David North
L’héritage que nous défendons

L’impact de la révolution hongroise

Le seul résultat des spéculations oiseuses de Mandel sur la lutte de diverses tendances de la bureaucratie fut de désorienter et de désarmer politiquement les travailleurs européens et tous ceux que les pablistes influençaient, à la veille d’une nouvelle vague de terreur stalinienne contre la classe ouvrière.

L’écrasement brutal de la révolution hongroise qui fit vingt mille morts en novembre 1956, réfutait sans appel ceux qui croyaient que la mise au pilori des crimes de Staline par Khrouchtchev marquait le début d’un processus d’autoréforme de la bureaucratie.

L’intervention sanglante de l’Union soviétique contre la révolution ne prouvait pas seulement une fois encore que le stalinisme ne pouvait être détruit que par les méthodes de la guerre civile ; ce qui était plus important encore c’était que la lutte des travailleurs hongrois était la confirmation par l’histoire de la base théorique et politique de la lutte menée par Trotsky contre la bureaucratie. Tout comme la Commune de Paris de 1871 avait pour la première fois révélé au monde la dictature du prolétariat, même si c’était sous une forme embryonnaire, le conseil ouvrier du Grand Budapest (et les conseils qui lui étaient rattachés dans toute la Hongrie) montrait la forme vivante de la révolution politique.

Lorsqu’en novembre et décembre les travailleurs de Budapest organisèrent une grève générale héroïque de quatre semaines contre l’intervention soviétique, les pablistes, dans le feu des événements, adaptèrent pour un temps leur discours au mouvement de masse. Mais après la grève, ils retrouvèrent rapidement leur style révisionniste habituel et la propagation d’illusions sur le caractère de la bureaucratie, faisant tout leur possible pour émasculer le programme trotskyste de la révolution politique.

Les divergences politiques qui opposaient le Comité International et le SWP aux pablistes et qui apparaissaient dans leur réaction respective au discours secret de Khrouchtchev, étaient tout aussi évidentes en ce qui concernait leur appréciation de la révolution hongroise. En janvier 1957, à la veille encore du tournant brusque et décisif qu’il allait effectuer dans son orientation internationale, le comité national du SWP publia une déclaration intitulée La révolution hongroise et la crise du stalinisme qui se fondait sur le « trotskysme orthodoxe » ainsi que Cannon continuait de l’appeler.

Cette déclaration qui analysait la révolution hongroise et le mouvement de masse polonais qui l’avait précédé, débutait par une attaque frontale de la perspective politique pabliste. « Les héritiers de Staline ont, une fois pour toutes, démontré l’imbécillité de toute croyance à leur possible ‘autoréforme’. Ils ont montré de façon on ne peut plus brutale la justesse de la conception de Trotsky qui disait que la bureaucratie ressemblait à une classe dirigeante par la ténacité avec laquelle elle se cramponnait au pouvoir et aux privilèges qui lui sont associés. » [277]

Le document analysait l’évolution de la révolution hongroise et analysait de façon critique l’expérience de sa plus importante conquête : les conseils ouvriers, mettant l’accent principal sur la nécessité de construire une direction marxiste afin d’organiser et de diriger la révolution politique avec succès. Les conseils ouvriers, privés de direction trotskyste, ne purent fournir de réponse aux tâches politiques et pratiques soulevées par la lutte.

« L’absence de parti révolutionnaire socialiste coûta cher au prolétariat hongrois. Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse lui en imputer la responsabilité. Comme l’a montré l’expérience, il n’est pas facile de construire un tel parti sous le règne totalitaire du stalinisme. Sans direction révolutionnaire socialiste consciente, les conseils ouvriers ne purent affirmer leur pouvoir. Ils continuèrent à négocier pour obtenir des concessions de la part des marionnettes de Moscou. Cela s’est avéré être un désastre. Tandis que la direction des conseils ouvriers perdait du temps en vaines négociations avec des personnages qui n’avaient aucun pouvoir réel dans le pays, la contre-révolution stalinienne mobilisait ses forces répressives.

« a) La direction des conseils ouvriers manqua de proclamer clairement les buts de la révolution : liberté nationale et démocratie ouvrière ; renversement de la caste bureaucratique et transfert du pouvoir aux conseils ouvriers.

« b) La direction des conseils ouvriers manqua de publier systématiquement des appels révolutionnaires aux travailleurs d’Europe de l’Est et de l’Union Soviétique, expliquant les buts de la révolution et demandant la solidarité socialiste dans la lutte commune.

« c) La direction des conseils ouvriers manqua d’en appeler systématiquement aux forces soviétiques, de rappeler l’héritage de la révolution de 1917 qui était le leur, leurs convictions socialistes et leur propre mécontentement profond vis-à-vis du Kremlin.

« d) La direction des conseils ouvriers manqua de s’adresser aux travailleurs des pays capitalistes afin qu’ils leur viennent en aide et qu’ils empêchent les impérialistes de tirer avantage de la situation.

« e) La direction des conseils ouvriers manqua de mobiliser toutes les couches de la population afin qu’elles contribuent à la victoire et à la défense militaire de la nation dans son ensemble.

« f) La direction des conseils ouvriers commit une erreur fatale lorsqu’elle prit pour argent comptant les promesses faites par la bureaucratie de Moscou d’introduire des réformes et de terminer l’occupation.

« g) La direction des conseils ouvriers n’a pas prévu que Moscou était prêt à noyer la révolution dans le sang et se trouva par conséquent surprise par l’attaque de la contre-révolution.

« Si les conseils ouvriers avaient pris le pouvoir, ce qu’ils auraient fait avec une direction révolutionnaire socialiste, la bureaucratie de Moscou aurait été condamnée à la chute. Leurs appels politiques et leurs actions déterminées à la tête de la révolution auraient eu un écho en Union Soviétique et dans toute l’Europe de l’Est et auraient soulevé les masses grâce à l’ardente conviction que ceci représentait le retour à Lénine et la régénération de l’État ouvrier. » [278]

Parmi toutes les « formes d’expression politique » dont les travailleurs hongrois avaient besoin, expliquait le SWP avec insistance :

« …la plus nécessaire est le parti, la plus haute expression d’une direction consciente. On peut juger des brillantes possibilités de la montée d’un parti révolutionnaire socialiste parmi les ouvriers du bloc soviétique par les nombreux mots d’ordre apparus pendant la révolution hongroise. Ces mots d’ordre émanaient d’esprits pensants qui, peut-être même sans le savoir, parvenaient à des conclusions trotskystes. » [279]

Résumant les leçons à tirer de la lutte sanglante, le SWP écrivait : « La révolution hongroise, en démasquant la nature contre-révolutionnaire du stalinisme, a également détruit la funeste influence du stalinisme chez les travailleurs d’opinion socialiste dans le monde. Ceci a engendré de nouvelles possibilités de regroupement de l’avant-garde révolutionnaire sous le drapeau du léninisme et du trotskysme. » [280]

La force de cette déclaration et ce qui la distinguait des apologies stériles et « objectivistes » caractéristiques du pablisme, résidait dans le fait que non seulement elle condamnait le stalinisme et affirmait que le trotskysme avait été confirmé, mais encore qu’elle cherchait à démontrer, à partir de l’expérience de la première révolution politique, la nécessité historique de la Quatrième Internationale dans la préparation et l’organisation du renversement armé de la bureaucratie stalinienne.

Le rejet complet de cette perspective révolutionnaire, c’est-à-dire trotskyste, de la part des pablistes, était attesté dans leur première déclaration majeure sur le stalinisme après la révolution hongroise, une résolution ignoble adoptée au cinquième congrès mondial révisionniste en octobre 1957, six mois environ après sa rédaction. Son titre , Ascension, déclin et perspectives pour la chute du stalinisme, reflétait la même conception téléologique que celle dont toutes les « thèses » prétentieuses de Pablo et Mandel étaient pénétrées. Son analyse ne se concentrait pas sur le rôle actif de la classe ouvrière et les tâches de la Quatrième Internationale dans la lutte contre la bureaucratie. Elle se concentrait au contraire « avant tout sur une détermination des conditions précises de la chute du stalinisme ». [281]

Dans cette enquête, on étudiait en profondeur de quelle façon la bureaucratie, répondant à la pression de forces historico-mondiales mystérieuses et abstraites dont Mandel faisait la prophétie et qu’il interprétait assis au bureau de sa station d’écoute en Belgique, liquidait de manière semi-automatique, et même contre son gré, son héritage stalinien. Khrouchtchev, déclarait Mandel, avait mis en mouvement un processus inexorable d’autométamorphose : « Mais malgré la résistance désespérée de cette bureaucratie, malgré les retours en arrière, les retards et même les aspects réactionnaires dans l’un ou l’autre domaine, la lutte pour la liberté de pensée en URSS a gagné une immense victoire au vingtième congrès, une victoire dont les effets sont à présent indestructibles. » [282]

Malgré tous les discours à double sens dont Mandel enveloppait en général ses révisions du trotskysme, cette déclaration montrait clairement que les pablistes définissaient la bureaucratie, ou du moins certaines sections de celles-ci, comme les protagonistes de la lutte contre le stalinisme. Mandel avait donc à répondre au défi politique de devoir expliquer les origines de cette fraction progressiste. Il s’acquitta de la tâche dans son style coutumier, celui de l’oracle : « Sous la pression des masses et d’un mécontentement qui commençait à prendre une forme politique, le noyau dirigeant de la bureaucratie se trouva déchiré en diverses tendances : une tendance en faveur de concessions majeures aux masses (Malenkov-Mikoyan ?), une tendance en faveur d’un renforcement de la dictature (Kaganovich-Molotov ?), une tendance ‘centriste’ (Khrouchtchev-Boulganine). » (Points d’interrogation dans l’original.) [283]

Entièrement sous le charme des réalisations de Khrouchtchev et de sa suite, Mandel annonçait : « En détruisant de façon aussi définitive l’autorité de Staline, l’incarnation de toute autocratie bureaucratique, ils ont sapé à tous les niveaux et de façon irrévocable l’autorité et l’esprit du gouvernement bureaucratique. » [284]

Une affirmation aussi catégorique revenait à nier la nécessité historique de la révolution politique par un soulèvement armé du prolétariat soviétique. L’autorité de la bureaucratie avait, après tout, déjà été « sapée irrévocablement » par le XXe congrès. Mais ce n’était pas tout. Scrutant intensément sa boule de cristal, Mandel prédisait un avenir glorieux à certaines sections progressistes de la bureaucratie soviétique en Europe de l’Est. Prenant sa pose favorite de conseiller de la bureaucratie, plutôt que d’être son adversaire révolutionnaire, Mandel suggérait que ses éléments « de gauche » pouvaient se servir avec succès des sentiments nationaux.

« L’opposition au sein des Partis communistes tire profit des sentiments nationaux. La lutte pour la ‘voie nationale vers le socialisme’ acquiert ainsi une valeur éminemment progressiste et révolutionnaire, contrairement à celle des partis communistes de l’Ouest, où, en général, elle signifie un tournant vers un opportunisme de droite systématique. Gomulka en Pologne, Nagy en Hongrie, demain peut-être Hernstedt ou Ackermann en Allemagne de l’Est, devenant aux yeux des masses des symboles de lutte pour l’émancipation nationale, créent des conditions favorables pour un regain de popularité du PC (à travers sa tendance ‘nationale’) et permettent à la révolution politique sous direction communiste oppositionnelle, de mobiliser les sentiments nationaux en sa faveur… » [285]

L’opposition entre la ligne des pablistes et celle du SWP ne s’exprima nulle part plus clairement que dans leur appréciation respective du rôle joué par Tito qui avait poignardé les travailleurs hongrois dans le dos en se rangeant du côté de Moscou dans la répression de leur révolution. Le SWP attaqua cette trahison avec colère :

« Le rôle joué par Tito pendant la révolution hongroise fut méprisable. Il ne leva pas le petit doigt pour aider les combattants et finit par les condamner et les calomnier. Quand chacun abattit son jeu, le fait que Tito ne représentait qu’une variété de stalinisme s’avéra décisif – malgré toutes ses divergences avec Khrouchtchev et compagnie. À cause de cette attitude et de sa réputation d’indépendance, les arguments mis en avant par Tito en défense de Moscou furent bien plus efficaces que tout ce qui pouvait venir de Moscou même. » [286]

Les pablistes d’autre part, passant rapidement sur le rôle perfide de Tito, qui clarifiait toutes les incertitudes quant à son attitude vis-à-vis du stalinisme, mirent une fois de plus l’accent, de façon objectiviste et caractéristique, sur son « rôle éminemment progressiste dans le mouvement communiste international pendant toute la période cruciale de préparation du XXe congrès du PC d’URSS ». [287]

Trotsky avait stigmatisé la bureaucratie stalinienne la qualifiant de « contre-révolutionnaire de part en part » et il avait toujours insisté sur la nécessité de construire une section de la Quatrième Internationale en tant que nouveau parti révolutionnaire de la classe ouvrière en Union Soviétique. La perspective de Mandel était en revanche fondée exclusivement sur la croyance que les bureaucraties soviétique et d’Europe de l’Est étaient des tendances révolutionnaires en gestation. Dans la mesure où ils favorisaient le développement de telles tendances, comme selon Mandel le faisait Khrouchtchev qui rejetait Staline et réhabilitait Tito, les dirigeants soviétiques, eux aussi, jouaient « un rôle éminemment progressiste et même objectivement révolutionnaire dans leurs partis communistes respectifs ». [288]

Dans son analyse des événements polonais, Mandel insistait pour dire que le rôle de l’avant-garde prolétarienne révolutionnaire ne devait pas être joué par la Quatrième Internationale, mais bien plutôt par les éléments de « gauche » au sein de la bureaucratie. « Le degré de fidélité de la tendance de gauche vis-à-vis de son programme, la mesure dans laquelle elle l’applique et se lie plus étroitement encore au prolétariat, déterminera sa capacité à jouer entièrement le rôle de guide léniniste dans la classe ouvrière polonaise. » [289]

C’était sans aucun doute là une des prédictions de Pablo et de Mandel qui ne se réalisa pas. Loin de devenir un « guide léniniste » du prolétariat polonais, la tendance « de gauche » réorganisa la bureaucratie, reprit la répression de la classe ouvrière polonaise sous la direction de Gomulka et s’attira une haine si profonde qu’en 1970 elle fut renversée par des grèves et des manifestations sanglantes.

Lorsqu’à l’automne 1957 s’ouvrit le cinquième congrès mondial pabliste, Mandel en était à décrire le Parti communiste soviétique comme une organisation grouillant d’éléments révolutionnaires : « Les cadres syndicaux des usines, les secrétaires de cellules d’usines du PC, jusqu’aux dirigeants des sections des petites villes et parfois des capitales provinciales, particulièrement les Komsomols, peuvent ainsi devenir de véritables courroies de transmission des courants prolétariens qui se cristallisent dans la société. Leurs rangs peuvent produire de futurs Nagy et Gomulka, peut-être même de futurs leaders bolcheviques. » [290]

On ne pouvait tirer qu’une seule conclusion de l’analyse de Mandel : il n’y avait pas besoin de parti trotskyste politiquement indépendant d’aucune sorte, et ce, ni en Union Soviétique ni en Europe de l’Est, car les forces révolutionnaires mûrissaient à l’intérieur des organisations staliniennes existantes. C’est par le développement politique de ces éléments, reflétant inconsciemment et de façon automatique la pression et la volonté des masses, que les vieux régimes staliniens seraient liquidés. Du moins, c’est ce que déclarait Mandel. En réalité, c’était la perspective révolutionnaire du trotskysme qu’on était en train de liquider.

Dans une lettre écrite le 10 mai 1957 à Cannon, Healy réexaminait le contenu du document Déclin et chute et le résumait ainsi avec pertinence :

« Nous avons affaire ici au double langage du troisième congrès sous une forme actualisée. Avec à notre disposition toute la dure expérience de la révolution hongroise, on place une fois de plus un point d’interrogation sur le rôle de la bureaucratie dans la révolution politique. Comment peut-on construire des partis trotskystes de masse avec une telle politique ? En fait, Pablo ne croit pas que cela soit possible. Si on étudie le document de part en part, on n’y trouvera pas un seul appel à la construction de partis trotskystes en URSS, en Chine ou en Europe de l’Est. Cela ne fut-il pas une des principales raisons de la scission de 1953 ? » [291]

Healy avait écrit cette lettre en réaction à un brusque changement dans la politique du SWP qui s’orientait vers l’ouverture de relations avec les pablistes. Étant donnée la netteté des divergences dans la ligne politique officielle du SWP et du Secrétariat international sur la révolution hongroise – ce dernier ne montrant aucune intention de renoncer à ces conceptions révisionnistes – les trotskystes britanniques furent choqués d’apprendre que Cannon avait répondu favorablement au dernier appel du LSSP sri lankais à l’ouverture de négociations ayant pour objectif une résolution de la scission de 1953 et une réunification de la Quatrième Internationale.

Les arguments que le secrétaire du LSSP, Leslie Goonewardene, avançait dans une lettre à Cannon, le 2 janvier 1957, déformaient les divergences politiques d’une manière opportuniste qui était typique des centristes sri lankais. Dans sa tentative de circonvenir le SWP, Goonewardene substituait la flatterie et les astuces aux principes : « Un mouvement trotskyste international sans le SWP est un mouvement international mutilé, de même que le SWP, à l’extérieur d’un tel mouvement est un SWP affaibli. C’est pourquoi nous avons besoin l’un de l’autre, quelles que soient nos divergences. » [292]

Toute proposition de discussion avec les pablistes émanant du LSSP était doublement suspecte. Celui-ci avait non seulement joué le rôle ignoble d’affermir l’autorité de Pablo par son opposition à la Lettre ouverte, mais après la scission, il avait constamment glissé à droite, s’adaptant plus que jamais aux nationalistes bourgeois du Ceylan ainsi qu’aux staliniens.

Même au moment où il contemplait la proposition du LSSP et la soumettait à la considération de la direction du SWP, Cannon se rendait parfaitement compte du politique traître de Goonewardene et de ses alliés. Cannon savait que le Samasamajiste, le journal du LSSP avait, le 31 janvier 1957, publié un article de tête intitulé : Un tribut à Chou En Lai qui revenait à couvrir de façon malhonnête le rôle contre-révolutionnaire du stalinisme. L’article disait : « Malgré nos divergences politiques nous reconnaissons l’immense sacrifice fait par les hommes qui ont mené la révolution chinoise à la victoire. » [293]

Cet hommage ne faisait aucune mention de la situation dangereuse où se trouvaient les trotskystes chinois emprisonnés, ni de la défense des actes de Khrouchtchev en Hongrie par les staliniens chinois.

Une semaine plus tard, les signes sur lesquels il était impossible de se tromper et qui montraient le caractère opportuniste de l’orientation du LSSP devinrent plus évidents encore lorsque le Samasamajiste du 7 février annonça que les dirigeants du parti avaient été invités par Chou-en-Lai à visiter la Chine. Il n’y avait plus de doute possible quant au contenu politique essentiel de l’alliance du LSSP avec les pablistes et de son appel à la réunification. Les centristes du LSSP voulaient une organisation internationale basée sur l’opportunisme dans le but de neutraliser les trotskystes orthodoxes dans leur propre organisation et internationalement, et pour fournir ainsi une couverture politique à l’énorme trahison qu’ils préparaient vis-à-vis de la classe ouvrière cingalaise.

Le 11 mars 1957, Militant publiait un éditorial extraordinaire critiquant publiquement le LSSP :

« Nous aimerions rappeler à nos camarades du LSSP du Ceylan les conceptions fondamentales que les trotskystes ont toujours pris soin de clarifier.

« Chou En Lai et le Parti communiste chinois n’ont pas ‘guidé la révolution chinoise vers la victoire’ et ne peuvent pas non plus légitimement être assimilés à cette victoire. Pendant les longues années de la guerre civile qui suivit 1945, le PC chinois a tenté de se concilier Tchang Kai-Chek, offrant de subordonner les forces révolutionnaires au dictateur chinois, la marionnette de l’impérialisme US. » [294].

Militant rappelait le traitement réservé aux membres de la Quatrième Internationale en Chine et donnait aux trotskystes du Ceylan ce conseil : « À notre avis, les trotskystes cingalais devraient appuyer fortement la revendication de la libération de nos camarades chinois et la revendication de droits démocratiques sans restrictions pour la classe ouvrière chinoise. Il n’y a que la démocratie ouvrière qui puisse garantir la victoire de la révolution chinoise, garantir sa marche en avant et faire avancer la lutte pour le socialisme dans toute l’Asie. » [295]

Goonewardene et Colvin da Silva devaient ignorer ces conseils et le comportement de la délégation du LSSP en Chine fut un affront aux principes des trotskystes du monde entier. Les délégués refusèrent catégoriquement de soulever la question des prisonniers trotskystes auprès des staliniens chinois !

Cannon savait ce que valaient en réalité les dirigeants cingalais. Il répondit néanmoins favorablement aux propositions de discussion avec les pablistes en vue d’une réunification dans une lettre à Goonewardene le 12 mars 1957, un jour seulement après la publication de l’éditorial de Militant  :

« Des efforts persévérants de part et d’autre en vue de parvenir à des positions communes sur les questions politiques quotidiennes justifieraient une tentative sérieuse et délibérée de réunification, même si restent sans solution des divergences importantes sur la conception générale. Il serait peu sage de faire comme si ces divergences n’existaient pas ou d’essayer de les éviter au moyen de formules ambiguës de compromis, qui seraient ensuite interprétées différemment. Il serait mieux et plus réaliste de considérer une possible réunification en vue d’une action politique commune et d’accepter nos désaccords sur certaines questions, permettant à l’épreuve des événements et à une discussion non fractionnelle de mener à un éventuel accord. » [296]

De la part de Cannon, il s’agissait là d’une complète volte-face, lui qui avait expliqué maintes fois que toute tentative de réunification avec les pablistes où d’importantes questions de principes auraient été étouffées, désorienterait le mouvement trotskyste aux États-Unis et dans le monde entier. Mais ce n’était pas seulement la position de Cannon qui avait changé. La direction centrale du SWP soutenait sans exception ce tournant dans la question de la réunification. Lors d’une réunion du comité politique du SWP, ce même 12 mars 1957, Morris Lewitt présenta un compte-rendu politique qui approuvait la lettre de Cannon, même s’il faisait cette concession que Pablo n’avait jamais répudié son ancienne ligne politique.

« Au contraire, Pablo et ses partisans prétendent qu’ils ont toujours eu raison et que les événements l’ont confirmé. Ils disent tout cela en oubliant commodément leurs faux pronostics politiques et en s’appropriant des analyses et des pronostics qui n’émanent pas du pablisme, mais du trotskysme.

« Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons justifier le prolongement de la scission sur la base que les pablistes refusent d’admettre qu’ils avaient tort dans le passé, à moins que leur ligne politique incorrecte d’autrefois ne continue de déterminer leur ligne actuelle. Cela ne semble pas être le cas. Pablo se détourne de la ligne spécifique qui a engendré une aile liquidatrice dans la Quatrième Internationale. » [297]

Prétendre que Pablo « se détournait » d’une position liquidatrice était totalement faux. C’était une bien piètre excuse qui visait à cacher que le fait que le SWP abandonnait manifestement la lutte contre le révisionnisme.

Afin de comprendre comment et pourquoi cela se produisit, en particulier parce qu’il semblait que le SWP défendait toujours les principes fondamentaux du trotskysme, il nous faut étudier l’évolution interne du SWP même. Une telle étude prouve de façon irréfutable que la décision de défendre la réunification avec les pablistes était directement liée à un tournant vers le radicalisme petit-bourgeois aux États-Unis. C’est pourquoi la lettre de Cannon à Goonewardene représente un jalon important dans la dégénérescence du Socialist Workers Party.


[277]

National Education Department Socialist Workers Party, Education for Socialists : The Struggle to Reunify the Fourth International (1954-1963), t.2, février 1978, p.35.

[278]

Ibid., p.36.

[279]

Ibid.

[280]

Ibid., p.39.

[281]

Cinquième congrès mondial de la Quatrième Internationale, Rise, Decline and Perspectives for the Fall of Stalinism, dans Fourth International, n°1, hiver 1958, p.56.

[282]

Ibid., p.58.

[283]

Ibid.

[284]

Ibid., p.59.

[285]

Ibid., p.61.

[286]

SWP, The Struggle to Reunify the Fourth International,t.2, p.38.

[287]

Fourth International, hiver 1958, p.62.

[288]

Ibid.

[289]

Ibid., p.63-64.

[290]

Ibid., p.77.

[291]

National Education Department Socialist Workers Party, Education for Socialists : The Struggle to Reunify the Fourth International (1954-1963), t.3, juillet 1978, p.33.

[292]

Ibid., p.15.

[293]

Ibid., p.82.

[294]

Ibid.

[295]

Ibid.

[296]

Ibid., p.17

[297]

Ibid., p.19