Ceci est le deuxième et dernier volet d’une série en deux parties. La première partie peut être lue ici.
En plus de briser ce qui restait de la propriété nationalisée de l’ère soviétique et de l’État-providence, les mesures d’austérité visaient à discipliner les oligarques ukrainiens. Alors que leur richesse s’est accumulée sur la base de l’intégration du pays au marché mondial, et donc rendue possible et soutenue par les centres du capital mondial, les investisseurs occidentaux hésitaient à pénétrer directement le monde du chacun pour soi des grandes entreprises ukrainiennes, où les pots-de-vin, les lois économiques en constante évolution, les taux d’imposition qui, sur papier, dépassaient parfois les bénéfices et l’utilisation de la faillite à des fins de profit étaient monnaie courante.
«L’anarchie omniprésente était préjudiciable aux relations extérieures, politiques et commerciales. Les investisseurs occidentaux des États-Unis, de l’UE et en particulier d’Allemagne (le plus fervent partisan de l’intégration de l’Ukraine dans l’UE) sont devenus “désenchantés par le pays”», note Yurchenko. Pourtant, ils salivaient à l’idée d’avoir accès à des dizaines de millions de consommateurs et à une main-d’œuvre salariée bon marché et qualifiée. Selon Yurchenko, «Dans un entretien personnel avec le groupe de réflexion Corporate Europe Observatory, l’ancien secrétaire général de l’ERT, Keith Richardson, a déclaré que la disparition de l’URSS était comme s’ils avaient “découvert une nouvelle Asie du Sud-Est [aux portes de l’UE].”»
Inquiets non seulement de la perte d’opportunités d’investissement potentielles en Ukraine mais aussi de l’avenir géopolitique du pays, les États-Unis et l’Europe ont réagi. Tout d’abord, un grand nombre d’associations professionnelles et de groupes consultatifs – American Chamber of Commerce (ACC), Center for US-Ukraine Relations (CUSUR), USUkraine Business Council (USUBC), European Business Association (EBA) et le Centre pour l’entreprise privée internationale (CIPE) – ont été créés ou mobilisés aux fins, selon les termes de l’EBA, de «discussion et résolution des problèmes auxquels est confronté le secteur privé en Ukraine».
Ces institutions étaient composées de représentants des grandes entreprises occidentales et de l’élite des affaires ukrainiennes, dont beaucoup siégeaient à plus d’un conseil d’administration. En 2010, 105 des 500 plus grandes sociétés transnationales du monde y étaient actives. Elles ont recherché, voire créé, des groupes de pression et des conseils consultatifs actifs au sein du gouvernement ukrainien.
Il s’agit notamment d’organismes tels que le Conseil des investisseurs relevant du Cabinet des ministres de l’Ukraine, le Groupe de travail sur la justice (coprésidé par l’Association européenne des entreprises) relevant du ministère ukrainien de la Justice, le Groupe de travail sur la politique fiscale et douanière (également coprésidé par l’EBA) sous l’égide du ministère des Finances du pays, le Conseil consultatif de l’investissement étranger de l’ Ukraine (FIAC) sous la présidence de l’Ukraine et les conseils publics qui relèvent de différents ministères et comités d’État.
Au fil du temps, les groupes de pression et les conseils consultatifs, selon Yurchenko, ont collectivement mis la main sur tous les domaines suivants de la gouvernance ukrainienne: la «réduction du contrôle de l’État sur l’activité économique et la marchandisation»; la «simplification des procédures d’importation et d’exportation, l’harmonisation des réglementations avec l’UE dans le secteur de l’informatique et de l’électronique, la révocation de l’interdiction de la publicité pour les médicaments, la création du cadastre national en vue de la privatisation des terres, la simplification de l’entrée sur le marché pour les sociétés pharmaceutiques et d’assurance de l’UE»; et «la réforme du marché; politique budgétaire et fiscale; institutions financières bancaires et non bancaires et marché des capitaux».
De plus, étant hébergés dans des agences gouvernementales, ces groupes ne se sont pas contentés de faire des suggestions sur la façon dont l’Ukraine devrait transformer son économie, ils ont été impliqués dans la rédaction de lois et de documents stratégiques définissant la politique de l’État. En bref, il n’y a même pas un degré de séparation entre le gouvernement ukrainien et les entreprises, intérêts financiers et pouvoirs d’État occidentaux.
Entre 2006 et 2013 seulement, Yurchenko a trouvé plus de 50 cas de «lobbying réussi» par la seule European Business Association: en d’autres termes, les politiques suggérées par l’EBA sont devenues la loi ukrainienne. Les Américains ont également eu leurs moyens de pression directs. Le Center for International Private Enterprise, l’une des nombreuses organisations de lobbying actives à Kiev, «sert d’agence relais entre le Congrès américain et les autorités ukrainiennes par procuration de l’ACC (American Chamber of Congress). Le Centre est géré par la Chambre mais fait partie en réalité d’un des quatre programmes du National Endowment for Democracy (NED) qui est financé par le Congrès américain», note le chercheur.
Alors que les intérêts politiques et commerciaux occidentaux étaient de plus en plus intégrés à l’État ukrainien, le FMI, d’autres prêteurs étrangers et l’UE ont utilisé la crise actuelle de l’économie du pays pour faire monter la pression. Ils ont régulièrement empêché le déblocage des prêts ou la signature des accords commerciaux parce que Kiev n’avait pas suffisamment privatisé et réduit le budget. Lorsque, pour obtenir l’argent promis, le gouvernement a imposé les mesures nécessaires, le résultat pour la population a été dévastateur.
Un article d’avril 2009 du New York Times consacré à l’incapacité de l’Ukraine, une fois de plus, à répondre aux exigences des prêteurs étrangers, notait que si des dizaines de milliers d’emplois avaient été supprimés dans les villes industrielles de l’est du pays, les banquiers jugeaient que cela était toujours insuffisant.
À Donetsk, «le chômage a officiellement presque doublé, pour atteindre 67.500, au cours des deux derniers mois, et les autorités soupçonnent que jusqu’à un tiers des 1,2 million de travailleurs enregistrés travaille pour une petite fraction de leur salaire officiel», écrit le journal, ajoutant: «À Makeevka, avec 400.000 habitants, dans la banlieue de Donetsk, l’usine de Kirov a licencié presque tous ses travailleurs en décembre et janvier. Maintenant, quatre personnes en moyenne se disputent chaque emploi. Dans les villes voisines, ce ratio grimpe à 70 ou 80 personnes pour chaque emploi disponible, selon les responsables.»
Mais, citant les commentaires d’un analyste bancaire à Kiev, le Times a observé qu’on attendait encore plus. Un autre producteur d’acier à Donetsk, a déclaré l’analyste, «pourrait facilement supprimer 20.000 à 25.000 emplois et conserver le même rendement».
Dans le cadre du processus visant à rendre l’économie ukrainienne «plus compétitive», le FMI et l’UE ont exigé le relèvement de l’âge de la retraite, la fin des subventions au mazout qui permettent aux ménages de chauffer leur maison et de cuisiner, et la mise en vente des terres agricoles et l’exploitation forestière très rentables du pays. Les terres agricoles en particulier sont recherchées depuis longtemps, car l’Ukraine possède 25 pour cent de la «terre noire» du monde, l’un des sols les plus naturellement fertiles du monde.
Tout cela et plus encore a maintenant été réalisé. Une étude de 2017 sur l’industrie ukrainienne du vêtement publiée dans le Journal for Labour and Social Affairs in Europe, a noté que le gouvernement de Kiev a introduit les mesures suivantes en réponse aux demandes des institutions financières internationales et des représentants de l’UE au cours des dernières années:
- Le gel du salaire minimum légal et l’arrêt de son ajustement au coût de la vie
- Réduction des prestations sociales et des pensions de retraite en mettant fin à l’indexation sur le coût de la vie
- Modification du Code du travail pour restreindre l’accès des syndicats aux lieux de travail, faire de la divulgation de «secrets commerciaux» un motif de licenciement, l’obligation des travailleurs syndiqués à accepter des heures supplémentaires, la fin aux limites du nombre d’heures supplémentaires que les travailleurs doivent accepter, l’autorisation des usines à surveiller les travailleurs à l’aide de caméras et d’autres technologies, et la fin de l’obligation de l’accord des syndicats pour licencier les travailleurs
- Augmentation spectaculaire des charges
- Imposition d’un moratoire sur les inspections, y compris les inspections du travail, dans les petites entreprises (Cela a entraîné une augmentation des arriérés de salaires de 1,3 million d’hryvnias en 2015 à 1,9 million en septembre 2016.)
- Diminution des cotisations sociales obligatoires des employeurs, garantissant ainsi qu’il y a moins d’argent pour les services sociaux et les retraites
- Réduction du nombre d’employés du secteur public
- Annulation des allocations familiales pour l’accouchement, la garde d’enfants et les écoles
- Fermeture de centaines d’ hôpitaux
- Coupes dans le financement de l’enseignement supérieur et des établissements culturels
Comme le constatent les auteurs de cette étude, tout cela est extrêmement impopulaire auprès des gens ordinaires. Les sondages ont révélé que 70 pour cent des citoyens sont contrariés par la croissance des inégalités, 58 pour cent par la perte d’emplois et 54 pour cent par «l’ingérence des pays occidentaux dans la gouvernance de l’Ukraine».
Mais cela continue sans relâche. L’attaque incessante contre le système de santé ukrainien est particulièrement grave. En raison des exigences du FMI et des termes de l’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE, le pays a mis en œuvre des réformes des soins de santé. Au nom d’une «efficacité» croissante, elle a cessé de payer les établissements médicaux en fonction de leur nombre de lits et plutôt en fonction du nombre de patients qu’ils traitent. Cela a entraîné le licenciement d’environ 50.000 médecins et la fermeture de 332 hôpitaux, les zones rurales étant particulièrement touchées et laissées, à toutes fins utiles, sans services médicaux.
Selon le ministère de la Santé, en 2020, la moitié des 2200 hôpitaux ukrainiens restants étaient sous-financés. Un article de la même année dans la presse en ligne Current Time rapportait que le directeur de l’hôpital régional de réadaptation de Dnipropetrovsk avait entamé une grève de la faim fin avril de la même année en signe de protestation. «Ce mois-là, le Service de santé nationale a réduit de plus de cinq fois le financement mensuel de l’établissement, a-t-elle déclaré à Current Time: de 2 millions d’hryvnias, soit environ 75 224 $, à 237.000 hryvnias, soit 8914 $.»
Tout cela a laissé, selon les mots du président ukrainien Zelensky en 2020, l’Ukraine «médicalement nue» au moment de combattre le coronavirus. La COVID-19 a infecté plus de 5 millions d’Ukrainiens et en a tué 112.000. Après que Zelensky a supplié les États-Unis d’envoyer des vaccins pour aider, à l’été 2021, l’administration Biden a finalement envoyé 2 millions de doses, suffisant à peine pour couvrir moins de 4 pour cent de la population du pays.
Entre 2008 et 2019 seulement, l’Ukraine a supprimé plus de 1,4 million d’emplois industriels, selon la société d’analyse de données CIEC. Mesurées en dollars américains constants, les données de la Banque mondiale montrent que le PIB du pays a maintenant diminué de 56 pour cent par rapport à ce qu’il était lorsqu’il était encore une république soviétique en 1989.
Selon le président Zelensky, l’Ukraine «verse chaque année des milliards de dollars américains aux organisations internationales». Et pourtant, cette année-là, l’Ukraine avait 40 milliards de dollars de «prêts en défaut», c’est-à-dire une dette qu’elle ne pouvait pas rembourser. En 2022, en plus des intérêts sur son prêt du FMI, le pays était censé débourser 35 millions de dollars supplémentaires pour couvrir les «surtaxes» du FMI en février et 29 millions de dollars en mars.
Ce désastre a été le résultat non seulement de la domination de l’économie ukrainienne par le capital étranger, mais par l’ingérence politique américaine et européenne directe. Au cours des 15 dernières années, le pays a connu deux soi-disant «révolutions», une en 2004 (article en anglais) et une en 2014 (article en anglais). Dans les deux cas, Washington et Bruxelles étaient directement impliqués, soutenant les forces du pays qui s’étaient engagées à retirer le pays de l’orbite de la Russie et à renforcer ses relations avec l’Occident. Ils n’avaient aucune gêne à appuyer les combattants de rue néo-nazis faisant le sale boulot nécessaire pour obtenir le résultat qu’ils préféraient.
Lors du dernier exercice de «démocratie populaire», la «Révolution de la dignité» de 2014 en Ukraine, une responsable du département d’État américain Victoria Nuland a été enregistréesur une bande de son à son insu en train de parler avec l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine indiquant des instructions sur la composition du nouveau gouvernement à Kiev. Le choix de Washington, Arseni Iatseniouk, a été nommé premier ministre et a immédiatement signé un accord ouvrant la voie à l’éventuelle ascension de l’Ukraine vers l’UE, entraînant la mise en œuvre de toutes les politiques énumérées ci-dessus.
Ces faits historiques sont traités par les médias occidentaux comme de la pure «désinformation russe». Le Kremlin a ses propres raisons, qui n’ont rien à voir avec le souci du bien-être et de la liberté des Ukrainiens, pour attirer l’attention sur le sale rôle joué par Washington et Bruxelles dans les «révolutions» ukrainiennes. Mais l’utilisation de ces faits par le gouvernement Poutine pour promouvoir le nationalisme russe et justifier son invasion criminelle de l’Ukraine ne rend pas les faits eux-mêmes faux.
La souveraineté économique et politique ukrainienne, les droits démocratiques et sociaux de sa population, ont été systématiquement et grossièrement bafoués depuis trente ans par les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN. Personne à Washington, à Bruxelles ou ailleurs n’a jamais perdu une minute de sommeil à cause du décès d’un homme, d’une femme ou d’un enfant ukrainien à cause de la pauvreté, d’une mauvaise santé, d’une perte d’emploi ou de la COVID.
Au contraire, ils ont orchestré la misère sociale de l’Ukraine, l’ont accueillie et en ont profité. Pour eux, les Ukrainiens ordinaires ne sont guère plus que du matériel de guerre à exploiter dans la bataille contre la Russie, dont ils étranglent également la classe ouvrière à mort avec des sanctions économiques, bien qu’ils dénoncent depuis des années sa répression aux mains du dictateur maléfique Vladimir Poutine.
(Article paru en anglais le 24 mars 2022)