Alors que le gouvernement allemand réarme massivement et intensifie sa guerre par procuration contre la Russie, l'ensemble de l'appareil d'État est mobilisé pour lutter contre l'opposition à la guerre et au militarisme.
Le dernier «Rapport de protection constitutionnelle» publié par le Verfassungsschutz (le service de renseignement intérieur allemand) à la fin du mois de juin vise à réduire au silence quiconque critique la mort de masse organisée par les puissances de l’OTAN, appelle l’inégalité sociale par son nom et rejette le récit proguerre du gouvernement.
En 2019, le Sozialistische Gleichheitspartei (Parti de l’égalité socialiste, SGP) a déposé une plainte contre l’Office pour la protection de la Constitution (nom officiel de l’agence de renseignement) pour l’avoir réinscrit sur la liste de l’«extrême gauche» dans son rapport annuel. Les services secrets ont justifié leur surveillance du SGP en affirmant qu’il luttait contre «le prétendu nationalisme, l’impérialisme et le militarisme». Plus tard, le ministère fédéral de l’intérieur a déclaré que le SGP était extrémiste parce qu’il luttait pour une «société démocratique, égalitaire et socialiste».
Lorsque le tribunal administratif de Berlin a adopté ces arguments extrêmement anti-démocratiques du Verfassungsschutz, le SGP a déposé une plainte constitutionnelle: «Comme leurs prédécesseurs historiques, le gouvernement et les tribunaux s’opposent aujourd’hui non seulement aux idées socialistes, mais aussi aux principes fondamentaux d’une société démocratique, qui sont incompatibles avec leur politique de guerre et de vol de la classe ouvrière ». Le SGP a averti que le retour de l’Allemagne à une politique de guerre agressive et de grande puissance allait de pair avec l’instauration d’une dictature et d’une forme moderne de ‘Gesinnungsjustiz’ [justice basée sur les opinions]. Un an après le début de la guerre en Ukraine, ce constat se vérifie dans tous les domaines.
L’antimilitarisme est déclaré inconstitutionnel
Dans l’avant-propos du rapport actuel, la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser (social-démocrate, SPD) déclare que les opinions qui vont à l’encontre de l’effort de guerre allemand doivent être bannies du débat public. La guerre en Ukraine ajoutait une «dimension supplémentaire» à la «menace» posée par les «campagnes de désinformation» et nécessitait «un tournant pour la sécurité intérieure également», a déclaré Faeser. La «diffusion ciblée» d’informations indésirables faisait « partie du répertoire d’influence illégitime des États étrangers» et devait être combattue par des mesures cybernétiques.
Le rapport cite à nouveau le SGP comme objet de surveillance et l'accuse de « propager la lutte des classes » et la « pensée marxiste de classe ». Se référant dix-sept fois au trotskisme, le service de renseignement est particulièrement préoccupé par l'agitation du SGP contre le militarisme et la guerre, qui coïncide de plus en plus avec le rejet de la guerre par de larges pans de la population. Un passage, par exemple, dit ceci:
Actuellement, le rejet de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine est régulièrement utilisé à mauvais escient pour tenter de détourner l’engagement humanitaire qui existe parmi les jeunes en une résistance, interprétée de manière trotskiste, contre un prétendu «militarisme» et «impérialisme» et contre le «capital».
Les implications sont sans équivoque. Au milieu du bain de sang en Ukraine, qui a déjà coûté des centaines de milliers de vies dans les deux camps, les services secrets craignent que l’«engagement humanitaire» des jeunes – c’est-à-dire leur rejet de la guerre – ne se transforme en une opposition consciente à la politique de guerre allemande et à la classe dirigeante. Selon cette logique, toute personne cherchant un moyen de mettre fin à cette mort en masse insensée et au danger de guerre nucléaire est déjà un «ennemi de la Constitution».
En 2018, le SGP avait averti que sa persécution visait toute personne qui critiquerait les développements sociaux et politiques réactionnaires actuels: «Les travailleurs en grève seront alors persécutés, de même que les libraires qui vendent de la littérature marxiste ou les artistes, journalistes et intellectuels critiques». Le rapport actuel du Verfassungsschutz montre à quel point cette évolution a déjà progressé.
Criminalisation de l’ « extrémisme de gauche »
L’«antimilitarisme», l’«anti-impérialisme» et même l’«antifascisme» sont décrits comme des «champs d’action de l’extrême gauche» dont les acteurs sont «fondamentalement» prêts à recourir à la violence et doivent être espionnés.
Les définitions utilisées par les services secrets sont extrêmement larges. Tous ceux qui, par exemple, «dans le contexte de la politique climatique ou de la politique du logement» attribuent «les problèmes actuels au « capitalisme » en tant que « cause de tous les maux» sont déjà considérés comme des extrémistes de gauche. De tels «arguments qui discréditent l’ordre démocratique et ses institutions visent à rendre les cadres analytiques marxistes-léninistes socialement acceptables et à orienter ainsi le discours politique dans le sens de ses propres positions extrémistes». Cela avait pour but de créer «une conscience révolutionnaire, une “base de masse” et, en fin de compte, une situation révolutionnaire».
Parmi les exemples typiques d’«extrémisme de gauche» cités par les services secrets, on peut citer «l’OTAN, les États-Unis et plus généralement ‘‘l’Occident” [qui sont] présentés comme la cause supposée de la guerre». Les «anti-impérialistes» d’extrême gauche sont également d’avis que «les États “capitalistes” ouvrent de nouveaux marchés par le biais de politiques “impérialistes”, y compris par la force, afin de maximiser leurs profits». Le «danger potentiel» que représentent ces opinions et ces individus doit être classé comme «élevé», selon le rapport.
Les archives et les journaux antifascistes sont également stigmatisés et criminalisés en tant qu’«extrémistes de gauche» parce que leur «agitation» «impute un “caractère répressif” à l’État», «disqualifie les décisions des tribunaux en tant que justice de classe politiquement motivée» et «donne l’impression d’un “État policier”» qui agit de manière arbitraire. Même les groupes qui fournissent une simple assistance juridique aux «criminels d’extrême gauche» doivent être persécutés parce que leur travail vise à «réduire le potentiel de dissuasion du droit pénal». Il en va de même pour les bibliothèques qui «servent de lieux de rencontre pour les extrémistes de gauche».
Enfin, le rapport s’intéresse spécifiquement aux groupes qui appellent à la «construction d’un nouveau “mouvement anti-guerre”» à la lumière de la guerre en Ukraine, et à l’«extrémisme de gauche dogmatique». Ce dernier «condamne la guerre comme une “guerre fraternelle” parce que les travailleurs retournent leurs armes les uns contre les autres au lieu de combattre le véritable ennemi principal, leur “propre classe dirigeante”, et de mettre fin à l’escalade des intérêts impérialistes entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN».
La dissidence comme «délégitimation de l’État» et l’«influence illégitime des puissances étrangères»
La criminalisation de l’opposition va toutefois bien au-delà. Alors que le gouvernement allemand déploie ses chars dans toute l’Europe de l’Est dans le cadre de la guerre contre la Russie, toute personne qui rejette le discours pro-guerre ou qui a une opinion différente de celle du gouvernement sur les questions de politique étrangère est stigmatisée comme un ennemi de l’État ou «multiplicateur» de la propagande ennemie.
Le terme de «influence illégitime d’États étrangers» est appliqué par le Verfassungsschutz à toutes les prétendues tentatives d’« États étrangers » pour «influencer l’opinion publique en leur faveur afin de peser sur les processus de décision politique» par l’intermédiaire d’«organisations influencées par l’État» sur le territoire national. Avec une telle définition, non seulement les socialistes et les opposants à la guerre peuvent être persécutés, mais aussi les associations professionnelles, les partis bourgeois, les organisations religieuses, les programmes d’échanges culturels et les écoles de langues.
La campagne sans précédent de réarmement allemand et l’intervention militaire en Ukraine ont accéléré la montée de l’opposition. Selon l’agence de renseignement «la diffusion déjà fréquente et étendue des récits pro-russes, de propagande d’État et de désinformation s’est considérablement intensifiée depuis le début de la guerre d’agression russe». Le rapport met en garde contre l’influence de la jeunesse populaire sur les médias sociaux. «Outre les acteurs étatiques, les influenceurs et les activistes jouent un rôle accru en tant que multiplicateurs de propagande et de désinformation pour la Russie.
Cette «propagande et cette désinformation» sont combattues par le Verfassungsschutz, de concert avec l’ensemble du gouvernement et de l’appareil d’État. Le rapport fait explicitement référence au Centre national de cyberdéfense (qui comprend l’Office fédéral de sécurité de l’information, la Banque fédérale allemande, le Service de renseignement extérieur, la police fédérale et les forces armées) et au «Groupe de travail sur les menaces hybrides». Ce dernier assure la «coordination stratégique» de l’ensemble du gouvernement fédéral et contrôle ses propres mesures de propagande, y compris celles du ministère de l’intérieur, du ministère des affaires étrangères (AA), de l’office fédéral de la presse (BPA) et du commissaire fédéral à la Culture et aux Médias (BKM).
Par ailleurs, le rapport s’oppose à une forme de «délégitimation de l’État», qui se produit «non pas par un rejet ouvert de la démocratie en tant que telle, mais par un dénigrement constant et une agitation contre les représentants et les institutions de l’État démocratiquement légitimés». La critique du gouvernement n’est donc plus un droit fondamental, mais une atteinte à la démocratie! C’est l’argumentation sans faille d’un État policier.
Protéger et construire l'extrême droite
Alors que les critiques du capitalisme, de l’impérialisme et du fascisme sont vilipendées comme «extrémistes de gauche» et associées à la violence, des attaques terroristes peuvent être menées contre des minorités religieuses, des coups d’État monarchistes peuvent être préparés et l’assassinat de membres du gouvernement social-démocrate peut être planifié sans que cela soit considéré comme de l’«extrémisme de droite».
Par exemple, sous la rubrique «délégitimation de l’État relevant de la protection constitutionnelle», le rapport cite le réseau Telegram «Patriotes unis», dont les membres prévoyaient d’enlever le ministre de la Santé, Karl Lauterbach, et d’assassiner ses gardes du corps au printemps 2022. Selon le procureur général, ce groupe a élaboré des plans concrets pour saboter des sous-stations et des lignes électriques un «jour X» afin de créer des «conditions de guerre civile» et de «prendre le contrôle du gouvernement» par la force des armes. La catégorie dans laquelle le groupe est inscrit a été créée en avril 2021 dans le but précis de minimiser la terreur d’extrême droite et de l’assimiler à une «hostilité à l’État» en général.
Selon le Verfassungsschutz, le réseau d’aristocrates, d’officiers de la Bundeswehr (armée), de policiers et de politiciens appartenant au parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), dont le projet de coup d’État a été rendu public en décembre dernier, n’est pas non plus d’extrême droite. À l’époque, le parquet fédéral avait parlé d’une «organisation terroriste» qui visait à «prendre le pouvoir en Allemagne» au prix d’«homicides» et voulant «pénétrer armés dans le Bundestag [parlement fédéral] et arrêter des hommes politiques». Le rapport du Verfassungsschutz classe l’affaire dans la catégorie «Reichsbürger» et «Selbstverwalter» («Citoyens du Reich» et «Auto-administrateurs» qui ne reconnaissent pas l’autorité de l’État allemand d’après-guerre) et souligne que seule «une petite partie» des Reichsbürger sont manifestement des extrémistes de droite.
Le rapport ne fait référence au réseau fasciste «Hannibal», dont les commanditaires sont toujours liberté, que dans la mesure où il indique qu’un de ses membres, Franco A. a entre-temps été condamné à une peine de prison pour «préparation d’un acte de violence grave mettant en danger l’État» – il voulait tuer des politiciens et rejeter la responsabilité sur les réfugiés. En ce qui concerne le réseau criminel néofasciste «NSU 2.0», qui a utilisé pendant des années les bases de données de la police pour envoyer des menaces de mort à des personnalités de gauche et libérales, le rapport répète le mythe selon lequel un chômeur de longue durée de Berlin, qui fut appréhendé, en serait le seul «auteur».
Le Verfassungsschutz nie également le caractère fasciste de l’attaque du Yom Kippour contre une synagogue à Halle (2019) et du meurtre de masse de neuf personnes issues de l’immigration à Hanau (2020). Les deux meurtriers étaient des «auteurs auto-radicalisés» qui avaient agi «sans lien reconnaissable avec des structures déjà connues de la scène d’extrême droite» et ne pouvaient donc pas être assignés au «milieu terroriste d’extrême droite». Tous deux étaient animés par des «théories du complot et des sous-cultures en ligne» qui n’étaient « pas nécessairement associées à l’extrémisme de droite».
En réalité, toute personne saine d’esprit peut identifier les meurtriers comme des fascistes et des extrémistes de droite. Leurs «milieux» et leurs «scènes» – c’est-à-dire leurs aides, leurs cerveaux, leurs dirigeants et leurs soutiens – peuvent également être identifiés. Mais le Verfassungsschutz ne veut pas fournir d’informations sur ces structures parce qu’il y est lui-même profondément impliqué. Comme dans la République de Weimar dans les années 1920 et 1930, les fascistes meurtriers sont des «atouts» utiles pour les services secrets. Ils peuvent être déployés en fonction des besoins pour éliminer les opposants politiques ou servir de fer de lance pour la guerre à l’étranger.
Il est connu depuis des années que les meurtriers du soi-disant « National socialisme clandestin » (NSU) étaient soutenus par des agents du renseignement allemand et que leur environnement d'extrême droite a été construit avec des fonds publics. Des recherches journalistiques et plusieurs commissions d'enquête parlementaires ont établi que des agents infiltrés du Verfassungsschutz ont construit le Parti national allemand (NPD) d'extrême droite, fondé des groupes néo-nazis armés, modéré des réseaux fascistes en ligne et produit des publications racistes influentes.
Ceux qui ont affaire aux protégés néonazis des services secrets sont punis de plusieurs années d’emprisonnement et figurent en bonne place dans le rapport du Verfassungsschutz. Par exemple, Lina E., une étudiante de Leipzig, a été condamnée pour avoir fait partie d’une «organisation criminelle» ayant commis des «attaques violentes contre des opposants politiques», c’est-à-dire des groupes d’art martiaux nazis. Comme le rapporte le WSWS, le verdict politiquement motivé contre Lina E. était basé sur des conjectures et des preuves circonstancielles obtenues par des détectives en coopération ouverte avec des néo-nazis. Auparavant, Lina E. avait passé deux ans et demi en détention provisoire.
Comme l’a rapporté le quotidien Süddeutsche Zeitung en septembre, le Verfassungsschutz emploie également au moins 100 agents, chacun utilisant jusqu’à cinq ou six faux profils sur les réseaux sociaux pour commettre des «crimes typiques du milieu» tels que l’incitation à la haine, afin de «renforcer la vision du monde» de personnes issues des milieux d’extrême droite. L’ancien président du Verfassungsschutz, Hans-Georg Maaßen a placé le SGP sous surveillance. Il est apparu à Budapest en mai en tant qu’invité vedette de la conférence CPAC de cette année. Cet événement rassemble des politiciens et des stratèges de la droite radicale du monde entier, y compris l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro et le président hongrois Viktor Orban.
[subhead] L’importance de la lutte du SGP contre le Verfassungsschutz [subhead]
Les liens étroits de l’agence de renseignement avec l’extrême droite et son ciblage agressif des critiques de gauche de la politique de guerre et des inégalités sociales soulignent l’importance du recours constitutionnel que le SGP a déposé contre sa surveillance par le Verfassungsschutz. Un communiqué du parti déclare:
Le recours du SGP est d’une importance politique énorme car le gouvernement et les tribunaux veulent faire un exemple du SGP. Face à la guerre par procuration que le gouvernement allemand mène contre la Russie, au réarmement le plus important depuis Hitler et aux attaques féroces contre les travailleurs par le biais d’une inflation galopante, face au vol des salaires et aux licenciements massifs l’objectif est de faire taire quiconque s’élève contre cette politique de classe agressive voire même l’appelle par son nom.
Si la Cour suprême suit le gouvernement et la décision du tribunal de première instance, ce sera un pas vers la dictature. Toute grève des travailleurs, toute protestation contre le réarmement et toute manifestation contre l’extrême droite pourraient être interdites car jugées anticonstitutionnelles.
Le rapport 2022 du Verfassungsschutz montre clairement à quel point cette évolution est avancée et combien il est important de soutenir la lutte du SGP contre le Verfassungsschutz. Nous appelons donc tous les lecteurs à signer notre pétition contre la surveillance par le renseignement intérieur et à défendre le SGP. Nous demandons l’arrêt immédiat de la surveillance de toutes les organisations de gauche par le Verfassungsschutz et la dissolution de cette agence criminelle.
(Article paru d’abord en anglais le 1er août 2023)