Ceci est la deuxième partie d'une série en trois parties. La première partie a été publiée le 27 décembre 2024
Grant et le pablisme
Les prétentions de Ted Grant à l'orthodoxie sont résolument réfutées par son attitude face à l'émergence au sein de la Quatrième Internationale de la politique liquidationniste du pablisme, qui aboutit à une scission et à la fondation, contre Michel Pablo et ses partisans, du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI), en 1953. En effet, les révisions théoriques de Grant étaient une claire anticipation de celles associées au pablisme.
A l'issue des discussions sur l'Europe de l'Est, la Quatrième Internationale a défini les Etats hybrides formés par les staliniens comme des Etats ouvriers déformés. Soulignant leur caractère déformé et anormal, cette définition établit la base de principe sur laquelle le mouvement trotskyste s'est appuyé pour affirmer la nécessité de défendre ces États contre l'intervention impérialiste tout en insistant sur la mobilisation de la classe ouvrière contre le régime bureaucratique ; cela, dans une révolution politique pour instaurer une véritable démocratie ouvrière comme composante essentielle de la lutte pour le socialisme mondial.
Cependant, dès 1949, Pablo, dirigeant du Secrétariat international de la IVe Internationale en Europe, proposait que la transition du capitalisme au socialisme se ferait à travers des « siècles» de tels «États ouvriers déformés». Dans ce qui fut identifié comme la «théorie de la guerre-révolution», il postulait même que le conflit entre les États-Unis et l’Union soviétique se terminerait par une guerre civile mondiale dans laquelle la bureaucratie soviétique serait obligée de mener à bien la révolution socialiste. Le pablisme a écarté la classe ouvrière en tant que force révolutionnaire et a réduit la Quatrième Internationale au rôle de groupe de pression sur les mouvements staliniens, sociaux-démocrates et nationalistes bourgeois.
Au troisième congrès mondial de la Quatrième Internationale en 1951, Pablo insista pour dire que le développement des cadres de la IVe Internationale dépendait de l’apprentissage de la compréhension du «mouvement de masse tel qu’il existe» et de la «recherche de notre place dans ce mouvement». Le but de cette politique d’entrisme sui generis (d’un type particulier) n’était pas de faciliter la construction de la IVe Internationale en ralliant des travailleurs du camp des réformistes, mais de pousser ces partis vers la gauche. [1]
L’existence politique même de la QI étant en jeu, le 11 novembre 1953, le leader du Socialist Workers Party américain, James P. Cannon, publia une lettre ouverte ralliant les trotskystes orthodoxes au niveau international, qui insistait sur le fait que le renversement du capitalisme «ne peut être accompli que sous la direction de la classe ouvrière dans la société», nécessitant dans chaque pays la construction d’«un parti socialiste révolutionnaire sur le modèle développé par Lénine» en tant que section de la Quatrième Internationale.
Grant, au contraire, reconnut en Pablo quelqu’un ayant les mêmes idées politiques. Déjà en juin 1950, Jimmy Deane, un proche collaborateur de Grant, avait noté: «Pablo a réalisé la transition! Quelle évolution. Il mène une lutte contre nous et finit par se retrouver plus ou moins dans notre position.» [2]
Les premiers partisans de Pablo au Royaume-Uni se groupèrent autour de John Lawrence, qui chercha à liquider les trotskystes britanniques regroupés autour de Gerry Healy, avant de soutenir l'écrasement de la révolution hongroise par les staliniens en 1956, puis de rejoindre le Parti communiste de Grande-Bretagne en novembre 1958. C'est Grant et un petit nombre de partisans de Pablo en Grande-Bretagne qui remplacèrent Lawrence à la tête de la section britannique du Secrétariat international de la Quatrième Internationale, formant la Revolutionary Socialist League en 1957.
Grant rompit ensuite avec le Secrétariat international en 1964, mais conserva une orientation pabliste à caractère particulièrement nationaliste. Comme il l’expliquait en 1970: «Sous les coups de massue assénés par les événements, le développement de groupements centristes de masse dans les partis staliniens et sociaux-démocrates est inévitable. Des scissions de masse à partir de ces tendances seront à l’ordre du jour dans les dix ou vingt prochaines années […] C’est de ces forces de masse qui se développeront au sein de ces organisations que proviendront les forces de masse de l’Internationale.» [3]
Bien qu'elle se dise en privé révolutionnaire, la Tendance Militant a insisté pendant des décennies pour dire que le socialisme serait instauré par un gouvernement travailliste votant une loi d'habilitation parlementaire nationalisant les plus grandes entreprises. Son rôle politique essentiel était de faire que les travailleurs et les jeunes qui allaient vers la gauche soient confinés au Parti travailliste [Labour], défini comme le parti essentiel de la classe ouvrière en raison de son lien avec les syndicats.
Militant a grandi dans les années 1980 durant la vague d'opposition au gouvernement Thatcher, et la TMI a vécu politiquement de cela depuis. Il est notoire qu'à Liverpool, où il dominait le conseil municipal travailliste, Militant a affiché un opportunisme grotesque. Il a conclu un accord avec le gouvernement conservateur mettant fin à une lutte des employés municipaux de Liverpool contre les attaques visant les services publics de la ville et il a contribué à l'isolement et à la défaite de la grève des mineurs en 1984-1985.
En guise de remerciement, la direction du Parti travailliste mené par Kinnock a expulsé la direction de Militant, alors que le Labour amorçait un tournant historique à droite. Un virage qui avait sa source dans le développement extraordinaire de la mondialisation économique, la croissance explosive des sociétés transnationales, et une intégration du marché mondial et internationalisation de la production sans précédents.
La mondialisation et la dissolution de l'Union soviétique
La mobilité internationale sans précédent du capital avait rendu tous les programmes nationalistes du mouvement ouvrier des différents pays totalement obsolètes et réactionnaires, conduisant les bureaucraties sociales-démocrates et syndicales à abandonner leur vieux programme réformiste pour agir en tant que défenseurs ouverts du marché capitaliste et en appendices directs du management patronal.
Cette vague universelle de renoncement politique eut son expression la plus fondamentale dans le tournant de la bureaucratie stalinienne vers la restauration du capitalisme en Union soviétique, qui a commencé sous le couvert de la promesse de Mikhaïl Gorbatchev de «réformes démocratiques» par le biais de la glasnost et de la perestroïka. Son programme réel était la restauration contre-révolutionnaire du capitalisme – une tentative de surmonter la crise d’une économie soviétique isolée, à travers la destruction des rapports de propriété nationalisés et la restauration de la propriété privée des moyens de production. Cela a culminé dans la dissolution de l’Union soviétique le 25 décembre 1991, l’instauration du marché capitaliste et la transformation des dirigeants de l’État stalinien, de l’industrie et de l’appareil du parti, en oligarques criminels.
Le CIQI a insisté sur le fait que les contradictions entre l’État-nation et une économie mondiale en expansion, qui a vu la chaîne de l’impérialisme brisée à son maillon le plus faible en URSS dû à l’autarcie économique extrême pratiquée par la bureaucratie stalinienne, ouvrait de nouvelles possibilités révolutionnaires au trotskysme comme seule tendance à s’être opposée au stalinisme du point de vue de la défense du programme de la révolution socialiste mondiale.
La Tendance Militant de Grant, au contraire, soutenait que Gorbatchev représentait une «aile réformatrice de la bureaucratie, et non un agent conscient de l’impérialisme». Même alors que l’Union soviétique était en train d’être liquidée, Grant affirmait que la tentative de coup d’État d’août 1991 démontrait que des sections de la bureaucratie défendaient toujours le socialisme, écrivant dans un bulletin interne: «Si, comme c’était tout à fait possible, le régime avait été contraint de mener une politique basée sur la recentralisation et l’économie planifiée, accompagnée de la terreur, cela aurait également donné un certain élan aux forces productives pendant un certain temps.» [4] Grant et Woods étaient d’avis que pour la décennie suivante « le mouvement vers le capitalisme en Russie n’a pas encore atteint sa conclusion définitive, et peut encore être inversé.» [5]
Sur la base de cette perspective, Grant ne se contentait pas de poser comme objectif le rétablissement de l'ancien régime stalinien, mais proposait encore sa propre tendance comme partenaire de cet objectif. Il écrivait :
Soyons clairs, même s’il y a une lutte entre des ailes rivales de la bureaucratie, une aile ouvertement pro-capitaliste et une autre aile qui – pour ses objectifs propres – essaye de défendre les bases de l’ économie nationalisée, ce serait une erreur fondamentale de penser que nous serions neutres dans cette situation, même si on avait une situation où des sections de travailleurs soutenaient l’autre aile […] Trotsky a dit qu’en principe on ne pouvait pas exclure à l’avance la possibilité d’un front uni, un front uni temporaire et partiel, entre les trotskystes et la bureaucratie stalinienne, si on en venait à une guerre civile ouverte et à une tentative de restauration du capitalisme en URSS. [6]
Grant et Woods n’ont tiré aucune leçon de la restauration du capitalisme concernant le caractère du Parti travailliste, qui selon eux restait un «parti ouvrier bourgeois», ou les syndicats pro-patronat qui selon eux étaient toujours les organisations essentielles de la classe ouvrière sur lesquelles devait se fonder le projet socialiste.
Toute la perspective politique suivie par Militant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – fondée sur l’hypothèse que la bureaucratie du Kremlin, les partis sociaux-démocrates et les syndicats de l’Ouest, ainsi que les mouvements nationaux des anciens pays coloniaux et semi-coloniaux, maintiendraient leur hégémonie politique – avait néanmoins été fatalement minée.
Cela a conduit à un conflit factionnel entre le rédacteur en chef du journal Militant, Peter Taaffe, et Grant et Woods. Cela concerna d'abord l'évaluation de la Russie, puis la suggestion de Taaffe, formulée comme une adaptation politique à une montée du soutien pour la politique séparatiste du Parti national écossais et appelée «le tournant écossais», qu’il était nécessaire de s'engager dans une première expérience tactique de travail en dehors du Parti travailliste.
En 1992, cette scission aboutit à la création du groupe Socialist Appeal par Grant et Woods. Cette scission s’est répercutée à l'échelle internationale et a conduit à la formation de la Tendance marxiste internationale (TMI).
La TMI a continué à fonctionner comme des groupes entristes au sein de n’importe quel parti social-démocrate ou stalinien où elle a pu trouver une place ; et à encourager les illusions que diverses formations et individus bourgeois pouvaient être transformés en véhicule pour la réalisation du socialisme. Dans «Une nouvelle étape dans la révolution mondiale», écrit le 25 juillet 1996, la TMI dénonçait ainsi,
l’idée d’extrême gauche selon laquelle il est possible de trouver un raccourci en brandissant la bannière du «parti indépendant» [qui] est fondamentalement fausse…
Toute l’histoire montre que, lorsque les masses passent à l’action, elles s’expriment d’abord à travers les organisations de masse traditionnelles […] La crise des partis réformistes, surtout lorsqu’ils sont au gouvernement, prépare la voie à un virage à gauche et à l’émergence de courants réformistes de masse de gauche partout. C’est la tâche des marxistes de pénétrer ces courants et, par des explications patientes et des critiques amicales, de gagner les travailleurs à un véritable programme marxiste. [7]
L'exemple le plus significatif des efforts de «pénétration» de la TMI fut son soutien aux mouvements nationalistes bourgeois d'Amérique latine, qui prétendaient représenter un « socialisme bolivarien». Woods devint un ardent défenseur d'Hugo Chavez au Venezuela.
Expliquant le caractère de classe de la politique de Chavez, Bill Van Auken écrit dans le World Socialist Web Site à l’occasion de la mort de celui-ci en 2013:
Chávez était un nationaliste bourgeois, dont le gouvernement reposait fermement sur l’armée dont il était issu et qui continue de servir d’arbitre crucial dans les affaires de l’État vénézuélien…
Chávez avait de bonnes raisons de promouvoir sa politique à l’aide de la rhétorique de gauche d’un «socialisme du XXIe siècle» mal défini. L’objectif était avant tout de détourner et de contenir le militantisme des travailleurs vénézuéliens, dont les luttes, dans la mesure où elles échappent au contrôle du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela) au pouvoir et de la fédération syndicale bolivarienne qui lui est affiliée, sont souvent traitées de «contre-révolutionnaires ».
Cependant, toute une couche de la pseudo-gauche internationale – y compris diverses organisations et individus qui se sont par le passé présentés comme «trotskystes» – a tenté de donner de la crédibilité à cette rhétorique «socialiste». [8]
Woods se trouvait au premier rang de ces apologistes. Dans un article paru en mai 2005, sous le titre «Rencontres avec Hugo Chavez», Woods insistait: «Pour la première fois dans les presque 200 ans d’histoire du Venezuela, les masses ont le sentiment que le gouvernement est entre les mains de personnes qui souhaitent défendre leurs intérêts…
«Et Chávez? Chávez tire clairement sa force du soutien des masses, avec lesquelles il s’identifie pleinement […] S’il y a parfois un manque de clarté, même cela reflète l’étape dans laquelle se trouve le mouvement de masse. L’identité est complète. » [9]
De telles apologies pour le régime capitaliste bourgeois ont valu à Woods une rencontre amicale avec Chávez, qui l’a recruté pour prendre la parole lors d’un rassemblement pro-gouvernemental. Il a conclu son article en déclarant: «Je crois qu’un nombre croissant de membres du Mouvement bolivarien recherchent les idées du marxisme. Je suis sûr que cela s’applique à beaucoup de ses dirigeants. Et Hugo Chávez? Il m’a dit qu’il n’était pas marxiste parce qu’il n’avait pas lu suffisamment de livres marxistes. Mais il les lit maintenant. Et dans une révolution, les gens apprennent plus en 24 heures qu’en 20 ans d’existence normale.»
Ceux qui critiquaient Chávez d’un point de vue socialiste ont été dénoncés par Woods pour leur «attitude hautaine, comme si les masses dont ils invoquaient toujours le nom étaient des enfants ignorants qui avaient besoin d’être éduqués par eux. Malheureusement pour ces ‘gauchistes’, les masses ne montraient pas le moindre intérêt pour ces prétendus éducateurs ni pour leurs leçons.» [10]
Syriza et la «révolution Corbyn»
Mais la TMI a été rattrapée par les événements alors que des millions de travailleurs ont tiré leurs propres conclusions opposées quant à la perspective de «réformer» les vieux partis sociaux-démocrates et staliniens, les abandonnant en masse.
La principale réponse des groupes de la pseudo-gauche au niveau international a été d’organiser et de promouvoir une série de formations de type soi-disant «gauche élargie», composées d’eux-mêmes et de divers groupes staliniens et réformistes. Ils les présentèrent comme les héritiers «populistes» de leurs partis parents – comme le Nouveau Bloc de Gauche au Portugal, Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne ou le Nouveau Parti Anticapitaliste en France.
La TMI s’est associée à ce projet, notamment en créant la Tendance communiste de Syriza qui exhorta la «Coalition de la gauche radicale» à mener à bien «la transformation socialiste de la société».
Après son arrivée au pouvoir en janvier 2015, sur la base de sa promesse de s’opposer aux mesures d’austérité soutenues par l’Union européenne (UE) et après des mois de plaidoyers auprès de l’UE pour obtenir des concessions dérisoires, Syriza a rejeté le vote écrasant contre de nouvelles mesures d’austérité dans le référendum de juillet et a accepté des baisses des dépenses encore plus sévères que ses prédécesseurs.
Politiquement démasqué par cette trahison, aucun courant ne s’est montré plus enthousiaste que la TMI lorsque Jeremy Corbyn a été élu chef du Parti travailliste britannique en 2015, ou plus favorable à son discours de victoire lors de la conférence spéciale du Parti travailliste en 2016, où il s’est vanté: «Depuis le krach de 2008, la demande d’une alternative à l’austérité contre-productive a conduit à l’émergence de nouveaux mouvements et partis dans un pays après l’autre […] En Grande-Bretagne, cela s’est produit au cœur de la politique traditionnelle, au sein du Parti travailliste, ce dont nous devrions être extrêmement fiers ».
La TMI et Socialist Appeal ont exhorté les travailleurs, les jeunes et les syndicats à rejoindre ou à s’affilier au Parti travailliste pour aider la «révolution Corbyn» à transformer le parti. En octobre 2017, la TMI a écrit sur le «gouvernement en attente» de Corbyn et les efforts de «l’establishment» pour contrôler «le prochain Premier ministre», en évoquant spécifiquement la façon dont Corbyn ne plierait pas comme l’avaient fait Syriza et son chef Alexis Tsipras:
Il ne fait aucun doute qu’un gouvernement travailliste de gauche serait confronté à des pressions similaires de toutes parts s’il était au pouvoir […] Cependant, la Grande-Bretagne n’est pas la Grèce; le Parti travailliste n’est pas Syriza; et Corbyn n’est pas Tsipras. Le Parti travailliste a un poids historique bien plus important et des racines bien plus profondes dans la classe ouvrière que Syriza n’en a jamais eu. Il ne s’agit pas d’une tendance éphémère, mais du parti de masse traditionnel de la classe ouvrière britannique, qui entretient des liens étroits avec les syndicats. [11]
Alors que Corbyn battait en retraite sur tous les tableaux, la TMI écrivait que c’étaient les blairistes de droite qui étaient «en pleine retraite » et que la conférence du Parti travailliste de 2018 avait rappelé «à l’aile droite du Parti travailliste qui était réellement aux commandes désormais ». La TMI notait que «Corbyn a également utilisé son discours à la conférence pour tendre une branche d’olivier à ses adversaires, promettant de ‘tirer un trait sur […] la polémique sur l’antisémitisme’ et affirmant que le Parti travailliste était désormais ‘uni et prêt à gouverner’. En réalité, cependant, ces remarques conciliantes adressées à ses critiques étaient les mots d’un homme qui sait qu’il est désormais fermement aux commandes ».[12]
En décembre 2019, la «révolution Corbyn» était terminée. Après avoir perdu une deuxième élection générale face aux conservateurs, il a démissionné de son poste de chef du parti, ouvrant la voie à Keir Starmer. Même à ce moment-là, la TMI a essayé de maintenir sa ligne. Woods écrivait que les blairistes «étaient la dernière tentative désespérée pour reprendre le contrôle. À un certain moment, l’aile droite se divisera ou sera vomie. Cela poussera le Parti travailliste loin à gauche, ouvrant de sérieuses possibilités à la tendance marxiste». [13]
Le 11 septembre 2020 encore, le groupe de Woods insistait pour dire que «les dirigeants de gauche doivent reconnaître qu’il s’agit d’une bataille sans merci où tous les coups sont permis» pour «chasser les blairistes et les bureaucrates du Groupe parlementaire travailliste, et refaire du Labour le mouvement social de masse qu’il était en train de devenir au plus fort de l’ère Corbyn.» [14]
Le groupe Woods vire à gauche: que représente l'Internationale communiste révolutionnaire ?
C'est la conséquence de l'effondrement ignominieux du corbynisme et des mouvements apparentés tels que Syriza et Podemos, dans un contexte de déclin continu du soutien aux partis sociaux-démocrates de droite tels que le Parti travailliste, qui a poussé la TMI à créer des partis «communistes révolutionnaires» et à se proclamer nouvelle Internationale communiste révolutionnaire.
L’article de la TMI annonçant l’ICR déclare: «Les partis réformistes de masse dominés par la droite, les staliniens et les sectes sont en crise, les réformistes de gauche dans de nombreux pays ont été écrasés à cause de leurs hésitations et de leurs trahisons, et il existe une veine profonde de travailleurs et de jeunes radicaux prêts à embrasser le communisme. La situation a grand besoin d’un nouveau point de référence.» [15]
Mais reconnaissant ce changement historique dans les loyautés politiques de la classe ouvrière, le rôle objectif de la tendance Woods est d'empêcher les jeunes attirés par son révolutionnarisme superficiel de tirer les leçons essentielles de la lutte historique du mouvement trotskyste pour construire une telle direction révolutionnaire, incarnée par le Comité international de la Quatrième Internationale.
Ils proposent une contrefaçon qui cherche toujours à subordonner la classe ouvrière aux vieilles bureaucraties sociales-démocrates et syndicales tout en avançant la proposition qu’une tendance révolutionnaire est en train de se former à partir des fragments brisés du stalinisme.
Avant la conférence fondatrice, Woods a prononcé un discours à une réunion internationale de la TMI en janvier. Intitulé «Perspectives mondiales: crise, lutte de classe et tâches des communistes – révolution socialiste» il a été publié le 14 février. Il aborde les thèmes centraux du manifeste fondateur de l’ICR et permet d'illustrer comment la tendance de Woods désarme politiquement la classe ouvrière. La caractéristique centrale qui définit l’ICR nouvellement créée est la continuation d'une falsification objectiviste du marxisme.
La différence est celle-ci: pendant des décennies, les précurseurs de l’ICR ont pointé les véritables problèmes dans le développement d’un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière – la capacité de l’impérialisme à accorder certaines concessions sociales et la domination politique qui en résultait des partis réformistes et staliniens – pour justifier des adaptations opportunistes constantes à ces mêmes formations bureaucratiques, ainsi qu’à diverses formations nationalistes bourgeoises.
Aujourd’hui, l’ICR déclare que la crise grandissante de l’impérialisme mondial est une force motrice du développement révolutionnaire indépendamment de la lutte politique nécessaire pour développer dans la classe ouvrière une compréhension consciente de ses tâches révolutionnaires. Le «révolutionnarisme» nouvellement découvert de l’ICR – sa reconnaissance de la crise globale de l’impérialisme mondial – devient maintenant la nouvelle justification d’une adaptation totale aux forces non prolétariennes et même aux forces les plus réactionnaires imaginables.
Les remarques précédentes de Woods sont un déchaînement sans pareil de subjectivisme débridé et d'impressionnisme politique, qui ne fait aucune référence à l'histoire du mouvement ouvrier. Il se concentre presque exclusivement sur une reconnaissance tardive du discrédit des partis sociaux-démocrates dont il a insisté pendant des décennies qu’il fallait les transformer en instruments de réalisation du socialisme. Plus important encore, cela s’accompagne d’une ode à la transformation prétendument automatique de la jeunesse militante en cadre communiste rejetant toute nécessité de son éducation politique.
Mais avant d’aborder cette question centrale, il est nécessaire de montrer sous quelle forme l’objectivisme de Woods désarme la classe ouvrière internationale face aux dangers centraux auxquels elle est confrontée dû à la crise de plus en plus aiguë du capitalisme mondial: la guerre et la réaction fasciste.
Sur ces questions, il ne fait que prôner la complaisance – insistant pour dire que rien n’est aussi mauvais qu’il y paraît et que tout prépare de façon semi-automatique un développement révolutionnaire de la classe ouvrière.
Woods commence par déclarer: «Je ne m’étendrai pas sur l’analyse économique, que nous avons effectuée en profondeur ailleurs». Une affirmation liée à une déclaration d’août 2023, «Le monde en 2023 : crise, guerre et révolution», qui soutient que les objectifs américains dans la guerre en Ukraine se limitent strictement à affaiblir la Russie. Selon elle, «une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie, avec toutes ses implications nucléaires, sera évitée à tout prix par les deux parties», Washington «s’efforçant de mettre des limites précises à la guerre actuelle et d’ouvrir la voie à des négociations».
Woods réduit la guerre menée par l’OTAN contre la Russie en Ukraine et le soutien américain au génocide israélien à Gaza – réponse de l’impérialisme américain à son déclin économique et au défi lancé à son hégémonie mondiale, notamment par la Chine – aux actions erronées des représentants politiques de l’impérialisme mondial. Ce sont tous, dit-il, de «parfaits idiots» qui n’agissent pas «de manière logique» et créent «de graves problèmes […] causés par des erreurs de calcul de la part de la classe dirigeante».
Il demande: «Quelle est l’importance stratégique de l’Ukraine pour l’impérialisme américain ? » et répond: «Écoutez-bien: l’Ukraine, du point de vue général des intérêts mondiaux de l’impérialisme américain, n’a aucune importance.»
Il est déconcerté par le fait que l’administration Biden regarde l’expansion de l’OTAN comme un objectif stratégique rendu nécessaire par le désir de reconquérir le territoire et les ressources perdus par l’impérialisme en 1917. La guerre délibérément déclenchée par les puissances de l’OTAN est au contraire présentée comme le résultat de l’erreur de Biden, celle de ne pas conclure «un accord» avec Poutine qui «aurait établi une relation stable avec la Russie afin de se concentrer sur le problème central, qui est, bien sûr, la Chine». Il ajoute que considérer «l’expansion de l’OTAN comme une question de principe […] était une hypothèse très stupide à faire au départ. Pourquoi devrait-elle être si importante? À vrai dire, elle n’est pas importante».
Woods félicite ensuite le régime de Poutine pour avoir «appris de ses erreurs» et être sur le point de gagner la guerre, ce qui, selon lui, mettra la classe ouvrière en conflit avec le régime de Zelensky et rendra «l'état d’esprit en Ukraine […] gros d'implications révolutionnaires».
La deuxième «erreur» de Biden est selon lui son soutien inconditionnel à «ce monstre de Netanyahou », et il se demande: «Quelle nécessité y avait-il pour lui de faire une telle chose?» Il poursuit ainsi: « La prochaine étape illogique – mais une étape qu’ils franchiront, selon toute vraisemblance, à mon avis – est de bombarder l’Iran…»
Il n’appelle pas à s’opposer à un tel développement, affirmant au contraire qu’une telle guerre mènera à une issue progressiste, mettant le Moyen-Orient «à feu et à sang» et provoquant «au cours des événements» des explosions révolutionnaires qui verront «le renversement d’un régime arabe pourri après l’autre». [16]
C’est là une évaluation précise de la position sur la guerre adoptée par le Manifeste de l’Internationale communiste révolutionnaire, qui identifie également divers exemples du déclin de la position mondiale de l’impérialisme américain, pour brosser un tableau de son remplacement inévitable par la Chine en tant que puissance hégémonique mondiale.
Le manifeste ne tente pas d’alerter la classe ouvrière sur la façon dont la campagne des États-Unis pour maintenir leur hégémonie est devenue le principal accélérateur d’un embrasement militaire mondial. Au contraire, le manifeste rejette explicitement toute possibilité que ce conflit se termine par une guerre parce que «le changement de conditions a écarté cette question de l’ordre du jour – du moins pour le moment».
«Les capitalistes ne font pas la guerre par patriotisme, par démocratie ou par tout autre principe glorieux. Ils font la guerre pour le profit, pour conquérir des marchés étrangers, des sources de matières premières (comme le pétrole) et pour étendre leurs sphères d’influence ».
«N’est-ce pas tout à fait clair? Et n’est-il pas tout à fait clair qu’une guerre nucléaire ne signifierait rien de tout cela, mais seulement la destruction mutuelle des deux camps?» [17]
La guerre nucléaire étant exclue parce qu’elle serait «illogique», il est également exclu que la classe ouvrière ait à répondre à ce danger. A la place, Woods et l’ICR proposent le capitalisme russe et chinois comme contrepoids aux puissances impérialistes. Cette idée prend des formes encore plus grotesques dans le rapport d’ouverture de Woods à la conférence fondatrice de l’ICR, dans lequel il déclare: «Dites ce que vous voulez de Vladimir Poutine, c’est un homme très mauvais, c’est un gangster […] Mais il y a une chose qu’il n’est pas, c’est qu’il n’est pas stupide. On peut en dire autant de Xi Jing Ping en Chine ».
Xi Jinping est félicité pour avoir dit à Biden « d’aller se faire foutre », tandis que la guerre « insensée» et «tout à fait inutile» menée en Ukraine sera remportée par la Russie, qui «dispose d’une armée très puissante» qui «tue un très grand nombre de soldats ukrainiens» tout en ne subissant que des pertes mineures. La Russie gagnera donc et infligera «une défaite humiliante à l’Occident et à l’OTAN». [18] .
Les éloges de Woods à l’égard de Poutine et Xi sont encore éclipsés par son adhésion grotesque à Donald Trump et l’apologie politique qu’il en fait.
Il nie catégoriquement que Trump constitue une menace d’extrême droite pour la classe ouvrière, affirmant dans son précédent rapport à la TMI: «Bien sûr, la réaction de toutes les sectes est prévisible. Elles vont toutes recommencer à battre le tam-tam. ‘Fascisme, fascisme’, crieront-elles. Bien sûr, ce n’est pas du tout du fascisme.»
Il exhorte plutôt ses membres à considérer l’ascension de Trump comme une expression de la radicalisation de la classe ouvrière et une étape nécessaire de leur développement politique, affirmant: «Mais même le soutien à Trump aux États-Unis, d’une manière très particulière, est basé sur la façon dont cet horrible milliardaire réactionnaire a été très habile dans sa rhétorique, dans sa démagogie, en attaquant l’establishment, les gros bonnets de Washington. Et il ne fait aucun doute qu’il a trouvé le ton qu’il fallait.»
Trump exprime «un sentiment de colère ardente, de rage contre la classe dirigeante, contre les riches et les puissants, contre l’establishment, contre les médias menteurs» et «il est probable qu’il soit porté au pouvoir lors des prochaines élections».
Personne ne devrait s’en inquiéter, car «vous voyez, les masses doivent passer par cette expérience pour démasquer cette démagogie telle qu’elle est. Et cela préparera le terrain pour une nouvelle radicalisation et une renaissance de la lutte des classes, qui commence déjà en Amérique. C’est de cela qu’il s’agit ». [19]
Woods sera sans doute félicité par la direction de l’ICR pour avoir prédit la victoire de Trump, la présentant comme l’expression d’une hostilité révolutionnaire légitime envers les démocrates de Biden. Mais Woods a en fait adopté politiquement Trump, présentant sa présidence comme un garant contre la guerre et une alternative légitime aux démocrates.
Après avoir insisté maintes fois pour dire qu’il n’y avait aucun danger de guerre nucléaire en raison de la croyance commune en une destruction mutuelle assurée, Woods a finalement reconnu cette menace dans un article du 19 novembre intitulé «Un vieil homme en colère, un Ukrainien dérangé et la Troisième Guerre mondiale». Mais il maintient non seulement la position que cette menace n’existe qu’à cause des actes illogiques de Biden et de son laquais, le président ukrainien Zelensky, il présente encore Trump comme le héros du jour.
Il qualifie le fait que Biden ait accepté que l’Ukraine utilise des missiles longue portée pour cibler la Russie d’actes «indignes» de quelqu’un occupant «la plus haute fonction des États-Unis d’Amérique». Actes qu’il compare aux «crises de colère d’un enfant gâté qui a été privé de son jouet préféré et qui, pour se venger, saccage systématiquement sa chambre. Sauf qu’ici, ce que Biden a fait, ce n’est pas de démolir une pièce, mais de mettre en danger mortel toute la population des États-Unis, et peut-être le monde entier».
Il relève ensuite le «barrage de critiques» des partisans de Trump, dont Elon Musk, avant de qualifier l'annonce d'«insulte calculée et de provocation flagrante»…lancée contre Trump !
Il offre enfin ses éloges et ses conseils gratuits à l’aspirant-Führer sur la façon dont il peut à lui seul mettre fin au danger de guerre:
N'oublions pas que Trump a remporté une victoire électorale retentissante après avoir fait campagne sur la promesse de mettre fin à l'implication des États-Unis dans les guerres et d'utiliser autrement l'argent des contribuables, pour améliorer la vie des Américains. Il a déclaré qu'il mettrait fin à la guerre entre la Russie et l'Ukraine dans les 24 heures.
Jusqu’à présent, comme nous l’avons dit, Trump n’a fait aucun commentaire sur les derniers développements. C’est probablement la bonne chose à faire, car ses ennemis politiques dans les médias tournent autour de lui comme des vautours, prêts à bondir sur la moindre erreur qu’il pourrait commettre.
S’il se prononce publiquement contre la décision de Biden, il sera immédiatement accusé de déloyauté envers les États-Unis, de soutien à Poutine, de trahison envers l’Ukraine, etc. Il serait alors préférable de laisser d’autres personnes parler en sa faveur, d’attendre quelques semaines. Ensuite, une fois installé à la Maison Blanche, il pourra très facilement ordonner à ses responsables d’ignorer les décisions irresponsables de son prédécesseur. [20]
A suivre
(Article paru en anglais le 30 décembre 2024)
Cité dans David North, L'héritage que nous défendons (1988), [https://www.wsws.org/en/special/library/heritage/15.html].
Cité dans Les fondements historiques et internationaux du Parti de l'égalité socialiste (Grande-Bretagne) (2011), [https://www.wsws.org/en/special/library/foundations-uk/20.html].
Ted Grant, «Programme de l’Internationale» (1970), [https://www.marxists.org/archive/grant/1970/05/progint.htm].
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