Dans le cadre d’une série de tribunes de lecteurs marquant le centenaire de la Révolution russe, le New York Times a publié dans son édition du 19 juin un essai du professeur Sean McMeekin du Bard College. Il n’y a pas un essai dans cette série, qui oscille entre les dénonciations de la Révolution et les excuses timides en son nom, qui contribue à la compréhension des événements de 1917. Mais l’essai de McMeekin, qui porte le titre « Lénine, était-il un agent allemand ? » est sans doute le plus vicieux et certainement le plus stupide de tous.
L’article est basé sur le livre récemment publié par McMeekin, The Russian Revolution : A New History (la révolution russe : une nouvelle histoire, non-disponible en français). Il est préférable de le décrire comme le type de livre que Franco en Espagne, Pinochet au Chili ou J. Edgar Hoover aux États-Unis lui-même aurait produit à propos de la Révolution russe s’ils s’adonnaient à l’écriture historique dans leur temps libre. Ce livre ne peut pas être décrit comme un travail d’historien, car McMeekin manque du niveau nécessaire de connaissances, de compétence professionnelle et de respect des faits. Le livre de McMeekin est simplement un exercice de propagande anticommuniste dont personne n’apprendra rien.
Pourquoi a-t-il écrit ce livre ? Mis à part l’attrait de l’argent facile (les travaux anticommunistes sont généralement lancés avec une publicité substantielle et des critiques positives garanties dans le New York Times et de nombreuses autres publications), McMeekin a un motif politique. Au début de cette année, le World Socialist Web Site a écrit : « Un spectre hante le capitalisme mondial : le spectre de la Révolution russe ». McMeekin est parmi les hantés. Il écrit dans l’épilogue du livre, intitulé « Le spectre du communisme », que le capitalisme est menacé par le mécontentement populaire croissant, et l’attrait du bolchevisme est de nouveau en hausse. « Comme les armes nucléaires nées de l’âge idéologique inauguré en 1917, le triste fait du léninisme est que, une fois inventé, il ne peut pas être défait. L’inégalité sociale sera toujours avec nous, ainsi que l’impulsion bien intentionnée des socialistes de l’éradiquer ». Par conséquent, « l’inclinaison léniniste guette constamment les ambitieux et les impitoyables, surtout dans les périodes désespérées de dépression ou de guerre qui semblent exiger des solutions plus radicales ». McMeekin poursuit : « Si les cent dernières années nous apprennent quelque chose, c’est que nous devrions rigidifier nos défenses et résister aux prophètes armés promouvant la perfection sociale ». [1]
Ce que McMeekin veut dire avec son appel à « endurcir nos défenses et résister aux prophètes armés » est élaboré dans son livre. La réponse nécessaire à la menace de la révolution est d’assassiner les révolutionnaires. La grande erreur politique de 1917, selon McMeekin, était l’échec de Kerensky à exterminer physiquement les bolcheviques lorsque l’occasion de le faire s’est présentée en juillet 1917. L’occasion était pourtant là lorsque des informations ont été « découvertes » qui laissaient entendre que le parti bolchevique avait reçu des fonds de l’Allemagne, et que Lénine agissait en tant qu’agent du haut commandement impérial.
En relançant cette calomnie centenaire, McMeekin imite le style des journalistes de droite libéraux, monarchistes ou « Cent-Noirs » (fascistes russes) qui écrivaient pour la presse jaune anticommuniste de 1917.
Avant de procéder à un examen de la renaissance de ce mensonge opéré par McMeekin, il faut dire quelque chose sur la compétence professionnelle de l’auteur. Comme cela est typique de nombreuses « autorités » contemporaines largement mises en avant sur l’histoire révolutionnaire russe, McMeekin n’a aucune connaissance ou compréhension sérieuse du domaine. Un exemple de son ignorance est fourni dans le récit de McMeekin de la scission de 1903 au Deuxième Congrès du Parti social-démocrate russe (RSDLP), qui a donné lieu aux factions bolcheviques et mencheviques. C’est sans doute l’événement le plus important de l’histoire antérieure à 1917 du mouvement révolutionnaire russe, qui, il faut ajouter, a eu des conséquences politiques internationales de grande envergure. McMeekin fournit le compte-rendu suivant :
Contrairement à la croyance commune, exposée dans la plupart des livres d’histoire, que la fameuse fracture bolcheviques-mencheviques de juillet 1903 s’est produite à cause du plaidoyer de Lénine pour un groupe professionnel d’élite (parfois appelé l’avant-gardisme), décrit dans sa brochure de 1902 : Que faire ?, a reçu l’opposition des mencheviques qui voulaient la participation des travailleurs de masse dans le parti, les vrais sujets de discorde au Congrès de Bruxelles ont entouré la question juive. L’organisation du parti n’a même pas été discutée jusqu’à la quatorzième session plénière. L’objectif principal de Lénine à Bruxelles était de vaincre le Bund, c’est-à-dire l’autonomie juive à l’intérieur du parti. Son argument gagnant était que les juifs n’étaient pas vraiment une nation, car ils ne partageaient ni un langage commun ni un territoire national commun. Martov, le fondateur du Bund, a pris grand ombrage à ce sujet et est parti pour former la nouvelle faction menchevique (minorité). Il a été suivi par presque tous les socialistes juifs, notamment Lev Bronstein (Trotsky), un jeune intellectuel de Kherson, dans le sud de l’Ukraine, qui avait étudié dans une école allemande d’Odessa cosmopolite, ce qui l’a aidé à faire appel au marxisme européen. Avec Lénine, reprenant en substance les arguments des antisémites russes, il n’est pas difficile de voir pourquoi Martov, Trotsky et d’autres Juifs ont rejoint l’opposition. [2]
Le problème avec ce compte-rendu est qu’il est complètement faux, à la fois en termes de faits et d’interprétation politique. En mettant de côté sa datation incorrecte de la scission (elle s’est produite en août et pas en juillet), McMeekin concocte, dans l’intention de calomnier Lénine comme antisémite, un récit de la rupture entre les mencheviques et les bolcheviques qui n’a rien à voir avec la réalité historique et politique. Le RSDLP ne s’est pas divisé sur la question du Bund Juif. Loin d’être le « fondateur » du Bund, et encore moins de quitter du Congrès pour protester contre l’opposition de Lénine à l’autonomie du Bund au sein du parti, Martov a écrit la résolution du RSDLP qui a provoqué le départ du Bund du congrès. L’opposition de Martov à l’autonomie juive au sein du parti ouvrier révolutionnaire était beaucoup plus stridente que celle de Lénine. Comme feu Léopold Haimson, l’autorité principale sur l’histoire du menchevisme, l’a écrit dans important travail universitaire The Russian Marxists and the Origins of Bolshevism (Les marxistes russes et les origines du bolchevisme, non-disponible en français) : « Martov a affronté violemment les représentants du Bund lorsque cette question a été soulevée lors du deuxième Congrès du Parti. Il y avait une plus grande acerbité dans son ton polémique au cours de ces discussions que celle de tous les autres membres de son camp ». [3] Quant à l’affirmation de McMeekin selon laquelle Trotsky sortait aussi du Congrès de 1903 en étant favorable à la demande d’autonomie du Bund, c’est un autre affichage incroyable d’ignorance. Trotsky était un adversaire intransigeant du Bund, et la transcription des débats (qui sont disponibles en anglais) montre que Trotsky est intervenu à maintes reprises à l’appui de la résolution de Martov.
Ce n’est pas une erreur mineure. Se vantant de réfuter une « croyance commune » sur les origines de la division de 1903, McMeekin démontre qu’il n’a même pas une connaissance élémentaire de l’histoire du mouvement révolutionnaire russe. On peut supposer en toute sécurité que McMeekin n’a pas lu le travail essentiel d’Haimson (il n’est pas répertorié dans la bibliographie du livre), ou le compte-rendu détaillé de Lénine sur le Deuxième Congrès dans « Un pas en avant, et deux pas en arrière ». Dans l’impossibilité d’identifier et d’expliquer correctement les problèmes qui ont provoqué la scission bolcheviques-mencheviques, McMeekin se disqualifie d’être pris au sérieux comme spécialiste de l’histoire socialiste russe.
Le traitement par McMeekin des calomnies lancées contre Lénine et les bolcheviques lors de la vague contre-révolutionnaire de juillet-août 1917 est conforme à son niveau intellectuel dégradé. Il n’y a rien de nouveau dans le récit de McMeekin sur « l’or allemand ». L’éminent historien de la Révolution russe Alexandre Rabinowitch a expliqué le contexte politique des attaques contre Lénine dans Prelude to Revolution (Prelude à la Revolution, non-disponible en français), publié en 1968.
Le gouvernement allemand a peut-être tenté de détourner de l’argent vers les bolcheviques en 1917. Mais il l’a fait pour ses propres raisons, calculant que l’opposition socialiste à la participation de la Russie à la guerre impérialiste affaiblirait l’un de ses ennemis. Ces efforts – en aucun cas différents des efforts similaires faits par les gouvernements britannique et français pour influencer la direction des événements russes – ont été pris sans la participation de Lénine dans les projets du gouvernement allemand.
« Mais nulle part dans la vaste littérature sur le sujet », écrit Rabinowitch dans Prelude to Revolution : « il ne semble y avoir des preuves pour appuyer la thèse selon laquelle les politiques ou les tactiques de Lénine étaient en quelque sorte dirigées ou même influencées par les Allemands ». [4]
Il n’est guère surprenant que McMeekin ne répertorie pas le livre de Rabinowitch parmi les études les plus importantes sur des événements de juillet 1917 dans sa bibliographie. Mais le jugement de Rabinowitch représente le consensus chez les chercheurs. Il n’y a pas un seul historien sérieux qui ait traité ces allégations contre Lénine comme autre chose qu’une calomnie.
Du moment du retour de Lénine en Russie via l’Allemagne à bord du « wagon plombé », la droite antirévolutionnaire a tenté de représenter le chef bolchevique comme un agent du Kaiser. Dans les premiers mois de la révolution, cette diffamation n’a gagné aucun soutien en dehors des milieux libéraux et fascistes. Il était bien compris que la possibilité d’un retour rapide par un homme largement reconnu par les travailleurs russes comme l’un de leurs dirigeants les plus courageux et les plus brillants exigeait qu’il trouve le chemin le plus rapide vers la Petrograd révolutionnaire. Un mois plus tard, Martov, après beaucoup de tergiversations, a également utilisé la voie allemande. De plus, l’expérience de Trotsky en mars-avril 1917 a permis de valider davantage la décision de Lénine. Trotsky, voyageant à travers l’Atlantique depuis la ville de New York, a été expulsé de force de son navire au large des côtes d’Halifax par les autorités britanniques. Tentant d’empêcher le retour du révolutionnaire, que beaucoup croyaient être « pire que Lénine », en Russie les Britanniques ont interné Trotsky dans un camp de prisonniers de guerre pendant un mois. Face aux manifestations de l’opposition soviétique de Petrograd et à la demande réticente du gouvernement provisoire de le relâcher, Trotsky a enfin été autorisé à continuer son voyage en Russie. Il est arrivé un mois plus tard que Lénine.
L’allégation selon laquelle Lénine était un agent allemand a été relancée au plus fort des Journées de juillet (du 3 au 4 juillet), c’était une réponse terrifiée d’Alexander Kerensky, du Gouvernement provisoire et de la droite fasciste à la menace d’une insurrection ouvrière. Même si le parti bolchevique, qui croyait qu’une insurrection était prématurée, cherchait à retenir la classe ouvrière, le gouvernement provisoire et ses alliés ont contre-attaqué sauvagement contre Lénine. La presse de caniveau de droite a utilisé l’allégation pour créer une atmosphère de pogrom à Petrograd. Le caractère grossier de la calomnie contre Lénine était reconnu. Comme l’a rappelé Nikolai Sukhanov dans ses mémoires :
Cela va sans dire qu’aucun des gens vraiment liés à la révolution ne doutait un moment de l’absurdité de ces rumeurs . Mais – mon Dieu ! – quels commentaires dans la minorité, des sycophantes et des ignares typiques de la ville et de la campagne. [5]
Sukhanov décrivait de façon poignante l’environnement de mensonge et de violence dans lequel la calomnie contre Lénine acquérait une force étonnante. Il a écrit avec dégoût « le niveau de bassesse de notre presse libérale », qui n’économisait aucun effort pour discréditer Lénine. Il a rappelé que personne ne se dérangeait afin d’étudier avec un soin particulier les documents qui auraient incriminé Lénine.
Aucun autre élément n’a été publié au cours des jours qui ont suivi. Mais pour la période qui a commencé, cela s’est avéré suffisant. On n’a pas besoin de citations pour imaginer la danse de guerre qui a commencé dans la presse bourgeoise, sur la base de la preuve de la corruption de Lénine. La police secrète tsariste et les agents réels de l’état-major général allemand essayaient sans doute de jouer sur les troubles de juillet. Toutes sortes de racailles dans la capitale essayaient d’exploiter la confusion, l’embrouillement, les bagarres et les changements d’humeur de la veille. Mais bien sûr, ce sont les bolcheviques qui ont été unanimement déclarés coupables de tous les crimes. Et le 5 juillet, le premier jour de la réaction, la « grande presse » fut remplie de la campagne de provocation anti-bolchevique. [6]
Dans son récit récemment publié, bien documenté et vivant de la révolution, intitulé October (pas encore paru en français), China Miéville résume les éléments à charge contre Lénine :
Les détails byzantins de la calomnie s’appuyaient sur les dires d’un lieutenant Yermolenko et d’un marchand Z. Burstein. Ce dernier a allégué qu’un réseau d’espionnage allemand à Stockholm, dirigé par le théoricien marxiste, devenu patriote allemand, Parvus, avait conservé des liens avec les bolcheviques. Yermolenko, pour sa part, a prétendu avoir été informé du rôle de Lénine par l’état-major de l’Allemagne, alors qu’il était, lui, Yermolenko, un prisonnier de guerre que ces mêmes Allemands (apparemment par une série compliquée d’erreurs sur la personne) avaient tenté de recruter – ce qu’il prétendit avoir réussi à leur faire finalement croire.
Ces assertions étaient un enchevêtrement de faussetés, d’inventions et d’allégations tendancieuses. Yermolenko était un personnage étrange, au mieux un fantaisiste, alors que Burstein était décrit comme tout à fait indigne de confiance par ses propres contacts gouvernementaux. Le dossier avait été préparé par Alexinsky, un ex-bolchevique amer avec une réputation de fouteur de merde et de malicieux tellement bien établie qu’on lui avait refusé l’entrée au Soviet. La plupart des gens sérieux, même ceux de droite, n’ont pas cru à ce récit un instant, ce qui explique pourquoi certains des moins déshonorés ou plus prudents de la droite étaient furieux contre Zhivoe slovo pour l’avoir publié. [7]
Le livre de McMeekin et l’essai qu’il a écrit pour le New York Times ne sont rien d’autre qu’un exercice de mise à jour, pour utiliser l’expression piquante de Miéville, du « foutage de merde ». Son essai inclut dans cette concoction les mauvaises odeurs de toute une masse d’affirmations frauduleuses.
Après une deuxième tentative de putsch, connue sous le nom de Journées de juillet, Lénine et 10 autres bolcheviques ont été accusés de « trahison et de rébellion armée organisée ». Des dizaines de témoins se sont présentés pour témoigner des transferts bancaires de Stockholm, du blanchiment d’argent à travers une entreprise d’importation allemande, du financement allemand du journal bolchevique, la Pravda, (y compris les éditions destinées aux troupes sur le front), sur l’argent donné aux gens pour porter des affiches bolcheviques dans les manifestations de rue (10 roubles) ou pour combattre dans les Gardes rouges (40 roubles par jour). Alors que Lénine a fui vers la Finlande, la plupart de ses camarades ont été arrêtés. Toute la scène était en place pour un simulacre de procès spectaculaire.
En fait, le gouvernement provisoire ne se préparait pas à un « simulacre de procès spectaculaire ». Il utilisait la campagne de diffamation pour fabriquer un environnement dans lequel Lénine, s’il tombait entre les mains des voyous militaires et fascistes qui le chassaient, serait assassiné avant même de pouvoir se rendre à un poste de police. Dans l’orgie réactionnaire qui a suivi les Journées de juillet, toute la gauche politique a été attaquée.
« Ce ne sont pas seulement les bolcheviques qui avaient des raisons d’avoir peur », écrit Miéville. Les « vigilants sadiques » des Cent-Noirs fascistes « parcouraient les rues, enfonçant des maisons à la recherche de « traîtres et de fauteurs de troubles ». [8] Les juifs étaient particulièrement en danger. « La plus sinistre à travers le pays était une certaine montée de l’ultra-droite, et des pogromistes antisémites. Un groupe appelé « la sainte Russie » publiait Groza – L’Orage – avec des appels répétés à la violence. Les agitateurs du coin de rue ont fulminé contre les Juifs ». [9]
Dans son livre, McMeekin offre cette synthèse approbatrice de la situation politique à la suite des Journées de juillet : « Un soulèvement de gauche a été tout simplement écrasé en raison du rassemblement du sentiment patriotique contre la trahison bolchevique. » [10].
La fraude fondamentale au cœur du livre et dans l’essai de McMeekin est son identification à une trahison anti-fruit du travail d’un agent allemand de l’opposition de Lénine à la guerre impérialiste ; opposition fondée sur des principes socialistes – et notamment les positions politiques antérieures à 1914 de la Deuxième Internationale.
Écrivant comme un nationaliste fasciste russe, il déclare : « Ce qui a séparé Lénine de ces autres socialistes russes, c’est son opposition fanatique à la guerre et son soutien à l’indépendance ukrainienne, un objectif clé des puissances centrales. » Voilà, nous y sommes : l’adhésion de Lénine aux résolutions anti-guerre adoptées par la Deuxième Internationale à Stuttgart en 1907, Copenhague en 1910 et Bâle en 1912 le rend complice des Puissances centrales ! De même, la défense par Lénine du droit des peuples à l’autodétermination, qui était un élément clé du programme d’avant-guerre des bolcheviques, l’implique comme agent allemand.
McMeekin cite la déclaration de Lénine de 1915 « Le socialisme et la guerre », qui a avancé le programme du défaitisme révolutionnaire, comme un autre exemple de sa trahison. McMeekin ne remarque pas que cette brochure, comme beaucoup d’autres documents majeurs écrits par Lénine entre 1914 et 1917, a condamné avant tout la trahison du parti social-démocrate allemand pour avoir soutenu leur gouvernement dans la guerre. La position de Lénine était que tous les socialistes devaient s’opposer aux objectifs de guerre de leur propre gouvernement impérialiste et travailler pour sa défaite, mais pas par sabotage, comme l’impliquait McMeekin, mais par le développement d’une propagande anti-guerre parmi les soldats et la classe ouvrière.
Dans encore un autre cas qu’il brandit comme un exemple du rôle d’agent allemand de Lénine, McMeekin écrit : « Lénine n’a pas non plus caché ses vues contre la guerre après son retour en Russie ». Non, il n’a certainement pas caché cela. Lénine, à son retour en Russie, s’est battu pour le programme anti-guerre internationaliste qu’il avait avancé à la conférence de Zimmerwald de septembre 1915.
Suivant la ligne de son livre, l’essai de McMeekin présente les « Journées de juillet » comme une occasion manquée. Au cours du « Mois de la grande calomnie », comme Trotsky a si bien décrit juillet 1917, Kerensky a ordonné l’arrestation des bolcheviques. Mais il n’a pas réussi à les achever. Lorsque le général tsariste Kornilov a lancé son coup fasciste en août, Kerensky s’est tourné vers la gauche pour obtenir son soutien. « Dans une initiative peu perspicace, Kerensky a permis à l’organisation militaire bolchevique de se réarmer, acquérant ainsi les armes qu’ils utiliseraient pour l’évincer deux mois plus tard. »
Ainsi, en raison de « l’initiative peu perspicace » de Kerensky, Kornilov n’a pas eu la possibilité d’occuper Petrograd et d’abattre des dizaines de milliers de travailleurs. Dans son livre, McMeekin ne dissimule pas sa déception face à l’erreur de Kerensky : « à quoi pouvait bien penser Kerensky ? », se demande-t-il. [11]
La conclusion de l’essai de McMeekin trahit une certaine nervosité politique. Il écrit :
Contrairement à la Russie en 1917, les grands gouvernements au pouvoir aujourd’hui, que ce soit à Washington, à Paris, à Berlin ou à Moscou, sont trop bien ancrés pour être en proie à un Lénine. Du moins devons nous l’espérer.
La leçon de la Révolution russe, en ce qui concerne McMeekin, est claire : les révolutionnaires doivent être éliminés. L’« erreur » de juillet 1917 ne doit pas être répétée. Mais longtemps avant McMeekin, la bourgeoisie a appris la leçon de 1917. En janvier 1919, les forces paramilitaires fascistes, agissant avec le soutien du gouvernement social-démocrate, ont assassiné les deux chefs les plus exceptionnels de la révolution allemande, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
Malgré les calomnies de juillet 1917 et la violence contre-révolutionnaire qui en a résulté, les bolcheviques se sont vite rétablis. Pendant les mois d’août et de septembre, le parti bolchevique a connu une croissance explosive. Les allégations contre Lénine ont été répudiées par les masses comme des mensonges. C’est aussi le verdict de l’histoire, et cela ne sera pas modifié par la tentative du professeur McMeekin de « foutre la merde ».
***
[1] Sean McMeekin, The Russian Revolution : A New History (New York, Basic Books, 2017), p. 351–52
[2] Ibid, pp. 22-23, Les italiques ont été ajoutés
[3] Boston : Beacon Press, 1955, p. 64
[4] Indiana University Press, 1968, p. 286
[5] The Russian Revolution 1917, de N. N. Sukhanov, édité par Joel Carmichael (New York : Harper Torchbook, 1962), p. 453-54
[6] Ibid, p. 459
[7] October : The Story of the Russian Revolution, par China Miéville (Verso, 2017), p. 185–86
[8] Ibid, p. 186
[9] Ibid, p. 192
[10] The Russian Revolution, p. 179
[11] Ibid, p. 198
(Article paru d’abord en anglais le 30 juin 2017)