Le 14 janvier 1961, Hansen présenta au comité politique du SWP un rapport soutenant son Projet de thèses. Ce rapport, ainsi que le soutien qu’il gagna tel que démontré dans les remarques des autres membres du comité politique montre l’ampleur de la chute du niveau théorique au sein du SWP. Avec sa politique sur Cuba et malgré la résolution du dix-huitième congrès, le SWP retournait, sous une forme un peu différente, à l’orientation de droite qui avait prévalu dans la campagne du regroupement. Les raisons avancées par Hansen pour expliquer pourquoi le SWP devait déclarer immédiatement s’il tenait ou non Cuba pour un État ouvrier montraient clairement que la direction du parti réagissait à des pressions exercées par l’opinion publique petite-bourgeoise et radicale.
« Il y a des personnalités comme Sartre, des personnalités intellectuelles très importantes qui ont pris position. A-t-il raison ou a-t-il tort ? Et C. Wright Mills. Je suis sûr que chacun de nous a lu Listen Yankee. Du moins, tous ceux qui se trouvent dans cette pièce ont lu Listen Yankee. Bien, a-t-il raison oui ou non ? Une grande et importante personnalité du monde universitaire des États-Unis a donné son appréciation de la révolution cubaine. Nous sommes à présent placés devant la nécessité politique de répondre et de déclarer quelle est notre position. Huberman et Sweezy se sont exprimés. Sommes-nous d’accord ou non avec eux ? Le Parti communiste a pris position sur le caractère de la révolution. Quelle est notre attitude à leur égard – sommes-nous d’accord avec eux ou non ?
« En d’autres mots, nous ressentons à présent la pression politique de parvenir à une décision définitive quant aux caractéristiques principales de cette révolution. En fin de compte, cela se résume à la question suivante : devons-nous intervenir dans la controverse entre toutes ces tendances et personnalités ou devons-nous nous tenir à l’écart et attendre plus longtemps encore avant de prendre position ? Si c’est ce que nous faisons, nous subirons des dégâts politiques. Les nécessités de la lutte politique nous forcent à nous tourner vers l’aspect théorique de la révolution ». [345]
Hansen admettait sans le moindre embarras que le principal souci du SWP en ce qui concernait la révolution cubaine (cela allait servir de justification à sa scission d’avec le Comité International) était surtout motivé par des considérations pratiques issues de la volonté de nouer des relations plus étroites avec l’intelligentsia radicale (et moins radicale) des classes moyennes américaines que Hansen qualifiait de « personnalités importantes ».
La façon dont Hansen essayait de convaincre le comité politique du caractère prolétarien de l’État cubain était un bel exemple du caractère vulgaire de sa pensée. Son exposé ressemble à une satire de la méthode pragmatique qui construit des généralisations à partir d’observations accidentelles.
« Nos conclusions ne sont donc pas des spéculations, des estimations et ne reposent sur aucune confiance politique dans le comportement futur du régime là-bas. Notre caractérisation ne fait que refléter les faits. Le fait qu’à Cuba les capitalistes ont été expropriés. Le fait qu’a été introduite une économie planifiée. Le fait qu’existe là-bas un type d’État qualitativement différent. Peu importe la manière dont vous appelez ces choses, ce sont les faits dont chacun doit partir. Voilà la situation. » [346]
Hansen présentait ces « faits » sans les analyser de façon critique. Comme l’expliqua plus tard le Comité International, la façon dont Hansen considérait les « faits », comme des sortes de juges de la vérité indépendants, était celle d’un pragmatiste invétéré. Il ne se souciait pas d’examiner la nature des concepts analytiques dont il se servait consciemment et inconsciemment dans le processus même d’abstraction de ses « faits ». Dire que les capitalistes avaient été expropriés n’expliquait pas en soi la nature de classe des expropriations. Sa référence à l’introduction d’une économie planifiée était toute aussi abstraite, étant donné qu’il n’analysait pas la base et la perspective de la « planification » de Castro. Et l’histoire a montré depuis que, sans industrialisation systématique et sans libération de l’économie cubaine de la domination exercée par la monoculture de la canne à sucre, une planification scientifique demeurait impossible.
Mais la plus abstraite de toutes les affirmations de Hansen était celle de l’existence d’un « État de type qualitativement différent ». Différent de quoi ? Hansen ne le disait pas. Il fallait croire cette affirmation sur parole. Bien sûr, la plupart des membres du comité politique du SWP avaient une vague idée de ce dont Hansen parlait. Il leur venait probablement à l’esprit l’image pittoresque de guérilleros armés. Cela avait sans aucun doute une autre apparence que le commissariat de police principal de New York. Mais des guérilleros armés et des milices populaires ne déterminent pas encore en soi le caractère de classe du pouvoir étatique et ne prouvent pas encore l’existence d’un type d’État non bourgeois. La naissance de tels organes de pouvoir au cours de révolutions populaires démocratiques n’avait rien d’extraordinaire. Ce qui rendait l’État issu de la révolution russe « qualitativement différent », ce n’était pas les milices armées, mais la forme du soviet à travers laquelle le prolétariat exerçait son pouvoir.
Les « faits » que Hansen déclarait être le point de départ de son analyse étaient basés sur les prémisses conceptuelles tacitement admises (de caractère petit-bourgeois, non marxiste), d’hypothèses illégitimes et d’impressions non digérées.
Il y eut pire encore dans son exposé. Argumentant comme un avocat cynique qui essaie de conclure un marché – ce type d’exposé était la spécialité de Hansen – il cita alors les « faits » sur lesquels tous les hommes et les femmes sensés du SWP pouvaient être d’accord.
« Je ne répéterai pas le contenu des thèses que vous avez sous les yeux, car je suppose que vous les avez tous étudiées. Mais je voudrais vous faire part de quelques réflexions dont je suis sûr que, pour certaines d’entre elles, vous serez d’accord, d’autres sur lesquelles vous pouvez ou non être d’accord et certaines réflexions que je soumets en tant qu’opinions personnelles. Tout d’abord, je parlerai de ce que, à mon avis, vous approuverez tous pour ce qui est de Cuba, avant d’en venir à l’aspect spéculatif, si aspect spéculatif il y a. Il est très important au début d’une discussion d’être clair à propos des choses sur lesquelles nous sommes d’accord. Cela facilite énormément la discussion. Ceci est valable peu importe les nuances exprimées dans les différentes positions. Le premier fait sur lequel je pense que nous pouvons tous être d’accord est celui-ci : la révolution a commencé sous une direction petite-bourgeoise dont le programme était essentiellement démocratique bourgeois. C’est une des choses sur lesquelles tout le monde sera d’accord, une des raisons étant que la direction elle-même le reconnaît. La direction Castro le dit. Mais cette direction a deux particularités. D’une part, elle est très radicale. Elle croyait à la révolution armée. Elle la pratiqua et prit fait et cause pour elle. Et permettez-moi d’ajouter qu’à Cuba cela est parfaitement légal. Je ne dis pas que c’est légal ici, mais à Cuba il est légal d’appeler au renversement armé du gouvernement.
« Cette direction avait une autre caractéristique sur laquelle je pense que nous serons d’accord. Elle adressa ses premiers appels à l’ensemble de la population – travailleurs, paysans, tout le monde – dans l’espoir que cela allait conduire à un soulèvement spontané, à des actions quelconques qui allaient mettre ces appels en pratique. Lorsqu’elle a remarqué que ça ne marchait pas, elle a organisé une force armée composée essentiellement de paysans et d’ouvriers agricoles. Je pense que ces faits sont si évidents que personne ne les niera. Certainement dans notre mouvement tout le monde sera d’accord sur ces faits. Je pense que tout le monde est d’accord sur le fait qu’il s’agit là d’une révolution extrêmement profonde qui est allée très loin dans les mesures économiques et sociales. Chacun sera d’accord sur cela, même s’il n’est pas d’accord sur l’appellation qu’il faut lui donner. Je crois que tout le monde sera d’accord pour dire que cette révolution a commencé avec le soutien de la paysannerie et des ouvriers agricoles et jouissait de la sympathie et finalement du soutien actif des travailleurs dans les villes – ou qu’elle se l’est finalement gagnée. C’est là le stade actuel où en est la révolution et je pense que chacun qui a été là-bas et l’a étudié sera d’accord sur ce point.
« Pour finir, je pense que chacun sera d’accord pour dire que la révolution cubaine présente de puissantes tendances démocratiques et socialistes. Elle est beaucoup plus démocratique que tout ce que nous avons vu depuis longtemps. Jusque-là, nous sommes d’accord pour ce qui est des principaux faits.
« Je pense que nous sommes également d’accord sur nos tâches principales par rapport à la révolution cubaine et pour notre parti, cela est d’une importance décisive. Pour la discussion que nous voulons mener, être d’accord dans ce domaine est d’une importance décisive.
« La tâche principale consiste à défendre cette révolution contre l’impérialisme. C’est là notre première préoccupation en tant que parti en ce qui concerne la révolution cubaine.
« Je pense que nous sommes d’accord pour dire que nous devons défendre toutes les institutions créées à Cuba comme l’économie planifiée, l’expropriation de la bourgeoisie – que nous défendons ces institutions révolutionnaires contre la contre-révolution. Nous avons un très large accord sur ce point.
« Je pense que nous sommes d’accord pour faire tout ce qui est en notre pouvoir afin d’unir le mouvement ouvrier américain autour de la révolution cubaine ainsi que les étudiants et les intellectuels ou quiconque nous pouvons rassembler pour défendre cette révolution. Et je pense que nous sommes d’accord sur certaines tâches à l’intérieur de Cuba, peu importe la façon dont nous appelons les diverses choses qui se sont produites là-bas. Premièrement, que notre politique a pour objectif l’extension et le développement de la démocratie prolétarienne. C’est notre première tâche. Deuxièmement, que notre politique a pour objectif la construction d’un parti révolutionnaire socialiste. En d’autres mots que notre politique approfondisse et étende la conscience socialiste qui a déjà commencé à se développer à Cuba. Et que notre politique a pour objectif l’extension de la révolution cubaine à l’ensemble de l’Amérique latine. Nous sommes tous d’accord sur ce point, peu importe comment on appelle toutes ces diverses choses. Et par conséquent, nous avons un accord tout à fait considérable.
« J’aimerais souligner cela une fois de plus : un accord considérable. Cela parce que dans notre discussion il y a un penchant naturel à mettre les divergences en avant et même des nuances qui paraissent beaucoup plus importantes qu’elles ne le sont en réalité. Le fait est que notre accord est si grand, si solide, que cela nous permet de ne pas trop se faire de souci pour ce qui est des autres points. » [347]
Comme nous l’avons déjà constaté, les affirmations de Hansen étaient truffées de prémisses non explicites émanant en fait de ses propres conceptions petites-bourgeoises. Il donne comme exemple de domaine où règne « un très large accord » la défense de « toutes les institutions créées à Cuba », sans analyser sur quels rapports de classe ces institutions reposaient à l’intérieur de Cuba. Hansen leur accordait un soutien illimité sans avoir auparavant établi que ces institutions étaient une expression du pouvoir du prolétariat. La défense de ces institutions était simplement assimilée à la défense de Cuba contre l’impérialisme américain, comme si une attitude critique envers le régime de Castro était incompatible avec la défense de la révolution cubaine. L’affirmation de Hansen que « notre première préoccupation en tant que parti en ce qui concerne la révolution cubaine », est la défense de la révolution cubaine, était une affirmation que des trotskystes ne feraient pas, même par rapport à l’URSS. La défense de toute révolution, même celle qui met au pouvoir le prolétariat, est une tactique du parti marxiste, subordonnée à la stratégie de la révolution socialiste mondiale. De plus, l’assertion de Hansen laissait en suspens une quantité de questions politiques apparentées : sur la base de quelle perspective et de quel programme le SWP entreprenait-il l’organisation de la défense de la révolution cubaine ? Sur quelles forces de classe le SWP pensait-il faire reposer cette défense ?
Il faudrait souligner aussi que la défense inconditionnelle de la révolution cubaine contre la menace d’intervention américaine n’exigeait pas qu’on définisse Cuba comme un État ouvrier. Pour les trotskystes, le caractère national et anti-impérialiste de la lutte du peuple cubain sous la direction de Castro, était suffisant pour exiger une activité infatigable en défense de la révolution cubaine. Mais la défense inconditionnelle de Cuba n’entraînait aucunement pour les marxistes l’obligation de proclamer l’existence d’un État ouvrier sur cette île. Hansen cherchait continuellement à obscurcir la distinction entre ces deux questions.
Quant aux dires de Hansen selon lesquels le SWP consacrait ses efforts à la construction d’un parti socialiste révolutionnaire à Cuba, on était déjà en train de limiter cet objectif pour le sacrifier aux exigences de l’adaptation à Castro. Comme l’avaient fait les pablistes avant lui, Hansen avançait la position que le trotskysme n’était rien de plus qu’une tendance qui jouerait un rôle dans la création d’un futur parti mondial. Il suggérait que la Quatrième Internationale ne pouvait prétendre être le parti mondial de la révolution socialiste :
« Permettez-moi de dire dès à présent qu’un tel parti n’a jamais été construit jusqu’à ce jour. Marx ne le construisit pas. Lénine ne le construisit pas. Ils en créèrent le premier noyau. Leur but était absolument clair – c’est-à-dire là où ils voulaient aller. Mais ils n’ont jamais conçu le parti comme un parti étroitement national. Ils le concevaient comme un parti international, capable de remplir la plus importante des tâches posées à l’humanité – nous faire passer du capitalisme au socialisme.
« Lorsque nous disons que le capitalisme est plus que mûr pour la révolution, nous disons aussi que les conditions sont plus que mûres au niveau international pour la construction d’un tel parti ; un formidable parti international qui possède toute la connaissance et les capacités politiques et théoriques qui permettent d’accomplir ces grandes tâches. Comment allons-nous construire un tel parti ? Sera-t-il construit avant la révolution ? Ce serait très bien si cela pouvait se faire – du moins c’est ce que les cubains disent eux-mêmes à présent – il serait bon d’avoir un tel parti à l’avance. Le fait est qu’un tel parti doit être construit au cours même de la révolution étant donné que des révolutions se produisent avec plus ou moins de succès. C’est là le fait auquel nous sommes confrontés. Dans certains pays, je pense que nous serons capables de construire des sections nationales du parti avant que la révolution ne se produise et dans d’autres, comme le nôtre, je pense que c’est une condition absolue pour qu’elle réussisse. Dans d’autres pays, la révolution avance plus vite que le parti. C’est là un fait évident de la politique d’aujourd’hui. » [348]
La spécialité de Hansen était de déformer la vérité historique afin de créer des postulats ridicules qu’il pouvait ensuite abattre comme des pantins. Ni Marx ni Lénine n’étaient les constructeurs de partis « étroitement nationaux ». Leur énergie politique se concentra précisément sur la construction de partis internationaux de la classe ouvrière. Prétendre, comme le faisait Hansen, qu’ils ne construisirent pas de tels partis signifie nier le fait historique de la Première, de la Deuxième et de la Troisième Internationale.
Les déformations de Hansen lui servaient à plaider en faveur d’un parti international de type tout à fait différent de celui construit par Lénine et Trotsky. Pour les marxistes, un parti international est basé sur un programme mondial commun. Les cadres d’un parti international sont recrutés et entraînés sur la base de ce programme qui est l’expression des intérêts objectifs du prolétariat mondial. La construction de ce parti mondial unifié du point de vue du programme est la tâche urgente et fondamentale à laquelle font face les marxistes de chaque pays, sans tenir compte de la conjoncture politique qui existe dans un pays donné. Dans la mesure où cette tâche est repoussée dans un pays jusqu’à ce qu’éclatent des luttes révolutionnaires, le développement de la révolution selon un cours prolétarien conscient, orienté vers la conquête du pouvoir d’État, s’en trouve sérieusement menacé.
Hansen parlait en réalité de la création d’une organisation « mondiale » politiquement hétérogène dans laquelle les trotskystes s’adapteraient aux forces non marxistes et non prolétariennes : une parodie ridicule de l’internationale « ouvrière et paysanne » de Staline. L’affirmation qu’il est nécessaire de construire des partis révolutionnaires dans certains pays avant que n’éclate une révolution comme « condition sine qua non » de leur succès, mais que cela n’était peut-être pas nécessaire dans d’autres, est en totale rupture avec le marxisme. Hansen répétait quasiment mot pour mot les arguments de Pablo qui avait défendu la capitulation devant le stalinisme et le nationalisme bourgeois en invoquant le manque de temps pour construire une organisation trotskyste indépendante. Le résultat logique de cette perspective, la liquidation conjoncturelle, devait être et fut l’abandon de la lutte pour construire des partis trotskystes partout dans le monde et surtout aux États-Unis !
Le fait que les positions de Hansen aient bénéficié du soutien de l’écrasante majorité de la direction du SWP révélait à quel point le parti avait battu en retraite vis-à-vis des positions qu’il avait défendues dans la lutte contre le pablisme dix ans auparavant. La génération la plus âgée des dirigeants du parti avait abandonné la classe ouvrière américaine et ne voyait pour le SWP aucune perspective d’avenir. L’ambiance capitularde qui s’était emparée des vieux partisans de Cannon se manifestait clairement dans les arguments de Morris Stein lors de la discussion qui eut lieu au comité national à la suite du rapport de Hansen.
« Maintenant que nous discutons les faits, je pense que le fait numéro un de la révolution cubaine – si vous voulez savoir comment tout cela fut possible – le fait numéro un est la réalité mondiale existante. Sans elle, il n’aurait pas pu y avoir de révolution cubaine. Les faits de la lutte à mort de deux systèmes sociaux qui dominent l’ensemble de la vie dans le monde entier. Pourriez-vous pour un instant vous imaginer une révolution cubaine avant, disons, la révolution russe de 1917 ?
« Il y a donc une nouvelle réalité mondiale à laquelle nous avons affaire aujourd’hui. Et cette réalité mondiale c’est la révolution de 1917, plus la guerre et ce qui en est sorti. Notamment les révolutions yougoslaves, chinoises et des pays d’Europe de l’Est ; le pouvoir croissant de l’Union Soviétique ; ce n’est plus un État ouvrier isolé luttant pour sa survie, c’est un État puissant, la deuxième puissance du monde et par la force des circonstances – dont la moindre n’est pas la révolution chinoise ; l’Union Soviétique est obligée aujourd’hui, au lieu de jouer un rôle contre-révolutionnaire – elle est forcée, pour des raisons d’autodéfense de ses intérêts, on peut dire ici ce qu’on veut, de se mettre du côté de la révolution.
« Voici l’élément nouveau de la situation mondiale aujourd’hui sans laquelle on ne peut même pas commencer à comprendre ce qui s’est passé. » [349]
Dix ans plus tôt, Stein avait joué un rôle de premier plan dans la lutte contre Pablo et soumit ses positions liquidatrices à une impitoyable critique. Il avait condamné en particulier la tentative de Pablo d’attribuer un rôle révolutionnaire au stalinisme dans la lutte de classe internationale. Stein avait rejeté l’idée que les tâches historiques fondamentales de la Quatrième Internationale puissent être résolues par la multiplication des « facteurs objectifs » favorisant la révolution. Répondant au discours de Pablo sur les « raz-de-marée révolutionnaires », Stein avait fait cette mise en garde qu’il « n’existait pas un seul pays capitaliste ou nous puissions prétendre en disant la vérité que la crise de la direction a été complètement résolue », et il avait attiré l’attention sur la chose suivante :
« L’optimisme de surenchère sur la vague révolutionnaire qui s’étend de pays en pays et de continent en continent sert à cacher un profond pessimisme quant aux capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et de son avant-garde. Le résultat final de cette politique ne peut être que la liquidation. Pourquoi construire un parti, si tout se résout – ou va se résoudre – au moyen d’une vague révolutionnaire croissante ? Pourquoi s’intéresser au travail syndical ou montrer de la patience avec des ouvriers arriérés, si la révolution enflamme tout ? Pourquoi étudier les classiques du marxisme s’ils n’ont pas d’importance pour la nouvelle époque ? » [350]
En 1961, Stein avait oublié tout ce à quoi il avait cru. Il argumentait à présent avec un mépris éhonté de la théorie marxiste :
« Accepter à présent une discussion dont le centre de gravité serait la question de la direction à Cuba, son caractère petit-bourgeois, son origine et son empirisme, reviendrait à enfoncer des portes ouvertes, car nous sommes tous d’accord là-dessus.
« Mais je pense qu’il faudrait dire quelque chose de plus à ce propos, notamment qu’on a affaire à un groupe de jeunes gens, des hommes très jeunes pour des dirigeants du monde d’aujourd’hui et quand je dis jeunes ce n’est pas seulement en comparaison avec Adenauer. Des hommes qui ont à peine la trentaine. Ils n’ont tous guère plus de trente ans.
« Le deuxième point est que ce sont des hommes très courageux, désintéressés, des lutteurs. De ce point de vue, ils ont fait leurs preuves. Ils sont sincères. Ils sont partis du désir sincère de jeter Batista et l’impérialisme américain hors de leur pays. C’est là une grande entreprise.
« Ils s’adaptent à la conjoncture mondiale en empiristes qu’ils sont. Et il y a peu d’espace pour une adaptation. Ou bien on est du côté de l’impérialisme américain ou bien on accepte l’aide de l’Union Soviétique et des pays du bloc soviétique. » [351]
Une stratégie consciente partant de la perspective de la révolution socialiste mondiale, ne constituait plus une alternative pour Stein. Pour lui, la Quatrième Internationale ne pouvait offrir aux masses cubaines de programme indépendant. Le fait que Stein avait perdu confiance dans le trotskysme et sa perspective à long terme se manifestait dans cette exclamation de sa part : « Voilà pourquoi nous avons affaire à un phénomène très particulier. Nous avons passé la plus grande partie de notre vie à polémiquer contre des gens qui parlaient comme des révolutionnaires et agissaient comme des réformistes. Je pense qu’un changement devrait être pour nous le bienvenu. » [352]
Ce discours constituait le chant du cygne pour Stein. Bien qu’ayant seulement la cinquantaine, Stein était politiquement épuisé après trente années dans le mouvement révolutionnaire. Sa capitulation devant le castrisme était la préparation tant politique que psychologique pour prendre une retraite démoralisée. Stein et sa femme, Sylvia Bleecker, renoncèrent à toute activité pratique et se retirèrent de la scène. Ils ne quittèrent pas le parti de façon formelle, mais rompirent tout lien actif avec son travail quotidien. La prédiction que Stein lui-même avait faite, se réalisait en sa propre personne : pourquoi avait-on besoin de vieux trotskystes si de jeunes hommes comme Castro réussissaient, sans tout le fatras théorique de la Quatrième Internationale ?
L’adulation du castrisme était une manifestation politique du fait que le SWP rejetait toute perspective révolutionnaire pour la classe ouvrière américaine. C’est la raison pour laquelle la position du SWP sur Cuba allait de pair avec sa complète liquidation dans la politique de protestation petite-bourgeoise aux Etats-Unis. Une analyse faite par Cannon lui-même de la déchéance du Parti communiste américain livre une clé qui permet de comprendre pourquoi le SWP s’effondra comme parti révolutionnaire. En 1954, il avait écrit :
« Le Parti communiste commença à dégénérer lorsqu’il abandonna la perspective de la révolution dans son propre pays et se transforma en groupe de pression et en club de supporters de la bureaucratie stalinienne en Russie, qu’elle prenait à tort pour le gardien de la révolution ‘dans un autre pays’…
« Ce qui arriva au Parti communiste arriverait sans exception à tout parti, le nôtre inclus, s’il venait à abandonner la lutte pour la révolution socialiste dans notre pays comme perspective réaliste de notre époque, pour s’abaisser à devenir les sympathisants de révolutions dans d’autres pays.
« Je suis fermement convaincu de ce que des révolutionnaires américains doivent sympathiser avec des révolutions dans d’autres pays et les soutenir par tous les moyens à leur disposition. Mais la meilleure façon de le faire est la construction d’un parti avec la perspective confiante d’une révolution dans ce pays.
« Sans une telle perspective, un parti communiste ou socialiste ne mérite pas son nom. Il cesse de devenir une aide et devient un obstacle à la cause des ouvriers révolutionnaires dans son propre pays. Et sa sympathie pour d’autres révolutions ne vaut pas grand-chose non plus. » [353]
En 1939-1940, au cours de la bataille sur la nature de classe de l’État soviétique, Trotsky mit la minorité de Burnham-Shachtman au défi de dire haut et clair quelles conclusions stratégiques et programmatiques ils tiraient de leur soi-disant découverte que l’Union Soviétique n’était plus un État ouvrier. De cette façon, il montra clairement que la lutte n’était pas simplement une dispute sur la terminologie.
Le refus de la minorité de définir, comme le faisait la Quatrième Internationale, l’URSS comme un État ouvrier, était indissolublement lié à des divergences profondes avec le trotskysme sur toutes les questions fondamentales.
De façon similaire, la question de Cuba n’était pas une simple dispute terminologique. Hansen cherchait à éviter de formuler une explication de principe des implications qu’avaient pour la théorie marxiste et le programme de la Quatrième Internationale la définition de Cuba comme un État ouvrier. Il tentait d’éviter une explication précise des conclusions que le mouvement trotskyste devait tirer de la formation supposée d’un État ouvrier sous la direction petite-bourgeoise et non-marxiste de Castro. Hansen essaya de cacher l’essence liquidatrice de la position du SWP en en affirmant de façon futile que la victoire de Castro était « une confirmation récente de la justesse de la théorie de la révolution permanente » – une position qui a depuis été désavouée par ses protégés du Carleton College dans l’actuelle direction du SWP, qui admettent sans s’en cacher que la ligne du parti sur Cuba représentait effectivement une répudiation de la théorie de la révolution permanente.
La lutte entreprise par le Comité International sur l’initiative de sa section britannique, la Socialist Labour League, contre la décision du SWP de se réunifier avec le Secrétariat International pabliste sur la base d’une plate-forme liquidatrice commune de capitulation devant Castro, représentait un tournant crucial dans le développement de la Quatrième Internationale. Lorsque la SLL s’opposa à la trahison par le SWP de sa lutte passée contre le pablisme, elle prit la responsabilité de défendre l’ensemble de l’héritage politique et théorique du trotskysme et à travers cette lutte elle créa un nouveau fondement pour la construction de la Quatrième Internationale.
Joseph Hansen, Dynamics of the Cuban Revolution : The Trotskyist View, Pathfinder Press, New York 1978, p.83.
Ibid., pp.86-87.
Ibid., pp.87-89.
Ibid., p.91.
Bulletin de discussion du SWP, t.22, n°2, février 1961, pp.20-21.
National Education Department of the Socialist Workers Party, Towards a History of the Fourth International, juin 1973, 3e partie, t.2, pp.77-79.
Bulletin de discussion du SWP, février 1961, p.21.
Ibid.
James P. Cannon, The First Ten Years of American Communism, Lyle Stuart, New York 1962, pp.37-38.