Pour pouvoir justifier un virement politique complètement opportuniste vers une orientation de soutien inconditionnel à une victoire iranienne, Healy était obligé d’attaquer l’analyse faite par le CIQI et la remplacer par une appréciation fausse de la nature de classe du régime de Khomeyni. Ce plan a été conçu en cachette, sans aucune discussion à l’intérieur du Comité international, entre Healy et Savas Michael, son fondé de pouvoir personnel à Athènes. Michael avait été choisi par Healy comme secrétaire général de l’ancienne Workers Internationalist League (rebaptisée Greek Workers Revolutionary Party en novembre 1985, après la scission de cette organisation du CIQI).
S. Michael se déclara d’accord pour aller en Iran et y produire pour le compte de Healy un guide touristique antimarxiste qui, basé sur ses impressions subjectives et sur sa sociologie révisionniste, devait prouver que la République islamique était en train de se transformer en une République socialiste des « masses ». Tout comme Healy était resté indifférent aux persécutions des membres du PC irakien, S. Michael ne s’est pas laissé perturber par le fait que son voyage en Iran coïncidait avec la répression féroce de toute tendance de gauche dans le pays. En effet, le sommet de son séjour fut constitué par son passage à la télévision iranienne, ce qui équivalait à un acte de solidarité politique avec la répression exercée par le régime. On n’avait pas vu une trahison de classe aussi honteuse de la part d’un homme se réclamant du trotskysme, depuis 1958 quand le renégat Colvin De Silva du LSSP sri lankais était passé à la télévision en URSS pour cautionner la répression exercée par la bureaucratie en Hongrie. Cet acte mina la crédibilité de la Quatrième Internationale aux yeux d’innombrables ouvriers iraniens.
Les articles produits par Michael et publiés dans le News Line en février et en mars 1983 étaient une parodie de journalisme politique. Seul Alex Mitchell aurait pu rivaliser avec leur impressionnisme grossier et leur ignorance théorique.
Michael rejeta toutes les allégations de répression par l’Etat en mettant en avant ses observations touristiques : « Pour une personne venue de l’Occident, surtout d’un pays comme la Grèce qui a connu pendant des décennies des Etats policiers de droite et la dictature, il y a un fait frappant : on ne voit de policiers nulle part.
« On ne voit pas non plus de machines blindées, comme à l’époque de Pahlavi, ou comme c’est la coutume dans les régimes politico-militaires partout dans le monde. » (24 février 1983)
Ces paroles signifiaient selon toute vraisemblance que la liquidation de l’Etat capitaliste était d’ores et déjà achevée. Cette appréciation politique pénétrante fut encore appuyée par une autre observation frappante : « L’Iran révolutionnaire est un pays dans lequel le pouvoir appartient sans aucun doute à la jeunesse. Vêtus d’une veste militaire par dessus leurs humbles vêtements civils, mitraillette sur l’épaule, imbus d’un dévouement révolutionnaire ardent, ces jeunes enfants du peuple, l’avant-garde du peuple, se dirigent, se protègent, se mobilisent et se sacrifient. »
Pour démontrer le caractère non bourgeois de l’Etat, qu’il a caractérisé de « gouvernement des spoliés », Michael a soutenu que le régime iranien était le plus populaire du monde, bénéficiant d’un soutien quasi-unanime. Il basa cette appréciation sur une conception tout à fait subjective du pouvoir d’Etat :
« Si nous considérons le degré de soutien populaire comme critère de base pour estimer le degré de stabilité politique d’un régime, alors il est hors de doute que le régime islamique de Téhéran doit être considéré comme extrêmement stable. Entre les masses et leurs dirigeants, surtout l’Imam Khomeyni, il existe des liens puissants forgés dans le feu de la révolution. »
Déduire la stabilité politique d’un régime donné à partir d’une abstraction appelée « soutien populaire » – plutôt qu’à partir d’une analyse scientifique des rapports de force entre les classes – n’est rien d’autre que de la stupidité idéaliste. Cependant, il existait un brin de vérité dans la déclaration de Michael – mais sur un tout autre plan. Compris en termes marxistes, le soutien populaire au régime de Khomeyni reflétait les illusions des masses, ce qui n’est sûrement pas un critère politique solide.
La mesure de son charlatanisme nous est entièrement donnée par la répudiation du marxisme qui suit : « Dans le processus où les liens très profonds ont été noués, un énorme rôle a été joué – et l’est toujours – par l’influence de l’islam sur les masses. » Ainsi, il faut supposer qu’en Iran, la lutte des marxistes contre l’obscurantisme religieux est devenue superflue.
Dans son analyse de la nature des événements iraniens, S. Michael a prouvé, en citant une conversation avec un étudiant iranien, que la théorie de la Révolution permanente vient du Koran : « La révolution incessante est un principe fondamental de l’islam. » L’agent de Healy a ensuite fait le récit de l’évolution des cinq révolutions qui eurent lieu entre 1979 et 1982 : la première étant le renversement de Bakhtiar ; la deuxième, la prise de l’ambassade des Etats-Unis ; la troisième, la défaite de Bani-Sadr ; la quatrième, la révolution culturelle et, finalement, la cinquième révolution qui, « comme le dit l’Imam Khomeyni, a pour but l’établissement de la justice sociale. Elle est la révolution sociale ».
« Quiconque ne voit pas la dimension sociale de la révolution islamique en Iran ne comprendra jamais sa profondeur. » (News Line, le 28 février 1983).
En décrivant la révolution sociale, Michael laisse planer un flou artistique sur l’état des rapports de propriété et des profits : « Le secteur privé incorpore encore les entreprises de petite et de moyenne taille, le bazar, divers services, ainsi que l’agriculture, suite à la réforme agraire. » Si l’on traduit ces détails en langage marxiste, il est évident que la propriété privée est florissante, que c’est la production de marchandises qui domine dans les campagnes et que le commerce intérieur prospère sous les auspices des marchands du bazar.
Ce qui ne peut que signifier que la lutte de classe bouillonne sous la surface de la société iranienne – un fait que Michael a ensuite tenté de masquer avec la remarque suivante : « Bien entendu, les contradictions sociales n’ont pas été éliminées. Mais la révolution essaie de les résoudre d’une manière radicale à travers la mobilisation des masses. »
Finalement, dans un troisième article, intitulé « La guerre et la révolution », S. Michael en vint au cœur de l’affaire et remplit sa tâche principale : justifier l’invasion de l’Irak et les objectifs expansionnistes de guerre de la bourgeoisie iranienne. En remarquant que des batailles se déroulaient maintenant sur le territoire irakien, Michael relata qu’il avait « discuté avec plusieurs Iraniens sur l’opportunité de continuer la guerre. »
Il cita longuement les discours apologétiques avancés par ceux qui soutenaient le régime – dont l’un déclare que la fin de la guerre pourrait être suivie de troubles sociaux que l’Irak chercherait à exploiter – et proclama ensuite explicitement son soutien personnel à la continuation de l’invasion iranienne.
Répudiant complètement le marxisme, Savas Michael fit dépendre le développement de la révolution mondiale des succès militaires de la bourgeoisie iranienne :
« L’écrasement militaire du régime de Bagdad entraînerait la déstabilisation de toute la région, c’est, selon les estimations iraniennes, la monarchie hachémite de Jordanie qui en serait la première victime. Les autres régimes réactionnaires suivront le même chemin. La question palestinienne sera sans doute posée sur de nouvelles bases. »
Il faut noter que cette dernière opinion n’était certainement pas partagée par l’OLP qui a déclaré à plusieurs reprises que la prolongation de la guerre était un absolu désastre pour les masses palestiniennes.
Depuis la publication de cette analyse, près d’un demi-million d’Iraniens et d’Irakiens ont été massacrés, le développement économique des deux pays a été retardé de plusieurs décennies et il y a d’immenses obstacles à l’établissement de liens fraternels entre les prolétaires opprimés des deux pays. Seule la révolution socialiste sortira les masses du marais sanglant dans lequel les bourgeoisies irakienne et iranienne les ont entraînées.
Le résultat de l’aventure journalistique bon marché de Michael fut de fournir à Healy la couverture nécessaire à sa répudiation totale de la déclaration du CIQI du 12 février 1979. Dès l’automne de 1983, le WRP était prêt à amorcer une réorientation totale de sa ligne politique.
Le News Line du 10 octobre 1983 publia un appel à la victoire militaire de l’Iran en utilisant comme faible prétexte la décision du gouvernement français de livrer des missiles Exocet aux Irakiens. Cet article dénonçait le régime irakien dans les termes suivants : « Le régime irakien a été vaincu militairement et démasqué largement comme un outil de l’impérialisme. Il doit être renversé sans aucun délai par les masses irakiennes. Son existence même donne à l’impérialisme une base militaire et un prétexte à leurs plans de guerre. »
Avec cette déclaration, la direction de Healy avait véritablement consommé son passage dans le camp de la contre-révolution. Elle avait atteint le point où elle était prête à violer le principe le plus fondamental du marxisme et subordonner le prolétariat aux objectifs de brigandage guerriers d’un Etat bourgeois.