Le monde a retenu son souffle le 3 janvier après qu'un drone américain eut assassiné le général iranien Qassem Suleimani, qui se rendait en Irak dans le cadre d'une mission diplomatique officielle. La menace d'un conflit à l'échelle régionale qui pourrait rapidement dégénérer en un affrontement mondial se profilait à l'horizon. Les principaux médias et personnalités politiques ont parlé d'un «moment 1914», établissant un parallèle avec les coups de feu à Sarajevo qui ont déclenché l'éclatement de la Première Guerre mondiale.
Mais tous ceux qui s'attendaient à ce que les puissances européennes protestent contre l'acte criminel des États-Unis et s'opposent aux préparatifs de guerre ont rapidement connu un réveil brutal.
Le Premier ministre britannique Boris Johnson s'est empressé de déclarer que «nous ne déplorons pas la mort de Suleimani», tandis que Berlin et Paris ont souligné qu'ils avaient également inscrit Suleimani sur leurs «listes terroristes». Dans la mesure où ils ont lancé des appels à la
«désescalade», ces appels visaient uniquement la victime, l'Iran. Pas un seul homme politique européen de premier plan n'a condamné ce meurtre brutal, qui a été ordonné personnellement par le président américain, représente une violation flagrante du droit international et a exacerbé les tensions déjà vives dans les relations internationales.
Le contraste avec 2003 est évident. Il y a dix-sept ans, Paris et Berlin ont condamné l'invasion illégale de l'Irak par les États-Unis. «Quiconque se débarrasse de la légitimité des Nations Unies et place l'usage de la force au-dessus de l’État de droit prend un risque grave», a déclaré le président français Jacques Chirac. Le Chancelier allemand Gerhard Schröder a fait des déclarations similaires.
L'opposition de Chirac et Schröder n'était nullement fondée sur des principes. Berlin a permis aux États-Unis de continuer à utiliser ses bases militaires en Allemagne, et a clairement indiqué qu'il soutiendrait une intervention militaire en Irak si Bagdad ne se pliait pas aux intimidations diplomatiques de Washington. Néanmoins, leurs déclarations ont encouragé les protestations mondiales contre la guerre, auxquelles des millions de personnes ont participé.
Comment se fait-il qu'aujourd'hui, après que les guerres en Irak, en Libye et en Syrie se soient avérées si désastreuses, aucune protestation officielle comparable ne soit entendue, alors que, loin de suspendre leurs préparatifs de guerre, les États-Unis les intensifient ?
Cela n'a rien à voir avec une quelconque amélioration des relations transatlantiques. Depuis 2003, elles se sont considérablement détériorées. Il ne se passe guère de semaine sans que Trump ou le secrétaire d'Etat Mike Pompeo n'attaquent ou n'insultent les anciens alliés européens.
Pas plus tard que le mois dernier, le Congrès américain a imposé des sanctions pour arrêter la construction du gazoduc Nord Stream 2, qui devait relier directement la Russie à l'Allemagne, ce qui constituait un affront à un pays allié. Et l'abrogation unilatérale par Washington de l'accord nucléaire avec l'Iran, prélude à la provocation de guerre actuelle, a eu lieu face à l'opposition explicite de l'Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne.
Malgré cela, les puissances européennes se sont jointes aux préparatifs de guerre des États-Unis. Toute critique a été réservée aux questions purement tactiques. Tout comme les démocrates américains et certaines sections de l'armée, ils ont accusé Trump d'avoir agi seul, à la hâte et sans stratégie réfléchie, menaçant ainsi les intérêts américains au Moyen-Orient.
Mais ils ne remettent jamais en question le «droit» des puissances impérialistes d'intervenir militairement au Moyen-Orient pour subordonner la région à leur volonté et à la poursuite de leurs intérêts. Des concepts tels que «le droit des nations à l'autodétermination», que la Société des Nations et les Nations Unies ont utilisé pendant des décennies comme camouflage démocratique, ont largement disparu du lexique politique. Ils ne sont plus évoqués que lorsqu'ils sont nécessaires pour soutenir des forces séparatistes contre une puissance rivale, comme la Chine ou la Russie.
Trois décennies après la dissolution de l'Union soviétique, comme le Comité international du Quatrième Internationale (CIQI) l'avait prédit il y a longtemps, aucune nouvelle ère de démocratie n'est apparue. Au contraire, l'anarchie du capitalisme et le système obsolète des États-nations ont produit une exacerbation des rivalités inter-impérialistes et une intensification des tensions de classe, auxquelles les élites dirigeantes, tant en Europe qu'en Amérique, répondent en se tournant vers le fascisme et la guerre.
Aujourd'hui, les puissances européennes sont beaucoup plus profondément impliquées dans les crimes impérialistes qu'elles ne l'étaient en 2003. L'Allemagne et la France ont maintenant toutes deux leurs propres contingents de troupes en Irak pour faire valoir leurs intérêts impérialistes. La guerre de Libye de 2011, qui a renversé le régime de Mouammar Kadhafi et transformé le pays en une guerre civile cauchemardesque entre milices concurrentes, a été largement initiée par la France. La France et l'Allemagne ont également joué un rôle important en coulisses dès le début de la guerre de Syrie, notamment en soutenant les milices islamistes. Et dans le conflit qui s'intensifie rapidement au Mali, elles cherchent à renforcer la présence des impérialistes européens en Afrique.
Cependant, ils n'ont pas encore atteint l'objectif longtemps propagé de faire de l'Europe une puissance mondiale par le biais d'une armée et d'une politique étrangère communes capables d'affronter directement Washington. Malgré d'énormes augmentations des dépenses militaires, les budgets militaires combinés des membres européens de l'OTAN s'élèvent à quelque 300 milliards de dollars, soit moins de la moitié de ce qui est dépensé aux États-Unis. Les puissances européennes sont également profondément divisées entre elles. Elles veulent agir indépendamment de Washington, mais elles ne voient pas d'autre solution immédiate qu'un arrangement avec les États-Unis tant qu'elles n'ont pas eu le temps de se réarmer.
Les revues spécialisées en politique étrangère regorgent de plaintes selon lesquelles «la défense de l'Europe reste pratiquement dépendante des États-Unis.» «Les États-Unis et la Chine considèrent de plus en plus leurs relations avec les Européens à travers le prisme de leur rivalité de grandes puissances et font délibérément pression sur les États pour les obliger à prendre parti», note une contribution du Conseil allemand des relations extérieures (DGAP) intitulée «L'Europe continue d'être défendue depuis Washington.»
«Si les Européens veulent éviter de devenir le jouet de grandes puissances rivales, ils doivent mieux exploiter leur puissance à l'avenir, défendre leurs intérêts avec plus de fermeté et se rendre moins vulnérables aux attaques», conclut le DGAP. L'Union européenne doit «apprendre à se concevoir comme une puissance géopolitique.»
Cela nécessite une militarisation de la société et une augmentation des dépenses de défense bien au-delà de l'objectif actuel officiellement proclamé de deux pour cent du PIB. Le financement de ces dépenses nécessitera des attaques sauvages contre la classe ouvrière. Ceci révèle la deuxième raison, plus fondamentale, du soutien des puissances européennes à la campagne de guerre américaine. Elles craignent qu'une mobilisation de masse contre la guerre puisse s'unir aux luttes croissantes de la classe ouvrière contre les inégalités sociales, menaçant ainsi le régime capitaliste.
Les travailleurs bouillonnent de colère partout en Europe. En France, cela a été démontré avec le déclenchement du mouvement des Gilets jaunes et les grèves de masse contre la réforme des retraites de Macron, qui attirent encore des centaines de milliers de personnes dans les rues après cinq semaines.
Alors qu'en 2003, les forces de pseudo-gauche, post-staliniennes et Vertes ont réussi à dominer et à maintenir le contrôle du mouvement anti-guerre, elles ont depuis été largement discréditées et ont viré dans le camp pro-guerre. Aucun des partis de l'establishment, qu'ils se décrivent comme de gauche ou de droite, n'a même déclaré son opposition verbale à la campagne de guerre.
La rechute dans la barbarie et la guerre ne peut être empêchée que par un mouvement socialiste de la classe ouvrière internationale, indépendant, qui unisse la lutte contre la guerre à la lutte contre sa source: le système d'exploitation capitaliste. Les conditions objectives pour le développement de ce mouvement de masse ont déjà mûries. Le but du Comité international de la Quatrième Internationale et de ses sections, les partis socialistes de l'égalité, est de diriger ce mouvement et de lui donner une perspective politique.
(Article paru en anglais le 11 janvier 2020 )