Le 25 juin, le président kenyan William Ruto a déployé l'armée après que des millions de personnes aient protesté contre son projet de loi de finances imposant une austérité massive. Qualifiant les manifestants de «traîtres» et de «criminels dangereux» dans un discours télévisé, il a déclaré qu’il «traiterait toute menace comme une menace existentielle pour notre république ».
Aux petites heures du matin, des manifestants anti-loi de finances ont encerclé le bâtiment du Parlement dans la capitale Nairobi dans le but de paralyser l'économie et de forcer Ruto à retirer sa loi. Celle-ci vise à prélever plus de 2 milliards de dollars de nouveaux impôts auprès des travailleurs et des pauvres des zones rurales, comme le dicte le Fonds monétaire international (FMI).
Malgré les menaces de violences policières, les coupures d'Internet et l'arrestation de centaines de personnes la semaine précédente, y compris l'enlèvement d'au moins sept blogueurs, militants et influenceurs politiques des réseaux sociaux, les manifestants, pour la plupart jeunes, ont refusé de se laisser intimider.
Dans un pays qui a vu la dictature de Daniel Arap Moi, soutenue par l'Occident, procéder à des disparitions de travailleurs et d'étudiants de gauche par la police politique, ils étaient pleinement conscients d’être confrontés à un régime sanglant qui avait abattu 75 personnes l’année dernière lors de manifestations contre l'austérité.
Dans l'après-midi, des manifestants ont pris d'assaut le Parlement et en ont incendié certaines parties après que les députés aient adopté le projet de loi d'austérité, qui attend maintenant la signature de Ruto. Ils ont également incendié un véhicule de police. Les députés ont fui en utilisant des tunnels souterrains ou se sont cachés dans des ambulances.
Dans la rue, la police a tiré à balles réelles, utilisé des gaz lacrymogènes et des matraques, entraînant la mort de plusieurs manifestants. Des tireurs d'élite de la police auraient tiré sur des manifestants depuis les toits.
À l'hôpital National Kenyatta, au centre de Nairobi, plus de 200 personnes blessées par balle ont été soignées.
Des milliers de personnes pourraient avoir été blessées et des centaines arrêtées.
Partout dans le pays, les manifestations de masse dépassent les divisions tribales que la classe dirigeante kenyane cultive systématiquement. Les manifestants ont paralysé les services de transport et contraint de grandes entreprises à fermer leurs portes à Nairobi, Kisumu, Mombasa, Kakamega, Nakuru et même Kericho, où les habitants ont démoli la brouette, l’emblème du parti de Ruto. Les principaux mots d’ordre étaient «Refus» et «Ruto doit partir».
À Eldoret, la ville natale de Ruto, le tribunal départemental et les bureaux de police ont été incendiés.
Dans le quartier central des affaires de Nairobi (CBD), la plupart des magasins sont restés fermés toute la journée. La police a tenté de disperser les manifestants dans la matinée, en lançant des grenades lacrymogènes. Cela a échoué, alors que des dizaines de milliers de personnes ont défilé vers le CBD, perturbant la circulation le long des principales artères de la capitale.
De petites manifestations menées par la diaspora ont également eu lieu à Los Angeles et à Washington aux États-Unis et à Londres au Royaume-Uni.
KTN News et d'autres médias ont déclaré avoir reçu l'ordre du gouvernement de cesser de couvrir les manifestations. Les autorités ont également ralenti Internet tout au long de la soirée, tandis que les réseaux sociaux comme X/Twitter ont été fermés.
Le soulèvement populaire a ébranlé le gouvernement et l’ensemble de la classe dirigeante kenyane. Cela a fait craindre dans les capitales du continent africain et à l’international une éruption d’opposition de masse engendrée par la crise capitaliste mondiale. Crise aggravée d’abord par la pandémie de COVID-19, puis par la guerre des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie, et maintenant par le génocide des Palestiniens aux mains d’Israël.
De petites manifestations centrées à Nairobi mardi de la semaine dernière s’étaient rapidement transformées en mouvement de masse. Jeudi 20 juin, les manifestations s'étaient étendues aux villes (article en anglais) grandes et petites, alors que les parlementaires adoptaient le projet de loi de finances en deuxième lecture. La journée se termina par l'assassinat d'un manifestant de 29 ans, alimentant les appels à la grève nationale de mardi. Une affiche y appelant s'était répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux.
Les cliniciens en grève depuis plus de 85 jours se sont joints aux manifestations et se sont portés volontaires pour fournir des équipes médicales d'urgence. Les travailleuses de l'hôpital pour femmes de Nairobi, l'un des plus grands de la capitale, se sont mises en grève pour non-paiement de leurs salaires.
Derrière ces actions limitées et isolées, l’appareil syndical constitue le principal frein aux travailleurs voulant rejoindre le mouvement anti-austérité avec leurs propres revendications, malgré la participation de nombreux membres des syndicats.
Les syndicats ne sont pas des instruments pour mener la lutte de classes, mais des appendices des employeurs et du gouvernement pour la réprimer. Ils ont refusé de mobiliser les dizaines de milliers de salariés des secteurs manufacturier, agro-alimentaire, chimique, plastique et métallurgique de la zone industrielle de Nairobi.
Dans tout le pays, des centaines de milliers d'enseignants et de personnels de santé, qui ont fait grève à plusieurs reprises ces cinq dernières années contre les bas salaires et les contrats de travail précaires, pourraient être mobilisés. Dans le port de Mombasa, six mille travailleurs pourraient stopper les projets de privatisation de Ruto, paralysant ainsi la région. Des milliers de travailleurs de l'aviation, notamment chez Kenya Airways, pourraient bloquer l'espace aérien du Kenya. Dans les zones rurales, des millions de travailleurs salariés des secteurs du thé, du café et de l'horticulture pourraient paralyser les campagnes, dans un pays où 60 pour cent des revenus proviennent du secteur agricole.
Au lieu de quoi Francis Atwoli, secrétaire général de l'Organisation centrale des syndicats (COTU), a défendu ainsi le projet de loi de finances : «les gens sont imposés partout et en effet, si nous payons des impôts et que l'argent est utilisé correctement, nous éluderons la question d’emprunter de l'argent ».
La COTU est composée de 36 syndicats représentant plus de 1,5 million de travailleurs, mais ces syndicats ont un passé sordide de répression des grèves et des manifestations, notamment celle de 4 000 médecins au début de cette année.
Ruto se prépare à imposer davantage de mesures d'État policier, comme le projet de loi sur les rassemblements et manifestations de 2024, limitant les endroits où les manifestations peuvent avoir lieu et imposant des amendes draconiennes pour «violations», allant jusqu'à 770 dollars, l'équivalent de six mois du salaire moyen.
Le vice-président Rigathi Gachagua fomente la politique communautariste dans le centre du Kenya en promouvant le tribalisme des Kikuyus afin de diviser la classe ouvrière et les masses opprimées
Le porte-parole du gouvernement Isaac Mwaura a accusé les manifestants d'être manipulés par des «mains étrangères». Il a fait des références voilées à la Russie et même aux États-Unis, qui avaient, il y a quelques semaines à peine, déclaré le Kenya allié des États-Unis non membre de l'OTAN. «L'Amérique et le Kenya: divisés par la distance. Unis par les valeurs démocratiques», avait déclaré le président Biden lors de la visite de Ruto à Washington (article en anglais). Mardi, ces valeurs «démocratiques» ont été démasquées dans les rues ensanglantées de Nairobi ; et lorsque Ruto a envoyé 400 policiers en Haïti pour terroriser sa population au service de l’impérialisme américain.
Ce mouvement en développement constitue un défi non seulement pour Ruto et son gouvernement, mais aussi pour l’ensemble de l’establishment politique, y compris pour la coalition d’opposition Azimio dirigée par le millionnaire Raila Odinga, visiblement absente des manifestations.
L’année dernière, Odinga a mis fin à l’opposition massive à Ruto concernant le projet de loi de finances 2023, lorsque le mouvement a menacé de faire la jonction avec des appels à la grève des fonctionnaires. Odinga fait partie des 0,1 pour cent de la population kenyane (8 300 personnes) qui, selon Oxfam, possèdent plus de richesses que les 99,9 pour cent les plus pauvres (plus de 48 millions de personnes).
Mardi, dans un geste symbolique d'opposition, les députés d'Azimio ont quitté le Parlement pour rejoindre les manifestants, affirmant que des amendements au projet de loi n'auraient abouti à rien.
Le mouvement menace d’autres régimes autoritaires d’Afrique de l’Est confrontés à des conditions similaires à celles du Kenya, comme l’Ouganda et le Rwanda, dirigés par les alliés despotiques des États-Unis Paul Kagame (Rwanda) et Yoweri Museveni (Ouganda).
Lundi, le Nigeria, le pays le plus peuplé d'Afrique, s’est arrêté dû aux coupures d'électricité et à la fermeture des grands aéroports alors que les travailleurs faisaient grève dans les principales stations de transmission électrique et dans l'aviation pour exiger des hausses de salaire. Le président nigérian Bola Ahmed Tinubu avait mis fin aux subventions sur les carburants et dévalué le naira, entraînant une montée de l'inflation à son plus haut niveau en 28 ans.
Le mouvement constitue également une menace pour les grands trusts et le capital mondial dont le FMI et la Banque mondiale qui cherchent à faire payer la crise capitaliste aux travailleurs. Ceux-ci imposent des mesures similaires en Argentine , au Sri Lanka , au Pakistan et ailleurs.
Jusqu’à présent, le mouvement est politiquement amorphe, unifié autour du slogan «Ruto doit partir». Il a été dominé par des sections de la classe moyenne, des militants et des influenceurs des droits de l’homme et de la lutte anti-corruption. Beaucoup d’entre eux ont lancé des appels aux députés pour qu’ils empêchent l’adoption de la loi. Ils ont accusé la classe dirigeante de trahison et de manque de patriotisme et insisté sur le mot d’ordre «pas de politique» et «pas de dirigeants », qui trouve un écho dans la classe ouvrière parce que la politique est associée à une élite capitaliste détestée.
Les appels à une «grève nationale» expriment toutefois la reconnaissance qu’il est nécessaire de mobiliser la classe ouvrière.
Les appels à une «révolution démocratique» contre l’establishment politique sont une impasse.
La théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky démontre que les peuples coloniaux et semi-coloniaux ne peuvent satisfaire aucun de leurs besoins les plus fondamentaux – la libération de l'oppression impérialiste, les droits démocratiques, l'emploi, l'égalité sociale et la fin d’un tribalisme sans cesse nourri – sous la direction d'une quelconque faction de la bourgeoisie nationale, qu'il s'agisse de Ruto, de Raila ou de tout autre larbin de l'impérialisme.
Trotsky a insisté sur le fait qu'à l'époque impérialiste, la réalisation des tâches démocratiques et nationales fondamentales dans les nations opprimées nécessitait la prise du pouvoir par la classe ouvrière, la seule force sociale capable de mettre fin à la domination impérialiste. Cela ne pouvait être réalisé que dans le cadre de la lutte pour la révolution socialiste mondiale, afin de placer toutes les ressources de l’économie nationale et internationale sous le contrôle des travailleurs et des masses opprimées.
Nous appelons les travailleurs et les jeunes du Kenya à contacter le World Socialist Web Site pour discuter de la manière de faire avancer leur lutte.
(Article paru en anglais le 26 juin 2024)