Ceci est la première d’une série en trois parties.
Le 11 juin, la Tendance marxiste internationale (TMI) s'est proclamée nouvelle Internationale communiste révolutionnaire (ICR). Lors d'une réunion internationale, l'ICR a fait état de la participation de 500 délégués de plus de 39 pays et d'une audience en streaming de 120 personnes.
L’objectif politique de cette initiative a été clairement exposé dans le rapport d’ouverture de son chef Alan Woods. Il s’agit de poursuivre, dans un contexte politique profondément modifié, les efforts déployés depuis des décennies par la tendance initialement dirigée par Ted Grant pour s’opposer à la Quatrième Internationale – représentée aujourd’hui par le Comité international de la Quatrième Internationale – et d’orienter les travailleurs et la jeunesse vers les bureaucraties stalinienne, syndicale et sociale-démocrate sous couvert d’un flot de rhétorique à consonance radicale.
L’ICR affirme à juste titre que la crise mondiale croissante du capitalisme, «à laquelle les masses sont confrontées chaque jour à travers les horreurs de la guerre, de l’impérialisme et de l’oppression», produit un changement correspondant dans «les consciences de millions de personnes, préparant des explosions révolutionnaires». [1]
Alors que de plus en plus de gens «recherchent la rupture la plus radicale possible d’avec le statu quo et se détournent avec dégoût de partis tels que le Parti travailliste de Keir Starmer», la TMI a lancé une initiative, depuis le Royaume-Uni et le Canada, pour former des «partis communistes révolutionnaires» – citant leur prétention à représenter le «fil ininterrompu» des «idées de Marx, Engels, Lénine et Trotsky».
Leur centre d’attention se porte sur la jeunesse, en particulier les étudiants, qui ont été radicalisés par la crise sociale qui s’aggrave, amplifiée par l’opposition de masse au génocide de Gaza, et qui recherchent une alternative anticapitaliste et révolutionnaire aux anciens partis de «gauche», largement détestés et virant à droite.
La caractéristique essentielle de la tendance Grant/Woods pendant des décennies fut son hostilité implacable à toute rupture des travailleurs d’avec le stalinisme et Labour [les travaillistes] et à la lutte pour la mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière – qu’elle dénonçait comme de l’ultra-gauchisme et la preuve du divorce des «sectes» d’avec la classe ouvrière.
Dans son rapport d’ouverture censé présenter le Manifeste de l’Internationale communiste révolutionnaire, qui selon lui «parle de lui-même» et «ne nécessite aucune élaboration supplémentaire», Woods a proposé comme explication de ce changement sans précédent l’assertion que ce n’était que maintenant que le capitalisme avait épuisé son «rôle historiquement progressiste» de «développement des moyens de production».
«Nous avons le droit d’appeler à la lutte pour le communisme aujourd’hui, car cette revendication est non seulement possible – dans le passé elle n’était pas possible, la base matérielle était absente – mais maintenant la base matérielle est présente. Avec les miracles de la science, de la technologie, de la médecine et de tout le reste, nous avons déjà entre nos mains toutes les possibilités objectives de créer le communisme.» La nouvelle Internationale n’aurait « absolument pas» pu être fondée, même «il y a 10 ou 20 ans », poursuit Woods. [2]
Cette affirmation ne signifierait pas seulement que la prise du pouvoir par le parti bolchevique de Lénine en octobre 1917 fut une aventure, comme le prétendaient ses critiques mencheviques. Elle impliquerait également que toutes les luttes révolutionnaires menées par la classe ouvrière au cours du XXe siècle étaient vouées à l'échec compte tenu des circonstances objectives.
En fait, l’ICR/TMI et ses précurseurs ont depuis longtemps insisté pour dire que la domination de la classe ouvrière par les tendances staliniennes, sociales-démocrates et nationalistes bourgeoises, leurs trahisons et les États grotesquement déformés dans lesquels le capitalisme a été renversé étaient inévitables – et que cela faisait de la lutte de la Quatrième Internationale pour forger une direction révolutionnaire une utopie d’ultra-gauche.
Woods confirme ici le répudiation par sa tendance, des décennies plus tôt, de l'analyse de Trotsky de l'époque impérialiste, dans le «Programme de transition» fondateur de la Quatrième Internationale en 1938, comme ayant atteint le point de «l'agonie du capitalisme».
Trotsky écrivit:
La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat.
La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme…
Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore 'mûres' pour le socialisme ne sont que le produit de l'ignorance ou d'une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d'être emportée dans une catastrophe. [3]
Il conclut ainsi : « Tout dépend du prolétariat, c'est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »
Origines politiques de la TMI/Internationale communiste révolutionnaire
Une évaluation sérieuse du tournant de la TMI vers une nouvelle internationale « révolutionnaire» n’est donc possible que si un bilan correct est dressé de l’histoire de cette tendance.
Comme on le verra, après avoir rejeté la fondation de la Quatrième Internationale en 1938 et être restés des années en dehors de ses rangs, Ted Grant et son principal collaborateur de l’époque, Jock Haston, rejetaient toute possibilité de révolution socialiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La tendance Grant insistait pour dire que les partis réformistes et staliniens, et en particulier les syndicats, bénéficiaient de l’allégeance intangible de la classe ouvrière.
Cette position a été maintenue pendant des décennies. Elle a déterminé leur réponse à la révolution chinoise de 1949, aux mouvements anticoloniaux de masse et à l’offensive révolutionnaire de la classe ouvrière ayant ébranlé l’impérialisme mondial à partir de la grève générale de mai-juin 1968 en France et qui englobait la chute de gouvernements en Grande-Bretagne, au Portugal, en Grèce et ailleurs, de même que la défaite de l’impérialisme américain au Vietnam.
Woods justifie désormais essentiellement tout ce qui a précédé – chaque adaptation aux bureaucraties contre-révolutionnaires par Grant et sa tendance – en insistant pour dire qu’il n’a en fait jamais été possible de vaincre «les blocs solides de la social-démocratie et des staliniens qui sont devenus comme des réformistes» parce qu’ils avaient une «base solide dans la masse de la classe ouvrière» pendant une «phase de reprise capitaliste» harmonieuse et indifférenciée. [4]
Le Manifeste de l’Internationale communiste révolutionnaire, publié le 11 mars, déclare: « La dialectique nous enseigne qu’à un certain stade, le développement historique atteint un tournant. Quand il le fait, nous ne pouvons pas nous accrocher au passé et aux anciennes méthodes de travail, mais devons embrasser avec enthousiasme l’avenir.» [5]
C’est là une référence indirecte aux plus de 70 années où, sous la direction d’abord de Grant puis de Woods, ce qui était plus largement connu publiquement sous le nom de ‘Tendance Militant’ en Grande-Bretagne et ses filiales internationales insistaient pour dire que le socialisme serait atteint à travers la transformation de partis réformistes comme le Parti travailliste britannique, les formations staliniennes et nationalistes bourgeoises – eux-mêmes agissant comme conseillers marxistes au sein de ces «organisations de masse».
Originaire d'Afrique du Sud, Grant dirigea avec Haston la Workers International League (WIL), l'un des nombreux groupes britanniques d'avant la Seconde Guerre mondiale qui soutenaient Trotsky et l'Opposition de gauche. Entre 1937 et 1938, en prévision de la conférence fondatrice de la Quatrième Internationale, d'intenses efforts furent déployés pour unifier ces groupes en une section britannique.
Les 30 et 31 juillet 1938, un congrès national des bolcheviks-léninistes se tint à Londres, où la plupart des groupes signèrent un Accord de paix et d’unité créant la Ligue socialiste révolutionnaire (RSL). La WIL refusa, n’invoquant aucune divergence politique autre que l’insistance sur une orientation tactique commune en Grande-Bretagne. Dans son Histoire du trotskysme britannique, Grant se souvient avoir crié lors de la réunion: «Même si le camarade Trotsky lui-même était venu ici, nous n’aurions pas agi différemment.»
La WIL fut invitée à la conférence fondatrice de la Quatrième Internationale en septembre de cette année-là, où la RSL fut reconnue comme sa section britannique, pour y exposer sa position. Elle répondit par une lettre rejetant toute décision du congrès qui ne se conformerait pas à ses exigences. Trotsky lui-même répondit au rejet nationaliste par la WIL de la tâche centrale de construction d'une nouvelle internationale révolutionnaire contre la Troisième Internationale stalinienne contre-révolutionnaire:
La présente conférence marque une délimitation DÉFINITIVE entre ceux qui sont réellement DANS la Quatrième Internationale et qui combattent chaque jour sous sa bannière révolutionnaire, et ceux qui sont simplement «POUR» la Quatrième Internationale, c’est-à-dire les éléments douteux qui ont cherché à garder un pied dans notre camp et un pied dans le camp de nos ennemis […] Dans ces circonstances, il est nécessaire d’avertir les camarades associés au groupe Lee [la WIL] qu’ils sont entraînés sur la voie d’une politique de cliques sans principes qui ne peut que les conduire dans le bourbier. Il n’est possible de maintenir et de développer un groupement politique révolutionnaire d’importance sérieuse que sur la base de grands principes. Seule la Quatrième Internationale incarne et représente ces principes. Il n’est possible à un groupe national de maintenir une orientation révolutionnaire cohérente que s’il est fermement lié dans une organisation avec des camarades qui partagent les mêmes idées du monde entier et maintient une collaboration politique et théorique constante avec eux. Seule la Quatrième Internationale est une telle organisation. Tous les groupements purement nationaux, tous ceux qui rejettent l’organisation, le contrôle et la discipline internationaux, sont fondamentalement réactionnaires. [6]
Fidèle à la prétention de Grant, la WIL maintint sa séparation nationale d’avec la Quatrième Internationale jusqu’à ce qu’une tendance d’opposition internationaliste apparaisse dans ses rangs, dirigée par Gerry Healy. Healy répondit à une lettre ouverte adressée à «un jeune ami» en 1943 par Lou Cooper du Socialist Workers Party (SWP) américain, qui l’avertit que l’hostilité de la WIL envers l’autorité du mouvement international «sert à mal éduquer ses nombreux nouveaux membres quant à la méthode éprouvée de l’organisation bolchevique», ce qui signifie qu’ils «ne sauront pas comment gérer les désaccords et les divisions futurs au sein même de la WIL». [7]
Dans un bulletin interne, «Notre tâche la plus importante», Healy a dénoncé l’approche « pour mémoire» du WIL envers la fusion et a préconisé une unité immédiate avec le RSL:
Si nous acceptons l’histoire du trotskysme international depuis 1933 (qui est l’histoire du regroupement bolchevique dans la Quatrième Internationale), alors nous devons poser la question de l’Internationale comme la question la plus importante devant le groupe. Toutes les autres questions de développement du groupe, telles que la presse, le travail syndical ou l’activité organisationnelle, sont liées à la position que nous prenons à l’égard de l’Internationale. Si nous acceptons les principes politiques du bolchevisme, alors nous devons accepter la méthode d’organisation. Il ne suffit pas de dire que nous acceptons le programme de la Quatrième Internationale et que nous l’exposons mieux que la RSL si nous n’acceptons pas aussi sa méthode d’organisation , ce qui signifie que nous devons nous affilier à l’Internationale, en acceptant sa base centraliste démocratique; de même qu’il ne suffit pas de prétendre être trotskyste et d’être plus au fait de la politique du trotskysme que les trotskystes organisés, à moins d’adhérer à un parti trotskyste acceptant sa discipline centraliste démocratique. [8]
Haston et Grant répondirent avec leur nationalisme habituel en insistant pour dire que ce qui était le plus important était «la période actuelle de soulèvement de masse au sein du mouvement ouvrier britannique» et la capacité de la WIL à y intervenir. L’attitude envers l’unité au sein de la Quatrième Internationale, affirmaient-ils, «est une question de tactique et d’opportunité, et pas du tout une question de principes bolcheviques en tant que tels».
Leur position fut rejetée par les cadres de la WIL et le Parti communiste révolutionnaire (RCP) fut fondé en mars 1944. Mais il ne fallut pas longtemps avant que Grant et Haston ne prennent position politiquement contre la Quatrième Internationale, cette fois en rejetant explicitement sa perspective révolutionnaire.
Le rejet du trotskysme par Grant
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Quatrième Internationale avait parfaitement raison d'anticiper et de se préparer à des bouleversements révolutionnaires comme ceux qui avaient éclaté au lendemain de la Première Guerre mondiale. L'Europe était en ruines, son économie était dévastée et ses élites dirigeantes étaient soit directement impliquées dans la barbarie fasciste, soit avaient capitulé devant les armées d'Hitler. L'Armée rouge contrôlait de vastes pans du continent, tandis qu'en Italie et en Grèce, la guerre civile faisait rage. Le système colonial était brisé et des mouvements anti-impérialistes de masse balayaient l'Inde, la Chine et l'Afrique.
Cependant, la réussite des révolutions exigeait la construction de la Quatrième Internationale pour supplanter les bureaucraties contre-révolutionnaires staliniennes et sociales-démocrates. Les difficultés auxquelles le mouvement trotskyste était confronté étaient immenses, en particulier sa petite taille et son influence, dues en grande partie au génocide politique de l'avant-garde marxiste par le stalinisme.
La bureaucratie stalinienne, profitant du prestige acquis par l’Union soviétique après sa victoire contre l’Allemagne nazie, a pu ainsi contrecarrer et trahir les mouvements révolutionnaires qui se développaient comme le mouvement trotskyste l’avait anticipé – en France, en Italie, en Allemagne, en Grèce et ailleurs. En Europe de l’Est, pour assurer la défense militaire de l’Union soviétique, les staliniens ont été contraints d’établir une série « d’États tampons» où, après plusieurs années, la propriété nationalisée a été instaurée, accompagnée de la dépossession politique systématique de la classe ouvrière.
C’est sur cette base politique que l’impérialisme américain a pu utiliser sa supériorité économique et militaire pour soutenir à nouveau une stabilisation du capitalisme à l’échelle mondiale.
Cette situation provoqua une réaction désorientée de la part d’une tendance de la Quatrième Internationale, dirigée par Felix Morrow et Albert Goldman aux États-Unis, qui gagna le soutien de Haston, Grant et de la majorité des dirigeants du Parti communiste révolutionnaire en Grande-Bretagne. Les discussions initiales et nécessaires sur un rythme éventuellement plus long de développements révolutionnaires se sont avérées, de la part de dirigeants et de tendances importantes, être la manifestation initiale d’un scepticisme croissant à l’égard de l’ensemble de la perspective historique du mouvement trotskyste.
Morrow et Goldman affirmaient, même avant la fin de la guerre, qu'étant donné la perspective d'une reprise économique aux États-Unis et la position renforcée des partis staliniens et sociaux-démocrates en Europe, la Quatrième Internationale devait se limiter à l'agitation autour de revendications purement démocratiques.
La base du soutien de la direction du RCP à Morrow a été explicitée par Grant, qui s'est plaint de ce que Trotsky avait prédit l'émergence d'un mouvement révolutionnaire de masse contre le stalinisme et l'impérialisme mais que le capitalisme n'avait pas été renversé et la bureaucratie soviétique avait étendu son régime sur l'Europe de l'Est.
Comme Grant l’expliqua plus tard dans son «Programme de l’Internationale» écrit en mai 1970, «En 1944, il était nécessaire de réorienter le mouvement afin de comprendre qu’une longue période de démocratie capitaliste en Occident et de domination stalinienne en Russie était à l’ordre du jour. Dans les documents du Parti communiste révolutionnaire, il était clairement indiqué que la période suivante en Europe occidentale était celle de la contre-révolution sous une forme démocratique.» [9]
Grant a falsifié la perspective de temps de guerre de la Quatrième Internationale telle que développée par Trotsky, qui anticipait l’émergence d’une crise révolutionnaire qui saperait les anciens partis et préparerait la voie à la création de partis trotskystes de masse. Il a présenté cela comme une prédiction objectiviste d’événements futurs qui excluait l’intervention nécessaire du mouvement trotskyste pour briser l’emprise du stalinisme et du réformisme au cours de la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière contre l’impérialisme.
En avril 1940, Trotsky avait écrit :
Le pronostic historique est toujours conditionnel et plus il est concret plus il est conditionnel. Ce n'est pas une traite dont on puisse exiger le paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière des tendances déterminées du développement. Mais en même temps que lui agissent des forces et des tendances d'un autre ordre qui, à un moment donné, passent au premier plan. Quiconque désire obtenir une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers les astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu'aider à s'orienter. [10]
Une perspective révolutionnaire est un pronostic historique fondé sur une compréhension du caractère de l’époque comme étant celle d’un déclin impérialiste conduisant à des guerres et des révolutions. Et la chute «définitive» du capitalisme est toujours conditionnée à la construction d’un parti révolutionnaire internationaliste.
Ce qui caractérisait la position de Morrow/Haston/Grant en 1944 était qu’elle avançait les problèmes objectifs auxquels le parti révolutionnaire était confronté à la fin de la guerre comme prétexte pour s'adapter aux mécanismes politiques mêmes par lesquels le capitalisme était en train d'être à nouveau stabilisé.
Morrow et Goldman soutenaient que l'adhésion de la Quatrième Internationale au programme de la révolution socialiste en Europe la rendait politiquement inopérante dans les conditions qui existaient à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la classe ouvrière s'étant révélée incapable de rompre avec le stalinisme et de prendre une voie révolutionnaire. La défaite nécessaire du fascisme devait donc passer par une lutte pour des réformes démocratiques bourgeoises, en alliance avec la social-démocratie et divers mouvements bourgeois à tendance démocratique. Morrow et Goldman appelaient à la liquidation des sections européennes de la QI dans les partis sociaux-démocrates existants.
En soutien à cela, Haston a présenté une résolution au RCP déclarant que la lutte pour la dictature du prolétariat et l’opposition au régime de l’État bourgeois n’était qu’un «principe général», qui pouvait être modifié en fonction du «flux des forces de classe».
Comme cela est expliqué dans l’introduction de l’édition turque de L’Héritage que nous défendons:
L'évaluation des arguments concernant une «ligne correcte» à l'égard des événements en Europe n’était pas une question de discours intellectuel abstrait. Dans une situation très fluide et instable, où l'issue de la crise politique d’après-guerre était incertaine, les trotskystes essayaient d'exprimer pleinement le potentiel révolutionnaire de la situation. Ils fondaient leur travail sur le potentiel existant objectivement pour le renversement du capitalisme, et non pas sur une hypothèse a priori que la nouvelle stabilisation capitaliste était inévitable. Dans les graves heures avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, on avait demandé à Trotsky si la situation était «sans espoir». Ce mot, a-t- il répondu, ne fait pas partie du vocabulaire des révolutionnaires. «La lutte décidera», a déclaré Trotsky. Il fallait donner la même réponse à ceux qui prétendaient, dans le désordre et le chaos de l'Europe d'après-guerre, que la cause révolutionnaire était sans espoir et la stabilisation du capitalisme inévitable. S’ils avaient concédé la défaite par avance, comme le préconisaient Morrow et Goldman, les trotskystes seraient devenus l'un des facteurs opérant en faveur de la stabilisation capitaliste. [11]
Grant a ensuite fondé toute sa perspective sur l'argument que la nouvelle stabilisation du capitalisme d'après-guerre, rendue possible uniquement par la répression des luttes révolutionnaires par le stalinisme, avait réfuté le pronostic révolutionnaire de Trotsky. L'action révolutionnaire indépendante du prolétariat était donc impossible dû à l'achèvement de la «contre-révolution démocratique» et ceci pour une période historique prolongée.
L’autre pilier politique de la tendance Grant était son adaptation politique au stalinisme, qui, selon Grant, avait rempli une mission révolutionnaire, d’abord en Europe de l’Est, puis plus tard en Chine.
Alors que la Quatrième Internationale avait refusé de se précipiter pour définir les États tampons d’Europe de l’Est et insisté sur le fait que le stalinisme devait être évalué sur la base de son rôle contre-révolutionnaire sur la scène mondiale, Grant insistait pour dire que les nationalisations prouvaient que la bureaucratie stalinienne avait été forcée de mettre en œuvre des mesures qui étaient essentiellement de caractère socialiste.
Ernest Mandel, alors figure de proue du mouvement trotskyste, polémique directement contre Grant et Haston dans «La métaphysique de la propriété nationalisée» d'octobre 1949, insistant sur le fait que:
« Jusqu’à présent, nous avons déterminé toute notre attitude par rapport au stalinisme en jugeant ses activités du point de vue de la révolution mondiale […] Nous n’avons jamais condamné le stalinisme d’un point de vue abstrait et moraliste. Nous avons toujours basé notre jugement sur le fait que le stalinisme était incapable, en raison de ses méthodes, de renverser le capitalisme à l’échelle mondiale. Nous avons expliqué que les méthodes infâmes employées par le Kremlin ne pouvaient promouvoir la cause de la révolution mondiale, qu’elles ne pouvaient qu’y faire obstacle.
Nous avons expliqué l’impossibilité de renverser le capitalisme à l’échelle mondiale par « quelque moyen que ce soit » alors qu’il n’y a qu’une méthode possible : celle de la mobilisation révolutionnaire des masses prolétariennes par l’intermédiaire de leurs organes de démocratie prolétarienne. C’est précisément de ce point de vue que nous avons évalué, et condamné, l’intégration structurelle de telle ou telle province ou petit pays à l’URSS. Nous avons dit que ce qui comptait aujourd’hui, ce n’était pas l’expropriation de la bourgeoisie sur de petits territoires, mais la destruction mondiale du régime capitaliste ; qu’en ce qui concernait cette destruction mondiale, l’abaissement de la conscience de la classe ouvrière, la démoralisation et la destruction engendrées à l’échelle mondiale par les crimes du stalinisme pesaient, en raison de leurs conséquences, infiniment plus lourd dans la balance que quelques ‘succès’ isolés.
Les camarades qui adoptent la théorie du caractère prolétarien des pays de la zone tampon sont loin de considérer cette éventualité, mais ce serait là la conclusion logique de la voie dans laquelle ils se sont engagés et cela nous obligerait à réviser du tout au tout notre évaluation historique du stalinisme. Il nous faudrait alors examiner les raisons pour lesquelles le prolétariat a été incapable de détruire le capitalisme sur des territoires aussi étendus où la bureaucratie, elle, s’est acquittée de cette tâche avec succès.
Il nous faudrait aussi dire explicitement, comme l’ont déjà fait certains camarades du RCP, que la mission historique du prolétariat ne sera pas la destruction du capitalisme, mais bien plutôt la construction du socialisme, une tâche que la bureaucratie en vertu de sa nature, ne peut résoudre. Il nous faudrait alors répudier tous les arguments du trotskysme contre le stalinisme depuis 1924, une argumentation basée sur la destruction inévitable de l’URSS par l’impérialisme dans le cas où la révolution mondiale serait retardée à l’extrême.
On entend encore aujourd’hui des camarades expliquer que ‘la destruction du stalinisme se fera à travers son extension’. [12]
La théorie de Grant sur le «bonapartisme prolétarien»
Grant a défini les régimes d’Europe de l’Est comme une forme de «bonapartisme prolétarien », une désignation qui attribuait une mission historique progressiste à la bureaucratie stalinienne et fournissait à sa tendance un moyen général de s’adapter aux forces non prolétariennes qui étaient déclarées être un substitut aux actions révolutionnaires de la classe ouvrière.
Il a présenté cela comme un développement de l'analyse de Trotsky sur l'Union soviétique, rappelant son emploi des analogies historiques de Thermidor et du bonapartisme associées à la Révolution française: Thermidor faisant référence au renversement des Jacobins radicaux sous Robespierre en 1794 et à leur supplantation par une faction plus conservatrice qui s'appuyait sur les sections possédantes du tiers état; le bonapartisme faisant référence à la prise du pouvoir par Napoléon en 1799, qui fut ensuite fait empereur.
Pendant plusieurs années, Trotsky a employé ces termes pour illustrer comment la bureaucratie s’était opposée aux véritables bolcheviks, prenant le contrôle de l’appareil du parti et de l’État et imposant une dictature sur la classe ouvrière qui a conduit au pouvoir personnel de Staline – sans changer les rapports de propriété essentiels de l’Union soviétique.
Malgré ce rejet des théories du capitalisme d'État et de la destruction complète de la révolution, l'utilisation par Trotsky du terme de bonapartisme soviétique, ou dans un cas, de « bonapartisme antisoviétique», a été réalisée dans le contexte de son analyse de la bureaucratie stalinienne comme «une caste incontrôlée étrangère au socialisme», comme elle a été décrite dans son ouvrage classique, La Révolution trahie.
Résumant les tâches politiques découlant de cette évaluation, Trotsky écrivait en 1938 dans « L’URSS et les problèmes de l’époque de transition» :
Ainsi, le régime de l’URSS renferme en soi des contradictions menaçantes. Mais il continue à rester un Etat ouvrier dégénéré. Tel est le diagnostic social. Le pronostic politique a un caractère alternatif: ou la bureaucratie, devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie mondiale dans l'État ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme; ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme.[italiques ajoutés]. [13]
En revanche, la désignation de «bonapartisme prolétarien» de Grant a été étendue de manière à couvrir pratiquement tous les pays ayant connu des nationalisations étatiques massives, et a été déclarée être une étape inévitable du développement historique.
Dans «La révolution coloniale et le conflit sino-soviétique», paru en août 1964, Grant cite comme exemples de bonapartisme prolétarien le Vietnam, le Laos, le Kampuchea, la Birmanie, la Syrie, l’Angola, le Mozambique, Aden, le Bénin, l’Éthiopie et comme modèles Cuba et la Chine. Il écrit que l’extension du bonapartisme prolétarien à la Chine et sur la scène mondiale fut le résultat inévitable de «la dégénérescence de la révolution russe et du renforcement du stalinisme pendant toute une époque historique» [14] .
Pour Grant, la révolution socialiste, ou toute forme de lutte révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière, n’a jamais été une possibilité réelle et seuls les «groupes sectaires» ne reconnaissaient pas ce «fait».
Il ajoute: «S’il y avait eu des partis et des tendances marxistes forts dans les régions coloniales du monde, le problème du pouvoir aurait été posé quelque peu différemment. Il aurait été posé dans une perspective internationaliste. Mais même dans ce cas, un isolement prolongé n’aurait pu qu’avoir le même effet qu’en Russie et en Chine.»
La capitulation face au Labour
Dans cette nouvelle époque de montée du stalinisme mondial, Grant soutenait également qu’il n’y avait aucune perspective réaliste de développement révolutionnaire dans les centres impérialistes tels que la Grande-Bretagne.
En 1949, Haston et lui abandonnèrent leur opposition initiale au travail d’entrisme dans le Labour (Parti travailliste), mais sur cette base qu’ils ne croyaient plus à la possibilité de construire des partis révolutionnaires pour les décennies à venir. La Quatrième Internationale avertissait que les positions politiques qu’ils articulaient exprimaient «des tendances liquidatrices […] On ne doit rien faire parce que le réformisme transforme la classe ouvrière; on ne doit rien faire parce que le stalinisme remporte des victoires pour la classe ouvrière. Ils n’ont que peu d’espoir de construire l’organisation trotskyste; ils n’ont aucun espoir quant au développement de la Quatrième Internationale.» [15]
En 1950, Haston tira les conclusions qui s’imposaient de sa capitulation politique et démissionna du RCP, sur la base d’un rejet explicite de la Quatrième Internationale et d’un ralliement au Parti travailliste. Dans une lettre datée du 10 juin de cette année, il déclarait: «De la thèse que le stalinisme et la social-démocratie avaient trahi la classe ouvrière, nous avons tiré la conclusion qu’une nouvelle Internationale était nécessaire. Nous sommes allés plus loin et avons déclaré que nous – qui nous sommes constitués Quatrième Internationale – étions la direction établie de la classe ouvrière mondiale.»
Haston a insisté pour dire que le Parti travailliste «introduisait des réformes majeures», que l’Inde avait «obtenu la liberté politique […] sous la direction de la bourgeoisie indienne» et que le capitalisme avait été renversé en Yougoslavie, en Europe de l’Est et en Chine. Il a conclu: «Il résulte de ce qui précède que nous n’avons aucun droit de revendiquer une autorité politique et organisationnelle en tant que direction internationale du prolétariat mondial.» La Quatrième Internationale devait être remplacée par «une forme quelconque de centre consultatif international», englobant «tous les courants de gauche».
Il a poursuivi en déclarant :
Je rejette la thèse selon laquelle le Parti travailliste ne peut en aucun cas être l’instrument de l’émancipation socialiste et que seule la forme des Soviets peut permettre une transformation de la société en Grande-Bretagne. Bien que je n’aie jamais exclu la possibilité d’un renversement parlementaire du capitalisme dans les pays avancés, en particulier dans notre pays, je crois maintenant qu’il est de notre devoir de préconiser l’utilisation du Parlement comme moyen le plus économique de transformer complètement la société britannique […] notre tâche consiste à adhérer loyalement au Parti travailliste de masse et à chercher à le faire avancer sur la voie de la transformation complète du système. [16]
Grant refusa de prendre position contre Haston et fut expulsé. Par la suite, en tant que leader du groupe entriste de la Tendance Militant, il passa des décennies à adhérer loyalement «au parti de masse» – le Parti travailliste – et à chercher à «le faire avancer sur la voie de la transformation complète du système».
Notes
[1]
In Defense of marxism “The founding conference of the Revolutionary Communist International begins!” (2024), [https://marxist.com/thousands-attend-day-one-of-the-founding-conference-of-the-rci.htm].
Alan Woods, Discours lors du “Lancement de la Revolutionary Communist International”, [https://www.youtube.com/watch?v=_5zYwvsB_Fo].
Leon Trotsky, ‘‘Programme de transition” (1938), ‘‘Les prémisses objectives de la révolution socialiste’’ https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran1.html
Alan Woods, Discours lors du “Lancement de la Revolutionary Communist International”, [https://www.youtube.com/watch?v=_5zYwvsB_Fo].
Revolutionary Communist International, “Manifesto of the Revolutionary Communist International” (2024), [https://marxist.com/manifesto-of-the-revolutionary-communist-international.htm].
Founding Conference of the Fourth International, “On Unification of the British Section” (1938), [https://www.marxists.org/history/etol/document/fi/1938-1949/fi-1stcongress/ch13.htm].
Cité dans David North, Gerry Healy and his Place in the History of the Fourth International (1991), [https://www.wsws.org/en/special/library/healy/02.html].
Cité dans David North, Gerry Healy and his Place in the History of the Fourth International (1991), [https://www.wsws.org/en/special/library/healy/02.html].
Ted Grant, “Programme of the International” (1970), [https://www.marxists.org/archive/grant/1970/05/progint.htm].
Leon Trotsky, “Bilan de l’expérience finlandaise” dans: Défense du marxisme (1940),
[https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/defmarx/dma9.htm]
David North, “Preface to the Turkish edition of The Heritage We Defend”, The Heritage We Defend (2017), [https://www.wsws.org/en/articles/2017/06/23/pref-j23.html].
Ernest Mandel, “SWP International Information Bulletin” (1950), in David North, The Heritage We Defend (1988), [https://www.wsws.org/en/special/library/heritage/14.html#fn4].
Léon Trotsky, “L’URSS et les tâches de l’époque de transition” (1938),
[https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran17.html]
Ted Grant, “The Colonial Revolution and the Sino-Soviet Dispute” (1964), [https://www.marxists.org/archive/grant/1964/08/colrev.htm].
‘‘Lettre ouverte de l’IS à tous les membres du RCP” (1949), dans Martin Upham, The History of British Trotskyism to 1949 (1980), [https://www.marxists.org/history/etol/revhist/upham/14upham.html].
Jock Haston, “Lettre au ‘Club’” (1950), dans What Next?, [https://www.whatnextjournal.org.uk/Pages/Healy/Haston.html].