Après avoir fait toute une histoire à propos de la prétendue incapacité de Trotsky à comprendre la signification de la pensée conceptuelle et de sa prétendue capitulation devant la spontanéité de la classe ouvrière, Banda entonne cette sombre mélopée : « Ce n’est pas là une question sans importance qu’on peut traiter à la légère et voir comme une erreur passagère parmi les réalisations théoriques, par ailleurs brillantes, de Trotsky. On pourrait même prétendre que le destin de la révolution socialiste mondiale dépend d’une attitude philosophique irréconciliable vis-à-vis de toute ‘dialectique naturelle’, de toute ‘philosophie prolétarienne’ et de toute ‘façon prolétarienne’ de poser les problèmes. »
Il faut se retenir pour ne pas éclater de rire en lisant cela. Banda lance son appel vibrant pour une attitude philosophique irréconciliable au beau milieu d’une longue et amère dénonciation de Trotsky parce qu’il a refusé d’abandonner la lutte pour le marxisme en URSS et de capituler devant la bureaucratie stalinienne. Banda accuse Trotsky de s’être montré indulgent vis-à-vis de la spontanéité de la classe ouvrière, mais sa propre ligne politique actuelle est basée sur une totale prostration devant la « spontanéité » de la bureaucratie.
La pierre d’angle de la condamnation de Trotsky par Banda est l’accusation d’avoir refusé de dissoudre l’Opposition de gauche en 1928-1929 lorsque Staline, qui jusque-là avait mené une politique d’adaptation vis-à-vis de la paysannerie riche (les koulaks) en alliance avec l’aile droite dirigée par Boukharine, opéra un brusque virage à gauche et réalisa un programme d’industrialisation forcenée basé sur la collectivisation à grande échelle de l’agriculture.
Affirmant que cette nouvelle politique privait l’Opposition de gauche de toute légitime raison d’être, Banda déclare qu’elle représentait la victoire définitive de la révolution socialiste sous la direction de son vrai chef, Joseph Staline !
« Suite à un examen soigneux et précis de l’histoire de l’économie soviétique et de l’État soviétique dans les années 1930, je ne doute plus, quant à moi, que Trotsky eut vis-à-vis des changements décisifs et de grande portée mis en œuvre par Staline dans l’industrie et l’agriculture, une attitude ambiguë, sceptique et abstentionniste. Rétrospectivement, il apparaît que Trotsky, qui le premier prit fait et cause pour l’économie planifiée, l’industrialisation et la collectivisation de la paysannerie, était si convaincu de ce que Staline incarnait l’aile droite qu’il ne put jamais se résigner à la volte-face de Staline ou, pis encore, à l’usurpation de sa politique par le groupe du centre et à sa campagne brutale contre Boukharine et l’aile droite. »
Cherchant à faire un procès à Trotsky, Banda porte Staline aux nues et s’émerveille de son empirique virage à gauche.
« Il n’y avait pas de retour possible et l’intensité et l’ampleur des mesures de Staline ne laissaient aucun doute quant à sa détermination à aller jusqu’au bout. Mais où était le dirigeant prophétique de l’Opposition de gauche ? Il trébuchait et tâtonnait dans un incroyable labyrinthe d’obscurité et de confusion.
« Même lorsque la dictature déformée de la classe ouvrière eut laminé la paysannerie avec une violence et une brutalité sans précédent, qu’elle eut écrasé et expulsé l’aile droite, Trotsky se refusait encore obstinément à accepter la réalité. »
En quoi consistait la réalité que Trotsky refusait d’accepter ? En 1928, la direction stalinienne se trouva soudain confrontée aux conséquences catastrophiques de la politique réactionnaire menée durant les cinq années précédentes. Étant donné que les koulaks commencèrent à refuser de livrer le blé aux villes, l’existence future de l’État ouvrier était directement menacée. Sous l’impitoyable et immédiate pression des événements, la fraction de Staline qui s’appuyait sur la bureaucratie du parti et de l’État, rompit ses liens avec Boukharine et fit une embardée à gauche.
Les staliniens, pris totalement par surprise et dépourvus de programme à eux pour maîtriser la situation, firent main basse sur une bonne partie du programme de l’Opposition de gauche, à l’exclusion bien sûr de tout ce qui avait trait au rétablissement de la démocratie du parti. Les méthodes brutales et administratives employées par les staliniens pour réaliser ce programme étaient en complète contradiction avec les conceptions théoriques qui avaient guidé l’Opposition de gauche lorsqu’elle l’avait élaboré.
Banda préfère ne pas parler de la période de 1923 à 1928. Pour l’instant du moins, jusqu’à son prochain document, il ne fait aucune critique de la politique de l’Opposition de gauche avant 1928. Mais attaquer Trotsky pour avoir refusé de capituler devant le virage effectué de façon empirique par la bureaucratie en 1928 tout en ignorant les questions fondamentales de la stratégie et du programme révolutionnaires internationaux soulevées par l’Opposition de gauche durant les cinq années précédentes, cela veut dire rompre définitivement avec le marxisme.
Pour Trotsky et l’Opposition de gauche, la question principale n’était pas en 1928 de savoir s’ils étaient pour ou contre le tournant à gauche de Staline. L’orientation de l’Opposition de gauche était avant tout déterminée par des considérations internationales, c’est-à-dire par la perspective de la révolution socialiste mondiale. Bien qu’expulsés du Parti communiste et exilés aux confins de l’Union Soviétique, les membres de l’Opposition de gauche apportèrent un soutien critique aux mesures anti-koulaks que les staliniens avaient du prendre pour des raisons d’absolue nécessité. Mais Trotsky refusa de répudier la plate-forme de l’Opposition de gauche ou d’accepter de l’adapter progressivement à la politique du « centre », car cela aurait signifié la capitulation devant le programme nationaliste du « socialisme dans un seul pays » qui continuait d’être l’axe politique fondamental du stalinisme.
Pour Trotsky et l’Opposition de gauche, seule une politique internationale correcte – une politique basée sur le renforcement de l’Internationale communiste et l’extension de la révolution socialiste mondiale surtout en Europe de l’Ouest – pouvait assurer la survie de l’URSS et la création d’une société socialiste. Les mesures nécessaires au développement de l’industrie soviétique et au renforcement des fondations intérieures de la dictature prolétarienne en URSS ne pouvaient se substituer à l’élaboration et à la réalisation d’une stratégie révolutionnaire internationale.
Banda admet que Trotsky fut le premier à lancer l’appel à la planification économique et à l’accroissement du taux d’industrialisation. Toutes les analyses faites par Trotsky entre 1925 et 1927 rencontrèrent une opposition farouche de la part des staliniens qui maintinrent l’alliance avec les Koulaks et rejetèrent les propositions d’industrialisation accélérée comme étant de l’ »aventurisme ». Trotsky rejetait les arguments soutenant que la construction du socialisme était possible en URSS sans une extension de la révolution prolétarienne comme un non-sens utopique. C’était précisément la position sur laquelle Lénine n’avait cessé d’insister.
Banda oublie à dessein que la crise frappant l’URSS en 1928 était, dans une large mesure, le résultat direct de la politique désastreuse des staliniens au sein de l’Internationale communiste. Il ne fait pas la moindre allusion aux conséquences qu’eut la théorie du « socialisme dans un seul pays » de Staline et Boukharine sur l’issue de la révolution socialiste en Europe et en Asie. La désintégration politique de Banda se manifeste le plus clairement dans le fait que, pour lui, la dimension internationale de la lutte pour le socialisme a cessé d’exister. Il a cessé d’accepter – en fait il rejette ouvertement – l’existence de tout rapport entre la construction du socialisme en URSS et l’extension de la révolution prolétarienne.
Banda ne dit par conséquent absolument rien de la défaite de la classe ouvrière allemande en 1923 et de la dégénérescence centriste et droitière du Komintern dans les quatre années qui suivirent, qui furent la cause de défaites en Angleterre et en Chine. Ces revers historiques furent directement responsables de la détérioration de la position mondiale de l’URSS, de l’accélération de son isolement et par conséquent de la crise désespérée de 1928.
Il nie ce fait évident en faisant du processus historique quelque chose de mystique : « La révolution n’ayant pas pu dépasser les barrières nationales et se trouvant enfermée de toutes parts retourna avec une force redoublée en URSS où, portée par une classe ouvrière épuisée et un parti décimé, elle détruisit complètement l’équilibre précaire des forces établi dans la période de l’après-Lénine ».
Il ne dit pas pourquoi la révolution ne put « dépasser les barrières nationales » ni pourquoi elle demeura « enfermée de toutes parts ». Au lieu de cela, il transforme, en paroles, les conséquences des défaites internationales du prolétariat dont il ne parle pas et qui furent causées par le gâchis et les trahisons des staliniens, en un facteur historique positif qui est sensé avoir permis à la révolution de retourner en URSS « avec une force redoublée » ! Ainsi, à en croire Banda, les défaites de la classe ouvrière internationale renforcèrent en fait la Révolution russe et contribuèrent puissamment à la construction du socialisme à l’intérieur de l’URSS !
Banda passe beaucoup de temps à se réjouir de la crise que causa le tournant à gauche de Staline dans les rangs de l’Opposition de gauche. Il cite abondamment et de façon non critique les écrits d’Isaac Deutscher (« Le seul exposé honnête et objectif … je suis forcé de m’y appuyer ») et de Max Shachtman (« un des rares écrivains avec feu Isaac Deutscher…à faire une analyse détaillée des positions désespérément contradictoires de Trotsky »). Les deux hommes, pour des raisons différentes, attaquèrent l’analyse faite par Trotsky de la signification du changement de ligne de Staline.
Dans un essai intitulé La lutte pour le cours nouveau, Shachtman tentait de prouver que Trotsky avait tort de définir l’Union soviétique comme État ouvrier, même s’il le qualifiait d’État ouvrier dégénéré. Shachtman était en passe de devenir un anticommuniste de la guerre froide et un défenseur de l’impérialisme américain. Dans le second tome de sa biographie de Trotsky, Le prophète désarmé, Deutscher, qui fut toute sa vie un adversaire de la Quatrième Internationale, présentait son opinion bien connue que le stalinisme était une force révolutionnaire, une position qu’il avait pour la première fois mise en avant en 1948 dans sa biographie de Staline et qui contribua manifestement à influencer Pablo.
Sans même chercher à réconcilier les points de vues opposés à partir desquels Shachtman et Deutscher argumentaient (bien que, dans la mesure où tous deux attribuent à la bureaucratie un rôle progressiste, il existe un rapport entre les deux façons de voir), Banda se sert de leur attaque contre Trotsky. Il n’hésite pas, bien sûr, à y ajouter ses propres falsifications quand le besoin s’en fait sentir.
Comparant Trotsky à un « aveugle ignare », Banda prétend qu’il refusa de reconnaître l’importance du tournant à gauche de Staline.
« La position ambiguë de Trotsky produisit naturellement une crise majeure dans l’Opposition de gauche et conduisit à sa désintégration et à sa désorientation. À l’opposé de la version traditionnelle répandue par les défenseurs et les apologistes de Trotsky, l’Opposition de gauche ne fut pas détruite par les persécutions de Staline. Elle fut détruite de l’intérieur par son incapacité à formuler une politique correcte et de faire une analyse objective scientifique du régime stalinien… Pour Trotsky, les carottes étaient bel et bien cuites. »
Nous allons en venir bientôt à ce que Banda essaie de faire passer pour une « analyse scientifique ». Mais penchons-nous tout d’abord sur la crise de l’Opposition de gauche. Notons en passant que Banda, qui annonçait dans ses Vingt-sept raisons que le Comité International avait été détruit, découvre à présent que l’Opposition de gauche avait subi le même sort bien avant. Il juge toujours du sort d’une organisation révolutionnaire par les jugements et les actions de ceux qui la trahissent. Tout comme il avait conclu que le sort du Comité International était définitivement scellé de par sa propre défection, il prétend que l’Opposition de gauche fut détruite par ceux qui capitulèrent devant Staline, c’est-à-dire Zinoviev, Kamenev, Radek, Piatakov, Préobazhensky etc.
Banda glorifie la désertion de ces renégats et affirme : « Ils se servaient correctement de l’argument que le tournant à gauche n’était pas juste un épisode et que, sans abandonner la lutte pour la démocratie dans le parti ou renoncer à leur insistance passée sur la nécessité de l’industrialisation et de la collectivisation, ils devaient reconnaître leur erreur et le besoin de soutenir Staline d’une manière concrète et pratique ».
Quelle épouvantable falsification de l’histoire ! En fait, chacun de ceux qui capitulèrent alla lui-même se traîner dans la boue et renonça à tout ce pour quoi il avait lutté antérieurement. La vraie nature de leur capitulation est révélée involontairement par ce que dit Banda. Si les capitulards ne renoncèrent pas à leur programme passé, s’ils reconnaissaient simplement que Staline réalisait la politique de l’Opposition de gauche, quelles « erreurs » leur restait-il donc à reconnaître ? En fait, soutenir Staline d’une « façon concrète et pratique » signifiait dénoncer Trotsky, renoncer à l’ensemble de la lutte menée depuis 1923 par l’Opposition de gauche contre la direction de Staline, répudier la plate-forme de l’Opposition de gauche et attaquer la théorie de la révolution permanente. Cela signifiait l’abandon total de toute lutte pour rétablir la démocratie du parti.
Banda passe sous silence le fait que tous ceux qui désertèrent l’Opposition de gauche, renoncèrent à leurs principes et capitulèrent devant Staline furent politiquement détruits, d’abord moralement et ensuite physiquement. Le mouvement fondé par Trotsky leur a tous survécu. Quand l’Opposition de gauche se transforma en Quatrième Internationale, le GPU avait déjà tiré une balle dans la tête de pratiquement tous ceux qui avaient capitulé.
Parmi ceux que Banda mentionne comme ayant capitulé devant le tournant à gauche de Staline, il y a Christian Rakovsky. On peut constater une fois de plus le degré de compréhension lamentablement bas que Banda a des faits. Après la déportation de Trotsky, Rakovsky devint le dirigeant reconnu de l’Opposition de gauche en Union Soviétique. Il résista aux staliniens pendant quatre ans. Rakovsky ne se rendit pas avant 1933, physiquement épuisé à la suite de blessures subies lors d’une tentative manquée de s’enfuir d’URSS et démoralisé politiquement de par son isolement et la victoire d’Hitler en Allemagne. Comme le dit Trotsky, Staline eut Rakovsky avec l’aide d’Hitler ! Mais en 1928-1929, Rakovsky s’opposait avec véhémence à toute capitulation devant Staline.
Dans une déclaration d’août 1928 intitulée À propos de la capitulation et des capitulards, Rakovsky écrivait des lignes mordantes sur les renégats comme Radek et Préobazhensky qui tentaient de justifier leur trahison des principes en prétendant que Staline réalisait la « partie économique » du programme de l’Opposition de gauche.
« C’est ainsi que la question de l’interprétation de la plate-forme a conduit à la création de deux camps : le camp révolutionnaire léniniste, qui lutte pour la réalisation de sa plate-forme dans sa totalité (comme le parti luttait auparavant pour l’ensemble de son programme), et le camp opportuniste-capitulard qui, ayant fait savoir qu’il était prêt à se contenter de l’’industrialisation’ et de l’établissement de fermes collectives, n’a pas tenu compte du fait que, sans la réalisation de la partie politique de la plate-forme, l’ensemble de la construction socialiste s’effondrerait. » [430]
Rakovsky examinait ensuite les conceptions des capitulards et soulignait l’importance des positions de principe prises par l’opposition de gauche.
« L’opposition, ayant quitté le parti, n’est pas exempte dans certains domaines des défauts et des habitudes développées par le parti pendant des années. Avant tout, elle n’est pas exempte d’une certaine dose de philistinisme. Il reste en particulier l’atavisme bureaucratique tenace parmi ceux qui étaient les plus proches de la direction dans le parti lui-même ou dans l’appareil soviétique. Elle a été infectée partiellement par le fétichisme de la carte du parti, qui s’oppose à la loyauté envers le parti. Elle n’est pas exempte enfin de la psychologie malsaine des falsificateurs du léninisme que ce même appareil a développé. Par conséquent aucun des capitulards qui désertent l’opposition ne manquera de donner à Trotsky un coup de pied (clouté par les soins de Yaroslavsky et Radek). Dans d’autres circonstances, l’héritage de l’appareil aurait été aisément éliminé. Dans les circonstances présentes où la pression est intense, il se manifeste sur le corps de l’opposition sous la forme de l’éruption cutanée de la capitulation. Il était inévitable que se produise un tri des gens qui n’avaient pas réfléchi à la plate-forme à fond et n’en avait pas tiré toutes les conclusions, de ces gens qui rêvaient de paix et de confort mais s’excusaient naïvement en prétextant de vouloir participer aux ‘luttes du moment’. Ce tri rendra d’ailleurs plus sains les rangs de l’opposition. Y resteront ceux qui ne voient pas la plate-forme comme un menu de restaurant où chacun choisit le plat qui correspond à son goût. La plate-forme était et continue d’être le drapeau de la lutte du léninisme et ce n’est que sa complète réalisation qui conduira le parti et ce pays prolétarien hors de l’impasse dans laquelle l’a mené la direction centriste.
« Quiconque comprend que la lutte de l’opposition est la ‘lutte du moment’ de l’issue de laquelle dépendra la construction socialiste, le sort du pouvoir soviétique et la révolution mondiale, n’abandonnera pas son poste.
« Les thèses des capitulards répètent une seule idée à la façon d’un leitmotiv : la nécessité de retourner au parti. Une personne qui ignore l’histoire de notre expulsion du parti pourrait croire que nous l’avons quitté et sommes partis en exil de notre plein gré. Poser la question ainsi c’est transférer la responsabilité de notre exil et de notre existence hors du parti de la direction centriste droitière à l’opposition.
« Nous étions dans le parti et voulions y rester, même lorsque la direction centriste droitière niait la nécessité d’établir un plan quinquennal quelconque et pressait tranquillement à l’’intégration du koulak dans le socialisme’. Nous désirons être dans le parti d’autant plus que maintenant un tournant à gauche y a eu lieu (même s’il n’est que partiel) et qu’il a devant lui des tâches gigantesques à accomplir. Mais nous sommes placés devant une question d’un tout autre ordre : sommes-nous prêts à nous détourner de la ligne léniniste afin de capituler devant l’opportunisme centriste ? Le pire ennemi de la dictature du prolétariat est une attitude dénuée de principe à l’égard des convictions. Si la direction du parti – semblable à l’Église catholique qui exige d’athées à l’agonie un retour au catholicisme – extrait la confession de soi-disant erreurs et le renoncement aux convictions léninistes de la part des opportunistes, et par là perd tout droit à être respectée, les oppositionnels qui changent de conviction du jour au lendemain ne méritent que le mépris le plus complet. Cette pratique nourrit une attitude bavarde, superficielle, et sceptique envers le léninisme ; qui plus est Radek est devenu le représentant typique d’une telle attitude, semant avec générosité ses aphorismes philistins sur le sujet de la ‘modération’. Les caractères de Chtchedrine sont éternels. Chaque époque de déclin social et politique les reproduit, ne changeant que leur costume historique. » (Italiques de Rakovsky) [431]
Dans un autre article, Rakovsky analysait la signification du régime du parti pour la construction du socialisme en URSS, répondant à ceux qui expliquaient que les mesures prises par Staline pour développer une économie planifiée réduisaient l’importance de la revendication de l’Opposition d’un retour à la démocratie interne du parti.
« En 1923, l’opposition avait prévu qu’il résulterait de la déformation du régime du parti d’énormes dégâts pour la dictature. Les événements ont entièrement confirmé son pronostic : l’ennemi est rentré par la fenêtre bureaucratique.
« Maintenant plus que jamais, il faut dire haut et clair que le régime démocratique du parti est la pierre d’angle d’un véritable cours de gauche.
« Il y a une opinion qui s’est répandue même parmi des révolutionnaires solides que la ‘ligne correcte’ dans la sphère économique doit ‘d’elle-même’ conduire à un régime de parti correct. Cette vue, qui a la prétention d’être dialectique, s’avère être unilatérale et antidialectique, puisqu’elle ignore le changement de position constant de la cause et de l’effet dans le processus historique. Une ligne incorrecte aggravera un régime incorrect et le régime incorrect déformera la ligne encore plus. » [432]
Si l’on veut trouver des circonstances atténuantes aux oppositionnels de gauche qui capitulèrent, on pourrait avancer qu’ils ne savaient pas ce qui les attendait : le long cauchemar des purges, des procès et des exécutions organisés par Staline dans le milieu des années 1930. Mais Banda connaît parfaitement lui, les crimes monstrueux commis par la bureaucratie et le sort tragique réservé à tous ceux qui capitulèrent. Il connaît le tribut sanglant, payé en millions de vies humaines, réclamé par la bureaucratie lorsqu’elle acheva la destruction du Parti bolchevique et usurpa le pouvoir politique du prolétariat.
Et pourtant, condamnant le refus de Trotsky de capituler devant Staline, Banda écrit : « Plutôt que d’accepter honnêtement la réalité avec une certaine dose d’humilité, Trotsky s’adapta de plus en plus à l’extrême gauche qui était obsédée par les formes de démocratie prolétarienne (soviet et parti) et par la superstructure de l’État ouvrier et ignorait ou rejetait les changements profonds qui se produisaient à sa base. »
Le sens de l’attitude méprisante de Banda vis-à-vis de la nature du régime du parti est qu’il ne croit pas que la conscience marxiste ait une importance quelconque pour la construction d’une société socialiste. Il ne cherche pas le moins du monde à définir les théories politiques qui, en l’absence même d’un semblant de démocratie dans le parti, guidaient les activités de la bureaucratie stalinienne.
Car malgré tous ses discours sur « l’indifférence de Trotsky vis-à-vis de la logique dialectique », Banda adule le pragmatisme aveugle de Staline et « l’épistémologie » des assassins du GPU !
Banda porte aux nues « la brutalité et la violence sans précédent » de la « dictature déformée » et explique que Staline a « laminé la paysannerie et détruit l’aile droite » – comme si les problèmes économiques de l’URSS, qui avaient leurs racines dans l’état arriéré hérité du passé, pouvaient être surmontés par la « liquidation » administrative « des koulaks en tant que classe ». Comme l’expliquait Trotsky et comme l’a confirmé toute l’expérience ultérieure de l’URSS, de l’Europe de l’Est et de la Chine, la différenciation dans la paysannerie en tant que classe est un processus organique qui ne peut être arrêté que par une profonde révolution des techniques de production agricole.
La collectivisation ne résout pas en elle-même le problème. Dans des conditions où les collectifs doivent se concurrencer les uns les autres pour un approvisionnement adéquat en machines agricoles techniquement avancées, ce qui est encore le cas aujourd’hui, les collectifs sont eux-mêmes soumis au processus de différenciation.
Ce n’est que quand l’Union Soviétique sera capable d’avoir accès sans restriction aux ressources de l’économie mondiale, ce qui dépend du renversement révolutionnaire de l’impérialisme mondial, que l’arriération traditionnelle de son agriculture pourra être surmontée. Tant que cela ne sera pas le cas, l’inévitable différenciation sociale, qu’on ne peut pas empêcher par des méthodes de répression policière, reproduira perpétuellement, même sous une forme embryonnaire, la base économique d’une régénération des éléments capitalistes à la campagne, même sous le couvert des fermes collectives.
Ce genre de questions complexes n’intéresse pas Banda. Au lieu de cela, il affirme que la politique de Staline est le résultat d’une inexorable nécessité historique. Ceci correspond à ses conceptions de classe en général. Sous une forme ou une autre, les théoriciens petits-bourgeois attribuent à la bureaucratie soviétique un rôle politique indépendant. Dans certains cas (Shachtman, Burnham, des universitaires anticommunistes), ils voient dans la bureaucratie le créateur d’une nouvelle forme de société totalitaire d’exploitation. Dans d’autres (Pablo, Deutscher), ils attribuent à la bureaucratie un rôle progressiste et vital pour la réalisation du socialisme. Mais qu’ils soient de « droite » ou de « gauche », ils rejettent tous le rôle décisif et indépendant du prolétariat dans le renversement du capitalisme et la construction d’une société socialiste.
Banda pousse la position de Deutscher jusqu’à son ultime conclusion. Alors que Deutscher reconnaissait au moins dans la forme que le stalinisme était le produit de conditions spécifiques liées à une combinaison d’arriération économique extrême héritée de la Russie tsariste par les bolcheviks et de défaites internationales du prolétariat, Banda reconnaît la nécessité historique du stalinisme sans restrictions de ce genre. Il rejette explicitement l’analyse par Trotsky des conditions matérielles particulières et des contradictions qui étaient à la base de la montée de la bureaucratie. Il écrit ainsi d’une plume malveillante :
« Trotsky n’a même jamais compris la signification historique de l’ascension au pouvoir de Staline. Trotsky voyait en Staline le défenseur bureaucratique de l’appareil du parti et l’usurpateur de la démocratie prolétarienne en Union Soviétique, mais ce que l’appareil représentait dans le développement historique du premier État ouvrier – et cela malgré la répression bureaucratique de Staline – cela a toujours semblé échapper à Trotsky et ulcérait ses partisans éclairés. Trotsky voyait dans la bureaucratie stalinienne un phénomène dû au hasard et issu d’un rapport de force national et international particulier. Il semblait incompréhensible que la fraction de Staline puisse représenter la classe ouvrière. » (Italiques de l’auteur)
La véritable base sociale de la fraction de Staline, affirme Banda, était « la classe ouvrière issue d’une paysannerie arriérée ». Dans ces conditions, la bureaucratie jouait un rôle progressiste en tant que moyen de substitution pour un prolétariat manquant de maturité :
« L’incapacité de Trotsky à comprendre la nature contradictoire du régime de Staline – qui centralisa l’administration de façon brutale et subordonna la légalité et la démocratie soviétiques aux besoins de l’accumulation socialiste primitive et à la tâche – mais oui – progressiste de développer l’industrie nationalisée et l’agriculture collectivisée, élevant le niveau de santé et d’éducation et menant une révolution dans la science et la technologie – cette incapacité conduisit à un scepticisme complet quant à l’évolution future de l’Union Soviétique et à une tentative délibérée d’exagérer le pouvoir des forces de restauration à l’intérieur de l’Union Soviétique. »
On ne peut tirer qu’une seule conclusion d’un tel jugement : la destruction de la démocratie soviétique par la bureaucratie et l’élimination des adversaires de Staline étaient des mesures historiquement nécessaires adoptées dans le but de faire avancer la construction du socialisme en URSS. Et c’est bien la position prise par Banda. Trotsky, affirme-t-il, était objectivement un ennemi de l’URSS. « La chose la plus indulgente qu’on puisse dire des conclusions de Trotsky », écrit Banda « est qu’elles conduisaient sans coup férir à des conséquences contre-révolutionnaires ». Son opposition à Staline conduisait « comme il fallait s’y attendre à des conceptions politiques qui étaient tout à fait suspectes pour ne pas dire ouvertement réactionnaires ».
En d’autres mots, les procès de Moscou n’étaient pas seulement politiquement légitimes. Il y a des raisons de croire, si on accepte le jugement de Banda, que Trotsky aurait pu être coupable des crimes – complots terroristes contre la direction soviétique, sabotage, espionnage au profit de l’impérialisme etc. – dont l’accusait le procureur de Staline, Vychinsky ! Et il se pourrait bien que tous les autres anciens membres de l’Opposition de gauche, comme ceux de la droite (Boukharine, Rykov, Tomsky) aient fait partie du « centre parallèle terroriste » secret prétendument organisé par Trotsky ! Banda fait de ces assassinats des actes légitimes, mais il est bien trop sensible pour mentionner l’exécution massive des vieux bolchéviks entre 1936 et 1938. Au lieu de cela, il décrit le destin des collaborateurs de Lénine et la consolidation du pouvoir totalitaire de la bureaucratie de cette façon : « En fait, le prodigieux développement des forces productives de l’URSS et la défense – bureaucratique il est vrai – de ses rapports de propriété par le groupe de Staline, conduisait inexorablement au dépérissement des oppositions de gauche comme de droite et au renforcement ininterrompu du centre. » (Italiques de l’auteur)
Banda résume sa condamnation de Trotsky de la manière suivante :
« Ce que Trotsky refusa constamment de reconnaître dans sa réalité terrible et contradictoire, c’est que Staline – le Bonaparte prolétarien – représentait la révolution dans sa permanence. La négation bureaucratico-policière de la NEP, l’atomisation politique de la paysannerie, l’industrialisation et la collectivisation de la paysannerie, la création d’une classe ouvrière et d’une intelligentsia nouvelles et puissantes – tous ces développements étaient la manifestation de lois historiques. »
Nous avons affaire ici à du léchage de bottes politique de la pire espèce. La croissance de la bureaucratie et la dictature bonapartiste de Staline est dépeinte avec émerveillement comme la manifestation de la nécessité historique. Staline, l’ennemi de la théorie de la révolution permanente au visage variolé se transforme dans le cerveau tordu de Banda en une incarnation de la « révolution en permanence ». De la même façon, l’homme dont le nom est à jamais lié à l’extermination des plus proches collaborateurs de Lénine et à l’annihilation physique du Parti bolchevique et de son cadre est décrit comme un « Bonaparte prolétarien ». Banda se soucie peu de ce que le règne bonapartiste de Staline fût établi et consolidé à travers la liquidation de toutes les formes de démocratie prolétarienne. L’étranglement du Parti bolchevique et des soviets fut le moyen par lequel la bureaucratie usurpa le pouvoir politique.
Cette usurpation du pouvoir ne signifiait pas cependant la complète destruction de la dictature du prolétariat qui continuait d’exister sous une forme dégénérée. Trotsky expliquait que le bonapartisme soviétique s’élevait sur un État ouvrier dégénéré. Mais cela ne faisait pas de Staline une « Bonaparte prolétarien » deux mots qui, mis ensemble, n’ont pas le moindre sens politique. Staline était l’incarnation de la volonté politique d’une bureaucratie privilégiée et rapace. Trotsky l’expliquait brillamment :
« La divinisation de plus en plus impudente de Staline est, malgré ce qu’elle a de caricatural, nécessaire au régime. La bureaucratie a besoin d’un arbitre suprême inviolable, premier consul à défaut d’empereur, et elle élève sur ses épaules l’homme qui répond le mieux à ses prétentions à la domination….
« Le césarisme ou sa forme bourgeoise, le bonapartisme, entre en scène, dans l’histoire, quand l’âpre lutte de deux adversaires paraît hausser le pouvoir au-dessus de la nation et assure aux gouvernants une indépendance apparente à l’égard des classes, tout en ne leur laissant en réalité que la liberté dont ils ont besoin pour défendre les privilégiés. S’élevant au-dessus d’une société politiquement atomisée, s’appuyant sur la police et le corps des officiers sans tolérer aucun contrôle, le régime stalinien constitue une variété manifeste du bonapartisme d’un type nouveau, sans analogue jusqu’ici. Le césarisme naquit dans une société fondée sur l’esclavage et bouleversée par les luttes intestines. Le bonapartisme fut un des instruments du régime capitaliste dans ses périodes critiques. Le stalinisme en est une variété, mais sur les bases de l’État ouvrier déchiré par l’antagonisme entre la bureaucratie soviétique organisée et armée et les masses laborieuses désarmées. » [433]
Banda ne réfute pas l’analyse de Trotsky. Il se contente de lancer des expressions comme « lois historiques ». Mais il ne définit jamais la nature de la « loi historique » qui est sensée sanctifier les monstrueuses trahisons de la classe ouvrière soviétique et internationale par Staline. Si Banda veut affirmer que les crimes de Staline ont été commis dans l’intérêt du socialisme et qu’ils correspondent à la réalisation d’une « loi historique », il ne fait dans ce cas que rendre légitime les pires calomnies lancées par les anticommunistes professionnels contre le socialisme.
Les lois historiques agissent naturellement dans le régime stalinien, mais pas de la façon suggérée par Banda. La loi fondamentale du marxisme est qu’un « développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras ». [434]
Le régime stalinien, en respectant cette loi historique découverte par Marx, représentait la résurgence du « vieux fatras » présent dans toutes les sociétés dans lesquelles les nécessités de la vie font l’objet d’une distribution inégale. L’existence de l’inégalité et les inévitables antagonismes sociaux qui l’accompagnent exigent le gendarme et d’autres corps de répression officiels armés. Ils assurent la livraison à une petite section de la société de la part du lion des nécessités de la vie, sans parler des objets de luxes plus rares encore. Dans la société soviétique, le règlement de l’inégalité dans la sphère de la consommation, où la caste bureaucratique jouit d’une existence privilégiée, est la base de l’État en tant qu’appareil spécial de violence et de coercition. Nous citons à nouveau Trotsky :
« Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l’intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme bolchevique et la réalité soviétique. Si l’État, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique ; si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle. » [435]
Nous déduisons de cette loi historique une autre loi qu’on pourrait inscrire en épitaphe sur la tombe du stalinisme : « Il est impossible de construire le socialisme sur la base d’une économie nationale isolée. »