Ceci est le premier volet d’une série en deux parties. La deuxième partie peut être lue ici.
Lors de la réunion de mercredi dernier des membres du Congrès américain pour entendre les paroles du président ukrainien Volodymyr Zelensky, la présidente de la Chambre Nancy Pelosi a ouvert l’événement en scandant «Slava Ukraini» – «Gloire à l’Ukraine» – pas moins de cinq fois. Cette expression est devenue populaire à Washington, à Londres et ailleurs ces derniers temps, le premier ministre britannique Boris Johnson poussant également le cri lors d’une session de la Chambre des communes et sur Twitter.
Le président américain Joseph Biden, tout en n’osant pas encore se livrer à la prononciation des deux mots ukrainiens, prétend à chaque instant que les plus d’un milliard de dollars d’armements qu’il a déversés en Ukraine – suffisamment pour que tous les citoyens s’entretuent plusieurs fois – servent à défendre la «liberté» et la «dignité» de cette nation.
Les origines du terme «Slava Ukraini» révèlent quelque chose sur la relation réelle des États-Unis et de l’OTAN avec les masses ouvrières ukrainiennes de toutes les ethnies et groupes linguistiques: russes, ukrainiens, juifs, polonais, etc. Comme l’explique le biographe Grzegorz Rossolinski-Liebe dans son livre sur le leader fasciste ukrainien Stepan Bandera, «Slava Ukraini» faisait partie du salut rendu par les membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens et de sa branche militaire, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, qui ont été collectivement responsables du meurtre de masse de dizaines de milliers de Soviétiques, Juifs et Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ni les États-Unis, ni l’UE, ni aucune de leurs institutions apparentées ne se sont jamais souciés du peuple ukrainien, encore moins de sa liberté. Même dans leur utilisation du pays comme un pion dans leur bataille contre la Russie – à la suite de quoi des quantités massives de puissance de feu se retrouvent entre les mains des fascistes ukrainiens d’aujourd’hui, et des régions du pays sont réduites en miettes – les États-Unis et l’UE étranglent économiquement la population ukrainienne depuis des décennies.
Mesurée par le PIB par habitant, l’Ukraine, avec ses 44,13 millions d’habitants, est le pays le plus pauvre ou le deuxième plus pauvre d’Europe. Elle dispute ce titre peu reluisant avec la Moldavie et ses 2,6 millions d’habitants.
Les 50 pour cent les plus pauvres de la population ukrainienne ne reçoivent que 22,6 pour cent de tous les revenus du pays et 5,7 pour cent de sa richesse. Les 10 pour cent les plus riches possèdent près de 60 pour cent des actifs personnels nets de l’Ukraine, selon la World Inequality Database, une publication sous la direction de trois des plus grands spécialistes mondiaux des inégalités: Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman. En 2018, l’épargne nette moyenne des ménages ukrainiens s’élevait à moins 245 $.
Le revenu médian des ménages en Ukraine est d’environ 4000 euros par an, à peu près équivalent à celui de l’Iran, dont l’économie est soumise à des sanctions écrasantes depuis des années. Le salaire moyen en Ukraine est estimé à seulement 330 euros par mois, et le minimum imposé par l’État qu’un travailleur peut percevoir est de 144 euros. Selon le gouvernement ukrainien, un individu devrait pouvoir survivre avec moins de la moitié de ce montant, le minimum vital étant de 64 euros. Les retraités qui sont au bas de l’échelle des pensions touchent 50 euros par mois.
L’Institut de sociologie du pays rapporte qu’une famille ukrainienne type dépense 47 pour cent de son revenu total en nourriture et 32 pour cent pour régler les charges. En 2016, près de 60 pour cent de la population était pauvre selon les normes gouvernementales, dont 60 pour cent d’enfants. Ce taux de pauvreté est tombé à «seulement» 37,8 pour cent en 2019. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a constaté qu’en 2020, 15,9 pour cent des enfants ukrainiens de moins de 5 ans souffraient de malnutrition et qu’en 2019, 17,7 pour cent des femmes en âge de procréer étaient anémiques, une condition causée par manque de fer dans l’alimentation. Ce nombre n’a cessé d’augmenter depuis 2004. Vingt-quatre pour cent de la population est obèse.
Entre 2014 et 2019, le taux de natalité a chuté de 19,4 pour cent. Le taux de mortalité de l’Ukraine est extrêmement élevé: 14,7 pour 1000 habitants. Il est bien supérieur à celui de nombreux pays d’Afrique, le continent le plus pauvre du globe. Son taux de suicide, selon la Banque mondiale, se classe au 11e rang mondial. Avec des décès dépassant les naissances de plus de deux à un et des centaines de milliers d’émigrants chaque année à la recherche de quelque chose de mieux, la population du pays a diminué (article en anglais) chaque année depuis 1993. Il y a 8 millions de citoyens ukrainiens de moins aujourd’hui qu’il y a 30 ans.
Et la liste continue. Mis à part les super-riches et une fine couche de la classe moyenne et supérieure concentrée dans les grandes villes, l’Ukraine est une mer de privations.
C’est le résultat direct des politiques économiques imposées au pays par les États mêmes qui se pavanent aujourd’hui en déclarant leur amour pour l’Ukraine. Dans un sens direct, la situation actuelle a ses racines dans le coup d’État soutenu par les États-Unis en 2014 qui a porté au pouvoir un gouvernement à Kiev qui a immédiatement signé un accord d’association avec l’UE l’obligeant à mettre en œuvre de sévères mesures d’austérité. Mais elle a des racines encore plus profondes.
Le désastre social et économique dans ce pays remonte à la dissolution de l’Union soviétique par la bureaucratie stalinienne à la fin de 1991 et à la restauration du capitalisme dans tous les États-nations nouvellement indépendants, qui ont vu leur pleine intégration dans les réseaux du système financier et commercial mondial. Grâce à une série de politiques connues collectivement sous le nom de «thérapie de choc» – élaborées en étroite collaboration avec des conseillers occidentaux – la propriété nationalisée a été transférée à des mains privées. Les anciens responsables du Parti communiste et leurs enfants, les gestionnaires économiques et les directeurs des grandes usines et sections de l’industrie soviétiques, ainsi que des éléments criminels actifs dans l’économie souterraine, ont gagné aux dépens des masses laborieuses, par une combinaison de vol pur et simple et la vente au rabais de ressources soviétiques.
De cette opération de destruction, des factions concurrentes de grandes entreprises ont émergé en Ukraine, centrées à Donetsk à l’est et à Dnipropetrovsk à l’ouest, l’extraction et le traitement du charbon, la production et le transit d’énergie et la métallurgie étant leurs principales sources de richesse. Des empires bancaires et médiatiques ont émergé et de nouvelles sources de profits ont rapidement été réalisées dans les produits de consommation et l’agriculture.
Les noms des milliardaires ukrainiens ont commencé à se multiplier à partir de cette période: Victor Pinchuk (1,9 milliard de dollars), Renat Akhmetov (7,6 milliards de dollars), Igor Kolomoyskyy (1,8 milliard de dollars) et Henadiy Boholyubov (1,1 milliard de dollars), Petro Porochenko (1,6 milliard de dollars), Vadim Novinsky (1,4 milliard de dollars), etc. Pendant des décennies, la politique ukrainienne a été rongée par des conflits, des alliances, des scissions d’alliances et des guerres intestines, qui se sont mêlés avec la question de savoir si le pays serait tiré vers des relations économiques plus étroites avec l’Europe, maintiendrait ses liens étroits avec la Russie, ou allait en quelque sorte gérer les deux simultanément. La guerre s’est déroulée à mesure que les tensions géopolitiques entre Washington et Moscou se sont accrues, l’Ukraine étant considérée comme une zone de concurrence clé.
Au cours des années 1990, alors même que d’importantes sommes d’argent s’accumulaient à une extrémité du spectre, l’économie ukrainienne était en chute libre. Avec une croissance par habitant en baisse de 8,4 pour cent entre 1993 et 1999, son économie était parmi les pires de tous les pays européens. L’inflation était parfois complètement hors de contrôle, atteignant un pic annuel d’environ 376 pour cent en 1995, anéantissant ainsi l’épargne et le pouvoir d’achat des travailleurs ukrainiens au début du processus de restauration du libre marché.
«De nombreux jeunes, qui manquaient d’alternatives au début des années 1990, ont rejoint des gangs et ont été utilisés comme des pions dans le processus d’accumulation par des criminels», observe l’économiste politique Yuliya Yurchenko dans son livre de 2018 L’Ukraine et l’Empire du capital, produisant une guerre de clans d’entreprises concurrentes laissant parfois les rues jonchées de corps. Une augmentation de deux fois et demie de la criminalité entre 1988 et 1997 était largement due à diverses formes de «vol, vol qualifié, escroquerie et extorsion» et «de pots-de-vin, de contrefaçon et de trafic de stupéfiants», note-t-elle.
Pendant ce temps, l’Ukraine a reçu dix prêts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au début de ce qui allait être un processus quasi constant d’emprunt auprès des institutions financières internationales au cours des années 2000 et 2010. Les conditions des prêts ont été articulées autour d’un «Mémorandum sur les questions de politique et de stratégie économiques» de 1994 signé par l’Ukraine et le FMI qui, selon les termes de Yurchenko, «limitait effectivement le pouvoir de décision du gouvernement ukrainien».
Des accords avec d’autres institutions financières internationales, telles que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, rédigés sur le principe de la conditionnalité croisée – c’est-à- dire que les créanciers fixent des conditions qui coïncident et se renforcent mutuellement – ont établi des limites similaires. Le nœud coulant autour du cou des bénéficiaires de prêts se resserre de façons multiples.
Les prêteurs ont exigé que le gouvernement de Kiev mette fin aux politiques qui créaient des obstacles au commerce extérieur, élimine la réglementation des prix, réduise le déficit budgétaire de l’État, réduise les subventions aux industries «improductives», rende les fabriques manufacturières plus compétitives en modernisant leurs usines et en licenciant des travailleurs, privatise davantage de biens appartenant à l’État, réduise les dépenses budgétaires en ciblant les programmes sociaux et les retraites, et impose des taxes sur la valeur ajoutée de manière que les effets de la collecte de l’argent des ventes tombent plus nettement sur les consommateurs que les entreprises.
Bien que ces processus se soient parfois accélérés ou aient ralenti selon que l’administration de Kiev était plus alliée aux États-Unis ou à la Russie, chaque gouvernement ukrainien a été un partenaire dans la mise en œuvre des exigences du capital mondial. Issue des cendres du grand barbecue que représentait l’éclatement de l’Union soviétique, la classe dirigeante ukrainienne est une classe compradore au sens le plus complet du terme.
En 1998, par exemple, le parlement ukrainien accorda au président Leonid Kuchma le pouvoir d’imposer une réduction de 30 pour cent des dépenses publiques. Cela a été fait parce que le FMI a dit au pays de le faire. «En plus d’atteindre les objectifs budgétaires et monétaires, le gouvernement doit adopter une législation sur la privatisation, la réforme fiscale, la restructuration des secteurs énergétique et agricole et débusquer son énorme “économie souterraine”», a observé un article d’août 1998 dans le Financial Times.
«Les réformes, écrit Yurchenko, ont créé des effets négatifs se renforçant mutuellement sur l’économie en ouvrant une industrie obsolète à la concurrence des sociétés transnationales étrangères et en réduisant le soutien financier de l’État aux entreprises et aux citoyens, rendant ainsi ces derniers plus pauvres et les premières encore moins compétitives due à la consommation globale négative attendue et la baisse potentielle des revenus.»
La dette de l’Ukraine a continué de gonfler au cours des années suivantes, passant de 10 milliards de dollars au cours de la période 1997-2002 à 100 milliards de dollars en 2008-2009, soit l’équivalent de plus de 56 pour cent du PIB du pays et plus du double de la valeur totale de toutes ses exportations à cette époque. Bien qu’elle ait fluctué ces dernières années, elle est essentiellement au même niveau aujourd’hui qu’il y a dix ans. En conséquence, l’Ukraine s’est retrouvée dans un cycle constant d’endettement, glissant parfois vers le défaut de paiement en raison de crises plus larges de l’économie mondiale, comme le krach de 2008-2009.
À suivre
(Article paru en anglais le 23 mars 2022)