C’est une impudente calomnie que de présenter, comme Banda tente de le faire, la controverse de 1940 comme le premier symptôme du virus de l’anticommunisme « stalinophobe ». À aucun moment dans la discussion, la suggestion même vague ne fut faite que le SWP ne comprenait pas l’obligation de classe que représentait la défense des staliniens vis-à-vis de l’État capitaliste.
Le SWP sortait à peine d’une longue lutte fractionnelle au cours de laquelle Cannon avait, en étroite collaboration avec Trotsky, combattu âprement une minorité petite-bourgeoise dirigée par Burnham et Shachtman. Celle-ci, arguant que l’Union Soviétique était gouvernée par une bureaucratie totalitaire stalinienne, s’opposait à sa défense. À la conférence du parti, en septembre 1940, Cannon passa en revue les principales leçons de la lutte contre Burnham et Shachtman :
« Il est important de se rappeler sous ce rapport que notre lutte contre l’idéologue petit-bourgeois Burnham a commencé avec cette question : comment définir les staliniens ?
« On se souviendra du fait qu’il y a presque deux ans, à l’époque de la crise de l’automobile, le premier conflit véritable avec Burnham et ceux qui le suivaient fut provoqué par leur attitude vis-à-vis de la scission dans le syndicat de l’automobile. Malgré le fait que la grande majorité des travailleurs de l’automobile ait suivi le CIO, et par conséquent à cette époque les staliniens, Burnham voulait que nous soutenions Martin et même l’AFL, en s’appuyant sur la théorie que les staliniens ne faisaient pas réellement partie du mouvement ouvrier.
« Le conflit s’intensifia à nouveau sur la question de l’invasion de la Pologne quand Burnham voulut que le parti prenne position ouvertement contre l’Armée rouge, en expliquant que l’Union Soviétique était ‘impérialiste’. Le conflit s’intensifia plus encore avec l’invasion de la Finlande.
« Puis, quand Browder fut condamné par le gouvernement sur la base d’une accusation de toute évidence fausse concernant son passeport, Burnham s’opposa à une défense de Browder, arguant qu’il ne représentait aucune tendance ouvrière légitime. Il ignora délibérément le fait que Browder, en tant qu’agent de la bureaucratie soviétique, représentait indirectement la plus grande organisation ouvrière dans le monde, l’État soviétique.
« Dans ce cas, Burnham était au fond poussé par l’impérialisme démocratique aux États-Unis. Les staliniens se trouvaient à cette époque en conflit avec l’administration Roosevelt et ‘l’intransigeance’ de la faction Burnham vis-à-vis des staliniens n’était qu’une manière facile et bon marché de s’adapter aux vociférations des démocrates bourgeois. Burnham et ses partisans partaient du point de vue qu’il ne fallait pas reconnaître le PC comme une tendance du mouvement ouvrier. Personne n’a dit ce genre de choses ici aujourd’hui. » [18]
Comme le prouve cette citation, Banda attribue faussement à Cannon et au SWP les positions mêmes défendues par Burnham et Shachtman, c’est-à-dire le refus de reconnaître le stalinisme comme une tendance légitime du mouvement ouvrier, positions contre lesquelles le SWP lutta au point de faire scission avec ceux qui les défendaient.
Mais peut-être que les positions de 1939-40 et cette déclaration de Cannon de 1940 ne représentaient qu’un abandon passager d’une attitude « stalinophobe » à laquelle le SWP allait bientôt revenir ?
En août 1946, alors que la lutte contre la fraction de droite Morrow-Goldman (sur laquelle nous aurons encore bien des choses à dire) battait son plein, le comité politique du SWP produisit une analyse détaillée de la tendance de Shachtman, intitulée Marxisme révolutionnaire ou révisionnisme petit-bourgeois. Ce document dégageait systématiquement les divergences programmatiques opposant le Socialist Workers Party au Workers Party de Shachtman avec lequel Morrow et Goldman proposaient de s’unir. Dans la section intitulée « Nos appréciations divergentes des partis staliniens », le comité politique du SWP déclarait :
« La rupture du Workers Party d’avec notre programme sur la question russe fut la cause de divergences aiguës dans l’appréciation des partis staliniens et dans la détermination de notre approche tactique à leur égard. Là, comme dans d’autres domaines, Burnham fut le premier, en 1937, à proposer au comité politique du SWP qu’on considère que les partis staliniens ne faisaient plus partie du mouvement ouvrier et qu’on devrait les traiter comme le parti nazi et le parti fasciste. Le Workers Party, attaquant prudemment et progressivement notre appréciation des partis staliniens, est finalement arrivé à la position qu’avait Burnham en 1939, ou du moins à quelque chose qui lui ressemble fortement….
« Nous définissons les partis staliniens des pays capitalistes comme des partis de la classe ouvrière dirigés par des traîtres, semblables aux traîtres sociaux-démocrates. Nous comprenons bien sûr que les bureaucrates sociaux-démocrates sont des agents de leurs régimes capitalistes respectifs, alors que les bureaucrates staliniens sont des agents de l’oligarchie du Kremlin. Mais ils ont ceci en commun : ils ne peuvent pas lutter pour le pouvoir ouvrier, pas plus qu’ils ne veulent prendre le pouvoir, si ce n’est comme agences du capitalisme et en général en coalition avec ses représentants directs. » [19]
En avril et mai 1947, Cannon écrivit une série d’articles qui parut dans Militant sous le titre de Stalinisme et anti-stalinisme américains et fut par la suite publiée comme brochure. Ces articles furent écrits à la suite d’une polémique avec Ruth Fischer, une ancienne dirigeante du Parti communiste allemand qui accepta de témoigner devant la Commission permanente du Congrès sur les « activités non-américaines ». C’est Cannon qui a défini l’attitude du SWP par rapport à la lutte contre le stalinisme.
« On sait que nous sommes, et cela depuis longtemps, des adversaires du stalinisme ou de toute conciliation sous quelque forme que ce soit à son égard. Nous avons commencé sur cette base il y a dix-huit ans et n’avons cessé d’enfoncer le clou depuis. Nous sommes favorables à une collaboration avec d’autres opposants du stalinisme, mais nous croyons qu’une telle collaboration ne peut être fructueuse que s’il y a un accord fondamental sur la nature du stalinisme et un accord aussi sur le fait que la lutte contre le stalinisme fait partie de la lutte contre le capitalisme en général et qu’elle n’est pas séparée de celle-ci ni en contradiction avec elle.
« Pour éviter tout malentendu, notre position doit être claire dès le départ. Nous pensons que le pire ennemi de l’espèce humaine et le plus dangereux est la coterie bipartite de Washington. Nous considérons que la lutte contre la guerre et la réaction aux États-Unis est le premier et le principal devoir des révolutionnaires américains. C’est là la prémisse nécessaire de toute collaboration dans la lutte contre le stalinisme. Ceux qui ne sont pas d’accord sur ce point ne comprennent pas la réalité d’aujourd’hui et ne parlent pas notre langage.
« Une compréhension de la nature perfide du stalinisme est le début de toute sagesse pour tout travailleur sérieux ayant une conscience de classe ; et tous les antistaliniens qui sont aussi des anticapitalistes devraient essayer de collaborer. Mais l’anti-stalinisme n’est pas en lui-même un programme pour une lutte commune. Ce terme est trop général et il signifie des choses différentes selon les gens qui s’en servent. Il y a plus d’antistaliniens maintenant que lorsque nous avons commencé notre lutte, surtout dans ce pays où le stalinisme est faible et forte la doctrine de Truman et ils sont particulièrement nombreux à New York et tous ne sont pas des imposteurs. Mais fort peu nombreux sont ceux qui, parmi l’actuelle et bruyante génération d’antistaliniens, ont quelque chose en commun avec nous ou nous avec eux. Ceci n’est pas dû à de l’exclusivisme ou à une tendance à se chamailler de leur part ou de la nôtre, mais au fait que nous ne partons pas des mêmes prémisses, que nous conduisons notre lutte avec des méthodes différentes et que nous avons des objectifs différents …
« Le stalinisme est avant tout une influence politique dans le mouvement ouvrier des pays capitalistes. Et il exerce cette influence principalement, non pas comme une force de police ou un gang terroriste, mais comme un parti politique. La lutte contre le stalinisme est avant tout une lutte politique. Cette lutte politique ne se développera jamais sérieusement chez les travailleurs radicalisés (et ce sont eux qui comptent) si elle n’est pas nettement et sans ambiguïté, de A jusqu’à Z, anticapitaliste. Jamais une propagande qui révèle ou même semble révéler la moindre trace de trumanisme ne sera écoutée des travailleurs anticapitalistes européens. Le type ‘d’anti-stalinisme’ en vogue actuellement aux États-Unis est totalement impropre à l’exportation. » [20]
Dans le sixième article de cette série, intitulé Le Parti communiste est-il une organisation de la classe ouvrière ? Cannon écrivait :
« Le stalinisme est un phénomène nouveau qui date du dernier quart de siècle et il est, de bien des façons, unique. Mais cela ne change rien au fait essentiel qu’il est une tendance du mouvement ouvrier. Il est ancré dans les syndicats et exerce son influence sur une partie des travailleurs progressistes. C’est précisément la raison pour laquelle il représente un tel problème et un tel obstacle à la lutte des travailleurs pour leur émancipation. À notre avis, sans partir de cette prémisse, une lutte efficace contre le stalinisme est impossible. Le stalinisme est un problème interne du mouvement ouvrier qui, comme tous les autres problèmes internes, ne peut être résolu que par les travailleurs. » [21]
En 1953 les pablistes américains dans le SWP dénoncèrent ce qu’ils appelaient « la ligne ‘antistalinienne’ dépassée de la brochure de Cannon » et accusèrent cette ligne d’être un produit « du même ‘anti-stalinisme’ vulgaire qu’on a dû endurer dans un domaine après l’autre ».
Nous avons passé en revue la ligne prise par le SWP à l’égard du stalinisme en 1940 et en 1946-1947 et nous avons démontré, documents à l’appui, que les allégations selon lesquelles le SWP n’avait jamais considéré le Parti communiste comme faisant légitimement partie du mouvement ouvrier est une invention. Cannon insistait pour dire que la lutte contre le stalinisme exigeait de reconnaître que celui-ci faisait partie du mouvement ouvrier et que ses représentants devaient être défendus inconditionnellement contre les attaques des capitalistes et de leur État.
Nous pourrions clore la discussion sur ce point avec la certitude que tout observateur impartial conclurait, à la lumière des preuves fournies jusque-là, que Banda est soit un mauvais historien, soit un fieffé menteur. Mais nous avons promis de démasquer les falsifications de Banda de façon aussi approfondie que possible. En priant donc le lecteur d’être patient, nous poursuivons la tâche que nous avons commencée.
L’allégation selon laquelle Cannon avait gardé « un silence honteux et inexplicable sur l’exécution des Rosenberg » et qu’il avait réagi avec une « répugnante indifférence politique à la persécution du Parti communiste » est une calomnie. Mais Banda ne s’en tient pas là. Afin d’expliquer l’attitude qu’il impute à Cannon il va jusqu’à lui inventer un mobile. Le dirigeant du SWP, nous dit-il, s’adaptait aux « démocrates de gauche ». Banda n’explique hélas pas ce qu’il entend par « démocrates de gauche ». C’est une espèce très rare en général mais qui, dans la période des chasses aux sorcières de McCarthy, était complètement inexistante. Une adaptation de Cannon à des « démocrates de gauche », à supposer un instant qu’il ait pu en trouver, relève de la pure invention.
Pendant toute la fin des années 1940 et le début des années 1950 le SWP défendit avec constance le Parti communiste américain contre les chasses aux sorcières et les poursuites judiciaires qui commencèrent avec la guerre froide. C’était là une position que le PC refusa d’adopter à l’égard du SWP. Alors même que ses propres dirigeants étaient poursuivis devant les tribunaux par le gouvernement américain, le PC continua de défendre la chasse aux sorcières contre les membres du SWP tel que le « vétéran sans jambes », James Kutcher.
L’attitude du SWP concernant la défense du Parti communiste fut expliquée en détail et publiquement à la suite de la condamnation en 1948 de douze dirigeants staliniens dans le cadre du Smith Act. L’utilisation du Smith Act contre Cannon et d’autres dirigeants du SWP avait été défendue avec enthousiasme par le Parti communiste sept ans auparavant. Dans une lettre datée du 28 juillet 1948, Farrell Dobbs, écrivant au nom du comité politique du SWP, proposait au comité central du PC américain la constitution d’un front uni pour lutter contre les poursuites.
« La condamnation de douze dirigeants de votre parti dans le cadre du Smith Act est un dur rappel du fait que cette loi-bâillon constitue pour les dirigeants de Washington une arme terrible dont le tranchant est dirigé contre le mouvement politique et syndical de la classe ouvrière …
« Par rapport aux attaques que vous subissez, nous vous offrons notre aide, nous qui fûmes les premières victimes du Smith Act. Nous sommes convaincus de ce que seule une lutte menée par l’ensemble du mouvement ouvrier, par toutes les tendances qui le composent, peut repousser cette conspiration destinée à vous priver de vos droits démocratiques …
« Nous vous demandons de ne pas permettre que les profondes divergences qui existent entre votre parti et le nôtre fassent obstacle à un vaste front uni de la classe ouvrière en défense des droits civils. Bien que vous ne soyez pas venus en aide aux trotskystes alors qu’ils étaient persécutés dans le cadre du Smith Act, nous avons déjà publiquement exprimé notre opposition aux sentences qui vous frappent et nous sommes tout à fait prêts à vous aider à vous défendre. » [22]
Cet appel, auquel les staliniens n’ont jamais répondu, était en accord avec la politique du SWP qui était de défendre toutes les organisations de la classe ouvrière contre les attaques de l’État. Banda en vient alors aux Rosenberg, dont l’exécution fut soi-disant ignorée, Cannon s’adaptant aux « démocrates de gauche ». Vérifions cela aussi à l’aide de documents.
Julius et Ethel Rosenberg furent exécutés le 19 juin 1953. Le 1er juin 1953, Militant était paru avec ce titre à la une : « La chasse aux sorcières pousse le couple condamné vers la chaise électrique ». Le SWP y fustigeait « le lâche silence des représentants officiels des syndicats » et lançait un appel à « tous les membres des syndicats dans tout le pays pour qu’ils exigent que leurs syndicats et leurs représentants officiels agissent ». « Il n’est pas trop tard pour sauver les Rosenberg », déclarait Militant, « tout doit être fait pour arrêter le bourreau ».
Dans le numéro suivant, daté du 8 juin 1953, figurait en première page ce titre : « Exigez que les brûleurs de sorcières arrêtent l’assassinat légal des Rosenberg ». Il y avait, aussi en première page, un éditorial intitulé : « Les ouvriers doivent combattre cette injustice ».
Une semaine plus tard, le numéro du 15 juin 1953 titrait : « Une lutte acharnée pour que les Rosenberg soient graciés – Protestations internationales croissantes pour sauver le couple ». On pouvait en outre y lire en première page un appel officiel dans lequel le SWP exigeait que le couple soit gracié, l’appel étant signé par le secrétaire national, Farrell Dobbs.
Dans le numéro suivant, daté du 22 juin 1953 et imprimé quelques heures avant l’exécution, Militant titrait : « Le gouvernement réclame du sang – Le tribunal condamne les Rosenberg ». On évoquait en première page une manifestation organisée par le SWP en défense des Rosenberg.
Le numéro du 29 juin 1953 comportait un article de tête ayant pour titre : « Indignation internationale après le meurtre des Rosenberg ».
Il est parfaitement clair que le SWP a défendu les staliniens vis-à-vis des attaques de l’État. Que faut-il donc penser de l’affirmation de Banda selon laquelle « dans les articles de Cannon sur le stalinisme on trouve une répugnante indifférence politique vis-à-vis des persécutions contre le Parti communiste. Ils confirment le reproche qui lui est fait de ne jamais avoir considéré le PC comme faisant légitimement partie de la classe ouvrière » ?
Une indifférence politique vis-à-vis des persécutions visant le Parti communiste ne peut avoir d’autre signification que le refus de défendre celui-ci, et c’est bien ce qu’affirme Banda lorsqu’il parle du « lâche abstentionnisme » de Cannon dans le paragraphe suivant. C’est là, comme nous l’avons démontré, un mensonge. Dans son attaque des écrits de Cannon sur le stalinisme, Banda ne fait que répéter la ligne pabliste de Cochran et Clarke. Ceux-ci s’opposaient à ce que le dirigeant du SWP refuse de faire d’une défense politique du Parti communiste contre la chasse aux sorcières capitaliste l’équivalent d’une amnistie politique en faveur des staliniens.
Les pablistes tentèrent d’exploiter la sympathie engendrée par la persécution des staliniens pour créer une atmosphère de conciliation politique vis-à-vis de ces traîtres. Cannon s’opposa à cette tentative dissimulée de se servir de la chasse aux sorcières comme d’un moyen de faire pénétrer le révisionnisme dans le SWP sous forme de tendance conciliatrice pro-stalinienne. C’est pour cette raison que les pablistes l’accusèrent d’être « stalinophobe ».
L’ultime « preuve » apportée par Banda de la « stalinophobie » de Cannon et du SWP touche à la réaction du parti à l’intervention américaine en Corée. « Ce n’était pas un accident non plus si, au stade initial de la guerre de Corée, Militant prit une position neutre et si l’intervention de Cannon dans cette situation avait plus le caractère de l’indignation morale du pacifiste contre la guerre que celui d’une opposition révolutionnaire défaitiste, un peu semblable à l’opposition de North à l’invasion de l’île de la Grenade ».
Une fois de plus, Banda s’appuie exclusivement sur des allégations faites d’un document pabliste qui était intitulé La crise du parti et ses racines. Pour étayer leur ligne liquidatrice, Cochran et Clarke essayaient de prouver que la position du SWP sur le stalinisme le conduisait dans le camp de l’impérialisme américain. La réaction du SWP à la guerre de Corée était censée le prouver. Selon Cochran et Clarke :
« La première réaction de l’hebdomadaire opérant sous le contrôle direct du comité politique à la guerre de Corée fut d’adopter une position abstentionniste qualifiant le Kremlin de calamité au même titre que l’impérialisme américain. Notre position n’était pas sans rappeler celle du POUM et du PC yougoslave, et elle n’était pas très loin de celle de Shachtman. La guerre de Corée fut la première grande crise de l’après-guerre et constituait un test pour toutes les conceptions antérieures. Elle démontra rapidement que l’affirmation de Cannon selon laquelle le danger principal venait des tendances à la ‘conciliation envers le stalinisme’ était complètement fausse. Au contraire, sous les fortes pressions du moment, la première tendance du comité politique fut une position qui allait dans la direction opposée, vers la doctrine du troisième camp. Il est vrai que le comité politique a corrigé sa position en un temps relativement bref sous la pression de camarades dirigeants. Mais il reste que fut prise une position à demi shachtmanienne. » [23]
Si la ligne politique de Militant présenta des faiblesses dans les trois premiers numéros parus après le déclenchement de la guerre, vers la fin du mois de juin 1950, elle n’était cependant pas du même type que la position neutre avancée par les shachtmaniens. Shachtman soutenait l’impérialisme américain. Quant au PC yougoslave, l’incapacité de Tito à rompre politiquement avec le stalinisme et à mener une lutte de principe contre lui fut révélée dans son soutien de « l’opération policière » des Nations unies en Corée. (Nous ne pouvons faire de commentaire sur la position du POUM, ne disposant pas de documents à ce sujet).
Le SWP s’opposa à l’intervention des États-Unis dès le premier numéro de Militant, dénonçant aussi bien le gouvernement Truman que les Nations unies. Le numéro du 3 juillet 1950 comportait ce titre en première page : « Ne touchez pas au droit à l’autodétermination du peuple coréen ».
La principale faiblesse du SWP était de ne pas avoir reconnu dans la lutte des masses de la Corée du Nord un grand mouvement révolutionnaire des opprimés contre l’impérialisme. Le SWP voyait plutôt le déclenchement de la guerre dans le cadre limité du conflit politique entre l’impérialisme américain et les staliniens soviétiques.
C’est à Cannon qu’est due l’intervention décisive dans le changement de cette position. Celui-ci se trouvait en Californie au début de la guerre et s’était montré insatisfait de la ligne politique adoptée par le SWP. Il se rendit à New York où, le 22 juillet 1950, eut lieu une session extraordinaire du comité politique. Il y fit les remarques suivantes :
« L’affaire coréenne fait partie de la lutte coloniale contre l’impérialisme américain. Nous devrions adopter ici la même attitude qu’à l’égard de la Chine. Et il faudrait le faire plus nettement encore du fait que les États-Unis sont intervenus directement.
« Il nous semble qu’il s’agit d’un des facteurs les plus importants du développement de la situation mondiale. Ce mouvement du peuple asiatique est d’une formidable puissance. Il n’est en aucune manière manipulé par Moscou. Il s’agit d’un véritable mouvement populaire et c’est actuellement le facteur le plus révolutionnaire au monde. Il nous faut adopter vis-à-vis de lui une attitude sans aucune ambiguïté. À la façon dont les événements se développent, il prendra plus la forme d’un mouvement des Asiatiques contre la puissance militaire américaine.
« Les revendications correctes sont toutes formulées çà et là dans le journal. Mais elles sont trop dispersées et disparaissent derrière le partage du blâme. Il faut mettre les revendications suivantes au cœur de notre campagne : Hors de la Corée ; Hors de l’Orient ; Retrait des troupes ; Laissez les Coréens régler leurs affaires.
« Une chose devient plus claire au fil des événements et nous l’apprenons et l’assimilons progressivement après l’expérience chinoise. Ce sont de véritables mouvements révolutionnaires de la part de vastes populations, de millions de personnes. Le seul ennui, c’est qu’ils débutent partout sous la direction des staliniens. Mais si nous faisons de cela un argument pour leur retirer notre soutien ou pour le rendre moins solide en y ajoutant des réserves, nous pousserons à l’extrême ce que les shachtmaniens font de façon formelle. Ils trouvent toujours une raison de s’abstenir vis-à-vis des vraies luttes.
« Ce ne sont pas seulement de vrais mouvements révolutionnaires dont le potentiel est énorme pour le monde entier ; ils ont aussi une tendance à devenir indépendants. Les événements de Yougoslavie nous ont appris quelque chose. Je doute fort que le Kremlin puisse à distance manipuler ces grands mouvements d’Asie comme des marionnettes.
« Tandis que l’impérialisme américain rend plus adéquat son programme militaire mal avisé de domination de l’Orient, il nous faudra abandonner tout ce qui suggère même de loin une politique abstentionniste. Des dizaines, des centaines de milliers de personnes participent à la révolte coloniale. Il se peut bien qu’ils soient la force décisive qui conduira à une rupture de tout l’équilibre. Nous devons soutenir tous ces mouvements indépendamment du fait qu’ils soient dans leur phase actuelle dirigés par les staliniens, comme les mouvements insurrectionnels aux Philippines, en Indonésie, en Indochine, en Chine même, en Corée.
« Nous pensons qu’il est désormais nécessaire d’adopter pour le cas concret de la Corée une politique qui ne soit pas seulement ponctuelle et valable au jour le jour, mais qui sera le type même de notre réaction vis-à-vis de toutes les autres aventures américaines. Nous discuterons au cas par cas de la façon précise de le faire, des mots d’ordre particuliers. Mais il nous faut être clairs sur le point le plus important. Cela devrait être l’axe de notre ligne dans le journal. Une ligne anti-impérialiste plus prononcée. Et une défense plus nette du mouvement colonial. » [24]
Cette intervention plaçait le SWP au centre de la lutte pour la défense de la révolution coréenne contre l’impérialisme américain. Développant la discussion du comité politique élargi, Cannon écrit une déclaration publique condamnant l’intervention américaine. Banda dénigre sans vergogne cet article bien connu, écrit sous la forme d’une lettre ouverte au président et au Congrès, la présentant comme l’expression « de l’indignation morale du pacifiste…un peu semblable à l’opposition de North à l’invasion de l’île de la Grenade. »
Cannon avait ses faiblesses, il fit des erreurs sérieuses et dans la dernière décennie de sa longue carrière dans le mouvement révolutionnaire, il succomba aux énormes pressions de classe pesant sur le SWP. Mais dans sa réaction à la guerre de Corée, ce sont ses points forts qui ont dominé. Parmi ses forces, il y avait des qualités d’agitateur développées au cours d’un demi-siècle de lutte dans le mouvement ouvrier. Il pouvait « sentir » la classe ouvrière américaine, ce que Trotsky appréciait, lui qui avait décrit sa contribution à la lutte contre Burnham et Shachtman, La lutte pour un parti prolétarien, comme l’œuvre d’un « véritable dirigeant ouvrier ».
Dans sa dénonciation publique de la guerre de Corée, parue en pleine hystérie anticommuniste maccarthyste et rédigée pour des raisons juridiques (c’est-à-dire pour protéger le parti) sous la forme d’une déclaration personnelle, Cannon tenta de se frayer un chemin vers la conscience des travailleurs américains en faisant appel à leur solidarité de classe et à leur méfiance vis-à-vis des capitalistes, donnant voix à leur haine instinctive du militarisme et de l’oppression, et expliquant les principales questions soulevées par l’invasion américaine. Banda n’apprécie peut-être pas le style de Cannon, mais cela n’excuse pas son affirmation absurde selon laquelle l’intervention du dirigeant du SWP ne serait que « l’indignation morale du pacifiste ». Nous citons ici les passages les plus importants de la Lettre ouverte du 31 juillet 1950.
« Messieurs,
« Je ne suis pas d’accord avec vos agissements en Corée et en tant que citoyen, j’exige que vous changiez du tout au tout de politique, et ce de la façon suivante :
« Retirez les troupes américaines et laissez le peuple coréen en paix.
« Je développerai les raisons de mon injonction dans le détail au cours des paragraphes suivants. Mais avant de commencer mon argumentation, permettez-moi Messieurs, de vous dire ce que je pense de vous. Vous êtes une bande de canailles. Vous êtes des traîtres au genre humain. J’abhorre votre grossièreté et votre brutalité. À cause de vous, j’ai honte de mon pays, que j’ai toujours aimé, et honte de ma race, que j’avais l’habitude de considérer aussi bonne que n’importe quelle autre.
« L’intervention américaine en Corée est une brutale invasion impérialiste, qui n’est différente ni de la guerre menée par la France en Indochine ni de l’attaque de l’Indonésie par la Hollande. On expédie de jeunes Américains à plus de quinze mille kilomètres pour qu’ils tuent et se fassent tuer, non pour libérer le peuple coréen mais pour le conquérir et le subjuguer. C’est scandaleux. C’est monstrueux.
« L’ensemble du peuple coréen, à part les quelques commis achetés et vendus du régime fantoche de Rhee, lutte contre l’envahisseur impérialiste. C’est pourquoi les communiqués de presse en provenance de Corée se plaignent de plus en plus de la tactique ‘d’infiltration’, de l’activité grandissante de la ‘guérilla’, de la ‘fluidité’ de la ligne de front, de la ‘morosité’ et du ‘manque de fiabilité’ de la ‘population locale’.
« Le peuple coréen éprouve une formidable haine vis-à-vis des ‘libérateurs’ de Wall Street. Il méprise de façon absolue la dictature bestiale et corrompue de Syngman Rhee parrainée par les États-Unis qui a fait de la Corée du Sud une vaste prison où règnent misère, torture et exploitation…
« L’explosion qui eut lieu en Corée le 25 juin exprime, comme les événements l’ont prouvé, le profond désir des Coréens eux-mêmes de réunifier leur pays, de se débarrasser de la domination étrangère et de gagner leur indépendance nationale complète. Il est vrai que le Kremlin cherche à exploiter cette lutte à ses propres fins réactionnaires et qu’il la trahirait demain s’il pouvait conclure un nouveau marché avec Washington.
« Mais la lutte elle-même jouit d’un soutien franc et sans réserve de la part de l’écrasante majorité du peuple coréen. Elle fait partie du soulèvement puissant de la part de centaines de millions d’hommes colonisés contre l’impérialisme occidental. C’est cela la vérité, et la véritable question. Les esclaves coloniaux ne veulent plus de leur esclavage. » [25]
Les sections de la Quatrième Internationale dans le monde entier utilisèrent ce document pour mobiliser la classe ouvrière contre l’invasion de la Corée par les États-Unis.
Quant à la comparaison faite par Banda de la déclaration de Cannon avec « l’opposition de North à l’invasion de l’île de la Grenade » l’auteur, en d’autres circonstances, s’en trouverait plutôt flatté.
En octobre 1983, Banda et Slaughter dénoncèrent la Workers League pour sa réaction à l’invasion de l’île de la Grenade. Ils prétendirent que la Workers League n’avait pas adopté une position défaitiste révolutionnaire. La raison de cette attaque était leur désaccord concernant un titre de Bulletin paru le lendemain de la déclaration télévisée de Reagan sur l’invasion et qui accusait le président américain de mentir. Ceci, nous dit-on était une réaction « propagandiste » !
Slaughter et Banda s’opposèrent tout particulièrement à l’accent mis par la déclaration de la Workers League sur la nécessité d’unir la classe ouvrière contre les capitalistes en formant un parti ouvrier. Ils s’opposaient fortement à cet « accent exagéré » mis par la Workers League sur l’autonomie politique de la classe ouvrière.
Non seulement cette critique était une attaque de droite, mais elle était incorrecte et sa motivation était fractionnelle. À l’automne de 1985, après que la crise eut éclaté dans le WRP, Slaughter et Banda admirent avoir conspiré avec Healy afin de rendre la monnaie de la pièce à la Workers League pour sa critique du travail politique et théorique du WRP en 1982. L’allégation que la Workers League ne se serait pas opposée à l’invasion de l’île de la Grenade sur la base des principes trotskystes fut fabriquée de toutes pièces afin de l’affaiblir et de la discréditer au sein du Comité International. Le fait que Healy, Banda et Slaughter se soient servis de telles méthodes donne la mesure de la dégénérescence de la direction du WRP.
La critique que fait Banda de la réaction du SWP à la guerre de Corée n’est rien en comparaison de ce qu’il dit des positions de ce parti pendant la Seconde guerre mondiale. Nous abordons cette question dans le chapitre suivant.
James P. Cannon, The Socialist Workers Party in World War II : James P. Cannon Writings and Speeches, 1940-1943
Bulletin interne du SWP, t.8, n°10, août 1946, p.10.
James P. Cannon, The Struggle for Socialism in the «American Century»: James P. Cannon Writings and Speeches 1945-1947, édit. Les Evans, Pathfinder Press, New York 1977, pp.346-348.
Ibid., p.374.
Militant, 2 août 1948.
James P. Cannon, Speeches to the Party, Pathfinder Press, New York 1973, pp.358-359.
Ibid., pp.112-113.
James P. Cannon, Notebook of an Agitator, Pathfinder Press, 1973, pp.185-187.