L’assertion selon laquelle le SWP aurait capitulé devant le « rooseveltisme de gauche » et aurait refusé de reconnaître que le mouvement stalinien faisait partie du mouvement ouvrier constitue l’une des principales accusations de Banda contre le trotskysme américain. Il va jusqu’à prétendre que Cannon, dans son adaptation aux « démocrates de gauche », aurait gardé un « silence honteux et inexplicable sur l’exécution des Rosenberg ». En outre, nous dit Banda, « Dans ses articles sur le stalinisme, Cannon fait preuve d’une indifférence politique effrayante face à la persécution subie par le Parti communiste, ce qui ne fait que confirmer l’accusation portée à son encontre de n’avoir jamais considéré le Parti communiste comme faisant légitimement partie de la classe ouvrière ».
Pour comprendre la signification politique de cette accusation contre Cannon et le SWP, il faut en rechercher les origines historiques. Cette allégation, véritable mélange de falsification et d’invention, fut lancée pour la première fois en 1953 par les dirigeants de la fraction pabliste du SWP, Bert Cochran et George Clarke, dans le document La crise du parti et ses racines. Les partisans de Cochran – comme s’ils avaient anticipé les positions de Banda et autres renégats du Workers Revolutionary Party – tentèrent de couvrir le mouvement trotskyste d’autant de mépris et de ridicule qu’il était possible afin de soutenir Pablo et de liquider le Socialist Workers Party. Ils se moquèrent notamment de la « vieille garde » du SWP qu’ils traitaient de « pièce de musée » et tournèrent en ridicule le fait que la Quatrième Internationale se posait en représentante de l’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière.
Mettant l’accent sur la force des partis dirigés par les staliniens en Europe, le renversement du capitalisme en Europe de l’Est et la victoire de la révolution chinoise sous Mao Tsé-Toung, les partisans de Cochran dénonçaient le « sectarisme buté » du SWP qui « fait de l’autonomie une panacée doctrinaire et tente de résoudre tous les problèmes du mouvement et de ses perspectives au moyen d’un mysticisme de la croyance et de l’espoir, faisant ainsi du parti une entité mystique ».
Selon les partisans de Cochran, le SWP se refusait à rompre avec les « formules désuètes » et à reconnaître le rôle progressiste et même révolutionnaire des partis communistes à cause de ce terrible mal qu’est la « stalinophobie ». Et de tous ceux qui en souffraient, Cannon en était le plus atteint. Comme preuve de ce qu’ils avançaient, ils tentèrent de démontrer que l’anti-stalinisme pathologique, une forme d’anticommunisme, existait au sein du SWP depuis des années, cette maladie ayant déjà été détectée par Trotsky en 1940. Ils firent donc un énorme tapage à propos de la discussion – à laquelle Banda fait allusion – qui eut lieu entre Trotsky, Cannon et d’autres dirigeants du SWP sur la politique du parti dans l’élection présidentielle, l’exagérant sans vergogne et donnant ainsi une fausse idée de son importance. À partir de là, ils concoctèrent l’accusation ignoble – répétée mot à mot par Banda – selon laquelle le SWP avait pratiquement approuvé la persécution des staliniens américains par le gouvernement des États-Unis. Les partisans de Cochran écrivaient :
« La plupart du temps, notre propagande sur le stalinisme est pratiquement incohérente, dépourvue des qualités pédagogiques les plus élémentaires si nécessaires en ces temps de chasse aux sorcières effrénée et de menace de guerre, alors que toute la presse et tous les organes de l’opinion publique bourgeoise s’époumonent contre les staliniens. Notre seul souci semble être de nous attaquer aux staliniens à la moindre occasion, sans même prendre le temps de penser aux nouvelles circonstances dans lesquelles ces attaques doivent être menées et aux méthodes conséquentes à utiliser. Notre seul but semble être de vouloir nous démarquer des staliniens, un point c’est tout. Or, le problème avec cette méthode, c’est que la différence entre eux et nous n’est pas perçue, ou que celle entre nous et les antistaliniens bourgeois se retrouve noyée dans un torrent d’injures, d’épithètes et de définitions incompréhensibles. ». [11]
La brochure de Cannon, Le chemin vers la paix, magistrale réfutation de la politique stalinienne de la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme, a été dénoncée en ces termes par Cochran et Clarke :
« Le ton est si véhément et hostile à l’égard de ceux qui sont persécutés par l’impérialisme et qui considèrent à tort que leur mouvement lutte véritablement contre celui-ci, qu’il les pousse à abandonner la lecture de la brochure dès le deuxième paragraphe. Bref, la seule conclusion qu’on peut en tirer, c’est qu’elle a été écrite pour les membres du parti : un autre exemple de préoccupation excessive face aux ‘dangers’ mythiques du stalinisme dans nos rangs. » [12]
À peine six mois plus tard, ceux qui vitupéraient contre Cannon en l’accusant de trop se soucier des « dangers mythiques du stalinisme », rompaient avec le SWP en tant que représentants d’une tendance internationale liquidatrice et pro-stalinienne. En Grande-Bretagne, John Lawrence, dirigeant de la fraction pabliste, avait rejoint le Parti communiste en secret et s’activait à désorganiser le mouvement trotskyste de l’intérieur. Le fait que Banda nous resserve ce vieux mensonge selon lequel Cannon et le SWP souffraient de stalinophobie – un terme utilisé par les trotskystes pour qualifier une haine du stalinisme politiquement incontrôlée, dénuée de toute instruction théorique et se transformant en anticommunisme primaire – dévoile sa propre capitulation devant le pablisme.
Le scepticisme politique de Banda et sa totale perte de confiance dans le trotskysme s’expriment dans son affirmation selon laquelle la Quatrième Internationale n’a pas su comprendre la « signification historique universelle » des révolutions chinoise, yougoslave et indochinoise, de même que celle de la victoire de l’Armée rouge sur le fascisme. Partant d’un point de vue politique qui attribue au stalinisme un rôle révolutionnaire, Banda est facilement attiré par les vieilles calomnies pablistes. Même s’il ne voulait pas délibérément falsifier l’histoire, ses conceptions politiques le conditionneraient à le faire. Banda a dégénéré à un point tel qu’il est amené à assimiler le trotskysme à une sorte d’anticommunisme stalinophobe et à le présenter comme le feraient les staliniens : « Forme de gauche, contenu de droite ».
Ayant identifié la source des allégations de Banda, nous pouvons maintenant en examiner le contenu.
En juin 1940, trois semaines environ après l’attentat organisé contre Trotsky par une bande d’assassins du GPU dirigée par le peintre David Siqueiros, Cannon et plusieurs autres dirigeants du SWP se rendirent à Coyoacan, au Mexique afin de décider des mesures à prendre pour renforcer la sécurité du site. Du 12 au 15 juin se tinrent des discussions portant sur les questions de perspectives politiques, notamment sur la politique militaire du SWP et sa position dans l’élection présidentielle de 1940. La discussion du 13 juin révéla que le SWP, n’ayant pas réussi à présenter son propre candidat à la présidence, n’avait pas encore élaboré de plan d’intervention dans les élections. La seule alternative à la campagne de Roosevelt pour un troisième mandat était le candidat stalinien, Earl Browder, secrétaire général du Parti communiste. Trotsky proposa alors d’apporter un soutien critique à Browder comme tactique d’approche des membres ouvriers sincères du Parti communiste. Il souligna le fait que l’opposition momentanée du PC des États-Unis aux plans de guerre de Roosevelt, reposant en fait sur le seul fait que Staline avait signé un « pacte de non-agression » avec Hitler, donnait l’occasion au SWP de gagner de l’influence parmi les travailleurs staliniens.
Cannon et d’autres dirigeants s’opposèrent à la proposition de Trotsky, arguant qu’un changement de tactique aussi brusque après des années d’opposition impitoyable aux staliniens, serait incompris tant par les membres du parti que par leurs alliés progressistes des syndicats. Trotsky fit alors une critique perspicace et révélatrice du travail syndical du SWP en allant au fond des problèmes auxquels étaient confrontés les trotskystes aux États-Unis. Depuis la grande grève générale de Minneapolis qu’ils avaient dirigée en 1934, les trotskystes avaient lutté pour prendre pied dans le mouvement syndical, où ils s’étaient heurtés à une farouche et violente opposition de la part des staliniens, dont le gangstérisme rivalisait avec celui des bureaucrates les plus corrompus de l’American Federation of Labour, le syndicat de droite. Par nécessité, les trotskystes avaient dû former des alliances tactiques avec certains éléments non staliniens des syndicats qu’on qualifiait d’une façon quelque peu sommaire de « progressistes ». En général, cela signifiait que ces éléments étaient prêts à conduire des luttes syndicales sur une base militante. Le meilleur représentant de ces éléments était le dirigeant des camionneurs, Patrick Corcoran, qui avait rompu avec le syndicalisme de corporation réactionnaire de Tobin et collaboré avec les trotskystes de Minneapolis à la construction du Local 544 jusqu’à son assassinat en 1937. Dans la sphère limitée des luttes syndicales, il y avait bien une base de principe pour l’alliance du SWP avec les « progressistes » contre les staliniens qui n’hésitaient pas à saboter les luttes de la base pour appliquer les virages soudains de la ligne politique du Kremlin. Mais une telle alliance comprenait beaucoup de dangers politiques. Comme Trotsky l’avait observé de façon mordante, les progressistes se conduisaient en agents politiques de Roosevelt dès qu’ils étaient en année électorale.
De façon pertinente et avec sagacité, Trotsky se montra préoccupé par le fait que l’hésitation du SWP à effectuer un rapide tournant tactique vers les staliniens pour les élections de 1940 était due, en partie du moins, à la crainte d’une rupture avec les « rooseveltiens de gauche » des syndicats. Soulignant l’importance de l’orientation politique vers les travailleurs staliniens, Trotsky mettait le SWP en garde contre l’erreur qui consistait à accorder trop d’importance à son alliance avec les progressistes. Comprenant les difficultés très réelles auxquelles les cadres devaient faire face, Trotsky traduisait ainsi son analyse des contradictions du mouvement ouvrier américain :
« Si cette conversation n’avait d’autre résultat qu’une enquête plus précise sur les staliniens, elle serait déjà fructueuse. Notre parti n’est pas lié à la manouvre avec les staliniens pas plus qu’il ne le fut à la manouvre avec le Parti socialiste. Et pourtant nous avons entrepris cette manouvre. Il faut additionner le positif et le négatif. Les staliniens ont acquis leur influence au cours des dix dernières années. Il y a eu la Dépression, puis le formidable mouvement syndical qui a culminé dans le C.I.O. Seuls les syndicalistes de métier pouvaient rester indifférents.
« Les staliniens ont essayé d’exploiter ce mouvement, de construire leur propre bureaucratie. Les progressistes en avaient peur. La politique de ces prétendus ‘progressistes’ est déterminée par la nécessité de répondre aux besoins des ouvriers dans ce mouvement et, par ailleurs, elle provient de la peur des staliniens. Ils ne peuvent avoir la même politique que Green parce que dans ce cas les staliniens s’empareraient de leurs postes. Leur existence est un reflet de ce nouveau mouvement, mais elle ne reflète pas directement la base. C’est une adaptation des bureaucrates conservateurs à cette situation. Il y a deux concurrents, les bureaucrates progressistes et les staliniens. Nous sommes le troisième, essayant de capturer ce sentiment (à notre profit). Ces bureaucrates progressistes peuvent prendre appui sur nous en tant que conseillers dans la lutte contre les staliniens. Mais le rôle de conseiller d’un bureaucrate progressiste n’est pas très prometteur à la longue. Notre rôle réel est celui du troisième concurrent.
« La question de notre attitude à l’égard de ces bureaucrates se pose alors : avons-nous une position absolument claire vis-à-vis de ces concurrents ? Ces bureaucrates sont rooseveltiens, militaristes. Nous essayons de pénétrer les syndicats avec leur aide. C’était une manouvre correcte, je crois. On peut dire que la question des staliniens sera résolue au passage dans la mesure où nous aurons réussi notre manouvre principale. Mais avant la campagne présidentielle et la question de la guerre, nous avons le temps pour une petite manouvre. Nous pouvons dire, vos dirigeants vous trahissent, mais nous vous soutenons sans aucune confiance pour vos dirigeants afin de démontrer que nous pouvons marcher avec vous et vous démontrer que vos dirigeants vous trahissent.
« C’est une brève manouvre, pas décisive sur la question principale, la guerre. Mais elle est nécessaire pour connaître bien mieux les staliniens et leur place dans les syndicats, leur réaction à notre parti. Il serait fatal d’accorder trop d’attention à l’impression que nous pouvons faire sur les pacifistes et sur leurs amis les bureaucrates progressistes. Dans ce cas, nous serions le citron pressé des bureaucrates. Ils nous utilisent contre les staliniens, mais, comme la guerre approche, nous traitent de non-patriotes et nous excluent. Ces ouvriers staliniens peuvent devenir révolutionnaires, surtout si Moscou change de ligne et redevient patriote. À l’époque de la Finlande, Moscou a opéré un tournant difficile ; un nouveau tournant est plus pénible encore.
« Mais il nous faut contacts et informations. Je n’insiste pas là-dessus, d’accord, mais il nous faut un plan. Quel plan proposez-vous ? Les bureaucrates progressistes et les centristes malhonnêtes du mouvement syndical reflètent des changements importants à la base, mais la question est la façon d’aborder cette base. Entre la base et nous, nous nous heurtons aux staliniens. » [13]
Anticipant les immenses pressions politiques que la guerre produirait en éclatant, Trotsky souligna le danger d’une adaptation aux couches conservatrices des syndicats :
« Vous proposez une politique syndicaliste, pas une politique bolchevique. La politique bolchevique commence en dehors des syndicats. Le travailleur est un syndicaliste honnête, mais bien éloigné de la politique bolchevique. Le militant honnête peut se développer, mais ce n’est pas la même chose que de devenir un bolchevique. Vous avez peur de vous compromettre aux yeux des syndicalistes rooseveltiens. Mais de leur côté, ils ne se tracassent pas le moins du monde à l’idée de se compromettre en votant pour Roosevelt contre vous ; Vous avez peur d’être compromis. Si vous avez peur, vous perdez votre indépendance et vous devenez à moitié rooseveltiens. En temps de paix, ce n’est pas une catastrophe. En temps de guerre, cela nous compromettra. Ils peuvent nous écraser. Notre politique est bien trop orientée vers les syndicalistes pro-rooseveltiens. Je relève que c’est le cas dans le Northwest Organizer. Nous en avons discuté avant mais pas un mot n’a changé, pas un seul mot. Le danger - un danger terrible, c’est l’adaptation aux syndicalistes pro-rooseveltiens. » [14]
On demanda sans détour à Trotsky s’il pensait qu’il y avait une adaptation à la bureaucratie syndicale dans le travail du SWP.
« Dans une certaine mesure, je crois qu’il en est ainsi. Je ne peux observer d’assez près pour être tout à fait certain. Cette phase ne se reflète pas assez dans le Socialist Appeal. Il n’existe pas de bulletin intérieur pour les syndicalistes. Ce serait bien d’en avoir un et de publier des articles de discussion sur notre travail syndical. En observant le Northwest Organizer, je n’ai pas relevé le moindre changement pendant toute une période. Il est resté apolitique. C’est un symptôme dangereux. La négligence complète du travail en relation avec le parti stalinien est un autre symptôme dangereux.
« Se tourner vers les staliniens ne signifie pas que nous devions nous détourner des progressistes. Cela veut seulement dire qu’il faut dire la vérité aux staliniens, qu’il faut les attraper d’avance à leur prochain tournant.
« Il me semble qu’on peut admettre une sorte d’adaptation passive à notre travail syndical. Il n’y a pas danger immédiat, mais un avertissement sérieux qui indique la nécessité d’un changement d’orientation. Nombre de camarades sont plus intéressés par le travail syndical que par celui du parti. Il faut plus de cohésion dans le parti, plus de manœuvres aiguës, une formation théorique systématique plus sérieuse : autrement, les syndicats peuvent absorber nos camarades.
« C’est une loi historique que les responsables syndicaux forment la droite du parti. Elle ne connaît aucune exception. C’était vrai dans la social-démocratie ; c’était vrai aussi chez les bolcheviks. Tomsky était à droite, vous savez. C’est tout à fait naturel. Ils ont affaire avec la classe, les éléments arriérés ; ils sont l’avant-garde du parti dans la classe ouvrière. Le domaine nécessaire d’adaptation est dans les syndicats. Les gens dont cette adaptation est le travail sont ceux qui sont dans les syndicats. C’est pourquoi la pression des éléments arriérés se reflète à travers les camarades des syndicats. C’est une pression saine ; mais elle peut aussi les faire rompre avec les intérêts historiques de classe : ils peuvent devenir opportunistes.
« Le parti a fait des progrès sérieux. Ces progrès n’ont été possibles que par une certaine mesure d’adaptation ; mais, par ailleurs, nous devons prendre des mesures pour faire face à des dangers inévitables. » [15]
Tenter de présenter l’intervention de Trotsky comme une condamnation du SWP et de Cannon est une parodie d’objectivité historique. Au cours d’une discussion sur la politique du parti lors des élections de 1940, Trotsky avait mis en lumière les contradictions fondamentales produites inévitablement par le développement réel et les gains politiques réalisés par le SWP. Ces gains, ainsi qu’il l’expliquait, n’avaient pu être réalisés sans une alliance avec les « progressistes » ni sans une certaine adaptation. Mais cette adaptation nécessaire, et pour un certain temps positive, présentait, dans les conditions de la guerre proche, des côtés négatifs qui exigeaient un changement de tactique.
Trotsky ne put convaincre Cannon de la justesse de sa proposition concernant Browder. S’agissant d’une question tactique d’importance secondaire, il n’insista pas davantage. En revanche, sa mise en garde contre les dangers potentiels d’une adaptation aux « progressistes » fut prise très au sérieux. Quelques heures avant l’attentat perpétré par l’agent du GPU Ramon Mercader qui devait lui coûter la vie, Trotsky écrivit même une lettre à un membre du SWP de Minneapolis dans laquelle il se réjouissait des changements apportés au North West Organiser, l’organe du Local 544 contrôlé par le parti : « Le North West Organiser devient plus précis – plus agressif, plus politique – nous nous en réjouissons beaucoup. » [16]
Un mois après la mort de Trotsky, lors d’une conférence du SWP, Cannon informa les membres des divergences qui avaient surgi dans les discussions menées en juin. Tout en réitérant son désaccord sur la question de Browder, Cannon reconnut la nécessité d’une campagne plus agressive pour pénétrer les rangs staliniens. Reprenant l’essentiel de l’argumentation de Trotsky, il passa une nouvelle fois en revue le problème des « progressistes ».
Tout en défendant la justesse du bloc formé avec ceux-ci contre les staliniens, Cannon concédait :
« Notre travail dans les syndicats a été jusqu’à maintenant un travail essentiellement au jour le jour, basé sur les problèmes quotidiens et manquant d’une orientation politique générale et de perspectives. Ceci tendait à cacher la distinction entre nous et les purs syndicalistes. De temps à autre et à plusieurs occasions, ils ont semblé ne faire qu’un avec nous. Les choses allaient bien et c’était la bonne entente. Les grandes questions soulevées par la guerre dérangent avec rudesse cette idylle. Quelques-uns de nos camarades sont déjà passés par des expériences révélatrices, démontrant comment une situation de guerre met fin à l’ambiguïté et amène les hommes à montrer leurs vraies couleurs. Certains ont marché main dans la main avec nous sur presque chaque proposition que nous faisions pour améliorer le syndicat, obtenir de meilleurs contrats des patrons, etc. Puis tout à coup, toute cette routine pacifique du mouvement syndical est perturbée par les questions accablantes de la guerre, du patriotisme, des élections nationales, etc. Et ces syndicalistes qui avaient si bonne allure en temps normal, s’avèrent tous être des patriotes et des rooseveltiens. Notre base de coopération avec eux est maintenant beaucoup plus réduite… Politiquement, nous n’avons aucune base pour collaborer avec les progressistes ouvriers. Et avec le temps, alors que les pressions de la machine de guerre s’amplifieront, nous en aurons de moins en moins. ». [17]
Les événements ultérieurs – le procès intenté au SWP en 1941 en vertu du Smith Act et le déclenchement de la guerre – ont montré que le SWP était tout à fait préparé pour lutter et rompre avec les « progressistes » sur des questions politiques de principe. D’autre part, la volte-face effectuée par le PC, adoptant une position patriotique à la suite de l’invasion de l’Union Soviétique par les nazis en juin 1941, ne produisit pas de crise sérieuse dans les rangs staliniens. Mais le fait que le SWP ne démontra pas les faiblesses contre lesquelles Trotsky avait mis en garde et que les membres du parti stalinien américain firent preuve d’encore moins de conscience révolutionnaire qu’il ne l’avait cru possible, n’infirme aucunement de façon rétroactive l’importance de son intervention. Trotsky était un dialecticien marxiste et non un astrologue. Il luttait afin d’éduquer une direction révolutionnaire et de la faire bénéficier de sa vaste et incomparable expérience.
En présentant la discussion de juin 1940 survenue entre Trotsky et le SWP comme un terrible affrontement qui, du simple fait qu’il y eut divergence, prouverait de façon irréfutable et sans appel que le SWP ne valait rien, et affirmer la même chose de tous ceux avec qui Trotsky a collaboré par la même occasion, Banda ne livre en fait qu’une grotesque caricature de la méthode de Trotsky. En vérité, cette discussion fut un formidable exercice pédagogique. Elle démontrait le rôle extrêmement positif joué par Trotsky en tant que théoricien dirigeant du mouvement international. Si des sténographes avaient été présents en semblables occasions, on aurait sans aucun doute trouvé des transcriptions de discussions du même genre dans les archives de Marx, d’Engels et de Lénine. Dans un certain nombre de cas, comme le montre sa correspondance avec Engels, Marx jugea nécessaire de critiquer les conceptions de son « cher Fred », notamment en ce qui avait trait à son appréciation des chances de victoire du Nord dans la guerre de sécession américaine. Il se trouve que Banda connaît bien cette correspondance. (Jusqu’à présent, et qui sait pour combien de temps, il nous a fait grâce d’une dénonciation de F. Engels pour avoir « capitulé ignominieusement » devant Stonewall Jackson). Le fait que toute discussion sur les divergences politiques a été impossible au sein du WRP pendant plus d’une décennie explique pourquoi Banda ne peut comprendre le contexte historique dans lequel ces discussions se sont déroulées et qu’il ne parvient à y distinguer que les signes avant-coureurs d’une scission imminente.
James P. Cannon, Speeches to the Party, Pathfinder Press, New York 1973, p. 361.
Ibid., p. 362.
Léon Trotsky, Œuvres , ILT, Paris 1980, t. 24, pp. 147-148.
Léon Trotsky, Œuvres, ILT, Paris 1980, t. 24, p. 154.
Léon Trotsky, Œuvres, ILT, Paris 1980, t. 24, pp. 163-164.
Léon Trotsky, Œuvres, ILT, Paris 1980, t. 24, p. 363.
James P. Cannon, The Socialist Workers Party in World War II : James P. Cannon Writings and Speeches 1940-43, ed. Les Evans, Pathfinder Press, New York 1975, pp. 89-90.