La controverse autour d’un soi-disant «climat d’intimidation et de violence» qui serait entretenu par des enseignants arabes à l’école Bedford dans un quartier ouvrier multiethnique de Montréal continue de faire couler beaucoup d’encre.
L’affaire, qui a éclaté suite à la publication d’un rapport du ministère de l’Éducation sur la situation à Bedford et au centre de services scolaire de Montréal (CSSDM), est utilisée par la classe dirigeante pour intensifier sa campagne anti-immigration de longue date.
Comme le WSWS l’a déjà souligné, «la publication du rapport en octobre a donné lieu à une campagne hystérique par l’establishment et ses grands médias, qui ont grossi un cas isolé tout en déformant les faits pour servir un agenda politique bien défini: l’invention d’une 'menace islamique' pour justifier la promotion du nationalisme québécois et du chauvinisme anti-immigrants et antimusulmans».
Falsifiant les conclusions de son propre rapport, le Premier ministre François Legault a déclaré qu’un «groupe d’enseignants [a] essayé de faire entrer des concepts religieux islamistes dans une école publique au Québec». Legault a ensuite mandaté ses ministres de l’Éducation et de la Laïcité, Bernard Drainville et Jean-François Roberge, de «renforcer» la loi 21 sur la «laïcité de l’État», une loi chauvine qui cible les minorités religieuses et les musulmans en particulier.
Tout ceci se déroule sur fond d’une intensification des attaques contre les immigrants à l’échelle du Canada et internationalement, y inclus aux États-Unis sous Biden et maintenant sous Donald Trump, ainsi qu’en Europe où l’élite fait la promotion ouverte des partis et des politiques d’extrême-droite.
Au Québec, tous les partis de l’establishment ont sauté dans le train de la xénophobie, avec à sa tête le chef du Parti québécois (PQ), Paul Saint-Pierre Plamondon. Ce dernier, qui affirme depuis longtemps que l’immigration représente une «menace existentielle» pour la «nation québécoise», a déclaré que l’affaire Bedford démontre que les écoles québécoises sont victimes d’un «entrisme religieux et idéologique» et qu’il devrait y avoir une plus grande «mixité sociale» dans les écoles et quartiers multiethniques.
Dans la foulée, Plamondon annonçait fin octobre le nouveau plan sur l’immigration du PQ, qui prévoit une réduction «drastique» et «substantielle» de toutes les catégories de nouveaux arrivants au Québec: les travailleurs temporaires, permanents et les étudiants étrangers. Avec ce plan, le PQ a affirmé plus explicitement que jamais que l’attaque contre les travailleurs immigrants – basée sur un exclusivisme national et ethnique – sera au cœur de son projet d’indépendance du Québec, soit la création d’un nouvel état capitaliste en Amérique du Nord.
Au Canada, le Premier ministre fédéral libéral Justin Trudeau a aussi annoncé une baisse majeure du nombre de nouveaux résidents étrangers permanents et temporaires que le Canada acceptera au cours des trois prochaines années, une décision qui va entraîner pour la première fois le déclin de la population canadienne – du jamais vu dans l’histoire du pays.
Employant le langage de l’extrême-droite, Trudeau – qui se présente faussement comme l’ami des réfugiés – a justifié cette décision au motif que l’«immigration excessive» est responsable de la flambée des coûts du logement et du nombre de sans-abri, ainsi que de l’effondrement des services publics.
Dans ce climat chauvin hystérique et toxique, il importe de retourner plus attentivement sur les détails du rapport ministériel afin de constater à quel point le gouvernement Legault, les partis d’opposition et leurs scribes au Journal de Montréal et dans les autres médias ont déformé les conclusions du rapport pour servir leur agenda politique chauvin réactionnaire.
Le rapport est clair: ce n’est pas un conflit culturel ou religieux
Au début du document de 97 pages rendu public en octobre, le rapport sert une importante mise en garde. Il prend soin de contredire, contextualiser ou relativiser les plaintes en lien avec la culture et la religion, que le gouvernement et les médias ont exagérées ou carrément falsifiées.
En somme, bien qu’il y ait effectivement présence de clans à l’école Bedford composés d’individus de différentes origines, les enquêteurs ont surtout observé une opposition entre des idéologies. Les clans présentent des visions et des conceptions différentes de l’éducation, de la pédagogie et des relations avec les élèves. Ils présentent également des conceptions différentes de la démocratie, des relations avec la direction et du rôle de l’enseignant dans une école. Bien que le volet culturel puisse expliquer certaines de ces divergences d’opinions, puisque les clans ne sont pas divisés en fonction de la culture des individus qui les composent, les enquêteurs les ont davantage considérés comme des clans en opposition d’idéologies et de visions.
Au lendemain de la publication du rapport, le ministre Drainville admettait lui-même que les tensions entre les deux clans d’enseignants étaient «une opposition de nature idéologique, une opposition de vision de l’éducation».
Dans une section du document, le rapport dément les allégations rapportées dans les médias en lien avec le soi-disant «prosélytisme religieux». Par exemple, sur les prières dans les salles de classe ou encore des ablutions dans les toilettes communes, le rapport indique que la preuve analysée sur une durée de plus de 5 ans, fait état de «deux événements où des élèves auraient été impliqués dans le cadre de pratiques religieuses».
Un autre élément totalement exagéré dans les médias concerne le fait que les filles se feraient interdire de jouer au soccer. Sur ce point, le rapport note qu’«un seul événement a été rapporté aux enquêteurs», ajoutant que «les interventions appropriées auraient été effectuées par les ressources complémentaires et les jeunes filles ont été en mesure de jouer au soccer comme elles sont en droit de s’y attendre».
Le rapport explique que les tensions, qui étaient connues du CSSDM au moins depuis 2016-17, ont émergé avant tout par rapport à des divergences sur les méthodes d’enseignement (par exemple: approche traditionnelle vs. différenciée) et la gestion du comportement en classe. Dans les deux principaux «clans» qui s’affrontent sur leurs visions différentes de l’éducation, on retrouve des enseignants d’origine maghrébine et de diverses origines ethniques.
Selon un article de témoignages paru dans La Presse, ledit «clan dominant» était composé en partie d’hommes arabes dans la cinquantaine, plusieurs étant des universitaires (ingénieurs, vétérinaires, etc.) dont le diplôme n’était pas reconnu au Québec. Certains ont suivi une formation accélérée en pédagogie offerte à Ottawa pour se réorienter en enseignement au primaire ou au secondaire. Au fil du temps, ces nouveaux enseignants ont pris les postes laissés vacants par les nombreux départs à la retraite et un «noyau» se serait créé.
Fait significatif, selon des enseignants interviewés, les tensions entre les groupes auraient été exacerbées en 2019 – l’année où le gouvernement Legault a fait adopter sa loi 21 chauvine – lorsque la direction a exigé que les enseignants cessent de parler arabe entre eux lors des pauses dans les lieux communs, et ne parlent que le français. Depuis, les plaintes se sont accumulées, bien que l’identité des plaignants reste anonyme.
Le rapport affirme entre autres que les enseignants en question refusent ou dissuadent systématiquement l’accès des services complémentaires à leur classe (éducateurs spécialisés, psychoéducateurs, psychologues, etc.), «ce qui rendrait impossibles certains suivis ou observations auprès notamment d’élèves qui ont des besoins particuliers».
Les enseignants refuseraient parfois de reconnaître les diagnostics des élèves en difficulté et «croient qu’ils seront en mesure de contrer les difficultés de certains élèves par une discipline et une exercisation excessive». Des témoins ont signalé que ces enseignants pouvaient «crier après les élèves» alors que certains auraient commis des gestes «violents» comme «tirer un élève par l’oreille». Le rapport conclut toutefois que ce sont des événements isolés.
Les enquêteurs ont aussi rapporté que les enseignants du «clan dominant» n’enseignaient pas ou très peu «les matières relatives à la communication orale, aux sciences et technologies, à l’éthique et à la culture religieuse ainsi qu'à l’éducation à la sexualité». Enfin, ces enseignants sont accusés d’avoir utilisé l’intimidation envers des collègues et des directions qui remettaient en question leurs méthodes d’enseignement et leur manque d’ouverture.
Si les accusations les plus sérieuses concernant la qualité des apprentissages et la violence s’avèrent vraies, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a aucun rapport avec la soi-disant laïcité de l’État. Le CSSDM, sans parler du ministère, sont responsables des mesures disciplinaires et ont déjà tous les pouvoirs pour régler les problèmes. Pour la classe dirigeante, «renforcer la loi 21» est le prétexte pour intensifier l’attaque contre les droits des minorités.
Dans ce qui prend des allures de chasse aux sorcières, le ministre Drainville a ordonné une nouvelle enquête sur les onze enseignants ciblés, les a suspendus et, dans un geste sans précédent, leur a retiré leur brevet jusqu’à nouvel ordre. Il a aussi annoncé que des vérifications seront menées dans au moins cinq autres écoles «où on soupçonne des problèmes semblables».
Au même moment où le gouvernement ment sur son rapport et agite l’épouvantail de l’intégrisme islamique, il faut aussi souligner comment ces enseignants ont été condamnés sur la place publique sans avoir pu s’exprimer publiquement pour se défendre, et sans que les résultats de la seconde enquête n’aient été encore publiés. Mais pour l’élite dirigeante et ses médias, qui piétinent ici le principe de la présomption d’innocence, le simple fait que ces enseignants soient d’origine arabe est suffisant pour les accuser d’intégrisme et les lyncher sur la place publique.
Le «bien des élèves» et la «défense des écoles publiques» sont une fraude
Il est par ailleurs risible de voir le gouvernement se présenter comme un protecteur des enfants et un défenseur de l’éducation publique. Alors que Legault prétend que «notre première préoccupation, ça doit être les enfants», Drainville déclare: «Qu’on introduise des concepts religieux dans une école publique, qu’on refuse la science pour aider nos enfants (…) ça dépasse l’entendement».
Ces propos viennent d’un gouvernement qui est en train de saccager les emplois et les services publics après avoir imposé, avec la pleine complicité des appareils syndicaux, des contrats remplis de reculs aux 600.000 travailleurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux.
Pour donner une idée de l’air ambiant, notons de récents articles du Journal de Montréal titrés «le spectre de l’austérité inquiète» ou «L’avenir de plusieurs écoles est incertain». De plus, le gouvernement impose actuellement des compressions majeures dans les programmes de francisation qui se traduisent par des fermetures de classes et des suppressions d’emplois.
En effet, pour ce qui est de la «mixité sociale» soulevée par le chef du PQ, elle est minée non pas par l’immigration, mais plutôt par les politiques de privatisations et d’inégalités sociales causées par le capitalisme.
Enfin, n’est-ce pas non plus révoltant d’entendre le gouvernement parler de science, alors qu’à l’instar des gouvernements ailleurs au monde, il a refusé d’appliquer un programme d’éradication de la pandémie de COVID-19, contribuant plutôt à sa propagation? Suivant la politique pro-patronale des «profits avant les vies», Legault a été à l’avant-scène de la réouverture prématurée des écoles en 2020-21, laissant des milliers d’enfants et leurs familles s’infecter au virus mortel et débilitant. Nul besoin de rappeler que des milliers de Canadiens sont décédés de la maladie et des milliers d’autres subissent toujours des complications de santé graves comme la COVID longue.
Deux autres éléments
Deux autres éléments cruciaux émergent de toute cette affaire. Premièrement, le gouvernement profite de la situation pour donner plus de pouvoirs au ministère et aux gestionnaires du réseau de l’éducation (directions des centres de services scolaires et directions d’école).
Malgré la loi 40 adoptée en 2020 (qui a vu l’abolition des commissions scolaires et leur remplacement par des «centres de services» dirigés par des conseils d’administration sous contrôle accru du ministère), les gestionnaires sont toujours frustrés par les droits syndicaux des enseignants et le principe d’autonomie professionnelle qui les protègent contre les renvois et les sanctions arbitraires, la surveillance et la reddition de comptes continuelle. Pour répondre à ces demandes patronales de longue date, le rapport critique «l’absence de recours direct pour les intervenants scolaires et pour le public devant l’incompétence de certains enseignants» et recommande un processus «moins long et complexe».
L’autre aspect touche les droits syndicaux des travailleurs à travers une dénonciation de la «complicité» de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) et son affiliée, l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal (APPM). Les médias et l’establishment ont tenté de mettre la responsabilité entièrement sur le dos des syndicats, dont le mandat n’a pourtant rien à voir avec les conflits internes et l’application des mesures disciplinaires.
Il y a un élément de vengeance et de règlement de compte envers la FAE qui, sous la pression de la base, a été forcée de s’opposer à la loi 21 devant les tribunaux, et qui a déclenché une grève générale de 22 jours dans le cadre des négociations collectives du secteur public. Le Journal de Montréal a dénoncé à maintes reprises et avec démagogie la FAE pour avoir utilisé les cotisations syndicales des membres «sans fonds de grève», pour «partir en croisade» contre la loi 21 et la clause dérogatoire.
Le gouvernement est conscient du rôle crucial de ses partenaires syndicaux pour supprimer la lutte de classes, comme l’a démontré leur sabotage du puissant mouvement de grève des travailleurs du secteur public l’an dernier. Toutefois, le gouvernement utilise le cas Bedford pour s’assurer que la bureaucratie syndicale marche au pas et se range totalement derrière le programme de nationalisme économique et de chauvinisme québécois.
Fait significatif, la FAE s’est adaptée à la campagne islamophobe en refusant de la dénoncer pour ce qu’elle est. Le syndicat a aussi refusé de défendre ces enseignants potentiellement innocents et les jette en pâture à la classe dirigeante.
Pour la défense des droits démocratiques!
Les enseignants du Québec et l’ensemble de la classe ouvrière au Québec et au Canada doivent s’opposer à la campagne anti-immigration des médias et de l’establishment politique qui vise à diviser les travailleurs.
Il est d’autant plus clair, à la lumière du premier rapport d’enquête, des témoignages et de récents articles de presse, que la situation à l’école Bedford – et en l’occurrence dans de nombreuses écoles de Montréal et du Québec – est complexe et multifactorielle. Dans le cas où les tensions culturelles ont réellement exacerbé le climat tendu, ce climat émane avant tout des coupures sociales et des politiques racistes de l’élite dirigeante.
Le personnel scolaire et tous les travailleurs doivent lutter pour l’unité de la classe ouvrière canadienne – francophone, anglophone, allophone/immigrante – au-delà des distinctions culturelles.
Cette unité n’est possible que par une lutte contre tout le système de profit capitaliste et pour la transformation socialiste de la société par la classe ouvrière, c’est-à-dire un système pour instaurer l’égalité sociale et mettre fin aux guerres impérialistes.