire.
Il n’est pas nécessaire de répondre longuement aux attestations stupides données par Banda au nom des staliniens chinois et yougoslaves. Durant toute la décennie passée, la bureaucratie chinoise a exploité la réaction populaire contre les conséquences catastrophiques de la révolution culturelle pour rendre acceptables des concessions très étendues aux éléments capitalistes à l’intérieur et à l’impérialisme sur le plan international. (Notons seulement que cette politique de droite fut mise en œuvre par Mao lui-même en 1971.)
Le fait que la bureaucratie chinoise ait signé un accord promettant de garantir le maintien de la propriété capitaliste à Hong Kong prouve qu’elle ne considère aucunement que sa survie soit liée inconditionnellement à l’existence de la planification d’État. Elle est prête à superviser, pour l’impérialisme mondial, l’extraction de la plus-value aux dépens de la classe ouvrière.
Il est impossible d’ignorer les vastes conséquences d’un tel accord. Il représente clairement le début d’un rapport nouveau et plus direct encore entre la bureaucratie stalinienne et l’impérialisme mondial. Il suffit de considérer ce qui se produirait à Hong Kong sous administration stalinienne si avait lieu une grève dans une usine dont le propriétaire est un capitaliste. La bureaucratie interviendrait contre les travailleurs en défense directe des intérêts impérialistes. Prétendre ainsi que l’accord sino-britannique sur Hong Kong ne représente pas une tendance vers la restauration capitaliste est un mensonge évident.
Quant à la Yougoslavie, sa dépendance vis-à-vis des crédits du Fonds monétaire international et des banques impérialistes est bien connue. Depuis l’époque où Tito se rangea du côté de l’impérialisme pendant la guerre de Corée, la Yougoslavie a gardé un pied dans le camp capitaliste. Prétendre, comme le fait Banda, qu’il n’y a pas de tendance à l’accumulation privée de richesse en Yougoslavie signifie, dans le meilleur des cas, qu’il est extrêmement mal informé sur la vie dans les Balkans. On peut y trouver, au milieu de la pauvreté et de l’arriération générales, des individus à la fortune privée considérable.
La mention par Banda de l’Indochine comme une réfutation supplémentaire du trotskysme ne lui est pas d’un grand recours. Il est évident que le Vietnam est organiquement incapable de réaliser, dans le contexte d’une économie nationale isolée et arriérée, une reconstruction socialiste de la société. Les faits sont nombreux qui prouvent que même une intégration harmonieuse du Nord et du Sud du pays ne fut pas possible. Mais il y a une autre question que Banda ne se soucie jamais de poser, bien qu’elle soit au centre du développement socialiste de l’Indochine.
Douze ans après la défaite de l’impérialisme américain, rien n’indique la création d’une fédération socialiste de l’Indochine, sans même parler d’une fédération qui comprendrait la Chine. L’intervention indochinoise au Cambodge n’a produit aucune intégration économique de ces deux pays. Quant à la Chine, loin d’encourager le développement d’une nouvelle union socialiste après la défaite des États-Unis, elle tenta d’envahir le Vietnam et jusqu’à ce jour elle collabore contre lui avec l’impérialisme.
Banda ne fait pas mention de cet état de choses, car le faire exigerait une analyse objective des forces de classes qui sont à la base de cette politique réactionnaire et démolirait son affirmation selon laquelle les bureaucraties staliniennes sont en train de construire le socialisme.
Il nous dit en revanche que la révolution politique contre le stalinisme ne s’est jamais produite et ne se produira jamais et que « ce fait historique irrévocable… explique pourquoi la Quatrième Internationale fut proclamée mais jamais construite. Il n’y avait simplement rien sur laquelle on puisse la construire ».
L’inaptitude de Banda à prévoir l’avenir n’a d’équivalent que son aptitude à mentir sur le passé. Trotsky avait, dans sa conception d’une révolution prolétarienne dirigée contre le monopole du pouvoir politique de la bureaucratie tout en préservant les formes sociales de la propriété établies par le renversement de la bourgeoisie, correctement prévu le cours ultérieur des événements. Depuis 1953, où la classe ouvrière d’Allemagne de l’Est se souleva contre le régime stalinien, la révolution politique a cessé d’être seulement un pronostic historique. Tout comme la Commune de Paris en 1871 confirmait les prédictions théoriques de Marx, la révolution hongroise de 1956 confirmait celles de Trotsky. Et depuis, il y a eu les expériences de la Tchécoslovaquie en 1968, de la Pologne en 1971 et finalement du mouvement polonais Solidarité en 1980-1981.
Trotsky n’eut pas tort ; c’est plutôt Banda qui a renié la révolution politique et qui est devenu un défenseur de la bureaucratie du Kremlin. Il y a près de trente ans, Banda dénonçait passionnément le massacre de la classe ouvrière hongroise perpétré par la bureaucratie à Budapest et l’exécution de Pal Maleter et Imre Nagy. A présent il répète les calomnies du Kremlin et insinue qu’une opposition au régime de Kadar représentait une tentative « de vendre la démocratie bourgeoise au peuple hongrois ». Et ce n’est pas tout. Il met aussi sur le même plan la défense de Solidarité et l’opposition à la dictature de Jaruzelski et le soutien « à une démocratie pluraliste d’inspiration occidentale soutenue par le Vatican et recevant les prêts européens et américains ».
En fait, le régime du général Jaruzelski fut imposé avec précisément l’objectif de restaurer la confiance impérialiste dans la crédibilité financière de la Pologne et pour garantir le remboursement de l’énorme dette extérieure vis-à-vis des banques occidentales accumulée durant les années 1970 par les staliniens. Le plus récent des plans quinquennaux du régime polonais a été révisé en tenant compte des exigences du Fonds monétaire international.
Quand en 1986 ses Vingt-sept raisons d’enterrer le Comité International parurent dans Workers Press et que le Workers Revolutionary Party s’en servit comme plate-forme politique pour sa rupture d’avec le Comité International de la Quatrième Internationale, Banda se prétendait encore trotskyste. En dehors de la minorité soutenant le Comité International, pas un seul membre du WRP ne s’opposa à cette affirmation.
Vers la fin de son document, il déclarait :
« Cette déclaration est un réexamen critique du CI tout entier, y compris moi-même, qu’il est urgent et impossible de remettre à plus tard étant donné les déformations, les représentations fausses et les demi-vérités avancées par la clique du CI qui tente avec acharnement de ressusciter un cadavre en décomposition.
« Pour ma part, je reconnais que le WRP est dans la même position aujourd’hui que les bolcheviks en 1915-1917 et que pour construire la Quatrième Internationale il est nécessaire – c’est une condition préalable indispensable – d’enterrer le CI. Le laisser pourrir un jour de plus reviendrait à la pire des trahisons de Trotsky et du trotskysme. »
L’homme qui appela à la destruction du Comité International – un appel que le Workers Revolutionary Party chercha à mettre en pratique immédiatement – s’est à présent proclamé ouvertement un agent de la bureaucratie soviétique.
Ce développement, qui ne peut surprendre ceux qui ont suivi notre longue analyse des Vingt-sept raisons, a au moins un aspect positif : il rend inutile la rédaction d’une section particulière résumant les conclusions de ce long examen. Il n’est pas besoin de résumer Banda alors qu’il l’a fait si clairement lui-même dans son dernier document, Qu’est-ce que le trotskysme ? qui n’est rien de plus qu’une déclaration explicite des positions contre-révolutionnaires contenues implicitement dans ses Vingt-sept raisons.
Pour en finir avec Banda, il suffit de dire que c’est un homme qui, ayant été un révolutionnaire, a lamentablement capitulé devant la pression des forces de classes les plus réactionnaires. Battu et démoralisé, il tente de justifier ses faiblesses personnelles et de donner une légitimité à son effondrement moral en attaquant tous les principes incarnés par la Quatrième Internationale. Banda s’imagine, que tout en pataugeant jusqu’au cou dans la boue, il peut paraître grand s’il couvre de calomnies le grand homme que fut Léon Trotsky. Il a oublié, semble-t-il que la stature historique de Trotsky ne se trouva pas réduite d’un centimètre par les calomnies et les falsifications de la bureaucratie contre-révolutionnaire la plus puissante que l’histoire ait connue. Son abjecte tentative n’a pas eu plus de succès. Banda voulut enterrer le Comité International, c’est le Comité International qui a enterré Banda.