Dimanche 4 juin, l'une des plus grandes manifestations de masse contre le gouvernement polonais a eu lieu à Varsovie depuis l'effondrement du stalinisme et la restauration du capitalisme en 1989. Les observateurs ont évoqué jusqu'à un demi-million de manifestants à Varsovie, qui compte 1,76 million d'habitants. Beaucoup se sont rendus dans la capitale de toute la Pologne pour participer à cette manifestation.
La raison principale des manifestations était une loi récente du parti d'extrême droite Droit et Justice (PiS) au pouvoir, établissant une commission spéciale contre l'influence russe. En dehors du contrôle parlementaire, ce « quasi-tribunal » doit enquêter rétroactivement sur les politiciens du pays durant la période de 2007 à 2022. Dans le style des auditions anti-communistes et anti-soviétiques maccarthystes du début des années 1950, la “Commission spéciale contre l'influence russe” tiendrait des audiences publiques. Si une “influence” est constatée, les accusés peuvent être condamnés à une amende et interdits d'exercer des fonctions politiques pour jusqu'à 10 ans.
Dans la foulée de l'abolition de fait d'un système judiciaire indépendant, de la suppression des pouvoirs du parlement et d'une attaque à grande échelle contre les droits démocratiques tels que l'avortement et la liberté d'expression, cette loi représente une nouvelle escalade des efforts du PiS pour établir un régime dictatorial.
Elle survient sur fond de discussions avancées que la Pologne pourrait intervenir ouvertement dans la guerre de l'OTAN avec la Russie en Ukraine. Le PiS a justifié la loi comme essentielle à la sauvegarde de la « sécurité nationale ».
La manifestation a été organisée surtout par le plus grand parti d'opposition “Platforma Obywatelska” (PO, Plateforme civique) dont le leader est Donald Tusk. Il considère la loi comme une attaque contre le PO et contre Tusk en particulier avant les élections législatives de cet automne.
Les manifestants venaient principalement des couches de la classe moyenne urbaine et les images de la manifestation montraient une mer de drapeaux nationaux polonais, ainsi que des drapeaux de l'UE et de l'Ukraine. Cependant, les manifestations comprenaient également de nombreux jeunes et certaines pancartes soulevaient des problèmes sociaux, tels que la forte inflation de plus de 18 pour cent. D'autres réclamaient le droit à l'avortement gratuit.
Il y a sans aucun doute un mécontentement social croissant parmi la population polonaise et une colère contre le gouvernement droitier du Parti Droit et Justice (PiS) et ses attaques contre les droits démocratiques. Ce mécontentement social et politique est cependant canalisé par l'opposition PO vers des positions de droite et militaristes.
Le PO a programmé la manifestation pour coïncider avec le 34e anniversaire des élections de 1989. Lech Wałęsa, ancien dirigeant du mouvement Solidarność et premier président de la Pologne après 1989, a pris la parole lors du rassemblement.
Les élections de 1989 furent immédiatement suivies par la démolition de la République populaire polonaise dirigée par les staliniens et la restauration du capitalisme, ce qui a conduit à une catastrophe sociale pour la classe ouvrière, en Pologne comme dans toute l'Europe. Le PO et le parti d'extrême droite PiS au pouvoir sont tous deux issus de la restauration. Ils soutiennent pleinement l'offensive de guerre de l'OTAN contre la Russie en Ukraine et se surpassent l’un l’autre dans leur agitation anti-communiste et anti-Russie.
La Pologne, avec les États baltes, est le principal État de première ligne de l'OTAN contre la Russie. Plus tôt ce mois-ci, l'ancien secrétaire général de l'OTAN, Anders Rasmussen, a déclaré que l'alliance pourrait intervenir militairement directement dans le conflit, citant notamment la Pologne et les États baltes. En mars, l'ambassadeur de Pologne en France Jan Emeryk Rościszewski a menacé que la Pologne n'aurait « d'autre choix que d'entrer dans le conflit » si l'Ukraine seule ne pouvait pas mener avec succès la guerre contre la Russie.
Varsovie prépare également une expansion massive de l'armée polonaise à 250 000 soldats, ce qui en ferait l'une des plus grandes armées d'Europe. De plus, l'armée polonaise veut acquérir 1 500 chars de combat, ce qui en ferait la troisième plus grande armée de chars au sein de l'OTAN. Les deux factions de la bourgeoisie polonaise imposent ces plans de réarmement et de guerre derrière le dos de la classe ouvrière.
Le PiS, d'extrême droite, accuse Tusk, qui a été Premier ministre polonais de 2007 à 2014 et président du Conseil de l'UE de 2014 à 2019, d'avoir une politique « favorable à la Russie » et « favorable à l'Allemagne ». En réalité, comme tous les gouvernements polonais, Tusk a travaillé en étroite collaboration avec Washington en tant que chef de l'État. Le gouvernement Tusk a également joué un rôle central lorsque les États-Unis et l'UE ont financé et co- organisé un coup d'État de droite à Kiev contre le gouvernement pro-russe de Viktor Ianoukovitch en février 2014
Il y a des conflits de longue date au sein de la bourgeoise polonaise sur la politique étrangère et en particulier sur les relations de la Pologne avec l'Allemagne. Les deux partis sont farouchement anti-russes et collaborent étroitement avec Washington. Contrairement au PiS, qui est souvent violemment anti-allemand, le PO est favorable à une coopération étroite avec l'UE, et surtout avec l'Allemagne, dont l'économie est étroitement liée à celle de la Pologne. Tusk était considéré comme un proche allié de la chancelière allemande Angela Merkel, en particulier pendant son mandat de président du Conseil de l'UE, et a été dénoncé comme « candidat allemand » par le PiS.
Alors que les deux partis s’écharpent sur les alliés et les méthodes avec lesquelles faire la guerre, tous deux sont sur le pied de guerre contre la Russie. En effet, tant dans le choix des moyens que dans la rhétorique nationaliste de droite et anti-russe, il y a peu de divergence entre PO et PiS.
Pas plus tard qu'à l'automne 2022, le PO a lui-même proposé une commission d'enquête parlementaire sur la politique énergétique du PiS, affirmant qu'elle avait été « favorable à la Russie ». Le PO attribue également sa défaite électorale de 2015, due à sa politique antisociale, à un scandale d'écoutes téléphoniques pour lequel le PiS s'était prétendument allié aux services secrets russes. Lors du vote parlementaire sur la commission spéciale, des explosions de colère anti-russes contre le PiS sont venues des rangs de l'opposition, y compris des accusations que cette loi portait « l'esprit de Poutine ».
Le conflit entre factions au sein de la bourgeoisie polonaise et l'agitation hystérique contre la Russie reflètent de profondes tensions sociales et des préparatifs très avancés pour une intervention polonaise directe dirigée contre la Russie.
Si la loi fait partie d'une lutte fractionnelle qui s’intensifie au sein de la bourgeoisie polonaise, sa cible principale sera les opposants à la guerre contre la Russie et l'opposition dans la classe ouvrière. En effet, une motivation centrale de l'hystérie anti-russe et du bellicisme des deux partis est la tentative de détourner l'attention des tensions de classe explosives en Pologne.
La Pologne borde directement l'Ukraine et a été particulièrement touchée par les conséquences sociales et économiques de la guerre. Des millions d'Ukrainiens ont fui vers la Pologne après le début de la guerre, où ils ont été accueillis par des centaines de milliers de familles polonaises, la plupart à leurs propres frais. Dans certaines villes, la population a augmenté d'un quart, d'un tiers ou même de moitié, pratiquement du jour au lendemain. Le taux d'inflation dans le pays est parmi les plus élevés d'Europe, dépassant toujours les 13 pour cent.
La guerre a déjà profondément déstabilisé l'une des sociétés les plus socialement inégalitaires d'Europe. Suite à la restauration capitaliste, le un pour cent le plus riche a plus que quadruplé ses revenus depuis 1989 et de nouvelles statistiques montrent une nouvelle augmentation du nombre de millionnaires durant la pandémie.
En revanche, près de 2 millions de Polonais vivaient sous le seuil de subsistance de 640 zlotys par mois (environ 144 €) en 2020, dont 1,7 million avaient un emploi. Plus de 400 000 enfants vivaient dans une pauvreté abjecte. Au total, selon les chiffres officiels, plus de 41 pour cent de la population totale (15,5 millions) vivaient alors dans la pauvreté. Dans ces conditions, exacerbées par les effets de la pandémie de coronavirus, l'inflation a dévasté les revenus des millions de travailleurs polonais et de leurs familles. .
Les dépenses militaires massives actuellement préparées par la bourgeoisie polonaise s'accompagneront de nouvelles attaques contre le niveau de vie des travailleurs.
Le danger imminent d'une propagation de la guerre de l'OTAN avec la Russie de l'Ukraine à la Pologne et à toute l'Europe de l'Est confronte la classe ouvrière, en Pologne et dans toute la région, à la tâche d'intervenir dans les événements politiques indépendamment de toutes les factions de la bourgeoisie. Cela nécessite la construction d'un mouvement socialiste anti-guerre des travailleurs et des jeunes à travers l'Europe et à l’international. Nous appelons nos lecteurs polonais prêts à rejoindre cette lutte à contacter le WSWS.
(Article paru en anglais le 15 juin 2023)