La politique de regroupement qu’il adopta entre 1957 et 1959 a joué un rôle décisif pour détourner le SWP d’une politique révolutionnaire basée sur la mobilisation de la classe ouvrière et pour le rapprocher d’une politique réformiste de protestation reposant sur des alliances sans principes avec les staliniens, les radicaux, les pacifistes et d’autres représentants de la classe moyenne américaine. Après l’expérience de la campagne électorale de 1958, il était impossible de camoufler le caractère liquidateur de la politique de regroupement ; la confusion et l’inquiétude s’emparèrent d’une grande partie du SWP. Dans le comité politique, une tendance droitière, représentée notamment par Murray Weiss et soutenue par Joseph Hansen, insistait pour continuer la politique de regroupement. Dans le projet d’une résolution sur la situation politique qu’on préparait au début de 1959 en vue du dix-huitième congrès national, le comité politique faisait l’éloge des gains qu’avait offerts le regroupement et envisageait pour 1960 l’organisation d’une nouvelle campagne socialiste « indépendante » à base élargie.
Mais à la veille du congrès, Cannon, qui se rendait compte que le SWP se trouvait sur la voie d’une complète liquidation, s’envola pour New York, son discours déjà écrit, le même qu’il avait déjà prononcé à Los Angeles dans lequel il mettait en garde contre une poursuite de la politique de regroupement. Le secrétariat du comité politique eut une série de réunions et on décida de mettre officiellement un terme à la campagne de regroupement.
On rédigea à la hâte une nouvelle résolution et Farrell Dobbs eut la tâche d’expliquer ce brusque revirement dans les perspectives du parti à l’ouverture du congrès, en juillet 1959. Ce ne fut pas une correction de principe. Personne n’admit que Cannon et la direction s’étaient trompés. Au lieu de cela, on se contenta d’expliquer que, désormais, la politique de regroupement n’avait plus cours.
La direction du SWP tenta de donner l’impression que le mouvement à droite des éléments petits-bourgeois avec lesquels le parti avait collaboré depuis 1957 n’était que tout récent. Tout en réaffirmant « la justesse des trois années de politique de regroupement », Dobbs déclarait :
« Ce serait une erreur que de se cramponner à cette politique comme si rien n’avait changé. Dans une situation où des éléments allaient dans notre direction, comme ce fut le cas, une approche flexible n’était pas en contradiction avec la fermeté programmatique. Mais il nous faut reconnaître que la tendance s’est à présent inversée, qu’à présent, ces éléments s’éloignent des positions révolutionnaires. Il serait faux dans ces conditions d’avoir une conception mécanique de cette approche flexible, car cela représenterait une tendance à la mollesse dans les questions programmatiques et entraînerait le risque de compromettre nos principes révolutionnaires. » [331]
Afin de donner un certain crédit à la décision d’aller contre le regroupement, Dobbs fut obligé de révéler certains faits déplaisants sur les alliances électorales de l’année précédente :
« Lors de la campagne électorale unifiée nous n’avons été en mesure d’avancer qu’une partie seulement de notre programme. À New York, par exemple, nous avons dû, afin de préserver la coalition face à l’attaque du Parti communiste, renoncer à nos positions sur la question de la social-démocratie et abandonner le droit qui était le nôtre de faire figurer notre candidat sur la liste. Il ne s’agissait pas là de concessions sur les principes, mais elles étaient sérieuses. Nous avons renoncé à beaucoup. Et il faudrait souligner que de telles concessions ne constituent de précédent pour aucune alliance électorale future.
« Les camarades de Seattle ont eu des problèmes avec un candidat de l’alliance qui insistait pour qu’on le présente comme libéral et qui joua un rôle généralement perturbateur dans leur campagne électorale. Après l’expérience qu’ils ont faite, je suis sûr qu’ils seront les premiers à être d’accord pour dire que, dans une alliance électorale, tous les candidats doivent être prêts à se réclamer du socialisme. » [332]
Tentant de contrecarrer les effets de trois années d’orientation droitière, le nouveau projet de résolution déclarait qu’ « il serait peu réaliste d’insister dans notre campagne sur un regroupement organisationnel, comme cela fut le cas dans le passé » et réaffirmait son adhésion aux conceptions fondamentales de la Quatrième Internationale :
« Tout ce qui s’est produit depuis qu’a éclaté la crise du stalinisme a contribué à confirmer les positions du trotskysme comme seule tendance véritablement révolutionnaire dans notre pays et à l’échelle mondiale. Il n’y a aucune raison, comme il n’y en avait aucune dans le passé, d’abandonner ou de modifier les positions programmatiques fondamentales élaborées par notre mouvement et défendues avec constance dans une lutte qui dure depuis 1928. Au cours des trois dernières années, le SWP a prouvé une fois de plus dans la pratique qu’il est prêt à coopérer avec des individus et des groupes d’opinion socialiste qui ont des vues divergentes sur les questions particulières telles que les libertés civiques, le mouvement ouvrier, la lutte des Noirs et la cause du socialisme. Le parti a échangé des idées sur des questions de programme sans poser de conditions sous forme d’ultimatums qui auraient mis un terme à la discussion avant qu’elle ne puisse commencer. Notre parti a l’intention de continuer dans cette voie. Mais cette méthode d’approche, que nous avons appliquée pour la première fois dans les activités de regroupement socialiste révolutionnaire des années 1930, ne signifie pas et n’a jamais signifié que notre intention était de construire une organisation politiquement hétérogène aux dépens des principes révolutionnaires sans lesquels il ne peut y avoir création d’un parti d’avant-garde efficace et solide…
« Nous nous opposons à toutes les autres tendances sur la base des principes marxistes. Notre tâche est de construire un parti révolutionnaire indépendant de l’avant-garde. Nous rejetons toute idée d’un substitut ‘ouvert à tous’ du parti révolutionnaire parce qu’’ouvert à tous’ veut dire réformiste et des partis réformistes ne peuvent mener une révolution. » [333]
La tentative bien tardive de Cannon de rétablir l’orthodoxie du SWP était condamnée à l’échec, car aucune lutte ne fut organisée contre le développement de tendances révisionnistes dans le parti et dans le mouvement international. La crise du SWP avait dépassé le stade où elle pouvait encore être contrôlée par la seule rédaction d’une résolution ou la prise de quelques mesures organisationnelles.
Rien n’aurait pu épargner au SWP de succomber à l’énorme pression de classe exercée par l’impérialisme américain, si ce n’était la reprise d’une lutte pour rééduquer le parti tout entier dans les fondements du trotskysme. On ne parle pas ici de quelques heures d’exercices académiques. Cela aurait signifié une lutte engagée directement contre les éléments qui, dans la direction du SWP et dans les rangs du parti, en étaient venus à représenter les intérêts de forces de classes hostiles. Une telle lutte n’aurait pu être développée que dans le cadre d’une lutte internationale pour des perspectives révolutionnaires. Le SWP aurait donc été obligé de reconstituer son alliance avec le Comité International et de reprendre la lutte théorique et politique contre le pablisme. Mais parce que Cannon réalisait qu’une telle lutte allait, selon toute probabilité entraîner une autre scission importante au sein du SWP, il battit en retraite, portant un coup dévastateur par-là aux principes pour lesquels il s’était battu pendant trente ans. Il ne fallut pas longtemps à la direction du SWP, malgré l’interdit prononcé contre la politique de regroupement, pour trouver un nouvel étendard politique autour duquel pouvait s’organiser la lutte contre le trotskysme.
C’est à peine si le dix-huitième congrès avait remarqué les événements de Cuba, pour ne pas dire qu’elle les avait ignorés complètement. Rien n’indiquait alors que le SWP allait célébrer dans le castrisme un nouveau courant révolutionnaire qui rendrait caduque une lutte consciente pour la construction d’une direction marxiste révolutionnaire. Dans chacun des articles publiés sur la révolution cubaine dans les premiers mois qui suivirent le renversement de Batista du 1er janvier 1959, Militant avait désigné Castro comme un nationaliste bourgeois et avait adopté une attitude critique à son égard. Dans une attaque indirecte des pablistes, contenue dans le rapport que Dobbs avait présenté au dix-huitième congrès, celui-ci tournait en ridicule « ceux dont le souci est de trouver des solutions subtiles à la crise mondiale, en dehors de l’action des masses » et attaquait la conception selon laquelle « la science, plus la propriété nationalisée, plus la réforme bureaucratique peuvent résoudre la crise sociale historique au moyen de la politique stalinienne ». Il insistait sur « la route historiquement nécessaire qui mène à l’affirmation complète du pouvoir ouvrier ». [334]
Il ne fallut que quelques mois au SWP pour répudier tout ce qui restait de cette perspective. La révolution cubaine devint le centre de l’activité du parti, le SWP déclarant que Cuba était un État ouvrier et commençant à porter aux nues le castrisme dont il fit un moyen de substitution à la construction d’une direction marxiste de la classe ouvrière.
Bien que l’on ait mis officiellement fin à la politique de regroupement au cours de l’été 1959, l’adaptation au radicalisme petit-bourgeois se manifesta de nouveau dès le printemps 1960 avec l’intervention du SWP dans le Comité pour la justice avec Cuba (Fair Play for Cuba Committee). Le Comité International a montré dans une étude séparée les origines douteuses de cette organisation fondée entre février et avril 1960 et financée par un homme d’affaires du New Jersey du nom d’Alan Sagner, très influent dans les coulisses du Parti démocrate. Le Comité pour la justice avec Cuba, dont on sait qu’il était fortement noyauté par le FBI et la CIA, devint l’intermédiaire par lequel un nombre exceptionnellement important d’étudiants originaires d’un seul petit établissement universitaire du Middle West, le Carleton College, où le SWP n’était pas actif, rejoignirent le parti.
Ces étudiants de Carleton College furent tous promus à des postes dirigeants dans le SWP entre 1961 et 1966 et constituent jusqu’à aujourd’hui le noyau de sa direction. Il n’y a pas d’autre explication crédible à cette « coïncidence » que celle fournie par le Comité International : les étudiants du Carleton College furent introduits dans la direction du SWP comme agents du gouvernement américain.
La période où ce groupe important d’étudiants de Carleton entra dans le parti et où il fut rapidement promu à des positions responsables (Jack Barnes, promotion 1961 ; Elisabeth Stone, 1961 ; Mary-Alice Waters, 1963 ; John Benson, 1963 ; Charles Styron, 1963 ; Doug Jenness, 1964 ; Paul Eidsvick, 1964 ; Caroline Lund, 1963 ; Barbara Matson, 1966 ; Larry Seigle, 1966 ; et finalement, Cindy Jaquith qui adhéra au SWP peu après son entrée au Carleton College en 1966 et quitta l’établissement peu après) correspond, d’après des documents officiels du gouvernement, à la période où la surveillance et la pénétration du SWP par l’État avaient atteint un sommet. En outre, le CIQI a établi par le témoignage fait sous serment de Farrell Dobbs (obtenu au cours du procès de Gelfand contre le ministère de la Justice et le SWP) que le vieux dirigeant du SWP ne savait rien de la vie de Barnes ni de son passé politique lorsque l’ex-étudiant de Carleton le remplaça comme secrétaire national.
Ces questions de faits concernant les accusations portées par le Comité International contre la direction du SWP ont déjà été exposées dans une série d’articles où l’auteur de ce livre répond aux calomnies à motivations fractionnelles lancées par Banda contre l’enquête La Sécurité et la Quatrième Internationale. [335] Ni Banda ni personne n’a tenté de réfuter cette dernière présentation des faits. Toutes les attaques contre La sécurité et la Quatrième Internationale se distinguent par le fait qu’elles ne répondent jamais aux faits qui étayent l’affirmation du CIQI : l’actuelle direction du SWP est complètement noyauté par des agents du gouvernement.
Bien que le Comité International considère qu’il a apporté les preuves de ses accusations contre Barnes et ses associés, il considère aussi que le noyautage du SWP par l’État n’est toutefois qu’un des aspects secondaires de sa dégénérescence politique. Ce n’est que dans des conditions où le SWP se trouvait dans un état avancé de dégénérescence et où il rompait tous ses liens avec le programme, les principes et les perspectives du trotskysme, que le Comité pour la justice avec Cuba pouvait devenir l’instrument dont se servit l’État pour noyauter le SWP. La révolution cubaine (bien que Hansen s’en soit servi pour calomnier la direction de la Socialist Labour League et renforcer l’atmosphère factionnelle envenimée qui facilita la rupture d’avec le Comité International) n’est pas apparue sur le radar du SWP par hasard. Que le SWP adule Castro et qu’il qualifie Cuba d’État ouvrier avaient pour origine la longue dégénérescence du parti dans les années précédentes. Dans ce sens, l’attitude du SWP envers la révolution cubaine était bien l’expression achevée au niveau du programme de sa rupture d’avec le trotskysme et la conception marxiste, développée historiquement, de la révolution socialiste.
Si l’on fait abstraction pour un temps de la question des rapports de Hansen avec la police secrète soviétique et le FBI et sur lesquels il existe une abondance de documents produits par le Comité International, le fait même qu’il soit devenu le principal théoricien du SWP au cours de la controverse sur Cuba était l’expression du terrible déclin politique de ce parti. Avant de « découvrir » en Cuba un État ouvrier, Hansen avait soutenu avec constance durant les dix années précédentes une ligne politique droitière.
En 1949-1950, Hansen s’était rallié à Pablo dans la controverse sur la Yougoslavie en se servant des arguments les plus vulgaires et les plus impressionnistes. Ignorant la question décisive de la forme du pouvoir ouvrier véritable, à laquelle Marx, Lénine et Trotsky avaient consacré toute leur attention, faisant de ces formes de simples « normes » sans réelle importance pour l’appréciation de la nature de classe d’un État donné, Hansen assimilait pratiquement les nationalisations à l’existence d’un État ouvrier. En 1954, il accompagna son estimation incorrecte du maccarthysme comme mouvement fasciste d’une concession inadmissible au libéralisme bourgeois. En 1955, après avoir déclenché une controverse inutile et qui provoqua la zizanie dans le parti sur l’usage de cosmétiques par les femmes, il soutint l’appel à l’envoi de troupes fédérales dans le Sud, avançant à la façon typique des petits-bourgeois démocrates que le SWP devait devenir l’ardent défenseur de la démocratie bourgeoise. En 1958, au plus fort de la campagne de regroupement, Hansen écrivit un article qui revenait à une complète répudiation d’une des conceptions programmatiques centrales de la Quatrième Internationale : l’appel à la révolution politique contre la bureaucratie soviétique. Tels étaient les antécédents politiques de l’homme qui produisit, en décembre 1960, le Projet de thèses sur la révolution cubaine, proclamant que Castro avait construit un État ouvrier.
Essentiellement, les arguments de Hansen ne différaient pas de ceux qu’il avait avancés dix ans auparavant pour la Yougoslavie. À ses yeux, il suffisait de prouver qu’avait eu lieu une expropriation à grande échelle de la propriété capitaliste pour conclure qu’un État ouvrier avait été instauré à Cuba. Hansen toucha à peine aux problèmes historiques et théoriques complexes qui avaient préoccupé le SWP dans le cas de la Yougoslavie et des États tampons. Hansen se débarrassait bien vite des profondes implications politiques qu’avait, du point de vue de la théorie marxiste, le fait de définir Cuba comme un État ouvrier alors que la direction de la révolution cubaine était de caractère nettement petit-bourgeois et la prise du pouvoir n’était en rien liée à l’existence d’organes de pouvoir prolétariens. Il ignora les leçons amères de la scission de 1953 qui avait rappelé à la Quatrième Internationale la sagesse de la formule de Trotsky : derrière toute définition sociologique, il y a un pronostic historique. Hansen voulait que le Comité International oublie la façon dont Pablo avait profité de la définition des États tampons et de la Yougoslavie comme États ouvriers déformés pour attribuer au stalinisme des capacités révolutionnaires et pour organiser une attaque tous azimuts contre le marxisme et le programme de la Quatrième Internationale.
Comme nous l’avons déjà fait remarquer, les pablistes non seulement attribuèrent au stalinisme un rôle révolutionnaire, mais ils approuvèrent encore, comme si elle était toute naturelle, la domination des luttes anti-impérialistes par la petite bourgeoisie des pays arriérés. Dans chaque pays et dans toutes les conditions, les pablistes tournèrent le dos à la tâche historique centrale pour laquelle la Quatrième Internationale avait été construite : la résolution de la crise de la direction révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans des conditions où le SWP avait abandonné la classe ouvrière américaine et s’était déjà largement adapté à la petite bourgeoisie des États-Unis, il trouvait dans la question cubaine la base d’une réunification avec les pablistes.
Il est impossible de comprendre la nature fondamentale des divisions programmatiques qui ont conduit à la scission de 1963 sans une analyse de la controverse sur Cuba. Du point de vue du programme et de la perspective historique, la ligne de classe qui séparait le Comité International du Secrétariat International était clairement tracée dans l’analyse de la révolution cubaine. Mais de la même façon que Mike Banda ne fait aucune analyse du processus politique par lequel s’est manifestée la capitulation du SWP devant les forces de classe hostiles, il ignore aussi la signification profonde des questions soulevées par l’attitude adoptée vis-à-vis de Cuba. Voilà tout ce qu’écrit Banda : « Un autre mythe dont il faut se débarrasser est cette invention que la discussion sur Cuba prouva que les positions du CI étaient orthodoxes ». La méthode de Banda est caractéristique, il ne cherche pas à démasquer, au-delà de la simple affirmation, ce soi-disant « mythe ».
L’affirmation de Hansen selon laquelle un État ouvrier aurait été créé à Cuba, n’était pas seulement dirigée contre le trotskysme, l’expression organisationnelle contemporaine spécifique du marxisme, mais contre tout l’édifice théorique du socialisme scientifique et ses fondements historiques en tant qu’expression consciente du rôle révolutionnaire du prolétariat. Si des États ouvriers pouvaient être établis par les actions des dirigeants petits-bourgeois d’un mouvement de guérilla s’appuyant principalement sur la paysannerie, sans liens historiques, organisationnels ou politiques particuliers avec la classe ouvrière et alors qu’on ne pouvait identifier aucun organe de pouvoir de classe par l’intermédiaire duquel le prolétariat exerçait sa dictature, il s’en suivait toute une nouvelle conception de la voie historique menant au socialisme, complètement étrangère à celle envisagée par le marxisme.
Les écrits de Marx sur la Commune et les jugements portés par Lénine sur la signification universelle du pouvoir soviétique comme la nouvelle forme de pouvoir d’État « découverte » par le prolétariat, le premier État de type non bourgeois, devenaient alors des anachronismes. On remettait en question l’insistance du marxisme sur le rôle dirigeant du prolétariat et jusqu’au fait d’associer les partis marxistes au prolétariat. On jetait le doute sur l’importance des efforts accomplis par des générations entières de marxistes pour organiser le prolétariat indépendamment de toutes les autres classes, y compris la paysannerie opprimée, et d’imprégner le mouvement ouvrier de conscience socialiste scientifique.
L’affirmation selon laquelle on pouvait définir le caractère de classe de l’État cubain sur la seule base des expropriations et des nationalisations réalisées par Castro constituait une révision fondamentale de la théorie marxiste de la révolution prolétarienne.
Hansen ne s’attardait guère sur ces questions théoriques fondamentales. Son Projet de thèses traitait de la question des formes du pouvoir d’État de façon tout à fait sommaire. Les thèses 12 et 13 déclaraient :
« 12. La révolution cubaine n’a pas encore introduit de formes démocratiques de pouvoir prolétarien telles que des conseils ouvriers ou paysans. Comme elle allait en direction du socialisme, elle s’est pourtant avérée avoir des tendances démocratiques. Elle n’a pas hésité à armer le peuple et à organiser une milice populaire. Elle a garanti à tous les groupes qui soutenaient la révolution la liberté d’expression. Dans ce sens, elle se distingue favorablement des autres États non capitalistes teintés de stalinisme.
« 13. S’il était permis à la révolution cubaine de se développer sans entraves, sa tendance démocratique conduirait sans aucun doute à la création de formes prolétariennes démocratiques correspondant à ce dont Cuba a besoin. Une des raisons de soutenir la révolution vigoureusement est donc qu’il faut offrir à cette tendance un maximum de possibilités de se développer. » [336]
Ce n’était pas là une analyse scientifique mais un vœu pieux. Il n’y a pas jusqu’à ce jour à Cuba de pouvoir ouvrier et le trotskysme y reste interdit. Castro a en outre soutenu loyalement l’oppression du mouvement de la classe ouvrière en dehors de Cuba, en Tchécoslovaquie et en Pologne. La douzième thèse de Hansen, présentant les « formes démocratiques de pouvoir prolétarien » comme quelque chose qui était « créé » par un gouvernement, comportait une grossière erreur théorique.
Cette affirmation n’avait rien à voir avec une compréhension marxiste de l’État ou de la dictature du prolétariat. Le soviet comme forme d’État spécifiquement prolétarienne est un phénomène social et de masse qui émerge d’un développement de la classe ouvrière à un stade très avancé de la lutte des classes, qui renverse la bourgeoisie et qui s’établit comme nouvelle forme d’État. Le bolchevisme n’a pas « inventé » le pouvoir soviétique et ne l’a pas « concédé » à la classe ouvrière. Non, il conquit le pouvoir d’État à travers la forme soviétique telle que le prolétariat russe l’avait créée, un prolétariat dont la conscience de classe avait été développée grâce à la lutte menée pendant des décennies par les socialistes marxistes.
On ne peut faire d’institutions bureaucratiques, habituellement introduites par des dirigeants nationalistes dans des pays arriérés afin de stabiliser leur régime, l’équivalent du soviet en tant que forme de pouvoir ouvrier issu organiquement de toute l’évolution historique et des luttes de masse de la classe ouvrière. Le Poder popular (« pouvoir populaire ») de Castro qui de plus ne fut introduit que dix ans après la révolution, ne peut pas plus remplacer les soviets que ne le peuvent les Jamahiryias du colonel Kadhafi. Dans une étude sur Cuba, certains auteurs très favorables à Castro et qui tiennent Cuba pour un État socialiste, expliquent ainsi l’origine du Poder popular introduit au milieu des années 1970 :
« Après l’échec de l’ambitieux plan de production sucrière de cette année [1970], il y eut une période de réévaluation et de reformulation urgente des plans économiques et des processus politiques. Il semblait en fait qu’à ce moment on avait le choix entre faire avancer les choses par des moyens autoritaires bureaucratiques, par une stricte discipline de travail, des mesures d’encouragement à la production, sur lesquelles l’Union soviétique insistait, ou bien chercher un moyen d’obtenir, à l’aide d’incitations morales, d’une mobilisation et d’une participation accrue de la part des masses populaires, une productivité plus élevée. Fidel Castro a, comme on le sait, opté pour ce dernier choix. » [337]
Dans un article de 1960 intitulé L’idéologie de la révolution cubaine, Hansen citait sans les critiquer les conceptions de Che Guevara qui rejetait explicitement l’idée d’une révolution prolétarienne et insistait pour dire que le mouvement de la classe ouvrière ne pouvait constituer l’axe de la lutte révolutionnaire en Amérique Latine.
« La troisième composante est d’une importance fondamentale et doit inciter à réfléchir ceux qui tentent, à l’aide de critères dogmatiques, de transférer le centre de la lutte de masse vers les mouvements des villes et en oublient le rôle immense joué par ceux qui vivent à la campagne dans la vie de tous les pays sous-développés des Amériques. Non pas qu’il faille déprécier les luttes des masses ouvrières organisées, mais l’analyse choisit simplement un critère réaliste afin d’évaluer les possibilités qui s’offrent dans les conditions difficiles de la lutte armée, où sont abolies ou ignorées les garanties dont s’ornent habituellement nos constitutions. Dans de telles conditions, les mouvements ouvriers doivent travailler dans la clandestinité et doivent, sans armes, s’exposer dans l’illégalité à d’énormes dangers ; la situation n’est pas si difficile en rase campagne, les habitants soutenant les guérilleros armés, et ce, dans des endroits que les forces de la répression ne peuvent pas atteindre. » [338]
Guevara ne s’en rendait probablement pas compte et Hansen probablement non plus, mais ses arguments en faveur de l’abandon d’une organisation révolutionnaire du prolétariat et d’une concentration de l’activité dans la paysannerie n’avait rien de bien nouveau. Le marxisme russe en général et le bolchevisme en particulier s’est développé à travers une lutte sans merci contre toutes les forces qui, insistant sur le rôle décisif de la paysannerie, rejetait le fondement prolétarien de la révolution socialiste. Poursuivant et approfondissant le travail accompli par Plékhanov, Lénine soumit à une critique impitoyable les conceptions des populistes qui subordonnaient la classe ouvrière à la paysannerie. Lénine résuma de façon incisive l’essence politique du mouvement des socialistes-révolutionnaires : « Le socialisme-révolutionnaire = effort des intellectuels petit-bourgeois pour escamoter le mouvement ouvrier = démocratie petite-bourgeoise radicale, révolutionnaire. » [339]
Cette remarque est la clé d’une compréhension de la force d’attraction hypnotisante que possèdent le castrisme, le maoïsme et d’autres formes de nationalisme bourgeois de gauche sur l’intelligentsia radicale petite-bourgeoise d’aujourd’hui. Il sert à « escamoter le mouvement ouvrier », à confondre les éléments démocratiques et socialistes du mouvement anti-impérialiste et de fournir des formules de gauche pour défendre un rejet du rôle dirigeant du prolétariat et sa subordination à la paysannerie.
Hansen s’adapta à la position de Guevara. « Guevara n’exclut pas totalement l’action du prolétariat des villes », remarquait-il, « mais comme le terrain des villes est très peu propice à la guérilla, seules y sont possibles des actions très limitées ». [340]
Hansen était loin de s’opposer à la déclaration de Guevara selon laquelle le caractère essentiel de la réforme agraire à Cuba était « la décision de la mener jusqu’au bout sans concessions ou faveurs à aucune des classes ». [341] Au lieu de cela, Hansen se réfugia dans les sophismes et les ambiguïtés cyniques afin de convaincre le SWP que les opinions défendues par Castro et Guevara dans leurs écrits et leurs discours importaient peu :
« Léon Trotsky fit cette remarque en 1940 : ‘… sans même parler du fait que des Marx ne naissent pas tous les ans ni toutes les décennies, la tâche vitale qui attend le prolétariat ne consiste pas aujourd’hui à interpréter le monde, mais à le transformer de fond en comble.’
« Il semble que Cuba ait contribué à confirmer cette remarque. Les révolutionnaires cubains sont sûrs que, par leur modèle d’action, ils ont montré la voie à l’Amérique latine toute entière. La preuve en est leur propre succès. Mais si nous voulons définir la signification exacte de leurs actes, il n’est pas facile de parvenir à la clarté marxiste…
« Il est tout à fait vrai que les révolutionnaires cubains n’ont pas le temps d’élaborer des théories raffinées. Ce sont des gens pratiques qui ont du travail par-dessus la tête. C’est à peine s’ils ont le temps de se détacher un instant du plan de travail qui les occupe jour et nuit depuis leur prise du pouvoir. » [342]
Cette glorification éhontée de l’intuition et cet abaissement néfaste du rôle déterminant de la conscience dans la lutte pour le socialisme, Hansen les dirigeait délibérément contre la nécessité de construire des sections de la Quatrième Internationale sur la base de la stratégie de la révolution socialiste mondiale. Son adulation de la spontanéité devint le moyen d’attribuer la réalisation des objectifs de la Quatrième Internationale à des dirigeants qui, indépendamment de leurs origines ou de leur perspective, agissaient simplement sous la pression d’événements objectifs. De cette manière, Hansen transformait la crise de la direction révolutionnaire en une justification et une défense du castrisme et suggérait ensuite que le castrisme constituait la solution à la crise ! Il n’était plus nécessaire à la Quatrième Internationale d’organiser et d’entraîner les cadres prolétariens qui allaient vaincre l’influence du stalinisme contre-révolutionnaire dans le mouvement ouvrier international. Cette tâche se trouvait accomplie par la seule vertu de forces objectives qui, agissant selon des voies mystérieuses, utilisaient n’importe quelle direction à leur disposition pour faire progresser la révolution.
« Incapable de faire exploser l’obstacle du stalinisme, la révolution revint loin en arrière et prit un détour. Ce détour nous a fait prendre des chemins souvent peu praticables, y compris la Sierra Maestra de Cuba, mais il est clair que le barrage routier stalinien a été contourné.
« Il n’est pas nécessaire de se tourner vers Moscou pour trouver une direction. C’est là la principale leçon à tirer de l’expérience cubaine…
« Afin de rompre finalement avec l’hypnose du stalinisme, il a fallu marcher à quatre pattes dans la jungle de la Sierra Maestra. » [343]
Ce n’était pas là du marxisme, c’était du mysticisme. Si la rupture d’avec le stalinisme était possible sans l’éducation théorique de cadres dans la classe ouvrière, par le simple fait qu’une poignée d’hommes courageux « marche à quatre pattes », il s’en suivait que toute la lutte théorique et politique de l’Opposition de gauche et de la Quatrième Internationale depuis 1923 avait, historiquement parlant, été inutile. La « principale leçon » tirée par Hansen de la révolution cubaine, Castro ne l’avait apparemment pas tirée lui-même. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que le dirigeant cubain, sur la base de considérations nationales, commence à s’adapter à la ligne politique de la bureaucratie soviétique. Ce tournant ultérieur de la politique cubaine fut immédiatement défendu par Hansen.
Le fait que Hansen désigne la victoire de Castro comme le « contournement du barrage routier stalinien » signifiait qu’il jugeait Cuba du point de vue exclusif de la lutte nationale. La lutte contre le stalinisme est avant tout une lutte pour la réalisation de la stratégie de la révolution socialiste par la construction d’un parti international qui unisse les travailleurs de tous les pays. Cette stratégie est dérivée de la prémisse politique et théorique qu’on ne peut parvenir au socialisme que par l’action collective coordonnée de la classe ouvrière internationale. Trotsky écrit à ce sujet :
« Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte des classes. La révolution socialiste commence sur le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne peut être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union Soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’État prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ses contradictions. Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent. » [344]
Bulletin de discussion du SWP, t.20, n°15, septembre 1959, p.8.
Ibid., p. 4.
Ibid., pp.8-9.
Ibid., p.12.
Voir David North, The Case Against the SWP, Labor Publications, Detroit 1986, reproduit dans Fourth International, t.13, n°2, automne 1986, pp.172-189.
Joseph Hansen, Dynamics of the Cuban Revolution : The Trotskyist View, Pathfinder Press, New York 1978, p.75.
John Griffiths et Peter Griffiths, édit., Cuba : The Second Decade, Writers and Readers Publishing Cooperative Society, Londres 1979, p.19.
Hansen, Dynamics, p.257.
V.I. Lénine, Oeuvres complètes, t.40, p.66.
Hansen, Dynamics, p.258-59.
Ibid., p. 259.
Ibid., pp.260-261.
Ibid., p.265.
Léon Trotsky, La Révolution permanente, Editions de Minuit, Paris 1963, p.27.