Le Globe and Mail défend le «droit» des entreprises canadiennes d’utiliser des briseurs de grève

Exprimant sans détour les intérêts des grandes entreprises, le comité éditorial du Globe and Mail publiait jeudi dernier une déclaration dénonçant la loi fédérale anti-briseurs de grève proposée par le gouvernement libéral du Canada. Qualifiant le Projet de loi C-58 de «très mauvaise idée», le porte-parole traditionnel de l’élite financière de Bay Street défend effrontément l’utilisation de travailleurs de remplacement pendant une grève ou un lock-out comme le «meilleur levier» à la disposition des employeurs pour faire pression sur les travailleurs afin qu’ils acceptent des conditions favorables à l’entreprise.

Le Projet de loi C-58 a été déposé au Parlement au début du mois comme condition de l’accord de confiance et d’approvisionnement des libéraux avec le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui s’est engagé à maintenir le gouvernement minoritaire Trudeau au pouvoir jusqu’en juin 2025.

Lana Payne, présidente d’Unifor, en compagnie du ministre du Travail, Seamus O’Reagan, d’autres politiciens libéraux et néo-démocrates, ainsi que de bureaucrates syndicaux, lors d’une conférence de presse sur la Colline du Parlement saluant le dépôt du Projet de loi C-58. [Photo: Unifor]

Alors que les syndicats canadiens saluent la législation comme étant «historique» et que de nombreux porte-parole des grandes entreprises se déchaînent contre elle, la loi «anti-scab» proposée est tout sauf cela. Elle contient notamment plusieurs lacunes majeures garantissant la poursuite du recours aux briseurs de grève sur les lieux de travail sous réglementation fédérale si le projet de loi est adopté.

En outre, elle ouvre la porte à d’éventuelles restrictions supplémentaires au droit de grève, obligeant toutes les unités de négociation des syndicats fédéraux à négocier des accords sur les «services essentiels» avec leur employeur, stipulant quels travailleurs doivent rester sur le lieu de travail en cas d’arrêt de travail. Si l’employeur et le syndicat ne parviennent pas à un accord sur les «services essentiels» dans les 15 jours suivant le début des négociations, ces décisions seront finalement laissées à l’appréciation du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), notoirement favorable à l’employeur.

Le projet de loi permet également aux employeurs d’obliger les sous-traitants non syndiqués à franchir les piquets de grève s’ils ont été embauchés avant le début d’une grève ou d’un lock-out.

L’échappatoire la plus importante est sans doute le fait que le projet de loi autorise le recours à des travailleurs de remplacement s’il est établi qu’il existe des «menaces pour la santé et la sécurité» causées par un arrêt de travail ou qu’une grève pourrait causer «de graves dommages à l’environnement ou à la propriété».

L’éditorial du Globe and Mail exagère largement l’impact attendu de la législation. Celle-ci ne s’appliquerait qu’à 350.000 travailleurs, c’est-à-dire à ceux qui sont syndiqués dans des secteurs réglementés par le gouvernement fédéral, tels que les transports et les télécommunications. Il est significatif que le gouvernement ait choisi d’exclure les 300.000 fonctionnaires fédéraux syndiqués du champ d’application du Projet de loi C-58.

Le journal affirme que le projet de loi «ferait injustement pencher la balance en faveur des syndicats» et conduirait à «des grèves plus fréquentes et plus longues».

Le Globe and Mail omet le fait que les employeurs ont les pouvoirs coercitifs de l’État de leur côté, et que l’ensemble du cadre juridique des «relations de travail» au Canada est défavorable aux travailleurs. Les tribunaux interviennent régulièrement au nom des employeurs pour limiter les grèves. Et tant les gouvernements fédéral que provinciaux, toutes tendances confondues – NPD, libéral, conservateur ou Parti Québécois – ont de plus en plus recours à des lois «spéciales» de retour au travail pour criminaliser les grèves et imposer des «restrictions» salariales par le biais de plafonds et de gels de salaires anti-démocratiques imposés par la loi.

En défendant le maintien du droit absolu des employeurs à déployer des briseurs de grève, le comité éditorial du Globe and Mail prétend qu’un «équilibre essentiel dans les relations entre travailleurs et employeurs» a été établi ces dernières années, les travailleurs ayant supposément réalisé des «gains» dans les secteurs de l’automobile, de la fonction publique fédérale, de l’épicerie et autres.

En réalité, les travailleurs subissent depuis des décennies des réductions de salaires et des mesures d’austérité, alors même que le coût de la vie part en flèche et que les bénéfices des entreprises battent des records. Malgré la récente vague de grèves et dans un contexte de militantisme croissant, les travailleurs canadiens font, au mieux, du sur-place ou subissent de nouvelles baisses de salaires réelles en raison de contrats de capitulation adoptés à la va-vite par les bureaucraties syndicales. Lorsque des grèves éclatent, elles prennent de plus en plus la forme d’une rébellion contre les efforts de la bureaucratie syndicale pour imposer des concessions – comme cela a été le cas plus tôt cette année dans les épiceries Metro de la région de Toronto.

La seule disposition du nouveau projet de loi que le Globe and Mail approuve est le processus permettant de déterminer quels travailleurs sont jugés «essentiels» et donc interdits de grève. Jusqu’à présent, l’obligation d’identifier les «services essentiels» lors d’une grève était limitée à un nombre relativement restreint de secteurs, mais le Projet de loi C-58 introduirait cette obligation pour toutes les unités de négociation. Au cours de la première année de la pandémie de COVID-19, les gouvernements fédéral et provinciaux ont élaboré une définition des «travailleurs essentiels» si large qu’elle couvrait la plupart des emplois, y compris dans les transports et l’industrie manufacturière, dans le cadre de la politique homicide de «retour au travail» de l’élite dirigeante, alors même que le virus mortel se propageait rapidement. Si une approche similaire est adoptée pour déterminer qui est «essentiel» en vertu de la nouvelle loi «anti-scab», cela rendrait la grève illégale pour de vastes pans de travailleurs réglementés par le gouvernement fédéral.

Le CCRI est intervenu à la demande du gouvernement Trudeau contre la grève des débardeurs de la Colombie-Britannique au début de l’année et, dans une série de décisions défavorables aux travailleurs, il s’est fait l’écho des affirmations du gouvernement et des grandes entreprises selon lesquelles l’exploitation des ports était «essentielle» à l’économie. Le pouvoir de cette agence gouvernementale de déterminer qui est essentiel serait considérablement élargi par ce projet de loi. Il lui incombera également de déterminer si l’utilisation de briseurs de grève par un employeur est légale ou non.

L’opposition du Globe and Mail au Projet de loi C-58 fait écho aux déclarations de la Chambre de commerce du Canada et de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, qui représentent les intérêts des propriétaires d’entreprises désireux de protéger leur droit sans réserve de réprimer et d’écraser l’opposition croissante au sein de la classe ouvrière. La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante déclare: «S’il est adopté, ce projet de loi pourrait prolonger la durée des grèves et en augmenter la fréquence. Ce n’est pas pour rien que des projets de loi similaires ont toujours été rejetés par le passé. Ils confèrent trop de pouvoir aux grands syndicats et constituent une menace pour l’économie dans son ensemble».

Le débat sur le projet de loi reflète un conflit tactique au sein de la classe dirigeante. Le gouvernement Trudeau a développé un partenariat étroit avec les syndicats depuis son arrivée au pouvoir en 2015, qui a culminé avec l’alliance gouvernementale des libéraux avec le NPD soutenu par les syndicats. Tout en ayant recours aux lois briseuses de grève et aux pouvoirs coercitifs de l’État, y compris contre les débardeurs de la Colombie-Britannique, leur préférence a été et reste d’utiliser la bureaucratie syndicale en tant que gendarme contre la classe ouvrière et contenir la lutte des classes.

La présentation et la promotion du projet de loi par le NPD et le Congrès du travail du Canada comme étant «historique» et une «victoire pour les travailleurs» ont pour but d’embellir le masque «progressiste» maintenant en lambeaux du gouvernement Trudeau, qui est de plus en plus impopulaire avec sa poursuite des mesures d’austérité et la guerre.

Une autre partie de l’élite entrepreneuriale, alignée sur les conservateurs dirigés par Pierre Poilievre et dont le comité éditorial du Globe and Mail se fait le porte-parole, est favorable à un assaut plus agressif contre la classe ouvrière. Voyant poindre à l’horizon de grandes batailles de classes, ils ne veulent en aucun cas avoir les mains liées, même par une législation aussi limitée et orientée vers les employeurs que le Projet de loi C-58. Ils craignent que le déclin de l’influence des syndicats, dû à l’application répétée de contrats remplis de concessions, ne crée une explosion sociale que la bureaucratie syndicale ne sera pas en mesure de contrôler.

L’extrême droite rassemblée autour de Poilievre et ses conservateurs cherche en même temps à faire un appel social démagogique, en se présentant cyniquement comme les amis du «travailleur ordinaire» qui a du mal à joindre les deux bouts dans un contexte d’inflation et de taux d’intérêt croissants.

Dans la mesure où Poilievre a du succès avec ce stratagème – les sondages montrent actuellement que ses conservateurs remporteraient une majorité si une élection fédérale avait lieu aujourd’hui – c’est parce que les syndicats et les politiciens sociaux-démocrates du NPD étouffent la lutte des classes et la lie politiquement à leur alliance réactionnaire avec le gouvernement Trudeau défenseur des grandes entreprises. Dans la mesure où les travailleurs restent politiquement paralysés sous le poids mort des syndicats pro-austérité et pro-guerre et du NPD, une ouverture est créée, et Poilievre et ses conservateurs font tout en tout leur pouvoir pour l’exploiter.

Il n’y a pas de faction «progressiste» dans le conflit au sein de l’élite dirigeante sur la meilleure façon d’étouffer la lutte des classes. Les deux factions représentent une menace pour la classe ouvrière. Alors que le démagogue d’extrême droite Poilievre préférerait se passer des nombreux liens corporatistes tissés entre l’État, les dirigeants d’entreprise et les dirigeants syndicaux, afin de lancer un assaut généralisé contre les salaires et les conditions de travail des travailleurs, et contre le peu qui reste des réglementations commerciales et des services publics, le gouvernement Trudeau, soutenu par les syndicats et le NPD, est engagé pour sa part dans la guerre à l’étranger, en Ukraine et à Gaza, défendant les intérêts de l’impérialisme canadien, et dans la guerre contre la classe ouvrière à l’intérieur du pays. Il a l’intention de faire payer à la classe ouvrière l’augmentation des dépenses militaires en intensifiant l’austérité «post-pandémique».

Face à cette situation, il est impératif que la classe ouvrière développe son indépendance politique en luttant sans relâche pour rompre avec l’alliance des libéraux, du NPD et des syndicats. Pour cela, elle doit s’engager dans la lutte pour le socialisme en rejoignant et en construisant le Parti de l’égalité socialiste.

(Article paru en anglais le 21 novembre 2023)

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