Le 20 septembre, dans un contexte de tensions croissantes entre les gouvernements polonais et ukrainien, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a déclaré que Varsovie n’enverrait «plus d’armes à l’Ukraine». Cette déclaration, qui semblait contredire directement la politique de l’OTAN consistant à armer l’Ukraine pour qu’elle fasse la guerre à la Russie, a été dénoncée par les milieux dirigeants de toute l'Europe.
Hier, le président polonais Andrzej Duda a tenté de minimiser les remarques de Morawiecki. Parlant du programme de réarmement massif de la Pologne, qui vise à consacrer 4 pour cent de son économie à la défense et à développer une armée de 1.500 chars, Duda a déclaré: «Le premier ministre a simplement voulu dire que nous ne transférerons pas à l’Ukraine les nouvelles armes que nous acquérons pour moderniser l’armée polonaise». Duda s’est plaint que les remarques de Morawiecki avaient été «interprétées de la pire façon possible».
En réalité, la menace de Morawiecki reflétait indéniablement les conflits profonds existant entre le gouvernement d’extrême droite du parti Droit et Justice» (PiS) et le régime soutenu par l’OTAN du président ukrainien Volodymyr Zelensky, et qui s’intensifient dans le cadre de la guerre menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Russie en Ukraine.
La menace fut prononcée peu après que le régime de Zelensky eut porté plainte contre le gouvernement polonais devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour avoir imposé des tarifs douaniers unilatéraux sur les exportations de céréales ukrainiennes. Après que l’Union européenne (UE) ait levé les droits de douane sur les céréales ukrainiennes dans le contexte de la guerre, la Pologne, comme la Slovaquie et la Hongrie, a imposé des tarifs unilatéraux la semaine dernière afin de limiter l’effondrement des prix des céréales pour ses agriculteurs. Affrontant des élections législatives le mois prochain, le PiS espérait conserver le soutien des petits agriculteurs, qui font environ 40 pour cent de la population polonaise.
Suite à sa plainte auprès de l'OMC visant la Pologne, Zelensky a fait d'autres remarques à l'encontre de Varsovie mardi à la réunion de l'Assemblée générale des Nations unies à New York.
Pour expliquer pourquoi l’OTAN devait intensifier sa guerre contre la Russie, Zelensky a dénoncé non seulement la Russie, mais encore les pays de l’OTAN, qui selon lui ne soutenaient pas assez l’Ukraine. «Il est impossible d’arrêter cette guerre parce que tous les efforts se heurtent au veto de l’agresseur ou de ceux qui soutiennent l’agresseur», a déclaré Zelensky. Il s’en est pris à des pays européens non nommés qui selon lui «soutiennent indirectement la Russie».
Les remarques de Zelensky ont immédiatement provoqué une crise diplomatique avec le régime d’extrême droite de Varsovie, farouchement anti-russe. Le gouvernement PiS a convoqué l’ambassadeur ukrainien en Pologne, Vasyl Zvarych, pour dénoncer les insinuations de Zelensky que le gouvernement PiS aurait des sympathies envers la Russie. Le communiqué du ministère polonais des Affaires étrangères indique que le vice-ministre des Affaires étrangères Pawel Jablonski a transmis une «vive protestation» visant la déclaration de Zelensky que «certains pays de l’UE feignent la solidarité [avec l’Ukraine] tout en soutenant indirectement la Russie».
Le communiqué ajoutait que «faire pression sur la Pologne dans les forums multilatéraux ou envoyer des plaintes aux tribunaux internationaux ne sont pas des méthodes appropriées pour résoudre les différends entre nos pays».
Les responsables polonais ont toutefois continué à critiquer la «contre-offensive» catastrophique de l’Ukraine durant l’été, qui a, selon les estimations, porté le nombre de morts dans la guerre à environ 400.000. «L’Ukraine se comporte comme une personne qui se noie et qui s’accroche à tout ce qui lui tombe sous la main», a déclaré Duda. «Une personne qui se noie est extrêmement dangereuse, capable de vous entraîner dans les profondeurs… et de noyer tout simplement le sauveteur ».
Morawiecki a pour sa part appelé à ne plus effectuer de nouvelles livraisons d’armes à l’Ukraine. Il a ajouté que le gouvernement PiS se concentrerait «principalement sur la modernisation et l’armement rapides de l’armée polonaise, afin qu’elle devienne l’une des armées terrestres les plus puissantes d’Europe, et cela dans un court laps de temps». En même temps, il a clairement indiqué que le gouvernement PiS restait déterminé à mener la guerre de l’OTAN contre la Russie. Il a promis que Varsovie continuerait d’autoriser les livraisons d’armes de l’OTAN à l’Ukraine à passer par la base militaire polonaise de Rzeszow, près de la frontière polonaise avec l’Ukraine.
Les principaux gouvernements et organes de presse de l’Union européenne (UE) ont dénoncé le PiS pour avoir fait des critiques, même limitées, de la guerre de l’OTAN contre la Russie. Le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung a donné le ton en déplorant une «rupture du barrage en Pologne». «Il est stupéfiant de voir comment le gouvernement PiS fait de l’Ukraine le jouet de ses manœuvres électorales. Cela révèle une vision étroite des intérêts polonais et dévalorise la position antérieure de la Pologne sur la guerre», écrit ce journal.
En France, où la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a critiqué les déclarations polonaises en les qualifiant de «regrettables» et dictées par des «considérations de politique intérieure», la presse les a également qualifiées d’électorales. Dans son éditorial, le quotidien Le Monde s’est plaint que «la Pologne s’est égarée», ajoutant: «Jusqu’ici allié le plus solide de l’Ukraine, le gouvernement polonais se retourne contre Kiev pour des raisons électoralistes. Cette tactique est dangereuse pour l’Ukraine et pour l’Europe».
Cette position fut reprise par le principal parti d’opposition bourgeois polonais, la Plate-forme civique pro-UE de l’ex-premier ministre polonais Donald Tusk. Tusk a accusé le PiS d’un «scandale moral et géopolitique consistant à poignarder politiquement l’Ukraine dans le dos […] simplement parce que cela profitera à sa campagne».
Le PiS poursuit incontestablement un programme nationaliste d’extrême droite hostile à la classe ouvrière. Sa campagne de réarmement et son soutien au régime de Zelensky sont allés de pair avec l’appauvrissement des travailleurs polonais alors que l’inflation atteint 18 pour cent, et avec la mise en place de tribunaux fantoches pour juger les ennemis de l’État, comme ceux qu’on accuse de sympathie envers la Russie. Mais les tentatives des forces pro-UE de rejeter le conflit entre Pologne et Ukraine comme une simple manœuvre électorale du PiS sont des mensonges politiques.
Les déclarations de Biden et de Zelensky à l’ONU ont clairement montré que malgré l’échec sanglant de la «contre-offensive» ukrainienne, l’OTAN est déterminée à intensifier la guerre avec la Russie. La Pologne, qui borde à la fois l’enclave russe de Kaliningrad et la Biélorussie, ancienne république soviétique alliée à la Russie, se trouve en première ligne de cette escalade. Indépendamment des intentions du gouvernement PiS, ces projets de troisième guerre mondiale paneuropéenne soulèvent des questions politiques explosives.
Plus de 5 millions de personnes sont mortes en Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, soit environ un sixième de la population d’avant-guerre, principalement aux mains des forces d’occupation nazies. La Pologne a été libérée du régime nazi par l’Armée rouge en 1944. Toutefois, au début de la guerre, la Pologne fut divisée entre l’Allemagne et l’Union soviétique, en vertu des dispositions réactionnaires du pacte de non-agression Staline-Hitler de 1939. Au cours de cette période initiale de la guerre, la police secrète soviétique NKVD, fidèle à Staline, a perpétré des massacres dans l’est de la Pologne, tels que le massacre de la forêt de Katyn.
En outre, après que Hitler eut lancé sa guerre d’anéantissement contre l’Union soviétique en 1941, les unités SS nazies ont travaillé avec les forces ukrainiennes collaborant avec les nazis, dirigées par Stepan Bandera, qui ont mené une campagne de génocide visant à la fois Juifs et Polonais.
Le PiS, bien qu’il contienne des éléments néofascistes et antisémites, s’est donc senti obligé de protester de façon limitée contre la promotion de Bandera par le régime ukrainien soutenu par l’OTAN. En janvier, lorsque la mémoire de Bandera a été saluée par le parlement ukrainien et le général ukrainien Valerii Zaluzhnyi, le PiS a publié une déclaration euphémiste affirmant que la commémoration de Bandera «devait soulever des objections».
Ces conflits, comme la possibilité que la Pologne envahisse l’Ukraine pour reprendre les terres autour de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, autrefois contrôlées par la Pologne, sont à la base de la querelle actuelle entre Varsovie et Kiev.
Elles soulignent la faillite historique de l’impérialisme et du stalinisme. La restauration du capitalisme par les régimes staliniens en 1989-1991 a indéniablement conduit à un désastre. Les anciennes républiques soviétiques de Russie et d’Ukraine se livrent une guerre fratricide attisée par les puissances impérialistes de l’OTAN. Les partis issus de la restauration du capitalisme par le stalinisme polonais en 1989 sont soit des partisans ouverts de la guerre avec la Russie, soit des partisans d’extrême droite du réarmement de la Pologne, une politique qui ne fait que préparer le terrain à un affrontement encore plus sanglant entre l’OTAN et la Russie.
Le plongeon du capitalisme dans une nouvelle guerre mondiale soulève avec d’autant plus de force l’alternative marxiste au stalinisme proposée par Léon Trotsky et sa perspective d’unifier la classe ouvrière européenne et internationale dans une lutte révolutionnaire contre le capitalisme et les bureaucraties staliniennes.
La guerre et les attaques contre le niveau de vie des travailleurs qui servent à la financer suscitent une forte opposition, y compris en Pologne même. Récemment, la Pologne a connu une grève nationale des enseignants, ainsi que des manifestations de masse contre la mise en place antidémocratique par le régime PiS de tribunaux chargés de juger ceux soupçonnés de sympathie pour la Russie. Pour éviter une escalade militaire vraiment horrifiante entre des puissances nucléaires, cette opposition de la classe ouvrière doit être unifiée au-delà des frontières nationales en un mouvement international contre l’impérialisme, la guerre et le capitalisme.
(Article paru d’abord en anglais le 23 septembre 2023)