Il est à remarquer que dans la discussion sur les « États tampons », Mandel fut de ceux qui s’opposèrent très vivement à ce qu’on utilise les rapports de propriété nationalisés comme principal critère pour définir un État ouvrier.
Dans un document écrit en octobre 1949 et publié en janvier 1950, il insistait sur le fait que, pour des marxistes ayant à définir la nature de classe d’un État, la question décisive n’était pas l’une ou l’autre mesure économique prise par le nouveau régime, si radicale était-elle, mais l’origine historique et politique du nouvel État. Mandel soulignait en outre que, pour les marxistes, la destruction de l’État capitaliste n’avait pas seulement un contenu négatif, mais aussi un contenu positif – elle impliquait la création d’un nouvel appareil d’État reposant sur le prolétariat révolutionnaire.
Mandel soulevait des questions théoriques cruciales sur lesquelles des gens comme Pablo, Cochran et Joseph Hansen avaient jeté l’anathème ; derrière le paravent des définitions « sociologiques » correctes, ils se préparaient à renier les principes marxistes et à abandonner la perspective théorique de la Quatrième Internationale.
La section la plus importante du document de Mandel est intitulée : « La métaphysique de la propriété nationalisée » et mérite d’être amplement citée. Mandel rappelait dans ce document que, déjà en 1948, la tendance Johnson-Forrest avait tenté d’accuser la Quatrième Internationale d’avoir pour position qu’il suffisait que les moyens de production soient nationalisés pour qu’un État ouvrier soit créé.
« Nous avons immédiatement rejeté cette accusation absurde. Nous avons dit que seule une nationalisation des moyens de production issue d’une révolution prolétarienne constituait un critère de l’existence d’un État ouvrier.
« Ce n’est que si on considère dans leur totalité les transformations économiques engendrées par la révolution d’octobre qu’on a le droit de dire que, pour l’URSS, des formules telles que ‘mode de production’, ‘rapport de production’ et ‘rapport de propriété’ sont équivalents sur les plans économique, social et juridique à l’existence d’une révolution prolétarienne. Mais il ne s’en suit pas qu’il faille assimiler toute propriété nationalisée à un mode de production non capitaliste et par conséquent à une révolution dans les rapports de production.
« Une telle conception serait en fait ‘économiste’ et constituerait par rapport au marxisme une sérieuse déviation phénoménologique. Mais ce ne fut jamais la conception de Trotsky ou celle de la présente majorité de la Quatrième Internationale.
« Aujourd’hui, les camarades du RCP (alors dirigé par Jock Haston) et plusieurs camarades qui sont en faveur de la théorie du caractère ouvrier de l’État yougoslave reprennent contre nous, en sens inverse, l’accusation des camarades Johnson et Forrest ; ils nous accusent d’avoir abandonné la conception de Trotsky qui, selon eux, considérait comme identiques propriété nationalisée et État ouvrier.
« Bien sûr, s’ils sont déterminés à chercher, ils trouveront ça et là, dans les articles de Trotsky, des formules ambiguës qui peuvent être interprétées dans un sens ‘économiste’. Mais ces formules ont autant de valeur que certaines citations concernant la possibilité ‘d’une victoire du socialisme en Russie’ tirées de façon non critique des écrits de Lénine par les staliniens.
« Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’exposés théoriques systématiques de la question, mais de formulations qui se trouvent dans des articles polémiques et dont on ne peut comprendre le véritable sens qu’en les examinant dans leur contexte. Dans les écrits théoriques traitant spécifiquement de cette question, Trotsky montre dans l’ensemble une préférence pour la formulation ‘propriété nationalisée établie par la révolution’ dont nous avons expliqué le sens plus haut…
« Prenant tous ces facteurs en considération, nous qualifions de métaphysique l’argumentation des camarades qui disent que la Yougoslavie (et la plupart des pays de la zone tampon) sont des États ouvriers parce que l’industrie et le commerce de gros y sont presque entièrement nationalisés. Dans leur appréciation du caractère de ces nationalisations, ces camarades omettent des facteurs décisifs : par qui, quand, pour qui et dans quelles conditions furent-elles réalisées.
« Ils isolent un facteur historique de son contexte et réduisent ce qui devrait être une analyse historique en profondeur à un simple syllogisme, à une tautologie en fait, et ils éludent la question. Car en disant que la Yougoslavie est un État ouvrier parce que la propriété industrielle y est nationalisée, ils présupposent que ces nationalisations sont des nationalisations ouvrières c’est-à-dire qu’ils présupposent ce qu’ils ont à prouver… » [155]
Mandel faisait remarquer les contradictions dans lesquelles s’empêtraient immanquablement ceux qui mettaient l’accent de façon unilatérale sur la propriété nationalisée :
« À notre époque où la société capitaliste se décompose et la révolution prolétarienne est considérablement retardée, nous nous trouvons en présence de situations transitoires, de cas de développement combiné où les rapports de propriété peuvent être modifiés sans que l’économie ne devienne automatiquement une économie s’éloignant du capitalisme et se rapprochant du socialisme et sans que cela nous permette de conclure que nous avons affaire à un État ouvrier.
« La République populaire de Mongolie-Extérieure en est un exemple particulièrement frappant. C’est le premier exemple d’un pays où l’on a procédé de la même manière que dans la zone tampon de l’URSS. Sa constitution suit fidèlement le modèle de l’URSS. On y a proclamé, et sans l’ombre d’un doute réalisé, une étatisation quasi-totale des moyens de production et d’échange.
« Mais il est impossible de qualifier la Mongolie-Extérieure d’État ouvrier pour la bonne et simple raison qu’il n’y existe ni prolétariat ni bourgeoisie ou même une classe de propriétaires terriens de quelque importance y est absente. La population se compose dans sa presque totalité de bergers nomades. Le mode de production ressemble bien plus au communisme primitif qu’au socialisme moderne. Et pourtant, on y trouve les rapports de propriété les plus avancés au monde.
« Le développement combiné a donc donné à tous les métaphysiciens une leçon magistrale qu’ils feraient bien de ne pas oublier quand ils étudient la société transitoire des pays de la zone tampon…
« Mais il y a des exemples plus récents de nationalisations : la Birmanie et la Tchécoslovaquie. La Birmanie a pris la décision, dès la proclamation de l’indépendance, d’instituer un régime reposant sur l’étatisation des moyens de production industriels, de la terre et des banques. En fait, la Birmanie s’est dotée d’une constitution copiée sur la constitution yougoslave qui déclare que toutes les richesses de la terre et du sous-sol, toutes les industries et toutes les banques appartiennent au peuple. Qui parmi nous qualifierait pour autant la Birmanie d’État ouvrier ? De plus, il est intéressant de constater que la constitution birmane déclare, elle aussi, que le pouvoir émane des comités populaires. Il est temps de comprendre que des mots et des formules qui ont déjà été clairs ont hélas aujourd’hui un contenu qui varie avec la personne. » [156]
Après avoir démontré à l’aide de ces exemples que des États dont le caractère n’était en rien prolétarien pouvaient nationaliser les moyens de production, Mandel en arrive au point le plus important :
« Selon la théorie marxiste-léniniste de l’État, la transition de l’État bourgeois à l’État ouvrier ne peut s’accomplir qu’au moyen d’une destruction violente de l’appareil d’État bourgeois et par l’établissement d’un nouveau type d’appareil d’État, l’appareil de l’État ouvrier. Les tenants de la théorie du caractère prolétarien des pays de la zone tampon ont discrètement escamoté toute cette composante fondamentale de la théorie marxiste, sans donner la moindre explication quant aux raisons de cet abandon. » [157]
Mandel mettait en garde contre le fait que derrière la position de ceux qui intervenaient en faveur d’une caractérisation des États tampons comme prolétariens :
« …il y avait la perspective d’un développement et d’un essor du stalinisme à l’échelle mondiale dans les années et les décennies à venir ! …
« Jusqu’à présent, nous avons déterminé toute notre attitude par rapport au stalinisme en jugeant ses activités du point de vue de la révolution mondiale. Nous n’avons jamais abandonné le critère du matérialisme historique qui juge les modes de production d’après leur capacité à développer les forces productives.
« Nous n’avons jamais condamné le stalinisme d’un point de vue abstrait et moraliste. Nous avons toujours basé notre jugement sur le fait que le stalinisme était incapable, en raison de ses méthodes, de renverser le capitalisme à l’échelle mondiale. Nous avons expliqué que les méthodes infâmes employées par le Kremlin ne pouvaient promouvoir la cause de la révolution mondiale, qu’elles ne pouvaient qu’y faire obstacle.
« Nous avons expliqué l’impossibilité de renverser le capitalisme à l’échelle mondiale par « n’importe quels moyens » alors qu’il n’y a qu’une méthode possible : celle de la mobilisation révolutionnaire des masses prolétariennes par l’intermédiaire de leurs organes de démocratie prolétarienne. C’est précisément de ce point de vue que nous avons évalué, et condamné, l’intégration structurelle de telle ou telle province ou petit pays à l’URSS. Nous avons dit que ce qui comptait aujourd’hui, ce n’était pas l’expropriation de la bourgeoisie sur de petits territoires, mais la destruction mondiale du régime capitaliste ; qu’en ce qui concernait cette destruction mondiale, l’abaissement de la conscience de la classe ouvrière, la démoralisation et la destruction engendrées à l’échelle mondiale par les crimes du stalinisme pesaient, en raison de leurs conséquences, infiniment plus lourd dans la balance que quelques ‘succès’ isolés.
« Il est évident que dans l’hypothèse d’une destruction du capitalisme non pas en Estonie, en Roumanie ou même en Pologne, mais dans l’ensemble de l’Europe et la plus grande partie de l’Asie, notre attitude à l’égard du stalinisme changerait du tout au tout. Une destruction du capitalisme dans la plus grande partie de l’humanité, comprenant tous les pays importants à l’exception des États-Unis, transformerait radicalement le rapport avantages-inconvénients historiques de l’activité du stalinisme. NOTRE CRITERE DE JUGEMENT DU STALINISME DU POINT DE VUE DE SON IMPUISSANCE VIS-A-VIS DU CAPITALISME PERDRAIT TOUT SON SENS…
« Les camarades qui adoptent la théorie du caractère prolétarien des pays de la zone tampon sont loin de considérer cette éventualité, mais ce serait là la conclusion logique de la voie dans laquelle ils se sont engagés et cela nous obligerait à réviser du tout au tout notre évaluation historique du stalinisme. Il nous faudrait alors examiner les raisons pour lesquelles le prolétariat a été incapable de détruire le capitalisme sur des territoires aussi étendus où la bureaucratie, elle, s’est acquittée de cette tâche avec succès.
« Il nous faudrait aussi dire explicitement, comme l’ont déjà fait certains camarades du RCP, que la mission historique du prolétariat ne sera pas la destruction du capitalisme, mais plutôt la construction du socialisme, une tâche que la bureaucratie en vertu de sa nature, ne peut résoudre. Il nous faudrait alors répudier tous les arguments du trotskysme contre le stalinisme depuis 1924, une argumentation basée sur la destruction inévitable de l’URSS par l’impérialisme dans le cas où la révolution mondiale serait retardée à l’extrême.
« On entend aujourd’hui déjà des camarades expliquer que ‘la destruction du stalinisme se fera à travers son extension’. Toutes ces révisions du trotskysme seraient pleinement justifiées si elles tenaient compte des faits. MAIS IL FAUT AVOIR LE COURAGE D’ALLER AU BOUT DE CETTE LIGNE DE PENSEE ET DE FORMULER LES CONCLUSIONS QUE LES FAITS NOUS IMPOSENT ! » [158]
Dans les premiers mois de 1950, la majorité du comité politique du SWP se déclara d’accord avec Mandel et exprima une fois de plus son inquiétude quant aux implications de la discussion sur les États tampons. Au cours d’une réunion plénière du comité national du SWP qui eut lieu en février, Morris Stein résuma une nouvelle fois l’évolution de la discussion :
« Commençons donc par cette question : quels sont les critères d’un État ouvrier ? La théorie marxiste et l’expérience historique ne connaissent qu’une seule manière de voir le jour pour un État ouvrier : la révolution prolétarienne. C’est-à-dire que le prolétariat au moyen d’actions de masse et sous la direction du parti révolutionnaire est la seule force dans la société actuelle capable de mettre fin à la domination capitaliste et de construire un État ouvrier…
« D’autre part, la théorie, et on peut dire un siècle de pratique marxiste, nous enseignent que l’État bourgeois ne peut devenir un État ouvrier par le biais de réformes, mais qu’il doit être aboli avec toutes ses institutions. Ce n’est qu’alors qu’il peut être remplacé par un État ouvrier et ses propres organes de pouvoir…
« Dans notre mouvement, ce n’est que dans les discussions sur la dégénérescence d’un État ouvrier préalablement instauré par une révolution prolétarienne que nous avons utilisé des critères purement économiques pour déterminer s’il s’agit ou non d’un État ouvrier.
« En bref, l’élément le plus important d’une révolution sociale est la conscience et l’action autonome de la classe ouvrière telle qu’elle s’exprime dans la politique de son parti d’avant-garde ». [159]
Stein s’opposa aux arguments de Hansen qui avait insisté dans la discussion pour dire que l’étatisation des moyens de production était le critère essentiel pour déterminer l’existence d’un État ouvrier.
« Il me semble que c’est le camarade Hansen et non pas Germain qui a besoin d’être éclairé, non pas sur la planification, mais sur la différence existant entre un État ouvrier issu d’une révolution prolétarienne et le processus d’assimilation structurelle ou d’incorporation de certains pays que l’Union Soviétique essaie actuellement de mettre en œuvre comme moyen de substitution d’une révolution prolétarienne…
« La minorité gaspillera ses munitions si elle s’obstine à prendre pour cible la planification en tant que critère d’un État ouvrier, ou la dépendance du marché mondial ou le caractère capitaliste de l’agriculture dans la zone tampon, et le reste. Nous leur concédons tout cela bien volontiers. Nous allons même plus loin et disons que même une étatisation immédiate de l’industrie ne constitue pas nécessairement le critère d’un État ouvrier – à moins que le régime en question ne soit un régime ouvrier issu d’une révolution prolétarienne…
« Ils sont parfaitement au courant, par exemple, qu’une partie indissociable de notre définition de l’Union Soviétique en tant qu’État ouvrier dégénéré est le fait qu’elle soit née de la révolution d’octobre. Ils ont tenté de contourner cette difficulté de deux façons qui sont toutes deux dangereuses. D’une part, certains d’entre eux essaient de minimiser l’importance des origines. Ceci est extrêmement dangereux parce qu’une telle orientation ne peut que les conduire dans le piège de la ‘révolution bureaucratique’. Ce serait la conclusion inévitable d’un tel argument pensé jusqu’au bout. » [160]
Stein concluait ainsi :
« L’approche simpliste qui pour l’essentiel se réduit à cette proposition : nationalisation = État ouvrier ne peut que désorienter notre mouvement. C’est une caricature du marxisme. À une véritable analyse des forces de classes vivantes et de leurs positions respectives dans la société, on substitue des décrets de nationalisations bureaucratiques. Il est inconcevable qu’une telle approche puisse guider notre compréhension des événements se produisant dans les États tampons ou puisse nous aider à élaborer notre politique à leur égard.
« La nationalisation de l’industrie, aussi importante soit-elle, n’est qu’un des domaines où la bourgeoisie a été contrainte d’abandonner des positions importantes. Mais la bourgeoisie est encore, comme je l’ai dit plus haut, une puissance considérable dans la société. Le fait que les rapports de propriété soient toujours capitalistes dans l’agriculture et que la bourgeoisie soit présente dans toutes les institutions de l’État, y compris l’industrie nationalisée, n’est pas un des moindres signes de cette puissance. » [161]
L’importance de l’argumentation de Mandel et Stein est qu’elle accordait correctement une place centrale à la perspective historique de la révolution prolétarienne s’opposant en cela à un courant grandissant d’adaptation opportuniste à la bureaucratie soviétique et à ses éphémères ‘succès’. Ce qui ne signifie pas toutefois que la décision de reconnaître finalement la Yougoslavie et les États d’Europe de l’Est comme des États ouvriers « déformés » fût erronée. Cette nouvelle définition, lorsque comprise et utilisée correctement, remplissait une fonction politique et théorique nécessaire. Mais comme tous les concepts dialectiques, le concept d’ « États ouvriers déformés » n’est utilisable que dans les limites d’une certaine « tolérance » historique et politique.
C’est-à-dire que pour définir les États « hybrides » qui ont vu le jour dans les conditions spécifiques et uniques d’après la guerre et que pour souligner la distorsion et l’anormalité de leurs origines, le concept d’État ouvrier déformé était la base de principe sur laquelle le mouvement trotskyste affirmait la nécessité de défendre ces États envers une intervention impérialiste, tout en indiquant clairement les tâches politiques qui sont celles du prolétariat de ces pays.
L’usage du terme déformé met l’accent sur la différence historique déterminante existant entre le renversement de l’État capitaliste par la révolution d’Octobre 1917 et les bouleversements ayant eu lieu à la fin des années 1940 en Europe de l’Est – c’est-à-dire qu’il souligne l’absence d’organes de masse du pouvoir ouvrier, de soviets, dirigés par un parti de type bolchevique. Ce terme implique en outre que ces formes étatiques et gouvernementales à la viabilité historique incertaine n’ont qu’une existence transitoire et que leurs actes dans tous les domaines – tant politique qu’économique – portent les stigmates de leur naissance anormale et distordue.
Ainsi, loin d’offrir de nouvelles perspectives à ces régimes au niveau de l’histoire, le terme déformé souligne la faillite historique du stalinisme et montre la nécessité impérative de construire une direction véritablement marxiste, de mobiliser la classe ouvrière dans une révolution politique contre la bureaucratie et son régime, de créer de véritables organes de pouvoir ouvrier et de détruire les innombrables vestiges des vieux rapports capitalistes dans la structure de l’État et dans l’économie.
Toutefois, l’ambiguïté de la nouvelle définition comportait une faille vite exploitée par les opportunistes. Dans la Quatrième Internationale, le terme « déformé » fut de plus en plus utilisé comme une sorte d’adjectif sans réelle importance. Au lieu de voir dans les États ouvriers déformés une aberration de l’histoire s’étant produite dans des conditions particulières et exceptionnelles liées à la crise non résolue de la direction révolutionnaire du prolétariat, on fit de la théorie des États ouvriers déformés le point de départ de toute une perspective révisionniste.
C’est-à-dire qu’on abusa de la « tolérance dialectique » du concept dans le but d’en faire le modèle social et politique de futurs régimes ! Ce faisant, on dégradait les formes universelles essentielles de l’État ouvrier tel qu’il était apparu dans la Commune de Paris en 1871 et dans le pouvoir soviétique de la révolution d’octobre en 1917 pour les réduire à de simples normes abstraites sans réelle importance pour la doctrine et le programme.
La révolution prolétarienne, le soulèvement armé de la classe ouvrière soutenu par les masses opprimées et dirigé par son parti marxiste s’achevant par l’établissement de la dictature de la classe et s’exerçant à travers des formes étatiques bien précises, était de moins en moins considérée comme la condition préalable de l’existence d’un État ouvrier.
Hansen posa directement la question :
« Une des erreurs facilement commise en considérant la question (qu’est-ce qu’un État ouvrier ?) c’est de faire de la catégorie ‘État ouvrier’ une sorte de fétiche. Nous avons tous tendance à nous représenter quelque chose de grandiose, né pour mettre fin au sang et à l’ordure du capitalisme. Une auréole couronne le mot ‘État ouvrier’ parce qu’il est associé aux noms de Lénine et de Trotsky et à la grande lutte émancipatrice qu’ils ont menée. Il nous est par conséquent difficile de l’associer à quelque chose de sordide et même lorsque nous insistons sur la dégénérescence de l’URSS, l’État ouvrier continue de briller à nos yeux. Nous voulons que cela soit quelque chose de noble et de grand, qui nous enthousiasme. » [162]
Menée jusqu’à sa conclusion logique – ce que le SWP allait faire dans les années 1960 – l’argumentation de Hansen conduisait inévitablement à séparer la perspective socialiste de sa base prolétarienne et révolutionnaire. Pour Hansen, le terme d’État ouvrier était une passerelle pour lui permettre d’arriver à la répudiation complète de la conception scientifique marxiste pour laquelle le socialisme est le produit historique d’une lutte consciente menée par la classe ouvrière internationale. Le pragmatisme primaire qui était à la base de l’argumentation de Hansen apparaît clairement dans son insistance pour que l’analyse des pays tampons d’Europe de l’Est se fasse pays par pays : une méthode qui excluait toute évaluation théorique sérieuse du processus historique en cours en Europe de l’Est, de sa place dans le développement de la révolution mondiale et de ses vastes implications politiques pour la Quatrième Internationale.
Hansen avait en outre laissé entendre que la Quatrième Internationale hésitait à mettre la création d’un État ouvrier au crédit du stalinisme pour des raisons sentimentales, ce qui rappelait les arguments, tout aussi vulgaires, de divers intellectuels petits-bourgeois des années 1930, qui affirmaient que Trotsky continuait de tenir l’URSS pour un État ouvrier parce qu’il ne pouvait supporter l’idée qu’il ne restait rien de la révolution d’octobre 1917. La méthode de raisonnement de Hansen était si arriérée et superficielle qu’il était incapable de comprendre qu’il ne s’agissait pas, dans la discussion sur la nature de classe des États tampons, d’un attachement de type fétichiste à des normes abstraites, mais d’une question fondamentale entre toutes : celle du rôle historique de la classe ouvrière comme fossoyeur du capitalisme et bâtisseur de la société socialiste mondiale.
En avril 1950, la huitième session du Comité exécutif de la Quatrième Internationale décida de définir la Yougoslavie comme un État ouvrier déformé. (Mandel avait dans l’intervalle relégué ses premiers documents dans son porte-documents pour bientôt les y oublier à jamais). Du point de vue du développement de la Quatrième Internationale, c’était plus la façon de justifier cette définition que la définition elle-même qui est importante. Tout en annonçant l’instauration d’un État ouvrier en Yougoslavie, Mandel et Pablo couvraient la direction de Tito de louanges extravagantes.
On laissa clairement entendre que la crise de la direction était en train de se résoudre à Belgrade, que le PC Yougoslave « se débarrassait des derniers vestiges idéologiques du stalinisme » et que les titistes préparaient « un regroupement des forces révolutionnaires à l’échelle internationale », facilitant ainsi « l’organisation de la nouvelle opposition communiste sortant des partis staliniens et avec laquelle il est possible d’envisager la construction, dans un avenir proche, de formations révolutionnaires marxistes dans toute une série de pays ». [163]
Tandis que le SWP s’apprêtait à suivre le Comité exécutif, un dissident clairvoyant et perspicace, John G. Wright, le théoricien marxiste authentique du mouvement américain, le plus proche collaborateur de Trotsky sur le plan intellectuel à la fin des années 1930, s’inquiétait d’une dérive politique de plus en plus manifeste au sein de la Quatrième Internationale. Dans un mémoire qu’il écrivit en mai 1950, Wright faisait cette mise en garde :
« Les changements ayant eu lieu en Yougoslavie ont été et continuent d’être de nature transitoire et intérimaire et ne permettent pas le type de formulation définitive accepté par la majorité.
« La formulation adoptée est pratiquement mot pour mot la définition que Lénine lui-même avait donnée de la Russie soviétique telle qu’elle était issue de la révolution d’octobre, à savoir un État ouvrier à déformations bureaucratiques. Il est prématuré de définir la Yougoslavie de façon aussi catégorique et universelle.
« Dans la république soviétique, telle qu’elle était sous Lénine et Trotsky, il ne pouvait y avoir aucun doute quant au transfert du pouvoir d’État des mains de la bourgeoisie à celles de la classe ouvrière et quant à l’installation d’un nouvel ordre social avec de nouveaux organes de pouvoir étatique d’un caractère véritablement prolétarien. Il n’est pas correct de dire qu’il en est déjà ainsi de la Yougoslavie.
« Cela n’est pas défendable du point de vue de notre théorie et ce n’est pas nécessaire du point de vue d’une intervention efficace et correcte dans la révolution yougoslave en cours. Au contraire, cela peut créer un piège théorique et dans certaines conditions avoir des conséquences dangereuses.
« Dans une période récente, le parti yougoslave et sa direction ont, dans l’ensemble, fait de grands pas en direction d’un achèvement de la révolution yougoslave. Ils se dirigent vers la gauche plus rapidement que jamais depuis la rupture d’avec le Kominform en 1948. De nombreux faits indiquent qu’il est fort possible que l’évolution du PC yougoslave et de la Yougoslavie elle-même se fasse, de façon relativement pacifique, vers la construction d’un nouvel État ouvrier et vers la transformation du parti en un parti véritablement léniniste, à savoir un parti trotskyste.
« Il se peut qu’ils aillent jusqu’au bout. Cela est et doit être le but de tous nos efforts. Mais on ne peut pas supposer d’avance que cela sera. Le danger existe que notre but et l’intervention trotskyste dans son ensemble se trouvent obscurcis par une conception qui déclare comme accompli quelque chose qui reste encore à faire et qui ne peut qu’être le résultat d’une activité politique et d’une lutte conscientes.
« Autrement dit, les véritables organes du pouvoir ouvrier, les soviets et les organisations de masse élus librement, ne sont toujours pas apparus. La classe ouvrière elle-même et par-dessus tout son avant-garde agissante et organisée dans le parti révolutionnaire, en est encore à un stade de formation.
« Cette situation n’est ni une simple imperfection, ni ‘une déformation’, ni une coïncidence. Les résultats historiques ne peuvent jamais être meilleurs que la politique qui les a produits. La question n’est pas non plus simplement une question de ‘réforme’ désirable. Cela va bien au-delà.
« Si le bond n’a pas encore été fait et reste encore à venir, cela veut dire entre autres que cette période très critique à l’intérieur de la direction yougoslave, du parti yougoslave et du pays lui-même, n’est pas déjà dépassée, mais qu’elle est encore à venir… en fait cette période pourrait bien être celle par laquelle la Yougoslavie est en train de passer.
« Si les principaux organes du pouvoir prolétarien, les soviets, n’apparaissent pas dans la période qui vient immédiatement, si les organisations de masse n’obtiennent pas bientôt le maximum d’autonomie, d’initiative et de démocratie prolétarienne, alors un processus en sens inverse pourrait rapidement commencer et décider du sort de la Yougoslavie dans le sens inverse de celui indiqué par la majorité.
« Cette variante possible du cours des événements est complètement ignorée dans la formulation de la majorité. Il faudrait corriger cela.
« L’une des garanties de l’achèvement de la révolution yougoslave n’est pas ce que disent et ce que font ses dirigeants et le parti yougoslave, mais aussi ce que le mouvement trotskyste mondial dit et fait. Une des principales faiblesses du mouvement yougoslave a été sa tendance à tirer des conclusions théoriques et politiques plus ou moins définitives de situations épisodiques, conjoncturelles et transitoires. Cela oblige les trotskystes à être d’autant plus prudents quant aux conclusions théoriques et politiques qu’ils développent.
« Le poids et le potentiel révolutionnaire de la situation se développant en Yougoslavie sont parfaitement pris en considération par le point de vue que la Yougoslavie n’est pas encore un État ouvrier, que la révolution yougoslave, précisément parce qu’elle n’est pas encore achevée, se poursuit sur la seule voie qui puisse assurer sa survie, c’est-à-dire établir réellement en Yougoslavie ce qui fut établi en Union Soviétique sous Lénine et Trotsky. » [164]
Un peu plus d’un mois après que ces lignes fussent écrites, le début de la guerre de Corée jetait une lumière révélatrice sur la confiance mal placée de Pablo et Mandel dans les « remarquables qualités » de dirigeant de Tito. La Yougoslavie s’abstenait dans un vote décisif des Nations Unies qui allait servir de prétexte à l’intervention impérialiste et plutôt que de s’engager sur la voie que la Quatrième Internationale la pressait de prendre, celle de la révolution socialiste mondiale, elle s’engageait précisément sur la voie contre laquelle la Quatrième Internationale l’avait mis en garde en juillet 1948, celle des manœuvres entre l’impérialisme et la bureaucratie soviétique.
Bulletin d’information international du SWP, janvier 1950, pp.9-11.
Ibid., p.12-13.
Ibid., p.18-19.
Ibid., p.40-42.
Bulletin de discussion du SWP, n°3, juin 1950, pp.2-4.
Ibid., p.7-8.
Ibid., p.14.
Bulletin interne du SWP, t.12, n°2, février 1950 p.9.
Bulletin d’information international, septembre 1950, p.6.
Bulletin interne du SWP, t.12, n°3, octobre 1950, pp.5-6.