Il ne fut possible de construire un parti trotskyste en Grande-Bretagne qu’à condition de lutter contre la perspective nationaliste qui exprimait la pression exercée par l’impérialisme et son idéologie sur la plus vieille classe ouvrière du monde. Dans la période qui précéda le congrès de création de la Quatrième Internationale, L. Trotsky lutta, sans faire la moindre concession, contre les tentatives de l’ILP britannique [Independent Labour Party - Parti ouvrier indépendant] de maintenir son autonomie nationale et, plus tard, il critiqua sévèrement la Workers Internationalist League (WIL), dont Healy était membre, pour son refus de subordonner ses divergences fractionnelles en Grande-Bretagne aux intérêts du prolétariat international et de travailler sous la discipline du parti mondial. Il fit aux dirigeants de la WIL la mise en garde suivante :
« Il n’est possible de maintenir et de développer un groupement politique révolutionnaire d’une importance sérieuse que sur la base de grands principes. Seule la Quatrième Internationale incarne et représente ces principes. Il n’est possible à un groupe national de suivre d’une manière conséquente une marche révolutionnaire que s’il est étroitement uni dans une seule organisation avec ses compagnons d’idée du monde entier et que s’il maintient avec eux une collaboration régulière dans la politique et la théorie. Seule la Quatrième Internationale est une telle organisation. Tous les groupements purement nationaux, tous ceux qui refusent l’organisation, le contrôle et la discipline internationaux sont essentiellement réactionnaires. » (Les congrès de la Quatrième Internationale, I. Naissance de la Quatrième Internationale 1930-1940, Editions la Brèche, p. 289)
La WIL ne tint pas compte tout d’abord de cet avertissement et un temps précieux fut perdu jusqu’à ce que ses dirigeants reconnaissent finalement qu’il était impossible de développer leur organisation sans accepter l’autorité politique de la Quatrième Internationale. En 1944, la WIL accepta la réunification avec la section britannique existante. Le Revolutionary Communist Party se développa à travers une dure lutte interne contre une clique petite-bourgeoise au sein de la direction, ayant pour leader Jock Haston. Cette lutte faisait partie d’une lutte internationale menée contre une tendance petite-bourgeoise qui sympathisait avec Shachtman et qui était représentée dans le Socialist Workers Party par Felix Morrow et Albert Goldman. C’est au cours de cette lutte que Healy devint le dirigeant de la section britannique.
En 1953, la section britannique se scinda. Cette scission était due à l’émergence d’une tendance révisionniste internationale menée par Pablo et Mandel, qui proposait de dissoudre le mouvement trotskyste dans le stalinisme. L’existence même de la Quatrième Internationale était menacée après avoir été minée théoriquement par les conceptions révisionnistes introduites dans les documents du Troisième congrès de 1951. En dépit des concessions faites auparavant, tant par les directions britanniques qu’américaines et portant sur des questions théoriques et politiques importantes, les forces qui se basaient sur la classe ouvrière au sein de la Quatrième Internationale se rassemblèrent pour vaincre les révisionnistes. Cette lutte atteignit son paroxysme avec la publication par le leader du SWP, James P. Cannon, en novembre 1953 de la « Lettre ouverte » qui créa le Comité international de la Quatrième Internationale afin de mobiliser et de diriger les trotskystes orthodoxes contre les liquidateurs pablistes dans le Secrétariat International. Healy, qui avait collaboré de près avec Cannon pour combattre Pablo et son représentant en Grande-Bretagne, John Lawrence, soutint la publication de la « Lettre ouverte ».
Ce document historique dénonçait la fraction pabliste et l’accusait d’ « œuvrer (aujourd’hui) et délibérément pour disloquer, scissionner et briser les cadres trotskystes, créés par l’histoire dans divers pays et pour liquider la Quatrième Internationale. » (La Vérité, n° 325, 20 novembre 1953)
Plus loin, la lettre réaffirmait les principes historiques sur lesquels se fonde le trotskysme :
« (1) L’agonie du système capitaliste menace la civilisation de destruction par des crises de plus en plus graves, des guerres mondiales et des manifestations de barbarie comme le fascisme. Le développement des armes atomiques souligne aujourd’hui le danger de la façon la plus sérieuse.
« (2) La chute dans l’abîme ne peut être évitée qu’en remplaçant le capitalisme par l’économie socialiste planifiée à l’échelle mondiale et en entrant ainsi dans la voie du progrès dans laquelle était engagé le capitalisme à ses débuts.
« (3) Cette œuvre ne peut être accomplie que sous la direction de la classe ouvrière, seule classe réellement révolutionnaire de la société. Mais la classe ouvrière elle-même doit faire face à une crise de direction bien que le rapport des forces sociales dans le monde n’ait jamais été aussi propice à la marche des travailleurs vers le pouvoir.
« (4) Pour s’organiser afin de mener à bien cette tâche historique, la classe ouvrière de chaque pays doit construire un parti révolutionnaire sur le modèle qu’a développé Lénine : c’est-à-dire un parti de combat apte à combiner dialectiquement la démocratie et le centralisme, la démocratie dans l’élaboration des décisions, le centralisme dans leur exécution ; une direction contrôlée par la base, une base apte à marcher au feu avec discipline.
« (5) Le principal obstacle dans cette voie est constitué par le stalinisme qui, exploitant le prestige de la révolution d’Octobre 1917 en Russie, n’attire les travailleurs que pour les rejeter ensuite, une fois qu’il a trahi leur confiance, dans les rangs de la social-démocratie, dans l’apathie ou dans les illusions à l’égard du capitalisme. Le prix de ces trahisons, ce sont les travailleurs qui le paient, sous la forme de l’affermissement de forces monarchistes ou fascistes, et l’explosion de nouvelles guerres fomentées par le capitalisme. Dès le début, la Quatrième Internationale a défini comme l’une de ses tâches principales le renversement révolutionnaire du stalinisme, à l’intérieur et à l’extérieur de l’URSS.
« (6) La nécessité, pour beaucoup de sections de la Quatrième Internationale, et de partis ou de groupes qui sympathisent avec son programme, d’adopter une tactique souple, rend d’autant plus indispensable pour eux qu’ils sachent comment combattre l’impérialisme et ses agences petites-bourgeoises (comme les formations nationalistes ou les bureaucraties syndicales) sans capituler devant le stalinisme : et inversement qu’ils sachent comment combattre le stalinisme (qui est en dernière analyse une agence petite-bourgeoise de l’impérialisme) sans capituler devant l’impérialisme.
« Ces principes fondamentaux établis par Léon Trotsky, conservent leur pleine validité dans la réalité toujours plus complexe et plus fluide du monde politique actuel. En fait, les situations révolutionnaires qui, comme Trotsky l’avait prévu, surgissent de toutes parts, ont maintenant rendu entièrement concret ce qui pouvait autrefois apparaître comme des abstractions un peu éloignées, non intimement liées à la réalité de l’époque. La vérité est que ces principes ont acquis aujourd’hui une force plus grande, à la fois dans l’analyse politique et dans la détermination des actions pratiques. » (Idem.)
La lettre poursuivait en examinant les principaux points du programme de Pablo et ses agissements perturbateurs et fractionnels à travers le monde, puis elle lançait cet appel aux trotskystes du monde entier :
« En résumé : l’abîme qui sépare le révisionnisme pabliste du trotskysme est si profond qu’aucun compromis n’est possible ni politiquement ni organisationnellement. Pablo et ses agents ont démontré leur volonté de ne pas permettre que des décisions démocratiques reflétant réellement l’opinion de la majorité soient prises. Ils exigent une soumission complète à leur politique criminelle. Ils sont déterminés à expulser tous les trotskystes de la Quatrième Internationale ou à les museler et les ligoter.
« Leur plan consistait à injecter le conciliationnisme pro-stalinien à petites doses, tout en se débarrassant graduellement de ceux qui se rendent compte de ce qui arrive et y objectent. Telle est l’explication de l’étrange ambiguïté de bien des formulations et des échappatoires diplomatiques pablistes.
« Jusqu’à présent, la fraction pabliste a remporté certains succès au moyen de ses manœuvres sans principe et machiavéliques. Mais le point de transformation qualitative a été atteint. Les questions politiques en jeu ont fait irruption à travers les manœuvres, et la lutte est maintenant une épreuve de force.
« Si nous pouvons donner un avis aux sections de la Quatrième Internationale, nous qui sommes par force hors de ses rangs, nous pensons que l’heure est venue d’agir, et d’agir de façon décisive. L’heure est venue pour la majorité trotskyste de la Quatrième Internationale d’affirmer sa volonté contre l’usurpation d’autorité de Pablo. » (Idem.)
Quelques mois plus tard, le premier mars 1954, Cannon analysait les implications historiques de la scission :
« Nous seuls sommes les partisans inconditionnels de la théorie du parti formulée par Lénine et Trotsky, selon laquelle le parti représente l’avant-garde consciente du prolétariat dont le rôle est de diriger la lutte révolutionnaire. A notre époque, cette théorie devient une question brûlante et elle domine toutes les autres.
« Le problème de la direction ne se limite plus maintenant aux manifestations spontanées de la lutte de classe au cours d’un processus prolongé, ni même à la conquête du pouvoir dans tel ou tel pays où le capitalisme est particulièrement faible. C’est celui de la question du développement de la révolution internationale et de la transformation socialiste de la société. Admettre que ceci peut arriver automatiquement revient en fait à abandonner l’ensemble du marxisme. Non, cela ne peut qu’être une opération consciente et il lui faut la direction d’un parti marxiste représentant les éléments conscients dans le processus historique. Aucun autre parti n’est apte à réaliser cette tâche. Aucune autre tendance dans le mouvement ouvrier ne peut être reconnue comme un substitut satisfaisant. Pour cette raison, notre attitude envers tout autre parti et tendance est irréconciliablement hostile.
« Si le rapport des forces exige une adaptation des cadres de l’avant-garde à des organisations dominées, pour le moment, par de telles tendances hostiles – staliniennes, social-démocrates ou centristes – alors une telle adaptation doit toujours être vue comme une adaptation tactique pour faciliter la lutte contre elles, jamais pour se réconcilier avec elles, ni pour leur attribuer le rôle historique décisif. Tandis que les tâches des marxistes, se réduiraient à donner des conseils amicaux et à faire des critiques ‘loyales’, à la manière des commentaires pablistes sur la grève générale en France. » (traduit de Trotskyism Versus Revisionism, New Park, Vol. 2, p. 65)
La lutte internationale contre Pablo fut décisive pour le développement ultérieur du mouvement trotskyste en Grande-Bretagne. En dépit de leur petit nombre et de leur extrême pauvreté – condition aggravée encore par les provocations organisées contre eux par le groupe pabliste de Lawrence, ouvertement pro-stalinien – les trotskystes britanniques avaient été extrêmement fortifiés par les leçons théoriques tirées de la lutte au sein de la Quatrième Internationale. Elle s’avéra être une préparation indispensable à l’intervention des trotskystes britanniques dans la crise qui éclata en 1956 dans le Parti communiste à la suite des révélations partielles faites par Khroutchev sur les crimes de Staline et de l’invasion soviétique de la Hongrie peu de temps après.
S’étant armés politiquement grâce à la lutte contre le pablisme, les trotskystes furent capables de gagner d’importantes forces dans les rangs du Parti communiste britannique – créant ainsi de nouvelles possibilités pour un développement du travail théorique dans le mouvement ainsi que pour son travail dans les syndicats et dans le Parti travailliste. Ces gains se trouvèrent consolidés par la fondation de la Socialist Labour League en 1959.
Les trotskystes britanniques commencèrent à jouer à cette époque un rôle politique de plus en plus actif dans le travail du Comité international, surtout après que Cannon eût donné des signes d’affaiblissement de ses positions intransigeantes contre les pablistes. Healy et son proche collaborateur, Mike Banda, avaient suivi de près l’évolution des pablistes en Europe – spécialement leur réaction centriste à l’invasion de la Hongrie – et ils étaient convaincus qu’il n’y avait aucune raison de croire que les divergences politiques entre le Secrétariat International et le Comité international se soient amoindries. En fait, ils étaient persuadés du contraire. Aussi, la croissance d’une position conciliatrice à l’égard des pablistes dans le SWP américain les inquiétait de plus en plus.
Derrière la tension politique croissante entre la SLL et le SWP il y avait un accroissement des divergences concernant l’orientation des deux sections. Depuis que le SWP avait lancé en 1957 aux Etats-Unis une campagne dite de « regroupement », le travail politique du SWP s’était de plus en plus orienté vers les milieux du radicalisme petit-bourgeois. La politique du SWP à l’égard des ennemis historiques du trotskysme s’affaiblissait et devenait plus conciliatrice et cela même au niveau de son organe théorique. Dès 1958, Hansen désavouait publiquement la révolution politique contre la bureaucratie du Kremlin. La SLL en revanche s’implantait plus profondément dans le mouvement de masse de la classe ouvrière grâce à une lutte inlassable contre la bureaucratie social-démocrate de droite. En 1958 et en 1960, Healy rencontra Cannon et d’autres dirigeants du SWP pour tenter de freiner leurs démarches précipitées en vue d’une réunification avec les pablistes. Son but consistait à atteindre la plus grande clarification possible des cadres internationaux. Cette clarté politique devrait être la condition préalable à toute discussion en vue d’une réunification avec le Secrétariat International.
Mais les divergences politiques entre le SWP et la SLL ont continué à s’aggraver. En 1960, plus d’un an après la prise du pouvoir par Castro, le SWP changeait de position pour adopter celle, selon laquelle un Etat ouvrier venait d’être créé à Cuba et que « l’équipe de Castro » consistait en « marxistes inconscients ». Ces derniers représentaient un substitut adéquat, capable de remplacer un parti trotskyste de la classe ouvrière cubaine.
Le 2 janvier 1961, le Comité national de la Socialist Labour League adressa une lettre à la direction du SWP par laquelle il exprimait sa profonde inquiétude devant le fait que les pionniers trotskystes des Etats-Unis s’éloignaient des objectifs stratégiques de la Quatrième Internationale. Il y exhortait le SWP à considérer l’énorme importance de la lutte pour les principes :
« Nous entrons dans une période dont la signification est comparable à celle de 1914-1917 et il est maintenant aussi vital qu’à l’époque de rompre de façon nette et déterminée avec les tendances centristes de toutes sortes existant dans nos propres rangs. Si nous voulons accomplir nos tâches révolutionnaires dans les années qui viennent, comme l’ont fait les bolcheviques, nous devons suivre l’exemple de Lénine et non celui de Luxembourg, et nous ne devons pas nous contenter de critiquer, mais aussi nous séparer, sans faire de compromis, des divers Kautsky d’aujourd’hui et par-dessus tout de la bande à Pablo. » (traduit de Trotskyism Versus Revisionism, New Park, Vol. 3, p. 46)
Il est important de noter que la SLL insistait sur le fait que la lutte contre le centrisme et contre toute forme d’opportunisme revêt une importance capitale au moment même où la situation objective entraîne une intensification de la lutte de classe et élargit les possibilités de construction du parti dans la classe ouvrière. De plus, cette attitude d’intransigeance théorique venait au moment précis où la SLL commençait à étendre son influence dans le mouvement ouvrier – en particulier dans l’organisation de jeunesse du Parti travailliste, dans lequel la SLL développait ses fractions et éduquait des jeunes comme des cadres trotskystes.
La SLL avertit le SWP que « le pire danger pour le mouvement révolutionnaire est le liquidationnisme, qui provient d’une capitulation soit devant la puissance de l’impérialisme, soit devant les appareils bureaucratiques dans le mouvement ouvrier, ou encore devant les deux à la fois. Le pablisme représente encore plus clairement aujourd’hui qu’en 1953 cette tendance liquidatrice dans le mouvement marxiste international. Pour le pablisme, la classe ouvrière avancée n’est plus l’avant-garde de l’histoire, le centre de toute théorie et de toute stratégie marxiste à l’époque de l’impérialisme, mais le jouet de ‘facteurs historiques mondiaux’, contemplés et évalués de façon abstraite. » (Idem., p. 48)
La SLL attaqua le mélange d’impressionnisme et d’objectivisme des pablistes. Elle analysa l’importance de leur révisionnisme pour la Quatrième Internationale : « ... toute responsabilité historique pour le mouvement révolutionnaire est rejetée, tout est subordonné à des forces panoramiques ; les questions du rôle de la bureaucratie soviétique et des forces sociales dans la révolution coloniale sont laissées sans aucune réponse. Cela est naturel, car la clé de ces problèmes est le rôle de la classe ouvrière dans les pays avancés et la crise de direction de leurs mouvements ouvriers. » (Idem., p. 49)
Les trotskystes britanniques faisaient cette mise en garde : « Toute retraite vis-à-vis de la stratégie de l’indépendance politique de la classe ouvrière et de la construction de partis révolutionnaires s’avérera être de la part du mouvement trotskyste une erreur historique à l’échelle internationale. En Grande-Bretagne nous avons vu le résultat du révisionnisme de Pablo dans les agissements des pablistes depuis la formation de la Socialist Labour League et dans la crise politique actuelle au sein du Parti travailliste. Nous sommes plus que jamais convaincus de la nécessité de construire un parti léniniste débarrassé de fond en comble du révisionnisme représenté par le pablisme. » (Idem.)
En opposition à ceux qui affirment que les principes sont un obstacle à la construction d’un parti et en contradiction directe avec ce qu’affirme ce charlatan de S. Michael, selon lequel le soulèvement des masses rend inutile la nécessité de toute intransigeance théorique, la SLL déclarait :
« C’est précisément à cause des possibilités énormes qui s’ouvrent au trotskysme que la nécessité d’une clarté politique et théorique est si grande. C’est pourquoi nous devons de façon urgente nous démarquer de toutes formes de révisionnisme. Il est temps d’en finir avec la période où le révisionnisme pabliste était considéré comme une tendance à l’intérieur du trotskysme. Nous ne pourrons, sans cela, nous préparer aux luttes révolutionnaires qui commencent. C’est dans cet esprit que nous voudrions voir le SWP aller de l’avant. » (Idem.)
Le SWP répondit avec hostilité aux propositions de la SLL. Cannon, qui avait abandonné la classe ouvrière américaine et s’était résigné à jouer le rôle de président national émérite d’une organisation qui devenait de plus en plus petite-bourgeoise, écrivait le 12 mai 1961 à Farrell Dobbs : « De toute évidence la brèche entre nous et Gerry s’élargit. Il est plus facile d’admettre ceci que de voir comment on peut renverser la tendance actuelle. A mon avis, Gerry avance vers un désastre et entraîne avec lui toute son organisation. » (Idem., p. 71)
Malgré toutes les tentatives de Hansen d’empêcher une clarification quelconque quant à l’importance historique de la scission de 1953, la SLL avait imposé qu’une discussion sur les problèmes fondamentaux du programme et de la méthode marxiste ait lieu au cours des deux années suivantes. Les documents produits par les dirigeants de la SLL, en particulier par Cliff Slaughter, comptent parmi les documents les plus importants écrits pour développer le trotskysme depuis la grande lutte contre l’opposition petite-bourgeoise en 1939-1940. Cela reste le mérite impérissable de ceux qui menèrent cette lutte, d’avoir permis à la SLL de combattre courageusement la vague liquidatrice qui était en train d’engloutir de larges sections du mouvement trotskyste. La SLL s’opposa à la vague apparemment irrésistible d’adaptation aux divers dirigeants petits-bourgeois qui dominaient temporairement la lutte anti-impérialiste dans les pays semi-coloniaux et osa prendre position pour des principes que l’on tournait en dérision et que l’on considérait comme démodés et sans importance. Elle défendit la perspective de la dictature du prolétariat et répondit à l’avilissement de la théorie marxiste par les pragmatistes et les impressionnistes qui cherchaient un moyen facile d’abandonner la construction de la Quatrième Internationale. La SLL ne se contenta pas seulement de défendre la « Lettre ouverte » : elle lutta aussi pour tirer l’essence même des enseignements de L. Trotsky et de leurs rapports historiques avec la lutte à laquelle Lénine consacra toute sa vie pour construire un parti véritablement prolétarien. Travaillant dans un pays dans lequel les traditions théoriques étaient dominées par l’empirisme, les trotskystes britanniques devinrent les pionniers d’une renaissance de la théorie marxiste, démasquant la faillite de l’objectivisme qui constitue l’échafaudage antidialectique des attaques pablistes contre le trotskysme.
Alors que le bruit commençait à circuler que la SLL ne coopérerait pas avec le plan de Hansen pour liquider le trotskysme sous prétexte d’une réunification, les calomniateurs entreprirent de faire passer la SLL et son secrétaire national, Gerry Healy, pour des sectaires « gauchistes ». Mais, malgré la calomnie et les falsifications, la SLL commença à nouer des liens avec des trotskystes dans différentes parties du monde. Avec une patience hors du commun, ses dirigeants entreprirent d’éduquer une fraction trotskyste au sein du SWP. Ils insistèrent pour bien faire comprendre à leurs membres que la seule façon de défendre la Quatrième Internationale et de construire ses sections mondiales consistait à mener une lutte systématique et intensive contre le révisionnisme. Ils n’eurent de cesse de répéter qu’à moins de placer la lutte pour la construction de la Quatrième Internationale au centre du travail politique dans chaque pays, aucune section – même pas en Grande-Bretagne – ne pourrait avancer.
En juin 1963, alors que le SWP réalisait sa réunification sans principe avec les pablistes – ce qui allait détruire d’innombrables sections et allait, à cause des erreurs catastrophiques qui en résultèrent, coûter la vie à des centaines de trotskystes en Amérique latine, Healy adressa une dernière lettre au parti avec lequel il avait collaboré étroitement pendant plus de 20 ans. Il dénonçait avec indignation le fait qu’on avait masqué les trahisons du LSSP au Sri Lanka et les campagnes publicitaires en faveur de divers nationalistes bourgeois tel que Ben Bella. Il exprima aussi son mépris pour ceux qui justifiaient leur abandon des principes en prétendant qu’ils étaient sortis de « l’isolement ».
« Vous n’avez naturellement pas de temps à perdre avec les ‘sectaires’ de la SLL. Nos camarades, aussi bien parmi les militants que dans la direction, luttent jour et nuit contre le réformisme et le stalinisme et ce, dans les meilleures traditions du mouvement trotskyste. Mais ils ne s’adressent pas encore à des dizaines de milliers de gens dans des meetings comme Ben Bella, Castro, et comme au prétendu rassemblement du premier mai, à Ceylan. A vos yeux, nous ne sommes que des petits ‘farfelus gauchistes’.
« Nos camarades ont récemment pris la direction de la campagne contre le chômage, ont organisé un meeting de 1 300 personnes et y ont pris la parole, mais ce ne sont là que des bagatelles. Tandis que, malgré une violente chasse aux sorcières, nos camarades frappent durement les sociaux-démocrates dans le mouvement de jeunes, votre correspondant T. J. Peters (un ancien adhérent du SWP qui écrit maintenant comme un libéral en retraite) ne parle que du brillant avenir s’ouvrant devant le ‘travaillisme britannique’.
« Les ‘sectaires’ démodés que nous sommes, croient que la Quatrième Internationale, dont votre organisation a toujours été partie intégrante, offre la seule alternative à la direction du soi-disant ‘travaillisme britannique’. Mais Peters n’a pas de temps à nous consacrer. Tout comme vous, il a eu son illumination.
« Cela vous a pris un certain temps. (Comme dit le dicton : ‘Ceux qui viennent tard à Dieu y viennent le plus sûrement’). Voilà environ 12 ans que George Clarke a rejoint les forces de Pablo et qu’il publiait dans The Militant et dans ce qu’était à l’époque le magazine Fourth International, le message de cet infâme Troisième congrès. A l’époque, vous ne compreniez pas ce que Pablo représentait, puis il y eut la scission de 1953. Cannon salua cette scission en disant que nous ‘n’allions jamais retourner au pablisme’. Mais vous avez fini par le faire. A présent vous avez des alliés partout, de Fidel Castro à Philip Gunawardene et Pablo.
« Encore une chose pour finir et ici notre congrès est unanime. Nous sommes fiers de la position que notre organisation a prise contre une capitulation aussi honteuse et aussi complète de la part de la majorité de la direction de votre parti devant des forces extrêmement réactionnaires. » (Idem., pp. 163-64)
Un an plus tard, en juin 1964, le LSSP – qui s’était opposé à la « Lettre ouverte » et avait par la suite joué un rôle clé lors des manœuvres menant à la réunification – entrait dans le gouvernement de coalition bourgeois de Madame Bandaranaike. Les avertissements de la Socialist Labour League se trouvaient confirmés. Healy alla à Colombo pour participer à la conférence du LSSP et pour faire campagne contre les traîtres qui complotaient pour entrer dans la coalition gouvernementale. Le 6 juin 1964, le jour de la conférence, il se tenait aux portes du Town Hall demandant à être admis et à parler aux délégués pour les inciter à rejeter la décision prise par N.M. Perrera, Colvin De Silva et d’autres dirigeants du LSSP de participer au gouvernement bourgeois. Bien qu’il réussît à obtenir un vote sur la question de son admission à la conférence, Healy se vit opposer un refus. Il resta à l’extérieur devant les portes de l’assemblé exhortant les délégués à rompre avec les dirigeants du LSSP et à soutenir l’aile révolutionnaire. Lorsque la conférence prit fin, Healy alla s’adresser aux ouvriers du port de Colombo, aux travailleurs des filatures de Wellawatta et à un groupe d’étudiants de l’université. Dans tous ces meetings, il expliqua les conséquences historiques de la trahison commise par le LSSP en collaboration avec le « Secrétariat unifié » de Hansen et Mandel. Son appel à la défense du trotskysme contre les traîtres du LSSP trouva un écho puissant. Le travail qu’il mena au Sri Lanka – et qui fut développé lors de voyages ultérieurs par Michael et Tony Banda – jeta les bases pour la reconstruction du mouvement trotskyste dans ce pays.
Aux Etats-Unis, la SLL se mit à l’œuvre pour réorganiser le mouvement trotskyste après que le SWP ait déserté la Quatrième Internationale. Il apporta une aide politique immense, non seulement en analysant la scission, mais aussi en développant une perspective révolutionnaire pour le prolétariat américain. La SLL lutta contre les tendances qui voyaient dans la scission une question ne concernant que le mouvement radical aux Etats-Unis, elle lutta pour développer un véritable parti marxiste, orienté vers la classe ouvrière et s’appuyant sur l’internationalisme. Grâce à cette longue clarification aussi bien théorique que politique, le caractère radical petit-bourgeois et anti-internationaliste du groupe spartaciste fut démasqué et les conditions furent créées pour transformer, en 1966, l’American Committee for the Fourth International (le Comité américain pour la Quatrième Internationale) en Workers League (WL).
Le travail mené par la Socialist Labour League entre 1961 et 1966 représente une contribution historique à la construction de la Quatrième Internationale. Elle avait pris la direction de la lutte contre le révisionnisme et, conjointement avec l’Organisation communiste internationaliste (OCI) en France, celle du mouvement trotskyste mondial.
C’est durant cette période de travail théorique intense mené sur un front international que la SLL jeta les bases des progrès politiques et organisationnels gigantesques qu’elle allait accomplir en Grande-Bretagne. En 1964, elle conquit la direction des Jeunes Socialistes (Young Socialists) du Parti travailliste. Elle répondait aux purges menées dans le Parti travailliste par la direction Wilson en faisant des Young Socialists l’organisation de jeunesse du mouvement trotskyste.
L’influence de cette nouvelle génération rendit possible l’extension du travail politique de la SLL. La perspective révolutionnaire pour laquelle elle avait lutté, en s’opposant aux pablistes, se trouva entièrement confirmée par la grève générale de mai-juin 1968 en France. Ce développement entraîna une croissance rapide de l’OCI en France et, dans les conditions d’un conflit croissant entre la classe ouvrière et le gouvernement travailliste et réformiste de droite en Grande-Bretagne, un accroissement considérable des forces de la Socialist Labour League. En septembre 1969 était fondé le premier journal quotidien trotskyste, le Workers Press (« La presse des ouvriers »).
En juin 1970, les Travaillistes, se basant sur les sondages d’opinion pronostiquant une victoire facile contre les Tories, organisèrent des élections. Mais une longue suite de trahisons de la part du gouvernement travailliste, sa tentative manquée, par exemple, d’introduire des lois antisyndicales, créa les conditions d’une victoire pour les Tories. Ceci déclencha une escalade de conflits de classe telle qu’on n’en avait pas vue depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Travailleurs, intellectuels et jeunes commencèrent à adhérer à la Socialist Labour League dans des proportions inconnues jusque-là. Les moyens organisationnels et les ressources du mouvement grandirent avec une extrême rapidité. Des acteurs et des écrivains assistèrent aux conférences de la SLL, adhérèrent au parti et aidèrent à organiser des rassemblements aussi impressionnants que celui d’Alexandra Palace qui attira une audience de 4 000 personnes. Ripostant à l’introduction de lois antisyndicales (l’Industrial Relations Act) par le gouvernement de Heath ainsi qu’à la montée croissante du chômage, la SLL organisa une campagne nationale contre le chômage s’appuyant sur des marches de jeunes, qui obtinrent un soutien immense en Grande-Bretagne et dont les progrès furent suivis avec fierté par toutes les sections du Comité International.
Pendant l’été des années 1970, 1971 et 1972, des camps d’éducation furent organisés dans l’Essex, attirant des délégations internationales de plus en plus importantes. La force de la SLL et sa cote de crédit auprès des révolutionnaires du monde entier s’accrurent énormément. Grâce à sa lutte contre le révisionnisme, elle avait été capable de développer la première analyse marxiste sérieuse du boom capitaliste d’après-guerre jamais tentée par le mouvement trotskyste. En outre, elle avait expliqué les contradictions explosives contenues dans le système monétaire international de Bretton Woods, basé sur la convertibilité du dollar en or. Les trotskystes britanniques démasquèrent l’impressionnisme qui caractérisait la théorie du néo-capitalisme de Mandel qui tentait de faire du Capital de Marx une justification de la subordination de la classe ouvrière aux mouvements protestataires petits-bourgeois.