Cette conférence a été donnée par David North, président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site, à l’université Humboldt de Berlin, en Allemagne, le 14 décembre 2023.
Lorsque l’on arrive à l’université Humboldt et que l’on pénètre dans l’entrée du bâtiment, on voit la célèbre citation de Marx: «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde; il s’agit de le transformer». Cette invocation fondamentale de Marx devrait toujours guider les orateurs lorsqu’ils s’adressent à une assemblée. Comment ce qu’ils disent va-t-il contribuer à changer le monde?
Tout d’abord, je tiens à remercier mes camarades de la section allemande de l’IYSSE de m’avoir invité à donner une conférence ce soir à l’université Humboldt. Je crois savoir qu’ils ont rencontré certains problèmes pour définir le thème de cette conférence et qu’ils ont été informés que le titre de ma conférence ne pouvait pas faire référence au génocide en cours perpétré par le gouvernement israélien à Gaza. Eh bien, ils ont respecté cette règle et il n’y a rien dans le titre qui fasse référence à cet événement immensément important. Cette restriction évidente de la liberté d’expression fait partie des efforts du gouvernement, des médias et des institutions académiques serviles en Allemagne pour interdire et discréditer l’opposition aux crimes perpétrés par le gouvernement Netanyahou.
Néanmoins, maintenant que nous avons observé la restriction sur le titre de la conférence, je vais parler des événements à Gaza. Comment serait-ce possible de ne pas en parler?
Au cours des deux derniers mois, le monde a vu le gouvernement israélien mener une guerre d’une brutalité stupéfiante contre une population sans défense. Le nombre de morts approche, et pourrait dépasser, les 20.000. Plus de la moitié des victimes sont des femmes et des enfants. Le nombre total de victimes est un multiple de ce chiffre. Au cours des six premières semaines de cette guerre, Israël a largué 22.000 bombes, fournies par les États-Unis, sur Gaza. Il s’agit uniquement des six premières semaines; un laps de temps considérable s’est écoulé depuis lors. Pour avoir une idée de l’ampleur de l’assaut, il faut savoir que la superficie totale de Gaza est de 365 kilomètres carrés, soit moins de la moitié de la superficie de Berlin (891,3 kilomètres carrés).
Les forces militaires israéliennes n’épargnent aucune section de Gaza ni aucun segment de la population gazaouie. Les hôpitaux, les écoles, les bibliothèques, les camps de réfugiés et d’autres bâtiments publics sont bombardés. Les journalistes, les médecins, les enseignants, les écrivains et les artistes sont délibérément pris pour cible. Le meurtre du poète Refaat Al-Ar’eer n’est que l’exemple le plus marquant des assassinats perpétrés sur instruction du gouvernement israélien.
Ce massacre doit cesser et tous les responsables des crimes commis contre la population de Gaza, et contre l’ensemble du peuple palestinien vivant sous occupation, doivent être tenus pleinement responsables, conformément aux principes établis lors du procès de Nuremberg en 1945-46. Et si j’avais mon mot à dire, les mêmes sanctions seraient appliquées.
La restriction apportée au titre de ma conférence contient un élément d’ironie. Il y a presque exactement dix ans, en février 2014, des agents de sécurité m’ont physiquement empêché, sur convocation du professeur d’histoire Jörg Baberowski, ici à Humboldt, d’assister à un séminaire qu’il avait organisé pour discuter d’une nouvelle biographie de Léon Trotsky par le professeur Robert Service de l’Université d’Oxford. Dans son annonce du séminaire public, il était précisé que Service répondrait aux questions des participants.
La biographie de Service était un exercice éhonté de falsification historique. Ses calomnies à l’encontre de Trotsky étaient si flagrantes qu’elles ont suscité une protestation publique de la part d’historiens allemands de premier plan, ce qui a entraîné un retard d’un an dans la publication de l’édition en langue allemande de la biographie.
Parmi les objections que j’ai formulées à l’encontre de la biographie de Service, et qui ont été détaillées dans plusieurs essais, figure l’utilisation explicite par l’historien britannique de clichés antisémites stéréotypés dans sa dénonciation de Trotsky. Il s’agit, entre autres, de références à la forme du nez de Trotsky et du changement de son véritable prénom russe de «Lev» en «Leiba», une variante yiddish du nom utilisée exclusivement par les ennemis antisémites de Trotsky, qui était né juif.
Comme cela allait apparaître bientôt, l’alliance des professeurs Baberowski et Service était fondée sur un programme politique anticommuniste commun. Le jour même où j’ai été exclu du séminaire de Humboldt, un nouveau numéro de Der Spiegel a été publié avec un long essai justifiant les crimes nazis en soutenant que les politiques d’Hitler étaient une réponse légitime à la «barbarie» de la révolution bolchevique.
Parmi les personnes interviewées par Der Spiegel, Baberowski a déclaré: «Hitler n’était pas cruel. Il n’aimait pas entendre parler de l’extermination des Juifs à sa table». Baberowski a ensuite défendu les opinions pronazies du professeur Ernst Nolte, aujourd’hui décédé, qui était à l’époque le principal apologiste d’Hitler en Allemagne.
Face à l’indignation des étudiants de l’université Humboldt après la publication de l’essai de Der Spiegel, l’administration de l’université Humboldt et les médias ont soutenu Baberowski. Cela n’a pas changé, même après qu’un tribunal allemand a décidé que Baberowski pouvait être qualifié d’extrémiste de droite. Baberowski a bénéficié, et il continue de bénéficier d’un soutien illimité de la part de Humboldt, ce qui lui a permis de nommer au sein du corps enseignant du département d’études est européennes un certain Fabian Thunemann, dont le curriculum vitae avant sa nomination à Humboldt incluait la participation à une manifestation néonazie protestant contre toute mention des atrocités commises par la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il y a dix ans, on m’a interdit d’assister à un séminaire à Humboldt parce que j’avais l’intention de contester les falsifications de Service et son utilisation d’insultes antisémites. Aujourd’hui, l’université, qui se pose en adversaire irréconciliable de l’antisémitisme, interdit l’inclusion d’une référence au génocide de Gaza au nom de la lutte contre l’antisémitisme.
Je souligne cet incident d’un passé pas si lointain parce qu’il illustre le cynisme, l’hypocrisie, la démagogie et le mensonge effréné qui animent la campagne visant à discréditer l’opposition à l’assaut d’Israël contre Gaza en la qualifiant d’«antisémite». L’utilisation de cette insulte est devenue une arme essentielle dans les efforts d’Israël et de ses complices impérialistes pour intimider et isoler tous ceux qui protestent contre le génocide des Palestiniens.
Soudain, et d’une manière surprenante, des guerriers contre l’antisémitisme ont émergé. La semaine dernière, aux États-Unis, des présidents d’université ont été convoqués à Washington DC et interrogés sur le fait qu’ils n’avaient pas empêché les manifestations prétendument antisémites sur les campus américains. La députée Elise Stefanik, républicaine d’un district de l’État de New York, a mené l’interrogatoire inquisitorial. Elle a demandé pourquoi les présidents de l’Université de Pennsylvanie, de Harvard, du Massachusetts Institute of Technology et d’autres grandes universités toléraient les appels au «génocide», que la députée définit comme toute manifestation d’étudiants exigeant la fin du régime d’apartheid qui prive les Palestiniens de leurs droits démocratiques.
Mais en quoi Mme Stefanik peut-elle se poser en combattante de l’antisémitisme? Elle est une partisane bien connue de ce que l’on appelle la «théorie du grand remplacement», qui prétend que les Juifs planifient l’élimination des chrétiens blancs dans le cadre d’un complot qui vise à s’emparer du monde. En d’autres termes, c’est une antisémite pure et dure, dans la définition la plus classique du terme.
L’alliance des forces d’extrême droite avec le régime israélien est un phénomène politique international. Comme vous le savez, l’Alternative für Deutschland (AfD), dont l’un des dirigeants a qualifié l’Holocauste de simple «merde d’oiseau» dans l’histoire, a rejoint la croisade contre l’antisémitisme. Et il ne fait aucun doute que le Führer, s’il était encore en vie, s’y joindrait.
En décembre dernier, une délégation du bataillon ukrainien Azov, dont de nombreux membres se tatouent avec des symboles nazis, s’est rendue en Israël pour exprimer sa solidarité avec le régime de Netanyahou. Il ne s’agit pas simplement de déformations isolées et bizarres de ce qui est par ailleurs un effort légitime de lutte contre l’antisémitisme. Au contraire, toute la campagne est basée sur la falsification des origines historiques et de la fonction politique de l’antisémitisme. La campagne actuelle illustre un processus que l’on pourrait appeler «inversion sémantique», dans lequel un mot est utilisé d’une manière et dans un contexte qui se trouve exactement à l’opposé de sa signification réelle et acceptée de longue date.
Par la simple force de la répétition, amplifiée par tous les pouvoirs dont dispose l’État et les médias bourgeois, le sens d’un terme est fondamentalement modifié. Le résultat escompté de cette falsification est la dégradation de la conscience populaire et de sa capacité à comprendre la réalité.
Un exemple significatif de la manière dont le terme «antisémitisme» est utilisé pour falsifier l’histoire, déformer la réalité politique et désorienter la conscience populaire se trouve dans le récent discours du beau parleur Robert Habeck, le vice-chancelier de l’actuel gouvernement de coalition allemand. Dans un passage clé, ce Tartuffe politique a déclaré:
Cependant, je suis également préoccupé par l’antisémitisme dans certaines parties de la gauche politique et malheureusement aussi parmi les jeunes activistes. L’anticolonialisme ne doit pas conduire à l’antisémitisme.
Quelqu’un peut-il ne serait-ce qu’essayer d’expliquer comment l’anticolonialisme pourrait acquérir un caractère antisémite? Il poursuit en disant:
À cet égard, cette partie de la gauche politique devrait examiner ses arguments et se méfier du récit de la grande résistance.
Je vais lire ce texte en allemand pour que tout le monde puisse en saisir tout le poids:
Sorge macht mir aber auch der Antisemitismus in Teilen der politischen linken und zwar leider auch bei jungen Aktivistinnen und Aktivisten. Anti-Kolonialismus darf nicht zu Antisemitismus führen.
Insofern sollte dieser Teil der politischen Linken seine Argumente prüfen und der großen Widerstand Erzählung mistrauen.
Ce passage révèle l’objectif central de l’application de l’inversion sémantique au mot «antisémitisme». Un phénomène historiquement associé à la droite politique est transformé en un attribut central de la gauche politique. L’objectif réactionnaire de ce processus de falsification a été démontré lors de la destruction de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. Je ne suis guère un admirateur de M. Corbyn, dont le trait politique le plus visible est l’absence de colonne vertébrale. Mais malgré tous ses péchés opportunistes, l’allégation d’antisémitisme contre Corbyn et ses partisans au sein du Parti travailliste britannique est une sale diffamation, concoctée par ses adversaires de droite pour le détruire politiquement.
Un autre exemple, encore plus dégoûtant, de l’utilisation de cette insulte est la brutale chasse aux sorcières dont fait l’objet Roger Waters. Un artiste qui a consacré sa vie et son art à la défense des droits de l’homme fait l’objet d’une campagne internationale visant à le qualifier d’antisémite. Ici, en Allemagne, à Francfort et à Berlin, on a tenté de faire annuler ses concerts. Qu’est-ce qui motive cette persécution? Roger Waters défend les droits démocratiques fondamentaux des Palestiniens et s’élève contre leur oppression.
La séparation complète du terme «antisémitisme» de sa signification historique et politique réelle est pleinement réalisée dans son utilisation contre ceux qui sont juifs et qui protestent par milliers contre les politiques criminelles du régime israélien. Une expression particulièrement ignoble est utilisée à leur encontre: «Juifs qui se haïssent eux-mêmes». L’essentiel de cette insulte est que l’opposition de ceux qui sont juifs aux politiques israéliennes, et à l’ensemble du projet sioniste, ne peut s’expliquer que comme la manifestation d’une sorte de problème psychologique, un rejet pathologique de leur propre identité.
Ce diagnostic découle de la dissolution complète du judaïsme en tant qu’identité religieuse spécifique dans l’État israélien et l’idéologie nationaliste du sionisme. On attribue à l’appartenance religieuse d’un individu – qui peut, dans la vie d’une personne juive ou d’une autre, n’avoir qu’une importance limitée ou même aucune importance particulière – une vaste signification métaphysique.
Cette concoction idéologique est basée non pas sur l’histoire, mais sur la mythologie biblique. En effet, la légitimité du projet sioniste repose sur l’affirmation selon laquelle la création d’Israël, il y a tout juste 75 ans, a marqué le prétendu «retour» du peuple juif, après 2.000 ans d’exil, sur sa terre ancestrale qui lui a été «promise» par Dieu.
Cette absurdité mythologique n’a aucun fondement dans la réalité historique. Plus de 350 ans se sont écoulés depuis que Spinoza a démoli, dans son Traité théologico-politique, l’affirmation selon laquelle le Pentateuque aurait été dicté par Dieu à Moïse. La Bible est l’œuvre de nombreux auteurs. Comme l’explique l’historien, Steven Nadler, qui fait autorité en matière de Spinoza, a expliqué:
Spinoza nie que Moïse ait écrit la totalité, ou même la plus grande partie, de la Torah. Les références à Moïse à la troisième personne dans le Pentateuque, la narration de sa mort et le fait que certains lieux sont appelés par des noms qu’ils ne portaient pas à l’époque de Moïse «montrent sans l’ombre d’un doute» que les écrits communément appelés «les cinq livres de Moïse» ont en fait été écrits par quelqu’un qui a vécu de nombreuses générations après Moïse.
Partant de sa répudiation de l’autorité de la Bible, Spinoza rendit encore plus furieux les anciens d’Amsterdam et provoqua son excommunication en niant l’affirmation – qui était au cœur du judaïsme en tant que religion et du sionisme en tant qu’idéologie politique – selon laquelle les Juifs sont un «peuple élu». Comme l’écrit Nadler:
Si les origines et l’autorité de l’Écriture sont désormais suspectes, il en va de même pour ses grandes affirmations sur la «vocation» des Hébreux. Il est «puéril», insiste Spinoza, de fonder son bonheur sur le caractère unique de ses dons; dans le cas des Juifs, il s’agirait du caractère unique de leur élection parmi tous les peuples. Les anciens Hébreux, en effet, ne surpassaient pas les autres nations par leur sagesse ou leur proximité avec Dieu. Ils n’étaient ni intellectuellement ni moralement supérieurs aux autres peuples.
L’apostasie de Spinoza, motivée par les progrès rapides de la science au XVIIe siècle et enracinée dans le matérialisme philosophique, a ouvert la voie aux tendances politiques les plus progressistes et les plus radicales. Elle lui a valu la colère des rabbins garants de l’orthodoxie. L’excommunication de Spinoza fut proclamée dans un langage d’une dureté sans précédent. L’excommunication se lit en partie comme suit :
Nous excluons, chassons, maudissons, exécrons Baruch Espinoza. Qu’il soit maudit le jour, maudit la nuit, maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille […] Veuille l’éternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi. Que son nom soit effacé de ce monde et à tout jamais.
Malgré cette dénonciation, le nom de Spinoza ne pouvait être effacé. L’influence de ses conceptions hérétiques a persisté pendant des siècles, contribuant profondément au développement de la pensée des Lumières – y compris les Lumières juives connues sous le nom de Haskalah – et à ses conséquences politiques révolutionnaires aux 18e, 19e et même 20e siècles.
La théologie politique du sionisme contemporain représente l’antithèse contre-révolutionnaire extrême et la répudiation de la tradition progressiste, démocratique et socialiste dérivée de la pensée spinoziste et, plus tard, marxiste parmi des générations de travailleurs et d’intellectuels juifs. Réinterprétant le mythe religieux dans l’esprit d’un chauvinisme national extrême, la théologie sioniste contemporaine confère au concept de «peuple élu» un caractère profondément raciste et fasciste.
S’il est largement admis que le gouvernement israélien est composé de partis d’extrême droite, ce fait politique est traité comme un détail mineur qui n’a pas de rapport particulier avec les événements du 7 octobre et la réponse de l’État israélien. La couverture politique de la guerre ne fait pratiquement aucune référence à l’influence de la «théologie de la vengeance» apocalyptique, qui exige explicitement l’anéantissement de tous les ennemis d’Israël, sur les politiques du gouvernement Netanyahou.
Le défunt Meir Kahane a joué un rôle central dans le développement de la «théologie de la vengeance». Né à Brooklyn en 1932, son père, le rabbin Charles Kahane, était un ami et un associé de Ze’ev Jabotinsky, le leader d’une aile ouvertement fasciste du mouvement sioniste. Meir Kahane a d’abord acquis une notoriété publique aux États-Unis en tant que fondateur de la Ligue de défense juive néofasciste. La LDJ ciblait les organisations noires de New York, que Kahane dénonçait comme une menace pour les Juifs.
En 1971, Kahane s’est installé en Israël et a fondé le parti Kach, virulemment anti-arabe. Ses partisans aux États-Unis sont restés actifs. La Workers League, prédécesseur du Socialist Equality Party aux États-Unis, est devenue la cible de la LDJ en 1978 lorsqu’elle a tenté de perturber, par un attentat à la bombe, la projection à Los Angeles du documentaire intitulé The Palestinian, qui avait été organisée par le Comité international.
Le rôle et l’influence de Kahane en Israël sont analysés dans un essai intitulé «Meir Kahane et la théologie juive contemporaine de la vengeance». Publié en 2015, ses auteurs sont deux universitaires israéliens, Adam et Gedaliah Afterman. Ils expliquent que la théologie de Kahane :
était centrée sur l’affirmation selon laquelle l’État d’Israël a été créé par Dieu pour se venger des païens qui ont persécuté les Juifs, notamment en les massacrant systématiquement pendant l’Holocauste.
Le parti Kach de Kahane a appelé à l’annexion de tous les territoires saisis par Israël lors de la guerre de 1967 et à l’expulsion violente de la population palestinienne. Kahane a été élu au parlement israélien, la Knesset, en 1984. Le parti Kach a été interdit de se présenter aux élections de 1988, mais son influence s’est maintenue malgré l’assassinat de Kahane lors d’un voyage à New York en 1990.
L’essai des Afterman résume les trois piliers fondamentaux de la théorie de la vengeance de Kahane.
D’abord:
Le peuple d’Israël est un être mythique collectif, ontologiquement enraciné dans la divinité, qui, avec Dieu, a affronté un ennemi mythique dès ses premiers jours. Cet ennemi mythique, «Amalek», est incarné par différents ennemis réels tout au long de l’histoire juive, et les diverses persécutions et épreuves que les Juifs ont subies tout au long de l’histoire sont des manifestations de la même lutte mythique. En outre, il existe une différence ontologique entre la nation mythique d’Israël et les Gentils, en particulier les ennemis d’Israël. La différence ontologique entre l’âme juive et l’âme non juive l’emporte sur le principe juif selon lequel toute l’humanité a été créée à l’image de Dieu. La croyance que les Gentils sont inférieurs et incarnent les puissances démoniaques de l’histoire justifie les actes de violence meurtrière et de vengeance.
Deuxièmement :
[…] Ainsi, poursuit l’argument, le peuple d’Israël est religieusement obligé d’utiliser tous les moyens possibles pour se venger de ses ennemis mutuels et pour réhabiliter sa fierté et son statut. Qu’ils en soient conscients ou non, les Palestiniens et les autres forces qui combattent Israël font partie d’une bataille mythique et religieuse qui vise à détruire le peuple d’Israël et son Dieu. Ces facteurs permettent d’utiliser toutes les mesures possibles pour vaincre les ennemis.
Troisièmement :
La création de l’État d’Israël en 1948, peu après l’Holocauste, ne doit avoir qu’un seul but : faciliter la vengeance rédemptrice contre les non juifs. L’établissement de l’État juif moderne sur la terre historique d’Israël est un instrument permettant d’activer le processus de rédemption, plutôt qu’un résultat ou un signe de ce processus.
Résumant ces trois piliers, les Afterman expliquent que
[…] Kahane affirme que la vengeance contre l’ennemi métaphysique «Amalek» (les Gentils hostiles) est fondamentale pour sauver Dieu et son peuple, qui ont presque cessé d’exister à la suite de l’Holocauste. La création de l’État juif, avec son pouvoir institutionnalisé et sa puissance militaire, devrait, selon Kahane, être mise au service de la vengeance liée à la rédemption. Kahane va jusqu’à justifier les actes de vengeance, même contre des innocents, en faisant valoir qu’ils appartiennent à l’ennemi mythique qui doit être éradiqué comme condition de la rédemption d’Israël et de son Dieu. Selon lui, la perte de vies innocentes, si elle est nécessaire, est un sacrifice justifiable.
Kahane a interprété la doctrine du «peuple élu» comme une répudiation complète de toute association avec les valeurs occidentales traditionnelles. Il a écrit dans son livre, Or Ha'Raayon :
C’est un État juif. Il s’incline devant le judaïsme et ne le contredit pas. Il agit conformément aux valeurs et aux commandements juifs, même si ceux-ci contredisent le droit international et la diplomatie, même s’ils s’opposent au mode de vie occidental et démocratique normal; il en est ainsi même si cela met ses intérêts en péril et menace de l’isoler des gentils civilisés […] Le devoir du judaïsme est d’être séparé, unique, différent et choisi. C’est le rôle du peuple juif et de son instrument, l’État […] Nous n’avons rien à voir avec les valeurs standard des nations. L’assimilation ne commence pas par des mariages mixtes, mais par la copie et l’adoption de valeurs étrangères, de concepts et d’idées non juifs.
La théorie de la vengeance de Kahane a été identifiée en hébreu comme le concept de ce qu’il a appelé Kiddush Hashem. Il a écrit:
Un poing juif lancé à la figure d’un monde païen stupéfait qui ne l’avait pas vu depuis deux millénaires, voilà le Kiddush Hashem. La domination juive sur les lieux saints chrétiens pendant que l’Église qui a sucé notre sang vomit sa rage et sa frustration, voilà le Kiddush Hashem.
En fait, malgré son invocation, à demi dérangé, d’une philosophie juive prétendument unique, le Kiddush Hashem de Kahane peut être décrit comme une variante en langue hébraïque de la philosophie du Mein Kampf d’Adolf Hitler, la principale différence étant que la diatribe haineuse et raciste de Kahane a été écrite en hébreu de droite à gauche plutôt que de gauche à droite.
L’influence de Kahane a persisté après son assassinat dans l’environnement politique de plus en plus à droite d’Israël. Le 25 février 1994, l’un des étudiants de Kahane, Baruch Goldstein, a assassiné 29 Palestiniens et en a blessé 150 autres lors d’une attaque contre une mosquée à Hébron. Ce crime a été salué par les disciples de Kahane, dont le très influent rabbin Yitzchak Ginsburgh, qui a proclamé que le meurtre de masse perpétré par Goldstein était un acte de Kiddush Hashem.
Qu’est-ce que cela a à voir avec aujourd’hui ? Itamar Ben-Gvir, le chef du parti xénophobe Otzmah Yehudet, est aujourd’hui ministre de la Sécurité nationale dans le gouvernement de coalition de Netanyahou. Il était membre du parti Kach avant qu’il ne soit interdit. Il reste un défenseur déclaré de la théologie et de la politique fasciste de Meir Kahane. En avril dernier, Ben-Gvir, entouré de gardes de sécurité fournis par le bureau du premier ministre, a prononcé un discours dans lequel il a fait l’éloge de Kahane et de Baruch Goldstein.
L’invocation de la doctrine de vengeance de Kahane par les dirigeants israéliens est devenue de plus en plus fréquente depuis le début de la guerre. Le mois dernier, Netanyahou a déclaré dans un discours public: «Vous devez vous souvenir de ce qu’Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible. Et nous nous en souvenons». Les implications de la référence de Netanyahou à Amalek ont été explicitées dans une déclaration du ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant: «Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. Nous éliminerons tout – ils le regretteront». De nombreuses déclarations de nature identique ont été faites par les dirigeants israéliens depuis le début de la guerre, et ces déclarations ont été concrétisées par les actions génocidaires du gouvernement et de l’armée israéliens.
Au milieu des crimes commis par le régime israélien, il n’y a pas de mensonge plus grand et plus insidieux que l’affirmation selon laquelle l’opposition au sionisme est, et doit être antisémite. Ce mensonge est réfuté par la longue histoire de l’opposition au sionisme, avant 1948, de milliers de travailleurs et d’intellectuels juifs, sur plusieurs générations, qui ont rejeté l’appel au retour en Palestine, fondé sur un mythe.
L’opposition au sionisme a été exprimée avec la plus grande clarté politique par le mouvement socialiste, qui a identifié et dénoncé le caractère politiquement réactionnaire de la perspective d’établir un État juif en Palestine. Il était entendu que ce projet était une entreprise colonialiste, qui ne pouvait être réalisée qu’en alliance avec l’impérialisme et aux dépens de la population arabe palestinienne qui vivait sur ce territoire depuis 2.000 ans.
En outre, dans leur lutte contre les persécutions religieuses traditionnelles et l’émergence, à partir de la fin du XIXe siècle, de l’antisémitisme politique, la grande masse des Juifs a cherché à obtenir l’égalité politique et sociale dans les pays où elle vivait. C’était une vérité profonde, en particulier en Allemagne. Ils souhaitaient faire partie du mouvement de masse contre l’oppression. Pour la partie la plus politiquement consciente de la jeunesse, des travailleurs et des intellectuels juifs, cette aspiration a conduit à un engagement actif dans le mouvement socialiste.
L’affirmation actuelle selon laquelle le sionisme est l’expression nécessaire et authentique de l’identité juive n’a aucun fondement historique. En outre, la persistance de convictions démocratiques et d’une sympathie pour les opprimés enracinée dans l’expérience des préjugés et des persécutions antisémites s’exprime dans le grand nombre de jeunes Juifs qui ont participé aux manifestations contre l’assaut israélien contre les habitants de Gaza.
Malgré toute la propagande, les images du massacre de Palestiniens sans défense ne peuvent empêcher d’évoquer des souvenirs historiques et familiaux du sort des Juifs aux mains des nazis. Ainsi, la guerre contre le peuple gazaoui suscite non seulement un sentiment de solidarité avec les victimes des atrocités israéliennes, mais aussi une profonde colère contre l’exploitation de la tragédie de l’Holocauste pour justifier la guerre.
Bien sûr, les sionistes et leurs apologistes prétendront que tout ce que j’ai dit n’est que la preuve de mon antisémitisme profondément enraciné qui, selon eux – comme je l’ai déjà expliqué – est un préjugé largement répandu au sein du mouvement socialiste. Plus un individu est de gauche, plus son opposition au capitalisme et à l’impérialisme est forte, plus son opposition à l’État juif est irréconciliable et, par conséquent, plus marqué est son antisémitisme.
Cette allégation est aussi absurde que politiquement réactionnaire. Engagé dans le mouvement socialiste depuis plus d’un demi-siècle, je n’ai aucune obligation personnelle de répondre à l’affirmation selon laquelle mes camarades du mouvement trotskiste et moi-même serions antisémites. Mon bilan parle de lui-même.
Mais, malheureusement, ce n’est généralement pas le cas. L’accusation d’antisémitisme nécessite d’ignorer et de déformer le bilan politique d’un individu donné.
Je vais donc, pour la première fois, répondre à cette accusation en ajoutant à mes antécédents politiques publics bien connus des informations relatives à mes antécédents personnels. Ayant atteint un âge un peu plus avancé, à un peu plus d’un an de mon 75e anniversaire, je pense que le moment est venu de le faire. Je ne le fais pas parce que cela aura un effet sur les calomniateurs, mais parce qu’il y a des éléments de mon expérience personnelle qui peuvent trouver un écho auprès d’une jeune génération et l’encourager à intensifier sa lutte pour la défense des Palestiniens et contre toutes les formes d’oppression.
Le facteur dominant dans le développement de tous les individus est l’environnement social et politique de leur époque, conditionné au niveau le plus fondamental par les structures socio-économiques dominantes des sociétés dans lesquelles ils sont nés. La personnalité des êtres humains est façonnée par ce que Marx appelait «un ensemble de relations sociales». Mais ces relations sociales sont réfractées par des expériences personnelles, à la fois les siennes et celles transmises par la famille, les amis, les enseignants, les connaissances, etc.
Je suis un Américain de première génération, né en 1950. Le lieu de ma naissance – en fait, mon existence – a été déterminé par les événements qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale, qui s’était achevée seulement quatre ans et demi plus tôt. Mes deux parents avaient fui l’Europe pour échapper à la persécution des Juifs par les nazis. Ma mère, Béatrice, est née à Wilmersdorf le 18 décembre 1913, le jour même de la naissance d’Herbert Framm, alias Willy Brandt. L’immeuble dans lequel elle est née, situé dans la Konstanzer Strasse, existe toujours. Son père – mon grand-père – occupait une place importante dans la vie culturelle de Berlin. Il s’appelait Ignatz Waghalter. Né à Varsovie en 1881 dans une famille de musiciens très pauvre, Waghalter s’est rendu à Berlin à l’âge de 17 ans avec l’intention de recevoir une véritable éducation en musique.
Mon grand-père était le quinzième d’une famille de 20 enfants. Sur ces 20 enfants, 13 sont morts dans l’enfance, dont quatre en un jour lors de l’épidémie de typhus de 1888. Sur les 20 enfants, sept ont survécu, quatre garçons et trois filles. Dès son plus jeune âge, mon grand-père a fait preuve d’un immense talent musical. À l’âge de six ans, il se produisait déjà dans le cirque de Varsovie. À l’âge de huit ans, il a écrit et composé un hymne révolutionnaire qui a été si populaire que la police a commencé à chercher le nom et l’identité du musicien insurrectionnel. Ils ont été très choqués de découvrir qu’il s’agissait d’un enfant de huit ans. La famille Waghalter était profondément enracinée dans la lutte démocratique révolutionnaire du peuple polonais. En fait, j’ai récemment découvert dans une bibliothèque une marche révolutionnaire écrite par le grand-père de mon grand-père et composée en 1848.
Mon grand-père voulait obtenir une véritable éducation. Il ne voulait pas être un simple musicien itinérant, il voulait aller dans la capitale mondiale de la musique, Berlin, et apprendre à devenir un compositeur sérieux. En 1897, il passa clandestinement la frontière sans argent. Il endura de grandes difficultés, mais finit par attirer l’attention du grand violoniste et ami de Brahms, Joseph Joachim. Sur la recommandation de Joachim, mon grand-père a été admis à l’Akademie der Kunste. En 1902, sa Sonate pour violon et piano a reçu le très convoité prix Mendelssohn. Deux ans plus tard, le jeune frère d’Ignatz, Wladyslaw, qui l’avait suivi à Berlin, a reçu le même prix pour ses réalisations en tant que violoniste.
Après avoir obtenu son diplôme, Ignatz a obtenu un poste de chef d’orchestre au Komische Oper. Quelques années plus tard, il est nommé à l’opéra d’Essen. Mais le tournant décisif de sa carrière musicale a eu lieu en 1912, lorsqu’il a été nommé premier chef d’orchestre au Deutsches Opernhaus nouvellement construit dans la Bismarck Strasse à Charlottenburg, connu aujourd’hui sous le nom de Deutsche Oper. Bien entendu, le bâtiment original a été détruit au cours de la Seconde Guerre mondiale et reconstruit, mais il se trouve aujourd’hui dans la même rue. Wladyslaw Waghalter a été nommé premier violon du nouvel opéra, qui a ouvert ses portes le 7 novembre 1912 avec une représentation de Fidelio de Beethoven. Malgré l’opposition bruyante des antisémites et les nombreuses menaces de mort, Ignatz Waghalter dirigea la première représentation.
Pendant les dix années qui suivirent, mon grand-père conserva son poste de premier chef d’orchestre au Deutsches Opernhaus. Trois de ses opéras, Mandragola, Jugend et Sataniel, ont été créés à l’opéra. Waghalter était connu pour avoir défendu les opéras de Giacomo Puccini, dont la musique avait été auparavant rejetée par un establishment musical obsédé par Richard Wagner. Waghalter a dirigé la première allemande de La Fanciulla del West [Das Mädchen aus dem goldenen Westen] de Puccini en mars 1913, en présence de Puccini. Ce triomphe établit la réputation de Puccini en tant que grand maître en Allemagne.
Tout au long de son long mandat au Deutsches Opernhaus, Waghalter dut faire face à des préjugés anti-polonais et antisémites. Bien qu’il n’observait aucun rituel religieux et ne fréquentait pas la synagogue, Waghalter refusa de se convertir au christianisme, contrairement à de nombreux autres chefs d’orchestre d’origine juive. L’idée de changer de religion dans le but de faire avancer sa carrière, et de s’adapter ainsi aux préjugés antisémites, lui répugnait.
En 1914, lorsque la Première Guerre mondiale éclata, Waghalter se vit interdire de diriger parce qu’il était né dans l’Empire russe, avec lequel l’Allemagne impériale était en guerre. Les protestations du public amateur d’opéra de Charlottenburg ont conduit à sa réintégration.
Waghalter resta au Deutsches Opernhaus jusqu’en 1923, date à laquelle l’établissement fit faillite en pleine crise inflationniste catastrophique. Il passa un an aux États-Unis à la tête de l’orchestre symphonique de l’État de New York. Il retourna ensuite en Allemagne, où il fut nommé directeur musical de la société cinématographique Ufa. Mais il ne put retourner au Städtische Oper, le Deutsches Opernhaus réorganisé et rouvert à l’époque.
L’arrivée au pouvoir d’Hitler a mis fin à sa carrière et à celle de son frère en tant que musiciens en Allemagne. Ma mère, qui n’avait pas encore 20 ans, avait le pressentiment que le Troisième Reich coûterait aux Juifs non seulement leur carrière, mais aussi leur vie. Béatrice a exhorté ses parents à quitter l’Allemagne avant qu’il ne devienne impossible de s’échapper. Ils ont suivi son conseil et ont quitté l’Allemagne, se rendant d’abord en Tchécoslovaquie, puis en Autriche.
Ma mère, une musicienne très douée, est restée en Allemagne. Elle a rejoint le Jüdische Kultur Bund, où elle s’est produite en tant que chanteuse chez des particuliers juifs dans toute l’Allemagne. En 1937, elle a obtenu un visa pour entrer aux États-Unis. Elle a réussi à obtenir des visas d’entrée pour ses parents. Mes grands-parents sont arrivés à New York en mai 1937. Quelques jours après son arrivée, Ignatz a lancé un projet d’une importance historique: la création du premier orchestre de musique classique composé de musiciens afro-américains.
Ce projet radical s’est heurté à une vive opposition dans le contexte raciste de l’époque. Waghalter invitait fréquemment des musiciens noirs à répéter dans son appartement. Une pétition, signée par la quasi-totalité des résidents blancs de l’immeuble, a alors circulé, demandant l’expulsion de Waghalter s’il continuait cette pratique.
Mon grand-père a été interviewé par le journal afro-américain de Baltimore. Il y exprime les convictions qui l’ont poussé à créer l’orchestre symphonique: «La musique, la plus forte citadelle de la démocratie universelle, ne connaît ni couleur, ni croyance, ni nationalité».
Malgré les immenses efforts de Waghalter, l’environnement réactionnaire rendit impossible le maintien de l’orchestre. Au cours de la dernière décennie de sa vie, Waghalter s’isola de plus en plus. Il perdit le contact avec sa famille. Ce n’est qu’après la guerre qu’il apprit que son frère Wladyslaw, qui n’avait pas pu quitter l’Allemagne, était mort subitement en 1940 après une visite au quartier général de la Gestapo. Sa femme et sa fille ont péri à Auschwitz en 1943. En fait, dans le Brandenburger strasse 49, l’adresse de mon grand-oncle Wladyslaw, on peut voir des Stolpersteine qui commémorent la vie et la mort de Wladyslaw et de sa famille.
Heureusement, une fille de Wladyslaw, Yolanda, a réussi à s’échapper. Elle s’est rendue en Amérique du Sud, a vécu au Pérou, où elle est devenue premier violon de l’orchestre symphonique de Lima. Son fils Carlos, mon deuxième cousin, vit aujourd’hui à La Nouvelle-Orléans, et nous sommes restés des amis proches pendant la plus grande partie de notre vie d’adultes. Le frère d’Ignatz, Joseph, est mort dans le ghetto de Varsovie. Deux de ses trois sœurs ont également péri en Pologne. Seul son frère aîné, le grand violoncelliste polonais Henryk Waghalter, a réussi à survivre à la guerre. Mon grand-père est mort subitement à New York à l’âge de 68 ans en avril 1949.
Pendant son bref exil en Tchécoslovaquie en 1935-1936, mon grand-père a écrit de brèves mémoires qui se terminent par une déclaration de ses idéaux en tant qu’artiste. Il reconnaissait que les nazis représentaient une menace mortelle pour les Juifs, mais il exprimait la conviction que les criminels du Troisième Reich ne sortiraient pas vainqueurs de l’engagement éthique et moral du peuple juif en faveur de la justice. Waghalter a reconnu qu’il ne savait pas encore où il pourrait trouver refuge. C’est pourquoi il a terminé ses mémoires par ces mots:
Où que ce soit, je souhaite servir l’art et l’humanité conformément aux paroles de Moïse: «Tu as été libéré de l’esclavage pour servir tes frères».
Il est clair que la conception de l’éthique juive de mon grand-père était très différente de celle qui prévaut dans le gouvernement Netanyahou et dans l’État sioniste actuel. Il serait consterné et horrifié s’il savait ce qui se fait au nom du peuple juif. Il n’y a pas de pire calomnie, pas de plus grand cadeau aux vrais antisémites, que d’associer le peuple juif aux crimes qui sont actuellement commis chaque jour contre le peuple palestinien opprimé.
L’histoire de la vie de mon grand-père et sa relation avec la catastrophe qui avait submergé les Juifs d’Europe était un sujet de discussion constant dans la maison de mon enfance. Ma grand-mère, la veuve d’Ignatz, que nous appelions Omi, vivait avec nous. J’ai passé d’innombrables heures dans sa chambre, où elle me racontait la vie à Berlin, les amitiés avec tant de grands artistes, le fait d’avoir été pincée dans le dos par Giacomo Puccini, tous les amis qu’elle connaissait, les écrivains, et même les scientifiques, dont Albert Einstein, qui se rendait fréquemment dans l’appartement de la Konstanzerstrasse, où il aimait jouer du violon dans le cadre d’un quatuor à cordes. Les habitants de l’appartement ne s’y sont pas opposés.
Les histoires de ma grand-mère ont été complétées par celles de ma mère, qui avait entretenu une relation particulièrement étroite avec son père. La plupart des histoires étaient racontées en allemand, qui était autant parlé que l’anglais dans notre foyer.
Ce n’était pas inhabituel, du moins dans la rue où j’habitais. Beaucoup de nos voisins étaient des réfugiés: Jakobius, Frau London, Frau Spitzer, Frau Rehfisch, Walter et Uschi Bergen, Dr Hartmann et Dr Gutfeld. Il y en avait d’autres dont je ne me souviens pas des noms, mais c’était comme si une grande partie de Charlottenburg avait été rassemblée dans une banlieue de New York. Et puis il y avait les nombreux amis qui vivaient dans d’autres quartiers de la ville mais qui venaient souvent: Greta Westman, Dela Schleger et Kurt Stern.
De nombreuses discussions décrivant la vie à Berlin aboutissaient à la phrase suivante: «Und dann kam Hitler». Puis vint Hitler. C’est l’événement qui a tout changé. Dans mon jeune esprit, cela a suscité de nombreuses questions. «Comment Hitler est-il arrivé?» «Pourquoi Hitler est-il arrivé?» «Est-ce que quelqu’un, avant 1933, l’a vu arriver?» «Quand mes grands-parents et ma mère ont-ils entendu parler d’Hitler pour la première fois et ont-ils réalisé qu’il pourrait arriver?» Et enfin, la question la plus importante de toutes: «Pourquoi n’a-t-on pas empêché Hitler d’arriver?»
C’est une question à laquelle personne dans mon entourage n’avait de réponse complète et convaincante. Mais certains éléments des réponses que j’ai reçues à la maison m’ont été utiles. Tout d’abord, les nazis étaient clairement identifiés comme un mouvement de droite. Dans ma famille, la ligne de démarcation entre le bien et le mal n’était donc pas entre les Allemands et les Juifs, mais entre la gauche et la droite. Cette division, insistait ma mère, n’existait pas seulement en Allemagne, mais dans le monde entier et, bien sûr, aux États-Unis. Elle regardait parfois certains hommes politiques américains et disait: «Ich vertraue nicht diese Bande» («Je ne leur fais pas confiance à eux»).
Ma mère était particulièrement catégorique sur ce point. Elle détestait le fascisme. Lorsqu’elle remarquait ou rencontrait certaines attitudes sociales et politiques exceptionnellement répréhensibles, elle avait tendance à qualifier l’individu incriminé de «ein echte Fascist», un vrai fasciste.
Elle était certainement consciente de l’existence de l’antisémitisme en Allemagne avant Hitler. Elle a rencontré de telles tendances avant même l’arrivée d’Hitler, parmi les enseignants de son école. Mais elle a souvent fait remarquer qu’elle n’aurait jamais cru, et ne croyait pas, que ces tendances se transformeraient inévitablement en meurtres de masse. Elle ne croyait pas à cette fatalité. En outre, elle n’a jamais exprimé la moindre haine ou amertume à l’égard des Allemands. Elle était fière que sa maîtrise de la langue allemande n’ait pas diminué, même 60 ans après avoir fui l’Allemagne.
Il m’a fallu de nombreuses années avant de trouver une réponse politiquement convaincante expliquant comment le fascisme était arrivé au pouvoir en Allemagne. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai vécu le mouvement des droits civiques, les soulèvements des ghettos et la guerre du Viêt Nam. Les événements explosifs des années 1960 ont stimulé mon étude de l’histoire et encouragé ma tendance à situer les événements contemporains dans un cadre temporel plus large. En outre, la colère suscitée par l’interminable guerre du Viêt Nam et la désillusion croissante à l’égard du Parti démocrate et du libéralisme américain m’ont poussé à m’orienter davantage vers le socialisme. Ce processus m’a finalement conduit à ma découverte initiale, à l’automne 1969, des écrits de Léon Trotsky.
Je me suis plongé dans l’étude de ses écrits disponibles: sa monumentale Histoire de la révolution russe, son autobiographie Ma vie, Cours nouveau, Les leçons d’octobre et La révolution trahie. Tous ces ouvrages ont servi de base à ma décision de rejoindre le mouvement trotskiste. Mais le volume qui a eu le plus d’impact sur moi est un recueil d’écrits de Trotsky consacrés à la lutte contre la montée au pouvoir des nazis entre 1930 et 1933.
Pendant ces années critiques, Trotsky a vécu en exil sur l’île de Prinkipo, au large d’Istanbul. Il y avait été exilé par le régime stalinien. À près de 2.000 kilomètres de l’Allemagne, il suivait les événements qui se déroulaient. Ses articles, ses mises en garde contre le danger que représentaient Hitler et le parti nazi, sont sans équivalent dans la littérature politique.
Trotsky n’a pas seulement expliqué la nature du fascisme – sa base de classe et sa fonction essentielle d’instrument de terreur politique contre le mouvement socialiste et ouvrier – mais il a également expliqué comment les nazis pouvaient être vaincus. Il a dénoncé les politiques du Parti communiste stalinien, de la prétendue troisième période, qui déclarait que la social-démocratie et le fascisme étaient identiques. Il a opposé à cette politique d’extrême gauche en faillite un appel à un front unique de tous les partis de la classe ouvrière pour vaincre la menace nazie. Ses avertissements ont été ignorés. Le stalinisme, ainsi que les trahisons de la social-démocratie, ont rendu possible la victoire des nazis.
Mais l’accession d’Hitler au pouvoir et la catastrophe qui s’en est suivi, la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste, n’étaient pas inévitables. Elles étaient le résultat des trahisons politiques des directions réformistes et staliniennes de la classe ouvrière. Comprendre cela, comprendre ce qu’était le fascisme – et, quand j’y repense, réaliser que quelques décennies seulement me séparaient de tout cela – a eu sur moi un effet profond. En réalisant qu’il ne devait plus jamais y avoir de fascisme, et en comprenant qu’il était possible de vaincre cette horreur politique, on était obligé de devenir actif dans le mouvement socialiste, et en particulier dans cette organisation politique qui avait correctement analysé et fourni une réponse à la plus grande menace à laquelle l’humanité était confrontée.
Trotsky a enraciné la montée du fascisme non pas dans la psyché allemande, mais dans la crise historique du capitalisme et du système de l’État-nation. Hitler et le régime fasciste représentaient, en dernière analyse, la tentative désespérée du capitalisme allemand de trouver une solution, par la guerre et le meurtre de masse, aux contraintes que lui imposait le système d’État-nation existant. Il était contraint de «réorganiser l’Europe». Mais il ne s’agissait pas d’un problème exclusivement allemand. La crise a imposé à l’impérialisme américain un défi encore plus grand, dans lequel il est engagé aujourd’hui: la tâche de réorganiser le monde.
Dans des écrits ultérieurs, rédigés après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, Trotsky a averti que le fascisme et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale menaceraient les Juifs d’Europe d’extermination. Ce danger, écrivait-il, ne pouvait être écarté par le sionisme, qui proposait une solution nationale à un problème enraciné dans les contradictions mondiales du système capitaliste.
Après la victoire des nazis, Trotsky a insisté sur le fait que le sort des Juifs était plus que jamais lié à celui du socialisme. Il a écrit, dans une lettre datée du 28 janvier 1934:
Le destin historique des Juifs étant ce qu’il est, la question juive est une question internationale. Elle ne peut être résolue par le «socialisme dans un pays séparé». Dans les circonstances actuelles de persécutions et de pogroms antisémites ignobles et détestables, les travailleurs juifs peuvent et doivent tirer une fierté révolutionnaire du fait qu’ils savent que le sort du peuple juif ne peut être résolu que par la victoire totale et définitive du prolétariat.
Cette perspective a été confirmée par l’histoire. Ceux qui prétendent que la fondation d’Israël a été un triomphe politique ont une conception bien étrange de ce qu’est un triomphe politique. La création d’un État fondé sur le vol flagrant de la terre d’autrui, qui refuse, sur une base purement raciale, les droits démocratiques fondamentaux qui devraient être accordés à tous les citoyens, qui sanctifie la haine et la vengeance comme base de la politique de l’État, qui conditionne systématiquement ses propres citoyens à tuer et à tourmenter le peuple qu’il a volé, et qui a fait de ce pays le plus détesté du monde, peut difficilement être décrite comme un «triomphe politique». Il s’agit plutôt d’une déchéance politique.
La guerre en cours, malgré toutes ses horreurs, a apporté une contribution politique significative. Elle a réveillé la jeunesse. Elle a ouvert les yeux du monde. Elle a révélé le régime sioniste et ses complices impérialistes pour les criminels qu’ils sont. Il a déclenché un raz-de-marée d’indignation qui balaie le monde et balayera les responsables de ce génocide.
Mais le grand défi auquel notre mouvement est confronté est d’imprégner l’indignation d’un programme socialiste révolutionnaire capable d’unifier la classe ouvrière mondiale dans une lutte commune contre la barbarie impérialiste. Notre mouvement, et lui seul, est équipé pour relever ce défi. Il incarne une vaste histoire politique et une vaste expérience politique qui s’étendent sur un siècle entier. Il n’y a pas d’autre parti qui puisse apporter, dans une crise comme celle que nous traversons actuellement, une compréhension de sa dynamique et une perspective pour intervenir dans la situation et la changer dans l’intérêt de la classe ouvrière.
Ainsi, bien que cette conférence ne soit pas un rapport formel sur le centenaire du trotskisme, en dehors des événements actuels, j’espère qu’elle a contribué à votre compréhension de ce qu’est le mouvement trotskiste et sa relation avec les luttes actuelles auxquelles nous sommes confrontés.
(Article paru en anglais le 19 décembre 2023)