Kenya : Ruto interdit les manifestations alors que des centaines de milliers d’enseignants menacent de faire grève

Mercredi, le gouvernement kényan de William Ruto a interdit les manifestations au cœur de la capitale Nairobi pour une durée indéterminée. Cette décision vise les manifestations de masse qui se poursuivent dans tout le pays contre l’austérité, le chômage de masse et la flambée du coût de la vie, mais elle a une portée beaucoup plus large, car des sections de la classe ouvrière entrent dans la lutte.

Dans une déclaration faite tard mercredi soir, un jour après les manifestations de masse qui ont éclaté dans tout le Kenya pour exiger la démission de Ruto, le chef de la police, Douglas Kanja Kiricho, a déclaré: «Nous disposons d’informations crédibles selon lesquelles des groupes criminels organisés prévoient de profiter des manifestations en cours pour mener leurs attaques, y compris des pillages».

Des manifestants fuient la police lors d'une protestation contre les hausses d’impôts proposées dans un projet de loi de finances qui doit être présenté au parlement à Nairobi, au Kenya, le jeudi 20 juin 2024. [AP Photo/Andrew Kasuku]

«Aucune manifestation ne sera autorisée dans le quartier central des affaires de Nairobi et ses environs jusqu’à nouvel ordre afin de garantir la sécurité publique», a-t-il ajouté.

Ce sont des mensonges. Le prétexte des «groupes criminels» a été démasqué à maintes reprises. C’est le gouvernement Ruto qui envoie des hommes de main sanctionnés par l’État pour semer la discorde parmi les manifestants, piller les commerces, poignarder et frapper les manifestants. Les hommes de main envoyés par l’État se sont plaints publiquement aux médias après n’avoir pas été payés pour leurs services.

Lors de la manifestation de mardi, qui a vu des dizaines de milliers de personnes manifester dans tout le pays, trois personnes ont été tuées par balle et des dizaines d’autres ont été blessées. Selon la Commission nationale kényane des droits de l’homme, cela s’ajoute aux 50 morts et 413 blessés par balles, gaz lacrymogènes et canons à eau depuis le début des manifestations, le 18 juin.

Le gouvernement Ruto multiplie les menaces à l’encontre des médias. Le directeur de l’Autorité des communications du Kenya, David Mugonyi, a écrit à un dirigeant de média pour accuser les journalistes de «perpétuer» la violence dans leur couverture des manifestations, «ce qui pourrait potentiellement provoquer des troubles civils généralisés dans le pays».

La classe dirigeante et ses auxiliaires, de la bureaucratie syndicale à l’opposition Azimio la Umoja dirigée par le millionnaire Raila Odinga, serrent les rangs derrière Ruto. Mais le gouvernement est largement méprisé. Selon un rapport du cabinet d’études TIFA, 81 pour cent des personnes interrogées soutiennent les manifestations, ce pourcentage étant plus élevé chez les Kényans âgés de 18 à 34 ans (83 pour cent).

La répression des manifestations intervient alors que des centaines de milliers d’enseignants menacent de faire grève.

Jeudi, dans le cadre des réductions imposées par le Fonds monétaire international (FMI) en remplacement des hausses de taxes sur les biens et services de base que Ruto a été contraint de retirer le mois dernier, Nancy Macharia, directrice générale de la Commission du service des enseignants, a annoncé que son budget global avait été réduit de 10 milliards de shillings (71 millions d’euros).

Macharia a annoncé que les 20.000 enseignants stagiaires du premier cycle de l’enseignement secondaire à qui l’on avait promis un emploi permanent ne pourraient prendre leurs fonctions qu’à partir de janvier, et non ce mois-ci comme prévu. Les enseignants seront également confrontés à des obstacles pour accéder aux services de santé essentiels, car le régime de couverture médicale a été réduit de 50 pour cent, entraînant un manque à gagner de 11,8 milliards de shillings (83 millions d’euros).

Les enseignants devaient bénéficier d’une augmentation de leur salaire de base allant jusqu'à 9,5 pour cent à partir du 1er juillet 2023. L’accord a été signé par le Kenya National Union of Teachers (KNUT), qui revendique plus de 170.000 membres, le Kenya Union of Post Primary Education Teachers (KUPPET), qui revendique 120.000 membres, et le Kenya Union of Special Needs Education Teachers (KUSNET).

Au début du mois dernier, le KNUT a mis fin à la grève des enseignants du premier cycle de l’enseignement secondaire en cours depuis avril pour, selon les termes de son porte-parole Omari Omari, «ouvrir la voie à l’adoption du budget 2024/2025 par le Parlement». Il a déclaré que leurs revendications avaient été acceptées alors qu’en réalité, Ruto n’avait promis un emploi permanent qu’à 20.000 stagiaires sur les 46.000 demandés. Omari s’est plaint que les grèves sont «frustrantes pour nos étudiants pauvres. Une grève est préjudiciable et frustrante pour les enseignants. Une grève n’est pas quelque chose que l’on peut chérir.»

Les bureaucrates du KNUT, du KUPPET et du KUSNET étaient terrifiés à l’idée qu’une grève des enseignants puisse coïncider avec le mouvement de masse contre le projet de loi de finances 2024 de Ruto, qui a explosé à la fin du mois de juin. Cette éventualité est désormais bien réelle.

Macharia a averti: «Nous ne voulons pas voir les enseignants descendre dans la rue à ce moment critique à propos des avantages.» Un autre législateur a déclaré: «Les Gen-Z qui sont dans la rue sont les enfants des enseignants, maintenant vous voulez aussi monter leurs parents contre le gouvernement?» L’un d'entre eux a simplement déclaré: «Nous attirons les ennuis.»

Lundi, des dizaines de milliers de sociétés de covoiturage – Uber, Little Cab Kenya, Bolt Kenya, Faras et d’autres services de taxis – ont entamé une grève d’une journée pour tenter d’obtenir une augmentation de leurs tarifs au kilomètre. Les camionneurs kényans menacent également de faire grève en raison de l’insécurité.

Mercredi, les producteurs de café de la société coopérative Kibirigwi à Ndia, Kirinyaga, sont descendus dans la rue pour protester contre leurs bas salaires. Les travailleurs des usines de Ragati et Ngugi-ini ont interrompu les transports sur la route principale Sagana-Karatina pendant quatre heures. «Nous allons fermer les huit usines et éjecter toute la direction», a déclaré Samuel Wanjohi à Citizen.

Le seul moyen de défendre le niveau de vie, de développer l’éducation et les soins de santé publics et de créer des emplois est de former des comités de base indépendants de la bureaucratie pour préparer des grèves de masse coordonnées. En particulier, les centaines de milliers de travailleurs des usines de Nairobi et de Mombasa, ainsi que les travailleurs ruraux des plantations de thé, de café et d’horticulture, doivent être mobilisés.

Le fait que les syndicats ne défendront pas les droits démocratiques a été pleinement démontré mardi, lorsque Francis Atwoli, président de l’Organisation de l’unité syndicale africaine (OATUU) et secrétaire général de la Central Organisation of Trade Unions (COTU) du Kenya, qui regroupe 36 syndicats représentant plus de 1,5 million de travailleurs, s’est rendu en Égypte.

Atwoli a rencontré le ministre égyptien du Travail, Mohamed Gobran, représentant le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi, le boucher du Caire. Al-Sissi maintient son pouvoir d’une main de fer, en réprimant brutalement toutes les grèves et les manifestations. Au cours de la dernière décennie, des centaines d'opposants politiques ont été tués et 65.000 détenus politiques sont incarcérés, souvent sans inculpation ni procès, et risquent la torture. Récemment, huit hauts responsables de l'opposition ont été condamnés à mort. Les médias indépendants sont fortement censurés.

Ruto espère suivre les traces d’Al-Sissi, en exploitant le nouveau statut du Kenya en tant qu’allié de Washington non membre de l’OTAN. En Égypte, en proie à la pire crise économique depuis 60 ans et à des tensions sociales croissantes, Le Caire a tiré parti de sa position de principal complice d’Israël dans la guerre génocidaire du régime sioniste contre Gaza pour obtenir une série de plans de sauvetage du FMI et de l’Union européenne.

Agissant comme un ministre sans portefeuille, Atwoli a proposé un partenariat dans le cadre duquel des investisseurs égyptiens pourraient cultiver 800 hectares de terres kényanes afin d’accroître la production agricole. Le Daily News Egypt a rapporté que Gobran «a souligné l’importance des syndicats et des fédérations de travailleurs africains en tant qu’acteurs clés dans le paysage du travail et de la production, aux côtés des gouvernements et des employeurs».

Alors que la classe dirigeante kényane prépare des formes dictatoriales de pouvoir, la bureaucratie syndicale rivalise pour obtenir des postes et des privilèges dans le nouveau gouvernement «à base élargie» de Ruto, suite à sa dissolution du parlement, en vantant les services qu’elle a rendus pendant des décennies en réprimant les grèves des travailleurs et en collaborant avec des dictatures soutenues par l’Occident, comme celles du premier président post-indépendance Jomo Kenyatta et de Daniel arap Moi.

Comme l’a écrit Léon Trotsky, le fondateur de la Quatrième Internationale, dans le Programme de transition, «en temps de guerre ou de révolution, lorsque la bourgeoisie est plongée dans des difficultés exceptionnelles, les dirigeants syndicaux deviennent généralement des ministres bourgeois».

(Article paru en anglais le 18 juillet 2024)

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