Durant l’année 1948 des changements majeurs se produisirent dans la physionomie politique et économique de l’Europe de l’Est rendant nécessaire un nouvel examen de l’analyse faite au deuxième congrès mondial de la Quatrième Internationale tenu en avril.
La bureaucratie soviétique se vit forcée, en réaction à la politique de guerre froide menée par l’impérialisme américain, en particulier à cause du plan Marshall, de mettre en œuvre une politique anticapitaliste radicale dans les « États tampons ». En Bulgarie, en Tchécoslovaquie et en Pologne l’industrie de base, le système bancaire, les communications et les transports furent nationalisés soit en grande partie soit totalement. En Roumanie, l’étatisation des moyens de production avait déjà commencé.
La Quatrième Internationale dut tenir compte de ces changements dans la définition de la nature de classe d’États dont la structure sociale et économique était le produit des circonstances exceptionnelles et particulières qui existaient au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Sur la base d’accords passés entre Staline et l’impérialisme anglo-américain à Téhéran, Yalta et Potsdam, l’hégémonie soviétique en Europe de l’Est fut reconnue en échange de l’assistance apportée par le Kremlin à l’étranglement du mouvement révolutionnaire du prolétariat en France, en Italie et en Allemagne et à l’écrasement de la lutte armée des travailleurs et des paysans en Grèce.
En Europe de l’Est, ni la propriété privée des moyens de production ni l’appareil d’État capitaliste ne furent liquidés immédiatement malgré la présence des troupes d’occupation soviétiques. Jusqu’à la fin de 1947, la ligne de conduite du Kremlin fut marquée par une totale absence de perspective à long terme pour la destruction du capitalisme dans les États tampons. La politique économique de la bureaucratie se souciait plus d’utiliser les ressources matérielles de ces États que de nationaliser leurs forces productives. La bourgeoisie nationale ne fut pas expropriée et les nationalisations se limitèrent aux entreprises saisies par les travailleurs à la fin de la guerre.
Ce n’est qu’en réaction à la menace militaire et économique que constituait le plan Marshall que la bureaucratie soviétique prit les premières mesures contre la bourgeoisie d’Europe de l’Est. Les implications de ces changements et des événements de Yougoslavie furent examinées par le septième plénum du comité exécutif de la Quatrième Internationale qui se tint en avril 1949. Le CEI passa en revue les principaux aspects du nouveau virage politique de la bureaucratie soviétique : l’étatisation de l’industrie lourde, un début de planification économique et les mesures prises à l’encontre des couches les plus riches de la paysannerie. Il constata cependant « l’apathie et la passivité hostile du prolétariat devant les efforts de la ‘planification bureaucratique’ » et expliqua que « cette forme de ‘planification’ gardait tout son caractère hybride et différait encore fondamentalement, dans sa structure, de la planification soviétique qui est elle même une déformation bureaucratique d’une véritable planification socialiste ». [131]
Dans son analyse du caractère contradictoire de l’action du Kremlin en Europe de l’Est, le CEI déclarait :
« Ces variations de la politique de la bureaucratie ne correspondent pas seulement à des changements de la situation objective. L’empirisme bureaucratique reflète, sous le masque des préoccupations immédiates, l’absence de perspective historique et l’impossibilité d’adopter une orientation de fond. Cela correspond à son tour au rapport concret de la bureaucratie avec la bourgeoisie et le prolétariat. Parce qu’elle désirait avant tout étrangler toute possibilité de révolution prolétarienne, elle fut amenée à conclure un compromis temporaire avec la bourgeoisie ; parce que ses privilèges sont historiquement incompatibles avec le maintien du régime capitaliste, elle dut s’engager dans la voie de la ‘liquidation « progressive des forces capitalistes dans la zone tampon ». [132]
Tentant de définir avec plus de précision la nature sociale des Etats d’Europe de l’Est le CEI déclarait : « on peut en conclure que les pays tampons – à l’exception de la Finlande et de la zone occupée par l’Union Soviétique en Allemagne et en Autriche – constituent aujourd’hui un type unique de société hybride et transitoire, en pleine transformation et dont les traits sont encore si passagers et indécis qu’il est très difficile de résumer leur nature fondamentale dans une formule concise. » [133]
Le CEI parvint à l’appréciation suivante :
« Le sort de ces pays n’est pas encore déterminé, non seulement au sens historique comme dans le cas de l’Union Soviétique, mais aussi dans un sens plus immédiat. L’ensemble des courants actuels de la politique mondiale : le plan Marshall, la ‘reconstruction’ relative de l’Allemagne occidentale, le réarmement américain, les perspectives économiques de l’impérialisme américain et du plan quinquennal soviétique, le développement de la lutte du prolétariat et des peuples coloniaux, tous ces facteurs décideront dans les mois à venir du sort immédiat des pays de la zone tampon. » [134]
Résumant les conclusions auxquelles était parvenu la Quatrième Internationale, le CEI déclarait :
« Tout ce tableau nous mène à la conclusion que les États tampons, à l’exception de la Finlande et des zones d’occupation russes en Autriche et en Allemagne – sont en voie d’être structurellement assimilées à l’URSS, mais que cette assimilation n’est pas encore achevée ». [135]
En ce qui concernait la Yougoslavie, le CEI constatait d’importantes différences quant aux origines de son État et à sa politique économique.
« De tous les pays de la zone tampon, la Yougoslavie fut le seul où la liquidation du gros des classes possédantes, ainsi que la destruction de l’appareil d’État bourgeois s’est faite par l’action de masse, à savoir par une guerre partisane qui eut dans ce pays le caractère d’une véritable guerre civile. De cette différence fondamentale entre la Yougoslavie et les autres États tampons découle un certain nombre de différences spécifiques sur divers plans : le PC dispose d’une réelle base de masse ; les masses ont une attitude foncièrement différente envers le nouvel État ; les rapports entre le PC yougoslave et la bureaucratie soviétique sont différents ; il y a la possibilité d’une réelle différenciation du mouvement ouvrier à la suite de la crise titiste, malgré l’existence indéniable d’un régime policier dans le pays. Bien que l’ensemble de ces facteurs ne puisse éliminer les obstacles structurels s’opposant à une véritable planification et bien que, pour cette raison, l’économie yougoslave reste qualitativement différente de l’économie russe, il fait indubitablement de ce pays celui qui, sur le plan social et politique, se rapproche le plus de la structure soviétique. Notre défense de la Yougoslavie contre la campagne de calomnie, de blocus économique, et le reste de la part de la bureaucratie doit être vue dans le contexte de notre appréciation du mouvement ouvrier de ce pays, des possibilités révolutionnaires crées par ce dernier et des origines de cet État, qui ont priorité sur les considérations d’ordre purement économique. » [136]
Le CEI achevait son analyse par un point essentiel qui allait bientôt être contesté au sein de la Quatrième Internationale. Mais en avril 1949, s’efforçant de comprendre la portée objective des événements d’Europe de l’Est, le CEI faisait cette mise en garde :
« a. Il est impossible de faire une appréciation du stalinisme en s’appuyant uniquement sur des effets localisés de sa politique ; cette appréciation doit avoir pour point de départ l’ensemble de son action à l’échelle mondiale. Si l’on considère l’état de décomposition dans lequel se trouve le capitalisme mondial aujourd’hui encore, quatre ans après la fin de la guerre et si l’on considère la situation concrète de 1943-1945, le stalinisme est sans aucun doute possible apparu à l’échelle mondiale comme le facteur qui fut déterminant pour éviter l’effondrement soudain et simultané de l’ordre capitaliste en Europe et en Asie. Dans ce sens, les ‘succès’ obtenus par la bureaucratie dans la zone tampon constituent tout au plus le prix payé par l’impérialisme pour les services que celle-ci lui rendit à l’échelle mondiale – un prix qui sera d’ailleurs constamment remis en question par la suite.
« b. Du point de vue mondial, les réformes réalisées par la bureaucratie soviétique – l’assimilation de la zone tampon à l’URSS – pèsent infiniment moins dans la balance que les coups qu’elle a portés à travers ses actions, dans les États tampons en particulier, à la conscience du prolétariat mondial que l’ensemble de sa politique démoralise, désoriente et paralyse au point de le rendre partiellement réceptif à la campagne impérialiste pour la préparation de la nouvelle guerre. Même du point de vue de l’Union Soviétique elle-même, les défaites et la démoralisation du prolétariat mondial dues au stalinisme constituent pour elle une menace infiniment plus grande que la consolidation de la zone tampon ne constitue un renforcement. » [137]
La Quatrième Internationale n’était pas parvenue à une définition définitive et globale du caractère des États d’Europe de l’Est. L’utilisation d’expressions comme « hybride », « transitoire » et « en voie d’assimilation structurelle » révèle le caractère provisoire, incomplet et insuffisant de l’analyse. C’est pourquoi on décida d’élargir la discussion sur le caractère des « États tampons ».
Les impressionnistes et les éclectiques d’aujourd’hui tels que Banda – qui soit ont tout oublié ce qu’ils avaient appris de la lutte contre Pablo, soit n’ont jamais sérieusement assimilé les leçons théoriques de cette lutte – tentent de ridiculiser la prudence avec laquelle la Quatrième Internationale aborda ces phénomènes sociaux nouveaux. Il leur est impossible de comprendre pourquoi la Quatrième Internationale n’a pas proclamé l’existence d’États ouvriers en Europe de l’Est immédiatement après l’étatisation des moyens de production. Ces empiristes sont totalement incapables de voir les conséquences politiques, théoriques et finalement pratiques, moins évidentes, d’une définition faisant des États tampons des États ouvriers.
Mais en 1949, les principaux dirigeants de la Quatrième Internationale avaient encore présent à l’esprit les leçons de la lutte contre Shachtman. Ils se souvenaient encore de l’avertissement de Trotsky : « Toute définition sociologique est en fin de compte un pronostic historique ». Ce qui pouvait commencer comme une dispute plutôt abstraite sur une question de terminologie pouvait à un certain moment, sous la pression de forces de classe, devenir le point de départ d’une révision fondamentale de la perspective historique toute entière du mouvement trotskyste – et c’est précisément ce qui se produisit.
Ce à quoi la Quatrième Internationale se trouvait confrontée dans la discussion sur le caractère des États d’Europe de l’Est était la question du rôle historique du stalinisme. La propriété privée des moyens de production avait été éliminée et un monopole d’État du commerce extérieur instauré par l’intervention militaire de la bureaucratie soviétique. Il fallait donc répondre à cette question : cela représentait-il une liquidation de l’État capitaliste en Europe de l’Est et l’existence d’une dictature du prolétariat, même déformée ? Il y avait un précieux point de repère dans les écrits de Trotsky en 1939-1940 pour ceux qui étudiaient cette question : son analyse de la liquidation des rapports capitalistes de propriété dans la Russie blanche et en Pologne orientale à la suite de l’intervention militaire de l’Armée rouge à la suite du pacte Hitler-Staline d’août 1939.
Mais il n’y avait pas seulement là des similitudes, il y avait aussi d’importantes différences. Trotsky parlait de l’expropriation des grands propriétaires terriens et de l’étatisation des moyens de production dans les « territoires qui seront indubitablement incorporés à l’URSS ». [138]
Les États tampons d’Europe de l’Est n’avaient au contraire pas encore été « structurellement assimilés » à l’Union Soviétique. (En vérité les frontières nationales des États tampons ne furent jamais abolies). De plus, Trotsky avait constaté que dans les territoires occupés par l’Union Soviétique, la bureaucratie s’était vue forcée de donner une « impulsion » à l’expropriation révolutionnaire par les masses. Il déclara que sans un appel à l’activité indépendante des masses « il est impossible de constituer un nouveau régime ». [139]
Mais en dehors de la Yougoslavie, la liquidation de la propriété capitaliste ne s’était accompagnée d’aucune action indépendante de masse digne de ce nom de la part du prolétariat. Et même dans ce pays, l’absence de véritable forme soviétique de pouvoir ouvrier, l’organisation bureaucratique de la direction titiste et le caractère généralement nationaliste de la politique menée par le Parti communiste yougoslave soulevaient des questions théoriques liées à des problèmes fondamentaux de perspective historique.
Derrière le problème d’une définition correcte, il y avait une question programmatique essentielle : par quel processus la dictature du prolétariat et la transition au socialisme sont-ils réalisés ? Le rapport existant entre la définition sociologique et le pronostic historique se manifestait avec une extrême clarté précisément dans cette question. Vu dans le contexte de la lutte de la Quatrième Internationale pour résoudre la crise de la direction révolutionnaire de la classe ouvrière, la question d’une définition sociologique « correcte » était d’importance tout à fait secondaire comparée aux dangereuses révisions de la perspective et du programme qui se trouvèrent introduites en contrebande dans le mouvement au cours de la discussion sur les États tampons. Il s’avéra finalement que ceux qui, comme Pablo et Cochran (soutenus par Hansen) insistaient sur la nécessité de déterminer sur quels critères concrets on pouvait baser la définition d’un État ouvrier, poursuivaient, qu’ils en fussent conscients ou non, un objectif caché.
En 1939-1940, Trotsky tout en refusant de définir la bureaucratie soviétique comme une classe, tenta de déterminer si les divergences qui l’opposaient à la minorité de Burnham et Shachtman ne concernaient que la terminologie. « Quelles nouvelles conclusions politiques devons-nous tirer de ces définitions ? » demanda-t-il.
Étant donné que la Quatrième Internationale luttait pour le renversement de la bureaucratie et dans la mesure où la minorité concédait que cette révolution était liée à la défense des rapports de propriété nationalisée existants, alors, même si elle préférait appeler la révolution non pas politique mais sociale, les divergences entre la majorité et la minorité ne seraient qu’une question de terminologie. C’est pourquoi Trotsky écrivait : « Si nous leur faisions ces concessions terminologiques, nous mettrions nos critiques dans une situation extrêmement délicate, car ils ne sauraient pas eux-mêmes que faire de leur victoire purement verbale. » [140]
Le conflit de 1939-1940 allait bien sûr au-delà de la simple terminologie. Ayant défini la bureaucratie comme une classe, la minorité rejeta ensuite la défense inconditionnelle de l’Union Soviétique contre l’impérialisme. En 1949, les divergences programmatiques se trouvant derrière les divergences en matière de terminologie ne se manifestèrent pas aussi rapidement. Tout d’abord, il sembla que l’accord sur la manière de définir les États tampons et la Yougoslavie ait mis un terme à la dispute théorique. Mais les implications plus profondes de ce conflit apparurent soudain sous la forme d’une perspective qui menaçait le mouvement trotskyste de liquidation pure et simple.
Tous les grands conflits théoriques sont déterminés par l’antagonisme de forces de classe. Il pouvait sembler, si on s’en tenait aux « apparences » engendrées par les accords d’après-guerre, que le stalinisme était plus puissant que jamais et que la bureaucratie soviétique était capable de jouer un rôle historique progressiste malgré tous ses crimes passés. Trotsky mettait en garde contre le fait que de brusques changements dans la conjoncture politique produisent souvent dans les rangs du mouvement révolutionnaire un retour à des formes de pensée petites-bourgeoises. C’est dans ce genre d’adaptation non critique à l’apparence de la réalité politique que la pression de forces de classe hostiles trouve sa plus dangereuse expression.
L’évolution de la discussion entre 1949 et 1951 reflétait la crise politique qui se développait dans les rangs de la Quatrième Internationale et du SWP en particulier. La différenciation politique qui se produisit dans la direction du SWP était l’expression directe de changements fondamentaux dans les rapports de classe aux États-Unis, changements produits par une institutionnalisation du compromis et de la collaboration de classe style « New Deal », s’appuyant sur l’augmentation des dépenses publiques selon le modèle keynésien. L’évolution dans la Quatrième Internationale de ce processus de crise théorique et politique mérite un examen attentif.
Bert Cochran (E.R. Frank) fut un des premiers à insister pour que la Quatrième Internationale reconnaisse l’existence d’États ouvriers en Europe de l’Est. En mars 1949, il présenta un mémoire contenant l’argument que l’étatisation des moyens de production dans les États tampons avait donné naissance à des formes de pouvoir qui « ressemblaient dans l’ensemble à celles de l’URSS ». [141]
Lors d’une réunion du comité politique du SWP, le 12 juin 1949, Morris Stein introduisit la discussion sur la résolution citée plus haut et élaborée au septième plénum. Son rapport politique consista en grande partie en un résumé de ce document. Cochran suivit l’argumentation qui se trouvait dans son mémoire. La discussion se poursuivit le 2 août 1949, Stein prenant la parole sur les divergences existant dans la Quatrième Internationale et le SWP :
« Dans mon exposé de la résolution sur les pays d’Europe de l’Est, je n’avais pas abordé la position du RCP britannique. Je vais donc en parler brièvement ici. Je n’ai pas lu leurs documents les plus récents, mais cela n’a pas trop d’importance parce que la position qu’ils ont actuellement est celle qu’ils défendent depuis plus d’un an. Il y a seize mois, ils déclaraient déjà que les pays de la zone tampon étaient des États ouvriers. En fait, ils ont une position semblable aujourd’hui sur la Chine. Ils partent de la conception que le stalinisme au pouvoir équivaut à un État ouvrier. Lorsqu’ils ont adopté pour la première fois la position que les États tampons étaient des États ouvriers il n’y avait pas encore eu dans ces pays de nationalisations de grande envergure. Dans un sens, leur façon de raisonner ressemble à celle des Shachtmaniens, même s’ils arrivent à des conclusions inverses.
« Le fait que les staliniens contrôlent l’appareil d’État équivaut pour les Shachtmaniens à l’existence d’un collectivisme bureaucratique, c’est-à-dire que dès que les staliniens conquièrent le pouvoir d’Etat une nouvelle classe sociale voit le jour. Pour le RCP aussi le contrôle du pouvoir d’État par les staliniens signifie un changement social automatique à la différence qu’ils le qualifient, eux, d’État ouvrier. Cette méthode commode dégage entièrement celui qui l’applique de la responsabilité d’analyser le processus concret et vivant.
« Il est remarquable à ce point de vue que la seule analyse sérieuse de l’évolution des pays de la zone tampon ait été celle effectuée par la tendance majoritaire de l’internationale. En essayant de simplifier le problème des pays de la zone tampon, le RCP l’a au contraire compliqué et a remis en question toutes les positions idéologiques du trotskysme.
« Si le stalinisme au pouvoir signifie l’existence d’un État ouvrier en quoi consiste alors le rôle de la Quatrième Internationale ? Qu’advient-il de la conception marxiste de l’État ?
« Plusieurs tendances se sont développées au sein du RCP sur la base même des contradictions inhérentes à leurs positions sur les pays d’Europe de l’Est. Un de leurs membres dirigeants par exemple tire la conclusion que si le stalinisme était une telle force révolutionnaire autant adhérer au Parti communiste. D’autres remettent en question l’existence de la Quatrième Internationale, déclarant qu’elle fut constituée prématurément.
« Prenons maintenant certains des arguments avancés pendant la dernière discussion. L’approche de ces questions par Cochran m’a stupéfait. J’ai trouvé très étonnante sa manière d’éluder ce que je considère comme la question fondamentale. Il est par exemple d’accord sur le fait que l’agriculture des pays tampons continue d’être privée. Mais, nous dit-il, ce fait a peu d’importance. Il n’essaie pas d’analyser pourquoi ce fait n’a pas d’importance. Il l’écarte sans autre forme de procès.
« La résolution du CEI pose la question des frontières nationales et de leur rôle réactionnaire. On y démontre l’impossibilité d’une planification dans les limites de petits États nationaux. Mais ce fait-là il l’écarte aussi. Pourquoi ? » [142]
Cochran défendit sa position, insistant sur le fait que pour décider du caractère des États d’Europe de l’Est la question primordiale n’était pas leur origine historique et l’absence d’un mouvement révolutionnaire de masse de la classe ouvrière, mais l’étatisation de l’industrie. Il soutenait que les « similitudes sociologiques » entre l’Europe de l’Est et l’URSS étaient si grandes qu’elles l’emportaient sur la différence de leurs origines historiques.
Cochran se concentra ensuite sur ce qu’il considérait être la signification profonde de la discussion :
« Derrière tous ces arguments (contre l’existence d’États ouvriers en Europe de l’Est) il y a la crainte qu’en admettant une similitude sociologique entre la Tchécoslovaquie ou la Yougoslavie et l’URSS, nous attribuions un rôle progressif au stalinisme. Et s’il en est ainsi ne nous faut-il pas aussi reconsidérer le rôle de la Quatrième Internationale ?
Si on y réfléchit, on constate qu’en réalité le problème se trouve sur un tout autre plan que celui sur lequel fut menée la discussion ce soir. Voici comment je vois les choses : en admettant que le stalinisme puisse ailleurs dans le monde, en Amérique ou en Europe de l’Ouest, réaliser ce qu’il a réalisé en Tchécoslovaquie ou en Pologne – appelez cela comme vous voulez capitalisme, néocapitalisme, État hybride – définissez cela comme bon vous semble, si le stalinisme par ses méthodes pouvait réaliser en Amérique ce qu’il a réalisé en Tchécoslovaquie, je pense qu’il s’ensuivrait alors que le stalinisme est la force d’avenir destinée à ouvrir la voie à la nouvelle société. » [143]
Cochran avait touché au but. En réalité, la discussion n’avait pas pour objet des définitions sociologiques, mais des pronostics historiques et les tâches de la Quatrième Internationale. Cochran s’empressa de souligner qu’il ne croyait pas le stalinisme capable de réaliser aux États-Unis et en Europe de l’Ouest ce qu’il avait réalisé dans les pays d’Europe de l’Est : « Le stalinisme est donc historiquement en faillite. Notre analyse fondamentale à ce sujet ne change pas ». [144]
Clarke s’opposa immédiatement à la position de Cochran, bien que finalement il allait devenir le principal défenseur des thèses révisionnistes de Pablo au sein du SWP. L’évolution politique de Clarke est un exemple de l’impact de forces de classes objectives sur le cadre du mouvement révolutionnaire qui produit souvent des changements aussi brusques qu’inattendus dans les positions individuelles. Il fit cette mise en garde que les conceptions de Cochran conduisaient à la conclusion que le stalinisme joue un rôle progressif, il dit que le SWP « devait se garder de définir ces États à l’aide d’une formule par trop superficielle, particulièrement au vu de la crise mondiale et de la lutte existant ailleurs dans le monde ». [145]
C’est à ce moment que Cannon intervint dans la discussion :
« Je ne crois pas qu’on puisse changer le caractère de classe d’un État par des manipulations d’en haut. Cela ne peut être fait que par une révolution suivie d’un changement fondamental dans les rapports de propriété. C’est ce que j’entends par changement du caractère de classe de l’État. C’est ce qui s’est produit en Union Soviétique. Les travailleurs ont tout d’abord pris le pouvoir, puis ils ont commencé à transformer les rapports de propriété.
« Je ne crois pas qu’il y ait eu de révolution sociale dans les pays de la zone tampon et je ne crois pas que le stalinisme y ait mené une révolution. Mon opinion sur la situation est qu’un formidable mouvement révolutionnaire s’est manifesté vers la fin de la guerre avec les victoires de l’Armée rouge et que le mouvement instinctif des masses était d’aller de l’avant, de balayer le capitalisme, que les ouvriers prennent le pouvoir et s’unissent immédiatement à l’Union Soviétique ou créent une fédération des États des Balkans et créent un territoire suffisant pour permettre une planification socialiste.
« Je crois que le stalinisme n’a en aucun cas de rôle révolutionnaire. Il a donné une impulsion à la révolution dans le sens que les victoires de l’Armée rouge ont stimulé le mouvement révolutionnaire. Mais le rôle du stalinisme a été d’étrangler la révolution, d’opprimer le mouvement de masse des ouvriers et de stabiliser à nouveau l’État capitaliste et les rapports de propriété capitalistes…
« Si on se met à accepter l’idée qu’on peut changer le caractère de classe d’un État par des manipulations à partir des cercles dirigeants, on ouvre la porte à toutes sortes de révisions des conceptions théoriques de base. Je crois que non seulement les pays de la zone tampon peuvent très bien retourner dans la sphère d’influence capitaliste, mais qu’il y a toutes les chances pour que cela se produise, à moins qu’un mouvement révolutionnaire en Europe ne vienne modifier la situation.
« Je considère ces États comme étant à l’heure actuelle des pions entre deux puissances – le capitalisme occidental et l’Union Soviétique – On peut très bien concevoir qu’un marché passé dans le contexte de la guerre froide soit le point de départ d’un relâchement du contrôle stalinien sur l’appareil d’État de ces pays et d’une reprise en main progressive par des représentants agréés par le capitalisme. Que j’aie raison ou pas en disant qu’une telle évolution est probable ne change rien à la situation. Si vous admettez que cela peut se produire, il vous faut déclarer qu’il est possible de modifier le caractère de classe de l’État à volonté, sans révolution ou contre-révolution. C’est avec cette idée, poussée à l’extrême, que certains jouent ; l’idée que l’Angleterre pourrait nationaliser progressivement les mines, les banques, l’acier et d’autres industries et de cette manière parvenir tout doucement au socialisme sans une révolution. Nous avons toujours considéré cela comme du réformisme.
« Ce qui est absolument certain c’est que les choses ne peuvent pas rester comme elles sont à présent. C’est une situation transitoire, tout le monde est d’accord là-dessus… Dans l’intervalle, il faut reconnaître comme transitoires ces formations dans lesquelles il n’y a pas eu de révolution sociale, mais plutôt une révolution avortée et nous en tenir là pour le moment. Il est trop tôt pour formuler une appréciation définitive.
« Je suis d’accord avec ce que dit Clarke à propos de l’Union Soviétique, les nationalisations plus le monopole du commerce extérieur ne sont pas le critère d’un État ouvrier. C’est ce qui reste d’un État ouvrier créé par la révolution russe. Ce sont les vestiges de la révolution russe. C’est pourquoi on appelle l’État soviétique ‘dégénéré’.
« Il y a une formidable différence entre un État où les rapports de propriété nationalisés sont le résultat d’une révolution prolétarienne et un État où ils représentent certaines mesures progressistes vers la nationalisation par les staliniens dans un cas ou par des réformistes anglais dans l’autre ». [146]
Stein résuma la discussion en disant : « Je ne sais pas moi-même encore exactement ce qui est à la base de nos divergences ». [147]
Mais il était de plus en plus clair que des divergences d’un caractère fondamental existaient dans la Quatrième Internationale. En septembre 1949, Pablo écrivit un article dans lequel il défendait l’usage du terme « État ouvrier déformé dès sa constitution » pour la Yougoslavie tout en y présentant une description embryonnaire d’une toute nouvelle perspective.
« Le socialisme en tant que mouvement idéologique et politique du prolétariat et en tant que système social est, de par sa nature, international et indivisible. Cette idée est le fondement de notre mouvement et elle est la seule sur laquelle on peut construire le mouvement de masse qui garantira le développement socialiste de l’humanité.
« Mais tout en gardant cela à l’esprit, il n’en est pas moins vrai que dans toute la période historique transitoire entre le capitalisme et le socialisme, une période qui peut s’étendre sur des siècles, nous allons voir se développer la révolution de façon bien plus tortueuse et compliquée que nos maîtres ne l’avaient prévu – et se développer des États ouvriers qui ne seront pas normaux, mais déformés par nécessité. » (Italiques de l’auteur.) [148]
Au plus fort de la lutte fractionnelle de 1953, Cannon déclara qu’il n’avait jamais accepté la perspective de siècles d’États ouvriers déformés avancée par Pablo. Ceci se trouve confirmé par un discours public prononcé par Cannon le 4 novembre 1949 à l’occasion du trente-deuxième anniversaire de la révolution russe ayant pour thème La tendance du développement au vingtième siècle. On ne peut pas, après avoir étudié ce discours, ne pas tirer la conclusion qu’il répondait directement aux perspectives avancées par Pablo dans son document de septembre 1949.
Cannon fit l’historique des attaques révisionnistes contre la perspective révolutionnaire du marxisme qui démontrait la banqueroute historique du capitalisme et le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière internationale. Cannon constata qu’à la fin du dix-neuvième siècle, en pleine prospérité économique, « les idéologues du capitalisme triomphant célébraient dans l’enthousiasme la réfutation de la prophétie marxiste ». [149]
Il expliqua comment ces conceptions qui allaient devenir la base du réformisme dans le mouvement ouvrier furent mises en pièces par la Première guerre mondiale et la révolution russe, la plus puissante confirmation du marxisme. Cannon en vint ensuite à examiner les origines matérielles et idéologiques du stalinisme et de sa théorie du « socialisme dans un seul pays », qui « signifiait un renoncement de la perspective de la révolution internationale ; la reconnaissance du capitalisme et l’attente de son existence permanente sur cinq sixièmes de la surface du globe et la volonté de la bureaucratie soviétique de s’y adapter et de vivre avec lui » [150]
Cette conception, dit Cannon avec insistance, n’était pas moins fausse que le révisionnisme plus ancien de Bernstein et fut mise en pièces par les luttes révolutionnaires explosives et les crises économiques de la fin des années 1920 et 1930. Mais les possibilités révolutionnaires des années 1930 furent trahies et produisirent une série de défaites désastreuses.
« Les terribles expériences du stalinisme et du fascisme et de la Deuxième guerre mondiale et tout ce qui l’a entraîné et en a découlé ont changé beaucoup de choses, déçu bien des espoirs et soulevé de nouveaux problèmes qu’il faut examiner théoriquement. Une fois de plus des phénomènes nouveaux, qui n’ont pas été prévus par des gens qui ne voient que ce qui se passe sous leurs yeux et s’imaginent que cela durera pour toujours ont produit une nouvelle suite d’impressions superficielles qui ont la prétention d’être des théories élaborées ». [151]
Cannon couvrit de ridicule ceux qui avaient proclamé que le fascisme était la tendance de l’avenir.
« Ces marchands de panique ont sorti la soi-disant théorie du ‘rétrogressionnisme’ du gouffre de leurs craintes et de leurs terreurs. Ils ont déclaré que le processus historique allait définitivement à rebours vers la barbarie et non de l’avant vers le socialisme. Mais ce pessimisme capitulard était aussi inutile quant à donner une véritable évaluation du rôle et des perspectives du fascisme que l’optimisme béat d’une partie des capitalistes…
Par leurs vantardises et leurs prétentions ainsi que par le sort qu’ils ont subi, Hitler et Mussolini sont devenus dans l’histoire des symboles de ce qui attend tous les dictateurs fascistes qui pourraient encore faire une brève apparition dans l’un ou l’autre pays. Hitler au sommet de sa folie se vantait que son régime nazi durerait mille ans. Mais il a dû se contenter de douze petites années et dans ce pari il a misé sa propre tête lorsque son régime s’est effondré honteusement. Mussolini en a impressionné plus d’un en se pavanant sur son balcon romain et en donnant l’impression d’être un surhomme. Mais son régime s’est décomposé et est devenu ‘une pomme pourrie’ après seulement vingt ans d’existence. Et Mussolini lui-même finit pendu par les pieds sur une place publique comme un porc dans une boucherie. Il y avait dans la fin déshonorante des deux surhommes fascistes un symbole de justice ainsi qu’une prophétie. » [152]
Puis il en vint au rôle historique de la bureaucratie soviétique.
« Le sort des criminels staliniens ne sera pas plus glorieux. La mission historique de la conquête du monde, attribuée au stalinisme par des philistins terrifiés et des pessimistes professionnels n’est pas moins chimérique que celle attribuée auparavant au fascisme. Au moment où le stalinisme remporte en apparence le plus grand triomphe de son expansion, il est atteint d’une crise mortelle. La révolte en Yougoslavie qui s’étend déjà comme une épidémie à travers les domaines staliniens d’Europe de l’Est – et qui demain atteindra la Chine – annonce la sentence de mort prononcée par l’histoire sur le droit du stalinisme à s’étendre ou même à survivre autrement que sous la forme d’un horrible intermède dans la marche en avant de l’humanité.
« L’humanité avance vers le socialisme et la liberté et ne recule pas vers la barbarie et l’esclavage. Ni le fascisme ni le stalinisme n’ont le droit historique de lui barrer la route… Le stalinisme est une excroissance dégénérée du mouvement ouvrier – le produit du retard injustifié et du report de la révolution prolétarienne après que toutes les conditions pour sa réalisation aient mûri au point d’en devenir pourries. Ni le fascisme, ni le stalinisme ne représentent ‘la voie de l’avenir’. Tous deux sont des phénomènes réactionnaires et transitoires. Ni le fascisme ni le stalinisme ne représentent le cours principal de l’histoire. Ils représentent au contraire un écart par rapport à celui-ci ; ils doivent être effacés et ils le seront par le prochain raz-de-marée du soulèvement des pays coloniaux et des révolutions prolétariennes. » [153]
Afin de répondre à l’affirmation de Banda selon laquelle la Quatrième Internationale n’avait « aucune appréciation » non seulement de l’Europe de l’Est et de la Yougoslavie, mais encore du Vietnam et de la Chine, citons la conclusion du discours remarquable de Cannon :
« Les soulèvements sans précédent des masses coloniales qui eurent lieu dans le sillage de la guerre ont montré la faiblesse frappante des puissances impérialistes occidentales et leur incapacité à maintenir et affermir leur domination coloniale. La sentence finale de l’impérialisme occidental est clairement inscrite dans le ciel enflammé de l’Orient. Le capitalisme périmé n’a nulle part un avenir assuré.
« Les ouvriers européens ont eu leur deuxième chance de révolution juste après la guerre et en général ils étaient prêts à la saisir. Ils ont échoué une fois encore uniquement parce qu’ils n’avaient toujours pas de parti révolutionnaire suffisamment influent pour organiser et mener la lutte. La conclusion à tirer de cela ce n’est pas de mettre une croix sur la révolution, mais de construire un parti révolutionnaire pour l’organiser et la diriger. Voilà notre raison d’être.
« La perspective des prochaines années, telle qu’on peut la déduire du cours pris par les événements et telle qu’elle fut mise en lumière par l’histoire du demi-siècle dernier, est celle de la crise continue et de la faiblesse croissante du capitalisme en faillite ; de nouveaux soulèvements dans les pays coloniaux sur une échelle toujours plus grande ; de plus en plus de grèves et de luttes de classes dans les principaux pays du capitalisme. Au cours de ces luttes, les travailleurs apprendront les leçons les plus fondamentales par leurs propres expériences. Ils forgeront des partis révolutionnaires qui se montreront à la hauteur de ce siècle de sang et d’acier. Et ces partis organiseront leurs luttes et les mèneront à leur aboutissement révolutionnaire…
« Telle est la tâche suprême assignée par l’histoire au vingtième siècle et elle sera accomplie. Le travail progresse et le but est en vue. La première moitié du vingtième siècle a vu le commencement de la nécessaire transformation sociale du monde. La seconde moitié en verra l’aboutissement triomphal. Le socialisme gagnera le monde, le changera et y assurera la paix et la liberté. » [154]
National Education Department Socialist Workers Party, Education for Socialists : Class, Party, and State and the Eastern European Revolution, November 1969, p.12.
Ibid.
Ibid., p.12-13.
Ibid., pp.13-14.
Ibid., p.14.
Ibid., p.15.
Ibid., p.16.
Léon Trotsky, Défense du Marxisme, EDI, Paris 1976, p.120.
Léon Trotsky, Défense du Marxisme, EDI, Paris 1976, p.121.
Léon Trotsky, Défense du Marxisme, EDI Paris 1976, p.105.
Bulletin Interne du SWP, t.11., n°5, octobre 1949, p.12.
Ibid., p.19.
Ibid., p.23.
Ibid.
Ibid., p.25.
Ibid., p.25-27.
Ibid., p.30.
Bulletin International d’Information du SWP, décembre 1949, p.3.
James. P. Cannon, Speeches for Socialism, Pathfinder Press, New York 1971, pp.365-366.
Ibid., p.372.
Ibid., p.373-374.
Ibid., p.374-375.
Ibid., p.375-376.
Ibid., p.377-380.